Martin Koopmann et Stephan Martens (éds.),
L'Europe prochaine. Regards franco-allemands sur l'avenir de l'Union européenne,
Paris, L'Harmattan (coll. Logiques politiques), 404 p.
Version allemande:
Das kommendeEuropa. Deutsche und französische Betrachtungen zur Zukunft der Europäischen Union,
Baden-Baden (DGAP-Schriften zur Internationalen Politik, Nomos) 2008.
Cet ouvrage est à la fois un bilan 50 ans après la signature des Traités de Rome qui mette en oeuvre la Communauté économique européenne et une étude prospective de ce que l'Europe est en mesure de faire à l’avenir. Il tente donc de préciser quel projet commun l’Europe a en répondant à la question de savoir quelles tâches l’Europe avait vocation à traiter mieux que ses Etats membres, au nom de l’intérêt commun. Ce faisant il aborde, sous la plume des meilleurs spécialistes, historiens, politistes, analystes, politiques aussi, les questions clés de l’avenir de l’Europe : quelle communauté de destin constitue-t-elle, l’antinomie dialectique élargissement/ approfondissement, le modèle social européen, l’Europe comme union de citoyens, etc. Il étudie le rôle des institutions européennes en matière de gouvernance politique et européenne et leur fonction par rapport aux Etats nationaux. Les tâches qui continueront d’unir les Etats européens à l’avenir sont ciblées comme étant – hélas ! – la lutte contre le terrorisme, la prévention des crises et des conflits, les relations extérieures de l’Europe, son approvisionnement énergétique. La place de l’Allemagne et de la France semble relativisée dans l’affaire par la place qui lui est consacrée dans un seul chapitre à part, mais n’est-ce pas le sens de l’histoire ? Encore que M. Koopmann et S. Martens les replacent, dans leur introduction, au cœur de l’Europe dont elles sont encore le moteur. L’ouvrage comprend une introduction politique due à Yves Bur, président Groupe parlementaire franco-allemand, et Andreas Schockenhoff, son homologue allemand, en même temps vice-président du Groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag. L’échec du référendum sur le projet de constitution européenne les conduit à réclamer un large débat public sur l’identité de l’Union européenne afin que celle-ci ne soit pas seulement perçue comme un marché commun mais aussi une communauté de valeurs fondant un sentiment d’appartenance commune. Ce sont là propos classiques en période de crise, mais on relève l’idée que, pour eux, l’Union européenne doit désormais se concentrer sur ses tâches clés et répondre à des questions fondamentales telles que les frontières de l’Europe et se les poser non plus seulement en termes économiques ou politiques mais aussi en fonction de l’adhésion des citoyens de l’Union à de possibles élargissements. Une façon assez claire de prendre position sur la fin des élargissements sauvages, non fondées sur une identité culturelle commune. Cet ouvrage constitue un bilan essentiel à la connaissance de l’Union européenne et pose les questions fondamentales auxquelles Etats, citoyens et politiques se doivent d’apporter des réponses pour que l’Europe continue de se faire.
- J. V. -
Claire Demesmay et Daniéla Heimerl,
Allemagne, une mystérieuse voisine.
Portrait en vingt tableaux, Paris (Editions lignes de repères) 2009, 229 p.
La quatrième de couverture fournit la grille de lecture de cet ouvrage au style enlevé et rafraîchissant : « Les Allemands ont beau faire : aux yeux des Français, ils passent toujours pour des gens sérieux mais ennuyeux. Résultat, l’Allemagne (…) pays érigé en modèle pour ses performances économiques, demeure pour beaucoup d’entre nous à la fois mystérieuse et sans saveur. (…) Or, en Allemagne, la face radieuse est la face cachée». Les auteures ne tablent donc pas sur la peur qu’il faudrait avoir ou ne pas avoir de l’Allemagne, elles nous invitent à découvrir cette Allemagne que nous ne voulons pas voir et découvrons pourtant dès l’instant que nous nous y rendons sans pouvoir ensuite faire taire clichés et stéréotypes. Vingt tableaux pour dire l’Allemagne qui se souvient (la mémoire), s’affirme (dans le monde et face à son passé), provoque (punkette de la haute couture, méga-bordels, cadavres exquis dans les spectacles et aussi Die Linke !), innove (mp3, la voiture, les éoliennes, mais aussi la fuite des cerveaux) et s’amuse (carnal de Cologne, Allemagne de l’Est, Hambourg et les paillettes de la Berlinale). Mais il ne faut pas s’y méprendre, l’entreprise d’explication de l’Allemagne ainsi entreprise est, sous des découverts désinvoltes, des plus sérieuse et parfaitement réussie.
- J. V. -
Isabelle Bourgeois (sous la dir. de) Les médias à l’ère du numérique.
Réflexions franco-allemandes pour l’Europe,
Cergy-Pontoise (Travaux et documents du CIRAC) 2008, 151p.
René Lasserre explique les enjeux politiques qu’une série d’experts aborde de façon plus technique dans le cœur de l’ouvrage. Le numérique l’emporte sur le télévision, ce faisant les frontières entre les médias s’en trouvent brouillées, les fonctions entre éditeurs, diffuseurs, fournisseurs d’accès se fondent. Quel type de société engendre cette évolution technologique dans le monde et plus particulièrement en Europe. Comment la France et l’Allemagne réagissent-elles ? L’ouvrage retrace les débats entre experts et professionnels réunis à Berlin en novembre 2006 dans le cadre d’un Dialogue franco-allemand sur les médias pour préciser les contours d’un modèle médiatique dans une économie du savoir et de la connaissance pour finalement construire la démocratie de la communication.
