Mise en relation avec la relecture de l'histoire engendrée par un bouleversement historique massif, la notion de tabou recouvre des réalités diverses : le silence complice qui scelle une communauté placée sous le signe de la culpabilité, le secret qui devient sans objet quand son bénéficiaire et son gardien ont disparu, l’interdit qui ne peut être bravé sans sanction symbolique ou concrète, le déni qui oblitère délibérément des faits et sert la cause d’une vérité tronquée, le consensus du silence sur les pages les moins glorieuses d’une histoire collective.
Après l’unification a été affichée l’intention de faire la lumière sur tous les aspects de l’histoire de la RDA et de ne laisser dans l’ombre aucun aspect de la dictature. Cette entreprise à laquelle se sont attelés de nombreux acteurs scientifiques, médiatiques et politiques a été servie par des conditions d’accès exceptionnelles aux sources les plus protégées et aux documents les plus confidentiels. La RDA est devenue en vingt ans le domaine le mieux exploré de l’histoire contemporaine allemande, et la pratique extensive du secret dans l’État du SED a nourri une volonté inverse de mettre en lumière les vérités cachées et de briser les tabous les concernant.
Ce processus intense de travail sur le passé ne pouvait manquer d’affecter en retour l’histoire de la République Fédérale, comme le montrent une fois de plus les révélations récentes sur la présence de la Stasi sur la scène de Berlin-Ouest au moment du déclenchement du mouvement de 1968. L’imbrication des histoires de la RDA et de la RFA est au centre des réflexions actuelles sur le renouvellement de la perspective relative aux quarante années de division allemande. Elle pose aussi la question de savoir si une correspondance peut être établie entre des tabous « asymétriquement parallèles » dans les deux états allemands. Le degré d’imbrication des deux histoires est toutefois encore loin de faire l’unanimité, et des acteurs aussi différents qu’une commission d’enquête parlementaire, l’appareil judiciaire et les historiens de diverses écoles ont sur ce point des vues assez éloignées.
Les contradictions et les conflits de nature à contredire les principes fondamentaux inscrits dans la constitution ne pouvaient pas légitimement s’exprimer en RDA, ces fondements étaient intangibles. Il n’était pas question de remettre en cause directement le rôle dirigeant du SED, le centralisme démocratique, l’alliance avec l’Union Soviétique, et l’image d’une RDA où il n’y a « ni exploitation, ni oppression, ni dépendance économique » et d’où sont bannis le militarisme, le fascisme et la xénophobie. Mais des interrogations sur ces grands principes s’exprimaient indirectement dans la littérature et les arts plastiques, contribuant grandement au succès des écrivains et des peintres et rendant de plus de plus incertaine dans les dernières années la limite des zones taboues.
La République Fédérale s’est délivrée lentement et progressivement des non-dits de l’époque de la guerre froide concernant le passé national-socialiste et son héritage, et l’antagonisme des deux États allemands, largement consensuel dans les années fondatrices, a marqué confusément les comportements et les pratiques étatiques jusqu’au-delà du terme de la réunification. Dans la « nouvelle République Fédérale », des débats refoulés selon des logiques différentes en RFA et en RDA sur la population allemande saisie comme victime et non plus seulement comme coupable du nazisme viennent combler une lacune mémorielle dont le genèse est de l’ordre du tabou.
Silke Satjukow examine les nombreux interdits relatifs à la présence massive de troupes soviétiques en RDA. Les exactions commises par l’Armée Rouge au début de l’occupation ont marqué durablement les esprits, mais la réaction de la population a été refoulée par la seule vérité admise, celle de la libération par l’Armée Rouge. Du côté officiel, la RDA n’a jamais pu ou voulu disposer de données fiables concernant l’application réelle de l’accord sur le stationnement des troupes soviétiques signé en 1957, tant l’opacité était la règle. Dans le voisinage des garnisons soviétiques, des pratiques de troc et d’échanges de services avec les entreprises et les populations locales se sont développées en marge de la légalité, l’intérêt commun étant de les dissimuler pour les pérenniser. La compétence de la justice est-allemande pour les délits commis hors des casernes était régulièrement ignorée par la justice militaire soviétique, sans que la RDA élève la voix. Les tentatives de désertion de soldats soviétiques étaient d’autant moins ébruitées qu’elles finissaient souvent de façon tragique, et le sort des couples germano-soviétiques était d’autant plus difficile à évoquer que la hiérarchie soviétique leur était hostile et les entravait systématiquement. D’une manière générale, le sacro-saint postulat de « l’amitié germano-soviétique » n’a pas conduit avant 1989 à une réconciliation réelle des peuples, mais il a contribué en dépit de son caractère formel à infléchir dans un sens positif l’image des « Russes » dans la population est-allemande.
