Un dossier dirigé
par J.-L. Georget et G. Robin

S'il est un domaine qui a accompagné la mondialisation des trente dernières années en Allemagne, c’est bien celui de l’art contemporain et du marché qu’il a engendré. Comme on peut l’observer partout dans les lieux consacrés, les artistes allemands occupent actuellement une place prépondérante sur la scène mondiale. Baselitz est exposé à la Royal Academy of art de Londres, Penck et les photographes de l’école de Düsseldorf au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, Andreas Gursky au Centre Pompidou et au MOMA de New York, Anselm Kiefer investit quant à lui la nef du Grand Palais à l’occasion de la Monumenta. Organisée tous les cinq ans, la Documenta de Kassel, quoique récemment contestée, constitue encore l'une des foires majeures d'art contemporain au monde. Quant au palmarès 2007 du prestigieux Kunstkompass, cette « boussole de l’art » qui établit chaque année un classement mondial des artistes contemporains les plus cotés, on retrouve quatre plasticiens allemands aux sept premières places (Gerhard Richter, Sigmar Polke, Rosemarie Trockel et Georg Baselitz) et 31 artistes allemands parmi les 100 premiers. Jamais génération ne fut aussi prospère de son vivant. Ainsi Andreas Gursky, figure de proue des artistes à succès profite pleinement de cet effet bijectif instauré entre art contemporain et scène allemande : en 2007, il a été vendu chez Sotheby’s à Londres pour 3,3 millions de dollars une forme-tableau représentant des rayons de supermarché bien achalandés et intitulée de façon paradoxale 99 cent.

Comment expliquer ce phénomène ? Qu’appelle-t-il comme ressorts historiques, sur quoi repose cet engouement qui reste constant depuis les années 1960. Sans doute cet attachement à une génération d’artistes certes douée n’est-il pas tout à fait étranger à un certain nombre de raisons dont traitent les contributeurs de ce numéro. Trois facteurs ressortent clairement de ce numéro : le rapport particulier des artistes à l’histoire et à l’identité allemande, les liens complexes entretenus entre l’art et la politique, l’omniprésence des rapports marchands. L’insolente réussite et la prospérité nouvelle que connaissent les grands noms de la peinture et de la photographie font naturellement écho au désamour qu’a subi dans l’entre-deux-guerres une génération qui s’était, elle aussi, engagée dans la radicalité du renouveau et qui fut ignorée, mal aimée et méprisée avant d’être bannie de toute existence lorsque les nazis arrivèrent au pouvoir. A cette histoire qui se résume dans la terrible expression « d’art dégénéré » forgée par la dictature se rajoute celle de la fracture des deux Allemagnes subsumée dans le triomphe artistique qui suit la réunification. Peut-être un des ressorts du succès de Gerhard Richter et Georg Baselitz réside-t-il dans la rupture qu’a constitué pour eux une éducation dans les académies les plus huppées de la République démocratique allemande et le perfectionnement de leur pratique dans la société occidentale d’économie de marché, après leurs passages respectifs du mur en 1961 et 1957.

