Livres sur la littérature et le théâtre

Revue Europe, n° 952-53,
Georg Büchner,
Paris, 2008, 380 p.

La revue Europe est l'une des plus anciennes de France, fondée en 1923 par Romain Rolland. Elle n’a pas cessé de paraître (sauf sous l’occupation), dirigée par des écrivains de gauche, de Louis Aragon à Jean Guéhenno, de Jean-Richard Bloch à Jean Cassou. Très éclectique, ses livraisons les plus récentes ont intéressé les germanistes : Adorno, Bloch, Jelinek, Wittgenstein, Yvan Goll, Bachmann, etc. Le dernier numéro contient un dossier de 172 p. sur Georg Büchner, constitué par Erika Tunner. Ses quatorze contributions illustrent et précisent différents aspects de l’œuvre brève et fulgurante du « messager hessois ». Elles s’appuient sur la publication solide des Œuvres complètes de Büchner (Le Seuil, sous la direction de B. Lortholary, 1988) et des Dichtungen (éd. par Henri Poschmann, DTV, 2006). Point n’est besoin d’être féru pour lire ce numéro spécial sur Büchner : plusieurs articles résument son action. Chacun de ses quatre grands textes fait néanmoins l’objet d’une relecture à la lumière des acquis récents de la recherche, en France (J.-L. Besson) et en Allemagne : La Mort de Danton (P. Silvain), Léonce et Léna (E. Tunner), Woyzeck (S. Braunschweig) et le récit Lenz (F. Campbon). On appréciera les articles sur la « réception » de Büchner : par Gutzkow, Lukacs, Canetti, Volker Braun. Certains textes sont inédits en français, et introduits par des notes propres à les « décrypter ». Au total : un volume à ranger bien en vue dans le rayon Büchner des bibliothèques.

Das Nibelungenlied,
Mittelhochdeutsch-Neuhochdeutsch,
éd. par Ursula Schulze, DTV n° 13693, Munich, 2008, 855 p.

L’Allemagne d’aujourd’hui a-t-elle encore à se soucier du Nibelungenlied ? Sans doute que oui, dans la mesure où cette épopée nationale en 10 000 vers et trente-huit « aventures » fait partie du bagage culturel que se lèguent les générations. La tétralogie de Wagner en fait aussi partie. Récemment, Moritz Rinke en a fait jouer une adaptation à Worms. Cette édition comble une lacune : une version « bilingue » de l’œuvre du 13ème siècle traduite en allemand moderne par une spécialiste. L’annexe (75 pages) donne toutes les clés pour suivre l’inaltérable parcours des héros mythiques (très belle carte, du Rhin au Danube), et son illustration, de la fin du 18ème siècle à nos jours. Un livre de bonne et plaisante pédagogie.

Florence Baillet,
Ödön von Horváth,
Belin, Paris, 2008, 228 p.

C’est un ouvrage de la collection « voix allemandes » (Michel Espagne en est le directeur), qui compte déjà une vingtaine de monographies. F. Baillet y a fourni un Heiner Müller. Son livre sur Horváth vient à son heure pour présenter la vie et l’œuvre de cet auteur austro-hongrois, né en 1901 et mort accidentellement à Paris en 1938. Les travaux initiaux sur Horváth sont déjà lointains (Ingrid Haag et l’auteur de ces lignes). F. Baillet reprend tous les acquis de quatre décennies de recherches et y ajoute sa propre vision synthétique. A juste titre, elle considère que la vie de l’auteur, ses pièces (dix-sept au total), ses romans et nouvelles forment un tout, qu’il faut considérer selon les trois périodes distinctes de sa courte existence. Mais il faut d’abord parler de cette « Mitteleuropa » qu’il incarne parfaitement, ce qui lui évita de tomber dans le fanatisme nationaliste – il en fut même l’adversaire déclaré. Les premières expérimentations (1923-1930), les « pièces populaires » sous la République de Weimar (1930-1933) et comment écrire en exil face au nazisme (1933-1938) : ces trois têtes de chapitre sont détaillées de façon très claire, en sous-chapitres allant de l’analyse de contenu à la classification esthétique. Le travail théâtral, la sémiologie, la réception par le public et la critique sont pris en compte. Le style est aussi agréable que la connaissance des méandres de la vie de Horváth, contraint à un demi-exil en Autriche, est bien étayée. L’écho rencontré par les œuvres de Horváth dans la presse sert beaucoup pour définir sa position politique : écrivain de gauche sans affiliation, réservant ses pointes les plus acérées à la « réaction » anti-républicaine. Le théâtre de Horváth fait partie intégrante du répertoire français (Comédie Française, Théâtre de la Ville cette année). Ses œuvres traduites sont accessibles (L’Arche, Christian Bourgois). Le livre, détaillé et plaisant, de Florence Baillet en sera désormais l’indispensable accompagnateur.