Christian Lotz s’interroge sur le bien-fondé de la notion de tabou appliquée à la mémoire de la fuite et des expulsions. La révision de la frontière Oder-Neisse revendiquée avec force par les associations de réfugiés dès leur création en République Fédérale s’appuie sur le fait historique des expulsions et sur l’affirmation de la germanité fondamentale des territoires de l’Est. Dans cette perspective, les expulsions sont une injustice qui demande réparation, et il existe un droit au retour dans les territoires réputés spoliés. En face, la RDA développe une argumentation diamétralement opposée : les provinces perdues à l’Est n’étaient pas des territoires allemands mais des territoires polonais colonisés, et les expulsions sont en elles-mêmes une réparation historique. D’un côté comme de l’autre, toute position empreinte de compréhension envers l’adversaire est frappée de discrédit et exclue du débat. Ces positions radicales ne sont partagées ni d’un bord ni de l’autre par l’ensemble de la population, et leur acuité s’atténue à partir des années soixante avec les débuts de la détente, mais le débat reste enfermé durablement dans les accusations respectives de « revanchisme » et de « déni de droit » qui contribuent à étouffer la culture mémorielle au seul profit de l’instrumentalisation politique.
Pierre-Frédéric Weber constate l’existence en Pologne de véritables tabous concernant l’expulsion et l’intégration des Allemands après la seconde guerre mondiale. La dépendance vis à vis de l’Union soviétique entraîne un premier tabou qui concerne la perte des territoires annexés par l’Union Soviétique et le déplacement de leur population polonaise. Le déplacement de la Pologne vers l’Ouest ne doit pas être présenté comme une compensation mais comme le rétablissement d’une justice historique à l’Ouest. Un second tabou frappe par conséquent la présence allemande antérieure à 1945 dans les « territoires recouvrés » , où est menée une politique d’effacement de la présence allemande et de « dé-germanisation ». Enfin, l’expulsion brutale des populations allemandes après 1945, susceptible de remettre en cause la légitimité de la frontière Oder-Neisse, est elle-même exclue du débat. Ces trois tabous qui s’enchaînent nourrissent un antigermanisme dont la RDA doit nécessairement être exclue car elle a reconnu la frontière Oder-Neisse, fait silence sur la spécificité de la question des réfugiés et est intégrée dans l’alliance militaire du bloc soviétique. Pendant la période qui suit la signature du traité de Varsovie avec la République Fédérale (1970), la Pologne sort du déni concernant la minorité allemande restée en Pologne tout en entretenant le flou sur l’ampleur de ce groupe. Après 1989, la fin du silence fait apparaître à la fois les lacunes de la mémoire dans les générations qui ont intégré les tabous et la difficulté d’exprimer les problèmes autrefois tabous en évitant l’affrontement des formulations vengeresses et des revendications passéistes.
Patrice Poutrus souligne que le caractère massif de l’exode des habitants de RDA jusqu’à la construction du mur a relégué dans l’ombre le phénomène de la migration d’Ouest en Est qui est d’importance secondaire sans être pour autant insignifiant. Alors que les publications les plus récentes présentent ce phénomène comme un tabou interallemand que seule l’ouverture des archives de la Stasi a permis de lever, il est permis de considérer que la migration d’Ouest en Est a été autant négligée que dissimulée, et que seuls certains aspects en sont aujourd’hui éclairés par la découverte de documents nouveaux. Le flux migratoire d’Ouest en Est était alimenté dans les années 1950 essentiellement par des individus ou des familles qui avaient fui la RDA et y revenaient après une mauvaise adaptation en République Fédérale. Le SED en faisait un argument de propagande et favorisait ces retours. La RDA doit renoncer avant même la construction du mur à mener la lutte sur ce terrain. À partir des années soixante, les candidats occidentaux à une installation en RDA passent systématiquement par le filtre des camps de transit où la Stasi joue un rôle prépondérant qui conduit au rejet d’une proportion croissante de candidats (fugitifs de RDA « repentis », auteurs de délits commis à l’Ouest, agents potentiels des services de renseignement occidentaux). Dans les années 1980, les candidats sont rares alors que se multiplient les demandes d’émigration légale déposées en RDA. La population de RDA, quant à elle, considérait le retour en RDA ou le désir de s’y installer avec un mélange d’incompréhension et de méfiance comparable à l’attitude adoptée en vers les réfugiés et ouvriers étrangers.