- Jérôme VAILLANT -
Edouard Husson,
Heydrich et la Solution finale,
Paris, Perrin, 2008, 484 p.
L’ouvrage, fruit de longues années de recherche et d’un travail d’habilitation à diriger des recherches en 2008, porte sur le rôle de Reinhard Heydrich, chef du Reichs-sicherheitshauptamt (RSHA) – le Bureau central de la sécurité du Reich – et bras droit d’Heinrich Himmler, dans le processus de décision qui mène au génocide des Juifs. E. Husson explicite le rôle éminemment capital de ce « technocrate de l’anéantissement » et architecte suprême du « judéocide » (terme employé pour la première fois par Eberhard Jäckel pour désigner la mort immédiate pour la majorité des Juifs d’Europe), chargé par Adolf Hitler et Hermann Göring, bien avant la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, de l’organisation de la « Solution finale de la question juive en Europe ». On considère souvent, aujourd’hui encore, que c’est cette Conférence qui est le point de départ de l’extermination systématique des Juifs, alors que les assassinats massifs – surtout ceux commis par les groupes d’intervention(Einsatzgruppen) de la SS – avaient déjà été systématiques depuis l’offensive déclenchée par la Wehrmacht en Union soviétique à l’été 1941. Comme l’explique Ian Kerschaw, dans sa préface, E. Husson apporte deux éléments novateurs à la littérature scientifique sur le thème du génocide. D’abord, grâce à une analyse détaillée de nombreux documents désormais accessibles en Allemagne, en France, en Russie et aux États-Unis, il montre l’existence, chez R. Heydrich, d’une pensée intrinsèquement génocidaire depuis 1940. Ensuite, l’historien propose comme date début novembre 1941 pour « l’ordre » (ou l’autorisation) donné par A. Hitler en vue de la mise en œuvre du génocide immédiat des Juifs de toute l’Europe, non plus seulement de ceux d’Union soviétique. Si on peut difficilement fixer une date précise, la consultation de documents essentiels datant de cette période permet à E. Husson de la rendre crédible.
L’auteur repère les spécificités de la déviance nazie, dotée d’une composante « polycratique », perversion totalitaire d’une disposition à l’exécution décentralisée des politiques, ce qui explique la vitesse avec laquelle le régime a pu déployer, à peine la guerre commencée, une dynamique de violence génocidaire et envisager un projet génocidaire plus global devant s’insérer dans un « remodelage » racial du continent européen. Le travail d’E. Husson est pionnier dans la mesure où aucun ouvrage scientifique d’ensemble n’est consacré au rôle précis joué par R. Heydrich dans la Solution finale. La lecture de cet ouvrage s’impose ne serait-ce parce qu’il amène à réfléchir sur l’ordinaire et effroyable aptitude de l’Homme à une extraordinaire inhumanité.
- S. M. -
James Sheehan,
Kontinent der Gewalt. Europas langer Weg zum Frieden,
Munich, Beck, 2008, 309 p.
L’historien James Sheehan, professeur à l’Université de Stanford, a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire allemande et européenne. Il livre à présent une réflexion de fond sur l’Europe du XXe siècle, marqué par la violence et les conflits. Suite à deux guerres mondiales, l’Europe s’est reconstruite sur le postulat de la paix et de la prospérité, en rejetant la politique de puissance en tant que telle. Ainsi, en 2003, près de 90 ans après le début de la Première guerre mondiale, les capitales européennes connaissent les manifestations de masse les plus importantes de leur l’histoire contre la guerre en Irak lancée par l’administration américaine de George W. Bush et appuyée par le gouvernement britannique de Tony Blair. L’ouvrage s’articule autour de l’histoire ce cette mutation de l’Europe « continent des guerres » en une « Union civile » composée d’États démocratiques et de sociétés pacifiques.
Le président de l’American Historical Association analyse avec pertinence le développement du militarisme en Europe au cours des quatre premières décennies du XXe siècle. Sa thèse provocante, mais juste, est que la « guerre était profondément ancrée dans le code génétique de l’État européen ». Suite à la Seconde guerre mondiale, l’Europe connaît « l’Heure zéro », dans son acception défaite morale et matérielle totale. La paix durable qui s’instaure sur le vieux continent à partir de 1945 découle, selon l’auteur, de deux facteurs essentiels : l’ordre bipolaire « stabilisant » de la Guerre froide et le changement de mentalité des Européens (du militarisme au pacifisme). L’Europe contemporaine s’est en effet érigée sur le refus de la guerre et la puissance militaire est difficilement conciliable avec les normes qui fondent le compromis européen. La construction européenne est donc une façon de supprimer le retour aux rivalités qui ont mené l’Europe à sa perte, elle est un renoncement aux formes traditionnelles de la puissance, avec la revendication – allemande au départ et progressivement assez largement répandue – d’une identité de « puissance civile » pour la nouvelle Europe en voie de (ré)unification.
