Clausewitz, le penseur de la montée aux extrêmes

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Hölderlin

Gérard VALIN. – Benoît Chantre, vous avez permis la conception et la parution chez Carnets Nord de « Achever Clausewitz », livre d'entretien avec René Girard. Cette discussion entre le célèbre Professeur de Stanford et vous-même illustre parfaitement les développements récents de la théorie mimétique. Succès de librairie en France et en cours de traduction dans plusieurs pays, cet ouvrage constitue une étape décisive dans la connaissance de René Girard, en particulier en France. Il éclaire d’un jour bien spécifique la nature et l’évolution des rapports franco-allemands. Vous êtes le Président de l’Association Recherches Mimétiques, créée en 2006, Directeur Editorial de Carnets Nord et Vice-Président de l’Amitié Charles Péguy. Permettez-moi d’abord de vous demander ce qui vous a conduit personnellement vers René Girard ?

Benoît CHANTRE. – J’ai consacré ma thèse de doctorat es lettres à Charles Péguy, ce qui m’a conduit à m’interroger sur les fondements spirituels et philosophiques de l’action politique et sociale. Le cheminement de René Girard passe par la critique littéraire, mais aboutit rapidement à mettre en lumière les fondements de toute action humaine, que ce soit dans le contexte individuel ou collectif. C’est ainsi que de « Mensonge et vérité romanesques » en 1961 au « Bouc émissaire » en 1982, en passant par « La violence et le sacré » en 1972 et « Des choses cachées depuis la fondation du monde » en 1978, René Girard s’avère être un explorateur audacieux – puis un rénovateur génial – de l’anthropologie religieuse. Il a fourni un fil directeur pour la compréhension d’auteurs aussi variés que Cervantès, Dostoïevski, Proust, Shakespeare et Stendhal sans oublier Joseph de Maistre et Nietzsche ou encore Euripide et Sophocle. J’ai ainsi apprécié cette œuvre et son évolution constante depuis de nombreuses années, dans le contexte de mon approche personnelle, à la recherche du « sens de l’histoire » (dernier film d’entretiens avec René Girard projeté à Beaubourg en mai dernier). Nous avons créé en France l’Association Recherches Mimétiques qui réunit aujourd’hui de nombreux chercheurs passionnés par les ouvertures proposées par René Girard à travers l’hypothèse mimétique.

GV. – Comment expliquer, à travers une approche aussi diversifiée des domaines littéraires et anthropologiques, l’intérêt de René Girard pour les rapports franco-allemands et plus précisément pour Clausewitz ?

BC. – A vingt-quatre ans, après avoir terminé l’Ecole des Chartes et avoir connu l’occupation à Avignon et à Paris, René Girard part aux Etats-Unis. On est alors en 1947. Il prépare son diplôme à l’Université d’Indiana qui portera le titre suivant « American opinions of France, 1940–1943 ». Précisons qu’à l’époque, René Girard n’était pas en contact avec l’émigration allemande de New York, voire de Californie : il n’a pas connu la famille Mann, par exemple, pas plus que les prestigieux représentants de l’école de Francfort. Il ne prendra connaissance que plus tard de la pensée de Clausewitz, dans une édition américaine. En revanche, sa familiarité ancienne avec Hölderlin ira croissant, étant un lecteur fidèle de ses œuvres à travers l’édition de la Pléiade, la traduction et les commentaires de Philippe Jaccottet.

GV. – René Girard était-il gaulliste ? Peut-on le considérer, aujourd’hui, comme un européen convaincu ?

BC. – Je réponds oui, simultanément, à vos deux questions. Après la défaite de 1940, la rencontre entre de Gaulle et Adenauer en 1958 à Colombey-les-deux-Eglises, puis la signature du Traité d’amitié franco-allemand en 1963 ouvraient les perspectives politiques que l’on sait. René Girard trouve aujourd’hui une possibilité d’application de sa théorie mimétique, en éprouvant le besoin de remonter l’histoire des deux nations. Au-delà des rivalités impériales, des deux côtés du Rhin, il lui apparaît clairement que l’antagonisme franco-allemand a été exacerbé dès les campagnes napoléoniennes. Le stratège et général prussien qu’était Clausewitz mettra en théorie les multiples aspects de cette rivalité mimétique des deux nations, et leur montée aux extrêmes, à l’époque même où Hölderlin se retire dans sa tour à Tübingen. Il s’agit de la date charnière de 1806, année de la bataille d’Iéna. Le poète aura ainsi suivi le chemin qui va de l’admiration pour le général révolutionnaire « Buonaparte » aux rives de « Patmos », tandis que le stratège prussien rejoindra Koutouzov en terre russe en vue de poursuivre la lutte contre Napoléon. L’œuvre magistrale, mais inachevée de Clausewitz sera publiée par les soins de son épouse, après son décès, en 1831. On peut espérer que deux guerres mon-
diales auront eu raison de cette rivalité mimétique entre deux grandes nations européennes. L’amorce de la construction européenne a été à ce prix, sans que l’on puisse dire que cette édifice ait trouvé aujourd’hui ses bases spirituelles et philosophiques, face à un monde globalisé.