Fritz Taubert examine les tabous entretenus en RDA sur la question de la guerre d’Algérie. Le Parti communiste algérien est supplanté par le FLN et le GPRA, non communistes, et la RDA ferme les yeux sur cette lutte interne tout en entretenant dans les médias l’illusion d’un soutien au Parti frère algérien. D’autre part, la RDA ne réussit pas, malgré ses efforts, à obtenir une reconnaissance diplomatique de la part du GPRA, dissuadé par la doctrine Hallstein. De cet échec dans la course à la reconnaissance, le public n’apprendra rien. Enfin, les rapports avec les ouvriers et les étudiants algériens accueillis en RDA sont difficiles à plus d’un titre, et largement dissimulés : Les ouvriers algériens ne se plient pas aux normes de la discipline du travail, ni aux normes de « moralité » en vigueur, et sont prompts à manier en cas de conflit l’accusation de racisme. Les étudiants algériens sont regroupés dans une association étroitement contrôlée par le FLN qui échappe totalement aux autorités de RDA et où se poursuit la lutte ouverte entre le FLN et les communistes algériens. Le débauchage par la République Fédérale des étudiants algériens accueillis en RFA se fait en outre avec la complicité des organisations du FNL. Cet ensemble complexe est dissimulé jusqu’à la disparition de la RDA.
Guillaume Mouralis s’interroge non pas sur l’existence de tel ou tel tabou, mais sur les usages sociaux et la fonction politique des « tabous » dénoncés. Prenant l’exemple du traitement judiciaire du passé de RDA, il constate que le terme d’ « épuration » (Säuberung) n’a pas sa place dans le discours des responsables judiciaires et politiques, alors que la réalité est bien celle d’une épuration professionnelle et judiciaire menée à l’encontre des anciens responsables politiques et des élites de RDA. Les nombreux procès d’épuration de la période post-communiste sont généralement justifiés par la nécessité de ne pas reproduire les faiblesses de l’épuration de l’après-guerre en RFA, de tirer les leçons du passé. On postule que la réponse judiciaire à la criminalité d’État de RDA doit être la même que pour les crimes national-socialistes. Cette assimilation est nécessaire aux acteurs politiques et judiciaires pour légitimer une épuration qui est loin de faire l’unanimité chez les magistrats et dans l’opinion publique. En dénonçant par avance toute tentative de jeter un « tabou » sur les crimes du SED, et en invoquant une continuité avec la politique mémorielle des années 1980, on a permis à la justice de jouer un rôle politique en délégitimant autant que possible les anciens dirigeants de RDA.
Heinrich Hannover pose la question de l’existence d’une justice politique à différentes époques de la République Fédérale. Sous la double influence de la guerre froide et du maintien en fonction du personnel judiciaire après 1945, les procès contre des communistes avant et après l’interdiction du KPD sont souvent marqués par une interprétation des libertés fondamentales défavorable aux accusés réputés être une menace pour l’ordre constitutionnel. La crainte généralisée de l’infiltration par les agents de la RDA conduit à assimiler de nombreux contacts inter-allemands à des activités de renseignement et à les faire condamner comme tels jusque bien après la construction du mur de Berlin. Cette pratique répandue ne touche pas seulement des communistes, mais aussi des non-communistes accusés de soutenir objectivement le régime du SED. Dans le même temps, d’anciens criminels de guerre gagnent les procès qu’ils intentent à ceux qui les accusent publiquement de complicité de génocide ou de fascisme. À partir des années 1970, la volonté de répression des activités terroristes conduit dans certains procès à des manipulations de preuves et de témoignages qui portent atteinte aux principes élémentaires de procédures. Après 1989, le procès et la condamnation d’un politicien de RDA comme Hans Modrow illustre la volonté politique à l’œuvre dans un verdict contesté.