Il reste que si J. Sheehan célèbre l’essence civile de la politique étrangère des États membres de l’Union européenne (UE), il en tire aussi la conclusion que seuls les États-Unis auront la capacité (et la volonté) de continuer à jouer le rôle du gendarme mondial dans les décennies à venir. Il est certain que les Européens auront du mal à s’affirmer sur la scène internationale en s’accrochant au postulat d’une puissance (exclusivement) pacifique dans un monde de plus en plus marqué par les incertitudes.
- S. M. -
Eric Gujer,
Schluss mit der Heuchelei. Deutschland ist eine Grossmacht,
2007, 104 p.
Stephan Bierling,
Die Huckepack-Strategie. Europa muss die USA einspannen,
2007, 105 p.
Adam Krzeminski,
Testfall für Europa. Deutsch-Polnische Nachbarschaft muss gelingen,
2008, 105 p.
Eckart Von Klaeden,
Kein Sonderzug nach Moskau. Deutsche Russland-politik muss europäisch sein,
2008, 103 p.
Ces quatre essais édités par la Fondation Körber (Hambourg) font partie de la nouvelle collection « Standpunkte » (Points de vue) lancée en 2007 par Roger de Weck, actuel président du Graduate Institute of International and Development Studies de Genève. Cette collection a pour objectif de développer une réflexion critique sur une problématique d’actualité ayant trait à la politique internationale.
En finir avec l’hypocrisie, parce que l’Allemagne est une grande puissance : l’essai d’Eric Gujer, correspondant à Berlin de la Neue Zürcher Zeitung, semble annoncer le retour sur la scène internationale d’une grande Allemagne à la politique mondiale ambitieuse. Il n’en est rien – l’intitulé est quelque peu trompeur –, car l’auteur plaide surtout en faveur de la normalisation de la politique étrangère de l’Allemagne unifiée. « Puissance régionale dominante en Europe », au même titre que la France, la Grande-Bretagne et la Russie, elle adopte encore trop souvent une attitude frileuse – telle une « grande Suisse » – alors que la « confiance dans le leadership allemand est bien plus grande que Berlin ne veut l’admettre ». Certes, pour l’auteur les critiques du gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder à l’encontre de l’administration de George W. Bush, en 2003, lors de la guerre en Irak, furent contre-productives : Berlin prit le risque d’une rupture durable du lien transatlantique. E. Gujer observe que l’attitude de G. Schröder a néanmoins permis de faire progresser le processus de normalisation : Berlin n’a plus de complexes, même pas vis-à-vis de Washington. Fustigeant le raisonnement d’un Joschka Fischer selon lequel l’Allemagne doit toujours avancer avec prudence parce que, en raison de son passé, elle inspirerait de l’inquiétude auprès de ses voisins, l’auteur considère que Berlin devrait afficher une plus grande assurance. Si on ne partage pas toutes les réflexions d’E. Gujer sur la renaissance d’une « Allemagne-puissance », l’essai se lit avec intérêt puisqu’il s’agit d’un regard extérieur porté sur la question de la puissance appliquée à l’Allemagne.
La forme future du lien transatlantique dépend de l’Europe, c’est ce que Stephan Bierling, professeur de politique internationale à l’Université de Regensburg, tend à démontrer dans son essai sur ce qu’il dénomme la « stratégie du ferroutage ». Si l’Europe est à la traîne d’une Amérique hyperpuissante, elle bénéficie cependant d’un pouvoir d’influence non négligeable sur Washington. Selon le politologue, l’Europe doit jouer cette carte si elle «veut renforcer son influence sur le cours des événements mondiaux ». La stratégie la plus pertinente consiste ainsi à promouvoir l’idée d’une véritable communauté euro-atlantique fondée sur l’explicitation d’intérêts mutuels. C’est au sein d’une telle communauté que les dirigeants de l’Union européenne (UE) pourront peser de tout leur poids sur les dirigeants américains et influencer leurs décisions. Cela présuppose une évolution de la pensée stratégique au sein même des États membres : l’Europe ne pourra pas accroître sa présence sur la scène mondiale en agissant uniquement comme une puissance pacifique qui mise quasi-exclusivement sur le multilatéralisme et la prévention diplomatique. A l’avenir, une Union qui souhaite « être prise au sérieux dans le concert des grandes puissances » devra accroître ses capacités militaires et économiques et faire preuve d’une grande volonté politique. Pour S. Bierling, le modèle de la « puissance civile »n’est pas adapté aux réalités internationales. Pour faire face aux défis et aux menaces du XXIe siècle, l’UE devra se doter d’un véritable concept stratégique, incluant la force militaire.
Pour Adam Krzemiński, essayiste polonais et l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, les relations germano-polonaises doivent enfin s’apaiser. Alors que la Pologne est membre de l’UE, que Bonn/ Berlin et Varsovie ont depuis 1990 signé toute une série de traités et d’accords d’amitié et de coopération, notamment sur la reconnaissance de l’intangibilité de la frontière occidentale de la Pologne, les rapports entre ces deux pays restent compliqués en raison du souvenir de la Seconde guerre mondiale et de ses conséquences. A. Krzemiński appelle d’ailleurs à une « dé-émotionnalisation » de ces relations. Mais tout processus de normalisation ne pourra aboutir que le jour où les Polonais n’auront plus à craindre la mise en œuvre d’une politique russe de l’Allemagne qui ignorerait les intérêts des pays d’Europe centrale. Si cette crainte peut paraître obsessionnelle, c’est parce que les Allemands continuent à la sous-estimer et qu’ils n’intègrent pas suffisamment les préoccupations polonaises dans leurs réflexions sur les intérêts nationaux allemands en Europe. Afin d’éviter d’éventuels cavaliers seuls germano-russes, l’auteur en appelle à l’émergence d’une réelle « Ostpolitik commune de l’Union européenne (UE), vis-à-vis de la Russie, de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Biélorussie ».