L’art contemporain allemand aurait-il pu connaître une telle expansion sans cette identité si particulière ? La reconnaissance mondiale des artistes d’Outre-rhin s’explique-t-elle uniquement à travers le lien si spécifique qui unit l’art contemporain allemand et l’identité allemande depuis 1945 ? Peut-on d’ailleurs parler d’un art contemporain « allemand » de manière indifférenciée, adjectif qui s’appliquerait aussi bien à la création de l’après-guerre qu’à la jeune génération des Meese, Tillmans et Schneider ? Pour essayer de cerner l’art contemporain allemand dans sa globalité, il conviendra de s’interroger sur l’existence d’un Sonderweg artistique en Allemagne. Il s’agira de montrer combien l’identité allemande a nourri l’art contemporain de l’après-guerre et comment les artistes allemands se sont positionnés face à cette identité problématique, l’ont refoulée ou digérée, intégrée ou mise à distance et contribué ainsi au travail de l’Allemagne sur son histoire. Mais l’autre face de la visibilité de cette bulle artistique est liée à la mondialisation et à la marchandisation de plus en plus accrue de la production allemande, de sorte qu’il est de bon aloi de se demander quel est l’effet respectif et réciproque entre un milieu artistique riche en talents et un marché de l’art prospère et actif. L’exemple de Neo Rauch est en ce sens édifiant. Rattaché à la nouvelle Ecole de Leipzig et peintre modèle à l’époque de l’existence des deux Etats allemands, il produit une œuvre abondante et majeure sans renier ses influences est-allemandes, qui confère à ses tableaux très colorés un caractère parfois cauchemardesque. Malgré sa consécration nationale, l’accroissement de sa notoriété est étroitement lié à la mondialisation. Porté par le marché américain, il est glorifié de son vivant au Metropolitan Museum de New York ou au musée national de Pékin. Les collectionneurs qui lui ont accordé leur attention ont participé de la richesse accumulée dans les trois décennies qui vont du début de l’ère Reagan au krach d’octobre 2008. Les nouveaux arrivants sur le marché de l’art ont spéculé sur la valeur plus que sur le contenu, engendrant une demande qui a généré chez nombre de peintres une inflation de toiles « made in Germany ». Mais ne voir dans l’art contemporain allemand qu’un phénomène opportuniste serait bien évidemment erroné. Le mouvement s’inscrit de plain-pied dans la volonté de poursuivre les mutations essentielles de l’art initiées au siècle précédent et de retranscrire de manière vigoureuse une réalité kaléidoscopique qui explique sans doute la fascination qu’exercent sur les amateurs éclairés les fulgurances artistiques qui se développent dans tous les grands centres urbains allemands avec un point d’orgue à Berlin.

Comment les artistes allemands sont-ils parvenus à se réapproprier une identité après 1945 ? Dans quelle mesure l’art contemporain peut-il être considéré comme l’expression d’une quête identitaire, comme un filtre de l’identité allemande ? Tel est l’axe de recherches de ce numéro qui propose des pistes de réflexion en trois temps.

Le premier axe de contributions aborde l’art allemand sous l’angle de problématiques identitaires. Anaïs Feyeux explique comme l’image photographique et notamment la photographie de ruines a participé à la reconstruction de l’identité allemande dans la période de l’après-guerre. Pascal Beausse dresse un panorama complet de la photographie allemande depuis 1945 et s’intéresse tout particulièrement à la « troisième génération » qui se démarque de plus en plus des références à l’objectivité photographique qui a considérablement influencé la production contemporaine. Marie Gispert problématise quant à elle les liens entre l’expressionnisme, le néo-expressionnisme et le concept de « germanité » sous le regard des Français. L’interview d’Anselm Kiefer permet de s’interroger sur les liens complexes entre l’art et l’identité allemande. Cette quête d’identité apparaît chez Kiefer indissociable d’un travail sur la mémoire, sur la poésie et la matière de l’écriture, dans des tableaux qui tentent d’ « arrêter le temps ». Bien que l’artiste affirme travailler sur l’Allemagne, il refuse néanmoins de se reconnaître comme artiste « allemand » et préfère se définir plus généralement comme artiste « international », remettant en cause par là même la notion d’un art contemporain « allemand ».