Hilda Inderwildi, Catherine Mazellier (éds.),
Le Théâtre contemporain de langue allemande, L’Harmattan,
Paris, 2008, 262 p.

Dans la collection « De l’Allemand » (direction Françoise Lartillot) vient de paraître un volume de contributions suscitées par l’actualité (au sens large : créations au théâtre, concours de recrutement, réactions aux grands événements). Les auteurs sont des spécialistes du drame allemand contemporain, ou des auteurs (comme Kathrin Röggla, Rebekka Kricheldorf, Jens Roselt pour le domaine autrichien). Des noms connus sont à l’affiche (Jelinek, Peter Weiss, Thomas Bernhard, Botho Strauss), comme des très contemporains qui commencent à « percer » en France (Einar Schleef, Moritz Rinke, René Pollesch). Un très utile complément aux publications bilingues des éditions PUM (Presses universitaires du Mirail, Toulouse) sous le vocable « Nouvelles scènes allemandes » (près de dix titres parus, dont AA a rendu compte).

Livres sur l’histoire et la civilisation

Rainer Rother, Karin Herbst-Meßlinger (éds.)
Hitler darstellen,
edition text + kritik, Munich, 2008, 160 p.

Sait-on que l’on peut compter plus de cent titres de films (y compris pour la télévision) où Hitler est incarné par un comédien ? Le succès de Der Untergang (La Chute), en 2004, a incité la Deutsche Kinemathek (Berlin) à organiser un colloque sur le personnage « Hitler » comme rôle à assumer. C’est le fruit de ce colloque (octobre 2007) que ces dix articles de spécialistes de la Filmwissenschaft. Ils analysent ce corpus filmique, selon différents axes : le lieu de production (Hollywood, l’Union Soviétique), les rapports avec les documentaires, les relations avec la science historique, la psycho-pathologie, les réactions du public, etc. de nombreuses photos, souvent peu connues – mais Lubitsch (To be or not to be, 1942) et Fritz Lang (Man Hunt, 1941) sont considérés comme les grands fondateurs, au même titre que Chaplin. La lecture est très instructive, pour des études d’histoire avant tout.

Text + kritik,
Juden. Bilder,
Munich, 2008, 126 p.

Il s’agit d’une livraison de la célèbre revue (n° 180), qui rompt avec sa tradition plutôt monographique. Dix auteurs de différentes disciplines nous proposent des analyses sur « l’image des juifs » depuis 1945, en pays de langue allemande. Il est logique que le panorama s’ouvre sur la problématique créée par la pièce de Max Frisch, Andorra (1961) : l’antisémitisme comme « modèle » de toute société qui a besoin de boucs émissaires pour exister. Dans ce contexte, la spécificité de l’antisémitisme de l’Allemagne (et de l’Autriche) risque d’être mise au rang de simple et terrifiante illustration. Si l’antisémitisme est partout, il peut aussi être nulle part pire qu’ailleurs. La position de plusieurs écrivains sur cette problématique est développée au fil des articles : Alfred Andersch, Jean Améry, Ernst Jünger, Bruno Apitz, Martin Walser. Le « Heimatfilm » après 1945, malgré sa médiocrité, est jugé digne d’attention. Le contenu des manuels scolaires (les juifs, la culture juive, l’Etat d’Israël) est aussi passé au crible. Et le volume se clôt sur une interrogation : existe-t-il un « antisémitisme littéraire », qui serait plus fréquentable ? A mettre à la portée de tous, mais où le classer, dans quel rayon de bibliothèque ?