Eckart von Klaeden, porte-parole pour la politique étrangère du groupe CDU/CSU au Bundestag, plaide en faveur d’une politique européenne de la Russie, parce qu’il ne doit pas exister de relation bilatérale spécifique entre Berlin et Moscou. L’auteur se fait l’interprète de la position d’une large majorité de chrétiens-démocrates qui a toujours misé sur une politique russe moins « passionnelle » que celle menée par les sociaux démocrates (SPD). E. von Klaeden critique fortement les partisans d’une politique germano-russe « sans états d’âme », à l’exemple de ceux qui souhaitent promouvoir une politique du « rapprochement par l’interdépendance » (Wandel durch Verflechtung) – concept employé par l’ancien chancelier Gerhard Schröder et repris par l’actuel ministre SPD des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier – alors que Moscou mène de plus en plus souvent une politique de puissance agressive – comme ce fut le cas en Géorgie à l’été 2008. Rejetant toute idée de relation germano-russe particulière, le député CDU estime « qu’il n’y a pas d’équidistance possible entre les États-Unis et la Russie ». Si Moscou reste un partenaire essentiel pour la stabilité en Europe, l’Allemagne doit d’abord rester un allié fiable au sein de la communauté occidentale.
- S. M. -
Sebastian Sedlmayr,
Die aktive Außen- und Sicherheitspolitik der rot-grünen Bundesregierung 1998-2005,
Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2008, 240 p.
L’auteur, chargé de mission à l’UNICEF, propose une étude de la politique étrangère et de sécurité du gouvernement de coalition rouge-vert de Gerhard Schröder de 1998 à 2005. Le travail s’appuie sur une analyse détaillée de documents et d’ouvrages, ainsi que sur des entretiens avec des hauts fonctionnaires des ministères concernés par les affaires étrangères. Le lecteur ne trouvera pas d’éléments nouveaux ou inédits, la liste est longue des publications qui ont déjà fait le bilan de cette politique. S. Sedlmayr parvient cependant, et de façon pertinente, à exposer les fondements de la politique étrangère et de sécurité du gouvernement rouge-vert, à les confronter aux décisions effectivement prises en la matière et à en tirer un bilan nuancé.
Ainsi, l’instrumentaire d’une politique « active » (dans le sens où sa mise en œuvre organisée découle d’une réflexion rationnelle sur les intérêts nationaux et les moyens disponibles) a été élargi dans tous les domaines et l’Allemagne de l’après guerre n’a jamais disposé d’une armée aussi « opérationnelle » que depuis 2005. Adoptant une attitude décomplexée sur la scène internationale et affirmant fermement ses intérêts, notamment vis-à-vis des Etats-Unis, la « rhétorique de la continuité a laissé la place à la rhétorique de l’émancipation ». L’auteur ne sous-estime pas les contradictions durables de ce gouvernement, tiraillé entre sa quête d’une politique en faveur du respect des droits de l’homme et la défense de ses intérêts économiques, notamment en matière de vente d’armes – même à des pays situés en zone conflictuelle. D’ailleurs, le postulat « La politique étrangère allemande est une politique de paix » qui apparaît, en 1998, dans le premier programme de coalition rouge-vert, disparaît dans le second, en 2002, au profit de formulations plus sobres et qui annoncent les grands défis du début du XXIe siècle : en tête des priorités du gouvernement, pour la seconde législature, on retrouve la maîtrise du processus de mondialisation, la lutte contre le terrorisme international et la gestion de conflits régionaux. Il est vrai que les évènements du 11 septembre 2001 ont plongé les acteurs allemands dans une longue phase de redéfinition de la politique de sécurité. L’ouvrage est bien structuré et comporte une bibliographie fournie.
- S. M. -
Thomas Kupfermann (éd.),
FKK in der DDR.. Sommer – Sonne – Nackedeis,
Berlin, Eulenspiegel, 2008, 159 p.
Le mouvement naturiste est né à la fin du XIXe siècle dans plusieurs pays européens à la fois – en réaction à une industrialisation grandissante – mais prend un essor important dans les pays scandinaves et surtout en Allemagne. Véritable phénomène de société, près de 10 millions d’Allemands, aujourd’hui, pratiquent le naturisme. Le terme de « Freikörperkultur – FKK » (culture du corps libre) apparaît dans l’entre-deux-guerres. Si les associations naturistes se recréent facilement en République fédérale d’Allemagne (RFA) après 1945, en rejettent les dérives imposées par le régime nazi – la pratique du sport nu devait contribuer à la bonne santé de la race germanique –, ces associations sont d’abords interdites en RDA, mais elles parviennent à s’organiser dès le début des années 1950. Ahrenshoop, au bord de la mer Baltique, devient dès 1953 un haut lieu du naturisme pour des artistes, acteurs et intellectuels est-allemands. Dans l’Allemagne communiste, la nudité s’est ensuite affirmée en mouvement populaire : « Le mouvement FKK fut un mouvement de masse en RDA – le seul véritablement spontané ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le « DDR Museum » à Berlin, inauguré en 2006, accorde une place importante à ce phénomène à la fin du circuit de visite.