GV. – Les relations franco-allemandes constituent donc bien un cas d’application fondamentale de la théorie mimétique de René Girard.


BC. – En effet, c’est ce que mes entre tiens avec René Girard dans « Achever Clausewitz » confirment de façon certaine. Ce débat doit, bien évidemment, être resitué dans le contexte général des guerres civiles européennes telles que les avaient décrites Nolte dans son ouvrage magistral, mais à juste titre contesté sur certains points. On sait combien a été vive la querelle des historiens à ce sujet (« Historikerstreik » de 1986 à 1988). La question n’est pourtant pas de savoir qui a commencé, mais bien plutôt que des ambitions antagonistes sur les mêmes objets aboutissent aux conflits sans autre solution possible que la guerre. La boîte à outils conceptuelle de René Girard fournit à cet effet des clés d’une efficacité incomparable.
René Girard a d’ailleurs trouvé de nombreux échos à ses interrogations notommant chez Raymund Schwager, théologien de l’Université d’Innsbruck, qui, dès 1975, publiait des réflexions voisines sous le titre « Brauchen wir einen Sündenbrock ? ». La correspondance entre René Girard et Raymund Schwager est très opportunément publiée dans le Cahier de l’Herne consacré à René Girard et qui sera disponible fin 2008.

GV. – Pour conclure en élargissant ce débat passionnant, pensez-vous que la théorie mimétique puisse être utilisée dans d’autres domaines, telle que la vie économique et sociale ? Voire en matière de « finances comportementales » ?

BC. – Bien entendu, tout en avouant d’entrée de jeu ne pas être spécialiste de ces matières. Vous trouverez dans le prochain Cahier de l’Herne un article stimulant d’André Orléan sur les paradigmes qui sous-tendent le comportement de l’« homo œconomicus ». Vous constaterez ainsi que la rationalité individuelle, si souvent mise en avant par les théoriciens de l’économie, ne résiste pas à la pression mimétique, comme viennent de le démontrer, une fois encore, l’évolution récente de certains marchés financiers. André Orléan avait d’ailleurs déjà écrit avec Michel Aglietta, un ouvrage au titre révélateur « Violence de la monnaie », dès 1982 : leur référence à René Girard était déjà explicite. Il faut citer aussi le livre essentiel de Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, « L’enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie », publié la même année. Dans le domaine économique et social, comme dans les autres, la rationalité apparente n’est souvent pas la meilleure et cache des présupposés conflictuels soigneusement dissimulés.

GV. – Merci infiniment pour cette discussion très instructive à propos de René Girard et de son œuvre. Vous avez brillamment joué le rôle d’Eckermann auprès de René Girard dans « Achever Clausewitz » ! Permettrez-vous au germaniste que je suis de citer René Girard à propos de Proust, dans « Mensonge romantique et vérité romanesque » ? « La France est à l’Allemagne ce que le salon Verdurin est au salon Guermantes. Or Mme Verdurin, l’ennemie jurée des 'ennuyeux’ finit par épouser le Prince de Guermantes… »

BC. – Je réalise combien la pensée de René Girard nous réserve encore de surprises. Il me semble, en tout cas, qu’aucune science humaine n’échappera à la puissance de son hypothèse qui explique si pertinemment la racine des conflits et – espérons-le – une certaine façon de les dépasser, y compris dans un monde qui s’affole. Le champ de bataille des terrorismes aveugles propose de nouveaux enjeux à notre vieille Europe.

GV. – Que diriez-vous d’organiser un colloque sur l’actualité des relations franco- allemandes, à la lumière de l’hypothèse mimétique ? Notre époque dans son évolution intellectuelle, économique et sociale vous parait-elle propice à un tel exercice ? Et surtout René Girard y serait-il favorable ?

BC. – Voilà de quoi poursuivre, je l’espère de tout cœur, le dialogue avec « Allemagne d’Aujourd’hui ».