Wolfgang Seidel,
Wo die Würfel fallen,
DTV n° 34524, Munich, 2008, 255 p.

Le sous-titre de ce manuel d’histoire et de civilisation est explicite : les expressions qui ont fait l’histoire. Il est toujours utile de remonter aux sources, tellement les discours (articles, prises de parole) sont truffés d’allusions. La compréhension est à ce prix. L’ordonnancement est chronologique (de l’Antiquité à notre 21è siècle), les « entrées » (plus de cinq cents) sont majoritairement allemandes, mais aussi européennes, dans la mesure où tout se tient dans ce monde des citations. Dans les cinq grands chapitres, les époques prennent de la densité, à partir de « la prise de la Bastille » jusqu’au « changement de climat » (la moitié du volume). Les anglicismes s’implantent dans le monde allemand (Beat generation, Babyboomer), mais le « génie de la langue résiste à cette tendance (Pillenknick, Lauschangriff, Retortenbaby). Un livre à consulter au fil des lectures, des traductions. Une bonne chronologie et un index guideront utilement les lecteurs de tous âges.

Stefan Burgdorff et Klaus Wiegrefe (éds),
Der erste Weltkrieg, die Ur-Katastrophe des 20. Jahrhunderts,
DTV n° 34512, Munich, 2008, 315 p.

L’expression Ur-Katastrophe est juste. Cette guerre de 1914-18 est la mère de toutes les autres catastrophes du 20éme siècle : Hitler, Staline, la guerre de 1939-1945, les camps, le rideau de fer sont des suites de ce désastre initial. Il est bon de redire la nouveauté de cette « boucherie » inimaginable : la modernisation des armes (canons, obus, gaz, etc.). Le DTV a fait appel à des rédacteurs et historiens du Spiegel pour aborder, de façon très lisible, 34 chapitres ouverts à la curiosité de générations actuelles. Leurs réponses démontent certains mythes et accusent, sans parti pris. Quelques exemples, pris au début de ce livre-enquête : la responsabilité de l’empereur Guillaume II, la folie nationaliste des intellectuels des deux bords, le prétendu enthousiasme des foules. La répartition des articles est géographique : le front ouest, les fronts à l’est, la situation intérieure de l’Allemagne en guerre.

Une surprise : la découverte récente, dans les archives françaises, de photos en couleurs, selon un procédé inventé par les frères Lumière. L’effet est stupéfiant, même s’il s’agit d’images demandant un long temps de pose (ruines de Reims, « poilus » dans les falaises de craie, zouaves algériens). Ce livre devrait compléter utilement le nouveau manuel d’histoire binational.

Du côté des traductions

Dans le cadre de la Saison culturelle européenne en France (2ème semestre de 2008) les « éditions THEÂTRALES » (dont nous avons déjà souligné les mérites dans AA) ont eu la tâche d’éditer une pièce représentative de l’actualité dramatique des pays constituant l’Union européenne. Pour ce qui constitue notre champ, cela donne deux textes, très bien traduits, prêts pour une carrière en français.

Händl Klaus,
Le charme obscur d’un continent,
t.f. d’Henri Christophe,
Paris, 2008, 90 p.

Cet auteur autrichien (né en 1969 à Innsbruck) a été remarqué par la critique allemande comme le « meilleur auteur 2006 » par la revue-phare Theater heute). Les trois personnages de sa pièce (un homme, deux femmes, qui ne portent qu’un prénom) se livrent à un duel verbal en trois séquences. La pièce est bâtie sur le rythme rapide des répliques. A la manière des Diablogues de Rolland Dubillard, une banale conversation sur un appartement en destruction/reconstruction devient la métaphore de la vie de notre temps et de notre nouveau siècle.