L’ouvrage édité par Thomas Kupfermann est un recueil de souvenirs et de photos amateurs avec, notamment, un avant-propos de Hans-Joachim Welle dont les reportages, dans les années 1970, sur les 60 plages naturistes de la RDA, sont aujourd’hui devenus « cultes ». Le recueil ne verse pas dans l’Ostalgie, il réunit des témoignages d’Allemands originaires de l’ancienne RDA dont la vie personnelle, durant les quatre décennies de dictature communiste, a pu aussi être heureuse à certains égards. L’ouvrage démontre avec humour et sérieux que le naturisme était devenu un moyen très apprécié de passer en été les meilleures semaines de l’année, mais qu’il était surtout synonyme de liberté.
- Stephan MARTENS -
Isabelle Bourgeois (sous la dir. de),
Allemagne : compétitivité et dynamiques territoriales,
Cergy-Pontoise (Travaux et documents du CIRAC) 2007, 141 p.
Cet ouvrage collectif s’inscrit pleinement dans le débat sur la réforme du fédéralisme allemand dont il fut dit un temps que la lourdeur qu’il induisait dans le processus des prises de décision autant politiques qu’économiques affaiblissant la compétitivité de l’Allemagne et de ses entreprises. René Lasserre relève très justement à ce propos que « c’est au niveau des Länder que, pour l’essentiel, se conçoit, se décide et se construit la dynamique des territoires et que s’affirme ainsi la capacité de l’Allemagne à faire face aux mutations structurelles d’une économie hautement développée et largement ouverte sur le monde. » Mais ce modèle, déjà confronté au double défi de l’unification et de l’intégration européenne, l’est aujourd’hui encore plus à celui de la mondialisation tandis que les Länder pratiquent des politiques de développement spécifiques dans un cadre cependant régulé par l’Etat fédéral et l’Union européenne. L’ouvrage fournit d’excellents portraits d’un choix significatif de Länder (Rhénanie du Nord – Westphalie, Bavière, Bade-Wurtemberg, Hambourg, la saxe et le Brandebourg) et réserve une place à part à l’entreprise de mise à niveau des nouveaux Länder. Il voit dans le polycentrisme de la gouvernance territoriale allemande plus u atout qu’un poids pour l’avenir.
- J. V. -
Étienne François et Hagen Schulze (dir.):
Mémoires allemandes,
trad. par Bernard Lortholary et Jeanne Etore, Gallimard, 2007, 796 p.
Pierre Nora éprouvait « un mélange de plaisir et d'étonnement » envers les projets utilisant la notion de « lieux de mémoire » qu´il avait lui-même élaborée dans les années 1980. Il écrivait dans la postface à l’ouvrage allemand « Deutsche Erinnerungsorte » (2001) sur son ambivalence à ce sujet: « plaisir de voir que la notion de «lieux de mémoire» s'avère utile à d'autres ; étonnement devant sa carrière internationale, alors même que dans sa rigueur et sa logique, je persiste à croire qu'elle n'est vraiment applicable qu'à la France ».1 Les éditeurs de l’ouvrage sur les lieux de mémoire allemands dont une sélection d’une trentaine d’articles est parue en France en 2007, Etienne François et Hagen Schulze, ont acquis la conviction de la faisabilité d’un projet allemand, inspiré par les sept volumes des « Lieux de mémoire » (1984-1992)2 en 1994. Ils étaient cependant tout à fait conscients qu’une simple « importation » du modèle original français outre-Rhin n'aurait aucun sens. Scepticisme et réticences accueillirent le transfert de la conception française de Pierre Nora à l’histoire de l’Allemagne: un grand nombre d’historiens allemands voyaient en effet dans cette entreprise le dessein d´une écriture strictement nationale et par conséquent simplificatrice de l’histoire allemande3. Face aux ruptures, discontinuités et déchirures d'une gravité exceptionnelle dans l’histoire de l’Allemagne et des Allemands, E. François et son collègue allemand H. Schulze choisirent une conception ouverte pour offrir un panorama large des mémoires allemandes.
Il faut bien évoquer le moment discursif dans le travail sur le projet des lieux de mémoires allemands : E. François et H. Schulze animaient un séminaire à l'Université Libre de Berlin où ils testèrent pendant six semestres la possibilité d’analyser l’histoire de l’Allemagne en utilisant la catégorie des lieux de mémoire. De plus, les directeurs d’ouvrage organisèrent deux colloques afin de conceptualiser le cadre méthodologique et thématique de la publication. E. François parle à ce titre d’un long « travail de décantation, d’expérimentation et de maturation »4. Finalement, environ 120 entrées ont été retenues : « La Germanie » de Tacite (Michael Werner), la paix de Westphalie (Claire Gantet), la Volkswagen (Erhard Schütz), « Made in Germany » (Maiken Umbach), Neu-schwanstein (Catharina Clemens), Johann Sebastian Bach (Patrice Veit), le Mur (Edgar Wolfrum) ou le Reichstag (Berns Roeck) – pour ne citer que quelques exemples. Le lecteur français trouve dans l’ouvrage dirigé par François et Schulze un kaléidoscope de l’histoire allemande. Il peut faire la connaissance des meilleurs spécialistes et lire autant d’articles sur des sujets classiques que de textes traitant de thèmes plus surprenants, comme les jardins ouvriers (Hermann Rudolph) ou la « Bundesliga » (Gunter Gebauer). De plus, François discute dans l’introduction les spécificités de l’histoire allemande et reconstruit le développement du projet sur les lieux de mémoire allemands.