Le deuxième axe de réflexion regroupe des contributions autour de la relation complexe entretenue par les artistes allemands avec la politique. En effet, des clivages très nets se sont opérés entre 1933 et 1945 entre, d’un côté, l’art d’opposition, conçu comme une arme de résistance politique au nazisme et incarné par les photomontages au vitriol de John Heartfield et, de l’autre, l’art de propagande au service de l’idéologie du troisième Reich dont témoignent par exemple les sculptures monumentales d’Arno Breker et de Josef Torak. Les artistes allemands de l’après-guerre ne sortirent pas indemnes de ce clivage si bien que dans les années 1960, certains cherchèrent à reprendre le flambeau de l’art engagé et à réaffirmer le rôle de l’art comme réveil de la conscience collective. On songe à la performance d’Anselm Kiefer qui, en 1969, sur un mode subversif et dénonciateur, effectua le salut fasciste dans diverses villes d’Europe pour prévenir la société contre le retour du spectre nazi. Dans quelle mesure l’art allemand depuis 1945 est-il l’expression d’un engagement, d’un combat politique ? Quels sont les contenus et les expressions formelles de la création contemporaine ? Y a-t-il encore dans l’art politique la possibilité d’une expression propre ou, au contraire, un risque d’épuisement ? Le rapport des artistes au politique a t-il évolué depuis Beuys ? Telles sont les questions auxquelles l’article Guillaume Robin s’efforce de répondre. Jérôme Bazin nous propose dans un second temps une réflexion sur le réalisme socialiste qu’il qualifie d’ « art prolétarien » et dont les origines politiques remontent au XIXe siècle. Maïté Vissault dresse pour sa part un portrait nuancé de Joseph Beuys, longtemps présenté de manière unilatérale comme l’incarnation de l’artiste engagé. Par delà la dimension politique de son œuvre, elle met à jour le rôle de Beuys dans la mise en place du marché de l'art dans les années 1960 à Cologne, le rôle de collectionneurs comme Ströher, les stratégies de réhabilitation de l'art européen après-guerre à travers Beuys. Ces différentes approches montrent à quel point il est difficile de considérer la composante politique sans la mettre en relation avec le contexte socio-économique de la création artistique. Enfin, l’article de Wedekind sur l’usage du gris dans l’œuvre de Gerhard Richter souligne à travers le traitement neutre du sujet (comme dans le Cycle de la Fraction Armée Rouge) le détachement de l’artiste à l’égard du politique, le refus de la prise de parti au profit d’une réflexion d’ordre esthétique, philosophique.

Enfin, le numéro dresse un panorama de l’art contemporain allemand sous l’angle du marché de l’art. Nathalie Perron-Bonnicke s’interroge sur les multiples facteurs qui expliquent la vitalité de la création allemande depuis 1945, aussi bien au plan institutionnel (conséquences du fédéralisme), associatif (importance des Kunstvereine), artistique (le rôle des Kunstakademien) et rappelle également l’influence des foires internationales comme la Documenta. Elle décrit avec acuité la scène artistique allemande comme une identité fragmentée, dominée dans un premier temps par la Rhénanie du Nord dont l’influence a été relayée récemment par Berlin qui, en bénéficiant de l’implantation de galeries installées par le passé à Cologne, Düsseldorf ou Munich et de la renommée de foires mondiales comme Art forum, s’est érigé en nouveau pôle de l’art contemporain. L’interview de Michael Werner, galeriste et collectionneur à l’origine du scandale déclenché en 1963 par l’exposition du tableau désormais célèbre La Grande Nuit Foutue, ami personnel de Baselitz, livre un autre regard sur l’art contemporain allemand en nous interrogeant sur la conjonction parfois aléatoire et cocasse de la marginalité, du scandale et des institutions dans la phase d’édification du marché de l’art en Allemagne. Henrik Hanstein, directeur de l’historique Maison Lempertz fondée à Cologne en 1845, hôtel des ventes que ce dernier préfère qualifier, selon son appellation originelle, de Kunsthaus (« maison d’art »), aborde pour sa part les questions de la géographie et de la typologie du marché de l’art Les entretiens de Simone Klein et de Bastienne Theune, expertes chez Sotheby’s en photographie et en art contemporain, mettent en lumière les raisons du succès des artistes allemands d’un point de vue international.

Dans le contexte d’iconomanie actuel, l’art contemporain allemand, par delà le phénomène de mode dont il profite, suscite des questionnements essentiels en tant qu’il nous interroge sur le rapport fécond entre l’art, la mémoire, l’histoire, la politique et l’économie. C’est, pour reprendre la formule de Thierry Garrel, une « machine à penser » qui nous invite à une nouvelle lecture du monde et de l’identité allemande.

Jean-Louis GEORGET
Guillaume ROBIN