Anja Helling,
Bulbus,
t.f. d’Henri Christophe,
Paris, 2008, 60 p.

L’auteure est née en 1975, et elle est reconnue comme l’une des meilleures de sa génération dans les « capitales » du jeune théâtre (Berlin, Hambourg, Munich et Vienne). Selon le canon du théâtre « post-dramatique », il n’y a pas d’action au sens classique, seulement des personnages dont on doit reconstituer l’identité à partir des répliques. Bulbus est un village de montagne où l’on joue au curling. La vie n’y existe pas, à vrai dire, ou n’y existe plus, comme dans la légende de la ville engloutie. (On peut demander son catalogue à « éditions THEÂTRALES », 20 rue Voltaire, 93100, Montreuil-sous-Bois)

La maison d’éditions L’Arche publie deux livres : une nouvelle traduction d’une pièce de Brecht, et la traduction de quatre pièces de Falk Richter, auteur révélé par l’actualité du théâtre en Allemagne (et plus particulièrement à Berlin).

Bertolt Brecht,
Sainte Jeanne des abattoirs,
t.f. de Pierre Deshusses,
L’Arche, Paris, 2008, 140 p.

On sait que cette dernière grande pièce berlinoise de Brecht fut interdite par les nazis en 1933 (la création était prévue à Darmstadt). Elle ne fut réellement créée qu’en 1959 après la mort de l’auteur, à Hambourg, par Gustav Gründgens. On peut la rattacher au cycle des « pièces didactiques », dont elle n’a cependant pas la brièveté et la raideur. Elle a pour sujet la crise de 1929 et ses suites (à Chicago, dans le marché de la viande). Cette sainte Jeanne (nommée Dark !) est officier de l’Armée du Salut : le cadre plaisait à Brecht pour son côté spectaculaire et musical (utilisé dans deux autres textes de l’époque, Happy End et Le Commerce de pain, qui eurent un certains succès, bien des années après, mis en scène par le Berliner Ensemble). La nouvelle traduction (elle remplace celle de Gilbert Badia, qui est toujours au catalogue, volume 2 du Théâtre complet, de 1974) s’efforce de reproduire l’allure parodique du langage brechtien : versification, rimes approximatives, citations de la Bible plus ou moins « retournées ». On sait que Brecht adorait le cabaret, avec cette Sainte Jeanne, on est bien servi. La crise, qui sévit actuellement aux Etats-Unis, et ailleurs, semble avoir été prévue dans ses moindres détails concrets.

Falk Richter,
Hôtel Palestine, Electronic city, Sous la glace, LeSystème,
t.f. d’Anne Monfort,
L’Arche, Paris, 2008, 170 p.

Falk Richter est né en 1969. Il a écrit sa première pièce en 1996. Il mène une double carrière d’écrivain et de metteur en scène (Hambourg, Berlin, Zurich). Son style relève du « théâtre post-dramatique » : pas d’action, tout juste une situation, et avant tout une mise en cause du langage moderne, « mondialisé ». Ses personnages, ou plutôt ses locuteurs, sont des êtres interchangeables, sans identité autre que leur « job » : des journalistes, des consultants, des prénoms (Bob, Tom, Joy et même… Jean Personne).

La performance des comédiens se doit d’être à la hauteur de la charge satirique. Comment parler ce langage, truffé de locutions anglaises (un anglais d’aéroports, d’ordinateurs), concernant le management, les ressources humaines, les manœuvres bancaires, la télévision ? Dans la deuxième pièce, un ahuri, Tom, est incapable de dire où il se trouve, tellement tout se ressemble dans cette « world company » : les salles de conférence, les chambres, les films porno. Le « système » fait que tout est spectacle, tout est virtuel, instable, éphémère. Il y a évidemment beaucoup de nostalgie dans ce dérèglement incontrôlé de tous les sens.