Comparé au modèle français, on observe quelques différences majeures. Ce qui frappe, c’est d’abord le choix de lieux mixtes ou partagés : germano-français (Napoléon, Versailles), germano-polonais (Grunwald/ Tannenberg ou Willy Brandt s´agenouillant devant le mémorial du soulèvement du ghetto de Varsovie) ou encore judéo-allemands (Auschwitz). De plus, parmi les auteurs, nombreux sont les chercheurs non-allemands – un sur cinq. Enfin, les directeurs d’ouvrage ont adopté un autre principe d'organisation. Contrairement aux ouvrages édités par Pierre Nora en France et par Mario Isnenghi5 en Italie, où les lieux de mémoire ont été regroupés autour de catégories fonctionnelles ou strictement descriptives (comme dates, paysages, personnages, etc.), Etienne François et Hagen Schulze ont rassemblé les entrées autour de dix-huit notions centrales, pour la plupart intraduisibles en français, comme Bildung, Dichter und Denker, Heimat, Leistung, Reich, Volk. Ces termes, riches de connotations, ont pour but de stimuler l'imagination du lecteur et de l’inviter ainsi à réfléchir au passé allemand.
Les trois volumes ont connu un grand succès sur le marché allemand du livre (plusieurs rééditions déjà) et ont été très bien accueillis par la plupart des historiens. Les échos dans les médias ont également été très favorables. Néanmoins, les détracteurs ont critiqué avant tout le choix arbitraire des entrées et l´absence de notions importantes comme Hitler et le troisième Reich. Paradoxalement, l’absence d’articles sur ces notions ne remet pas en cause la place centrale du nazisme dans l’ouvrage de François et Schulze : le survol du registre des personnes prouve que Hitler est le personnage le plus souvent mentionné dans les trois volumes. De plus, ce n’est pas par hasard que l’article sur Auschwitz (Peter Reichel) est le plus long de tous.
Si le mérite d´un tel registre revient aux directeurs d’ouvrage et à la maison d’édition allemande Beck, son absence dans la version française est fâcheuse. De même, les ouvrages de référence dans « Mémoires allemandes » ne sont pas forcément accessibles aux lecteurs non-germanophones. La traduction française d’une trentaine d’articles sur les lieux de mémoire allemands démontre une fois de plus l’intensité du transfert franco-allemand dans le domaine de l’historiographie dans les dernières années. On pense ici tout d’abord à la « belle alliance » entre les éditeurs Etienne François et Hagen Schulze"6 et à la coopération entre le père du paradigme des « lieux de mémoire » Pierre Nora et les éditeurs de l’ouvrage allemand. Il faut également mentionner un volume sur les lieux de mémoire français traduit en allemand (2005)7 et le manuel franco-allemand d’histoire dont le premier volume contient quelques passages sur les cultures mémorielles dans les deux pays. Il reste à savoir si l´utilisation de « l’histoire au second degré » (Pierre Nora) dans la didactique de l’histoire en Allemagne8 aura du succès dans le pays d’origine des « lieux de mémoire ».
- Kornelia KOŃCZAL9 -
Jean-Jacques Becker/Gerd Krumeich,
La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande,
Paris, Tallandier, 2008, 379 p.
L’année 2008 a produit un nombre considérable d’études (d’inégale qualité) consacrées à l’histoire de la Grande Guerre. A l’approche des cérémonies du 11-Novembre – « point d’orgue » d’un programme commémoratif dont les grandes lignes furent tracées par la Commission « Becker » –, pas moins d’une cinquantaine d’ouvrages a paru pour évoquer ce qui devait être la « der des der. » Cette profusion éditoriale (très sensible en France) s’inscrit dans le retour de la guerre de 14-18 au sein de l’espace public européen, patent depuis une dizaine d’années maintenant. Le début des années 2000 avait déjà engendré un flot de publications marquées par la volonté de replacer le conflit dans une perspective longue, apportant ainsi une nouvelle justification au postulat établi en 1979 par l’historien américain George F. Kennan qui voyait dans celle-ci « la catastrophe fondatrice du 20ème siècle. » La cuvée 2008 se démarque de cette tendance en ce qu’elle privilégie une approche dont l’Historial de la Grande Guerre (Péronne, Somme) s’est fait le chantre depuis 1992, année de sa construction. Nombre d’études intègrent en effet maintenant à l’histoire des événements, les opinions des populations concernées, combattantes ou non, leurs mentalités ainsi que leurs cultures avant, pendant et après la guerre. Cette « histoire à hauteur d’hommes » (Rémy Cazals/André Loez) mais aussi au ras des textes apporte des éclairages nouveaux sur le caractère total de ce qui fut avant tout une Grande Guerre européenne et plus précisément – eu égard à l’importance des moyens engagés – une guerre franco-allemande. Dans cette perspective, il semblait tout à fait légitime d’écrire une histoire de la guerre vue en même temps du côté allemand et du côté français.
C’est à cette tâche particulièrement ardue que deux des plus grands spécialistes de 14-18 – Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich – se sont attelés plus de quatre-vingts ans après la fin du conflit. Leur histoire franco-allemande de la Grande Guerre bouscule les perspectives « spontanément nationales » (p. 11). En s’appliquant à la compréhension de l’autre, elle jette un regard inédit sur un cataclysme qui a durablement marqué le destin des deux peuples et a été « la matrice de l’Europe » (p. 308). Composé de cinq grandes parties organisées de manière chronologique, le livre de Becker et de Krumeich s’attache, par-delà les événements militaires, à la vie des soldats et des civils, à l’évolution des systèmes politiques, à la mobilisation des sociétés et des économies, à la fluctuation du moral ainsi qu’à la naissance de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « les cultures de guerre. » A bien des égards, il se présente comme un compendium des travaux réalisés par les deux historiens et l’équipe internationale de l’Historial au cours des dernières années.
L’approche comparative permet de mettre en exergue des points de convergence et de divergence que la publication parsemée de tous ces travaux (recensés dans une bibliographie de 22 pages) n’avait pu faire apparaître avec une telle force. Cette méthode n’est nulle part aussi convaincante que dans le chapitre VIII (p. 111-128) consacré à l’étude du comportement des populations françaises et allemandes au cours de la guerre. L’analyse des conditions morales et matérielles dans lesquelles Français et Allemands de l’arrière vécurent entre 1914 et 1918 montre certes des différences fondamentales entre les deux pays : si le ravitaillement de la France ne fut jamais vraiment menacé, il fut très tôt un problème crucial pour l’Allemagne. Cependant, elle permet aussi de comprendre comment la guerre put durer aussi longtemps. Le moral des uns et des autres fluctua en fonction des problèmes de la vie quotidienne mais il tint dans l’ensemble jusqu’en 1918, date à laquelle l’Allemagne dont le consensus national avait eu à souffrir des événements politiques de 1917, s’effondra de manière irrémédiable. Cette question sous-tend d’ailleurs une grande partie d’un ouvrage multi-perspectiviste qui se présente comme l’accomplissement de deux carrières entièrement dédiées à l’histoire de la Grande Guerre. A une époque marquée par la revalorisation de la participation des Africains à la « Défense nationale », on regrettera néanmoins l’absence d’une réflexion sur l’empire colonial français, l’importance de son « utilisation » dans la conduite des opérations militaires – « Là réside l’une des raisons majeures de la défaite de l’Allemagne » (Jean-Yves La Naour, Le Monde, 10 novembre 2008) –, et l’impact de celle-ci sur la formation des « cultures de guerre » allemandes et la poursuite de « la guerre après la guerre » pour faire allusion à une thématique chère à Gerd Krumeich. Dans ce cas, les travaux de Marc Michel, membre du Comité scientifique de l’Historial et auteur d’un ouvrage intitulé Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918) (Paris, Karthala, 2003), aurait pu venir étoffer encore un peu plus un travail qui fera date dans l’historiographie de la Grande Guerre ainsi que dans l’histoire des relations franco-allemandes.
- Landry CHARRIER10 -
Stephan Martens (sous la dir. de),
La France, l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale. Quelles mémoires,
Bordeaux (Collection « Crises du 20ème siècle », Presses universitaires de Bordeaux) 2007, 290 p.
Ce très bel ouvrage de recherche publié sous la direction de Stephan Martens porte sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France et en Allemagne et dans les relations franco-allemandes comme le fait apparaître l’avant-propos du directeur d’ouvrage quand il pose les conditions du rapprochement franco-allemand après 1945, citant la formule à la fois réaliste et provocante de Klaus Harpprecht à la fin des années 1990 sur la viabilité du partenariat franco-allemand qui, selon lui, « était encore et toujours une question de guerre ou de paix. »11 L’Europe a besoin de sortir de la « guerre civile des souvenirs ». Mais de quels souvenirs s’agit-il, doit-il s’agir. A cette questions, S. Martens répond, en se référant à A. Assmann, que « dans une société ouverte et pluraliste, les différents groupes sociaux ont des attitudes concurrentes face au passé. La mémoire est toujours émotionnelle et partielle, c’est pourquoi les mémoires sont conflictuelles. » L’ouvrage rassemble des contributions de sociologues, d’historiens, de politologues et de germanistes tant français qu’allemands. E. Husson traité de la mémoire de Vichy, P. Steinbach de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne qu’il fait précéder d’une citation forte de Reinhold Schneider : « Faites pénitence, priez, taisez-vous/Honorez vos morts, tombés par votre faute. » Ce sont deux Français (H. Camarade et S. Martens) qui livrent une analyse à la fois riche en informations et en réflexions du débat allemand, sans oublier la question du « deuil impossible » abordée par N. Pelletier. L’occupation allemande en France est traité par un historien allemand, spécialiste de la question, Ahlrich Meyer12. Henning Meyer qui enseigne à l’Université de Bordeaux 3 et à celle d’Augsbourg étudie les mémoriaux en France (Centre national Jean Moulin, Mémorial de Caen et le Centre de la Mémoire d’Oradour sur Glane).Cette énumération fait apparaître un champ de regards croisées qui signale déjà un apaisement par la recherche et le travail de mémoire dans l’approche de difficiles sujets franco-allemands. Comme les manuels d’histoire franco-allemands, c’est un pas de plus fait sur la voie d’une histoire partagée. On relèvera encore qu’œuvre scientifique, ce livre est d’une lecture aussi aisée qu’enrichissante. Pour tous.
- Jérôme VAILLANT -
Pierre Vaydat, Robert Vansittart (1881-1957).
Une lucidité scandaleuse au Foreign Office,
Paris, L’Harmattan, 2008.
Professeur émérite de l’Université Charles de Gaulle-Lille 3, où il a enseigné la littérature allemande et l’histoire des idées, Pierre Vaydat a consacré ses recherches au militarisme prusso-allemand. Son dernier ouvrage traite d’un diplomate de carrière britannique, employé au Foreign Office, qui pourrait étonner ses lecteurs. Robert Vansittart est une figure historique méconnue que P. Vaydat veut « situer dans l’univers de la pensée politique ». Il fut placé « au cœur des processus diplomatiques » dans les années 1930, sans pour autant avoir de véritable pouvoir décisionnel en tant que sous-secrétaire d’Etat permanent aux Affaires étrangères (Permanent Under-Secretary of State for Foreign Affairs). Contre l’opinion publique et les responsables britanniques, il voulait ranimer l’Entente Cordiale et mettre en garde contre la tentation de pactiser avec Hitler. Il proposa de mettre en place un discours de contre-propagande, qui s’opposait à la tentative nazie d’asservir les esprits, d’où une importante production journalistique et de substantielles interventions à la Chambre Haute.
L’intérêt présenté par Vansittart réside essentiellement dans la clairvoyance avec laquelle il dénonça l’Allemagne hitlérienne et qui le fit taxer d’anti-germanisme. Mais P. Vaydat va élargir le champ de son étude dans les douze chapitres que comporte son ouvrage. Dans le premier de cette biographie intellectuelle organisée thématiquement - « Jugements et polémiques », Vansittart apparaît comme celui qui critiquait tout autant la politique du Traité de Versailles que ceux qui prenaient en pitié une Allemagne humiliée. Personnage prestigieux, mais fort contesté, Vansittart fut sommé par Chamberlain dès 1937 de se démettre de ses fonctions et se vit attribuer un simple rôle de conseiller. La politique d’apaisement – à laquelle il se serait opposé – et la signature des accords de Munich de 1938 rencontrèrent toute son hostilité impuissante, mais il en condamna l’incohérence dans ses écrits autobiographiques. Pendant la guerre, il prit la parole à la BBC pour exhorter les Français à la résistance anti-allemande ou dénoncer le génocide. Après guerre, il s’exprima aussi sur le « déclin de la diplomatie » et prôna le surarmement des démocraties face à la menace totalitaire. Tant la SDN que l’ONU ne représentaient, à ses yeux, que « l’illusion de la sécurité collective ». Mais Vansittart n’est pas parvenu à développer une réflexion économique structurée, sans doute parce qu’il n’abandonna jamais l’idée que l’Angleterre puisse demeurer une puissance impériale.
Cet ennemi juré du pangermanisme, antisoviétique de surcroît, finit en 1950 par s’aligner sur les positions d’Ernest Bevin, le ministre travailliste des relations internationales, décédé en 1951, et assista à la désagrégation progressive de l’Empire britannique, sans pouvoir nullement l’empêcher. A sa mort en 1957, il était devenu une sorte de dinosaure, incapable de comprendre les grandes mutations de l’époque et tout juste capable de livrer des combats d’arrière-garde. L’histoire sociale et la question ouvrière lui avaient totalement échappé. La chronologie commentée met en perspective les événements qui ont eu une influence sur les idées et l’action de Vansittart. L’ouvrage comporte aussi des analyses condensées de ses principaux écrits, une bibliographie d’une vingtaine de pages et un index.
- A-M. C. –
Karen Hagemann, Jean H. Quataert (Ed.),
Gendering Modern German History.Rewriting Histioriography,
Berghahn Books, New York, Oxford, 2007.
Comme le soulignent les éditeurs de cet ouvrage collectif, il est temps de prendre en compte les résultats des Gender Studys pour considérer l’histoire sous un angle nouveau, et ce à l’occasion des actes d’un colloque consacré aux problèmes méthodologiques et théoriques de l’histoire du XIXème et du XXème siècle. L’histoire de l’Allemagne se prête particulièrement au renouvellement d’une telle approche : nation tardive au développement industriel en décalage par rapport à celui des grands pays européens, pays où les problèmes d’identité et de passage à la modernité sont constamment l’objet de réajustements, l’Allemagne se trouve après la seconde guerre mondiale au cœur de la Guerre froide et d’un travail de retour sur le passé nazi, qu’elle réussit à maîtriser comme peu d’autres en Europe. Dans le cadre des Gender Studys, les hommes et les femmes, véritables acteurs de l’histoire, sont tous pris en considération à part égale, un point de vue qui apparaît dans l’historiographie allemande seulement dans les année 1970. En 2003 encore, en Allemagne, le corps des Professeurs d’Université ne compte que 10 % de femmes, un facteur d’explication du manque d’intérêt de telles études… C’est aussi pourquoi les deux éditeurs de cet ouvrage font le point, dans le chapitre douze, sur la recherche avec une importante bibliographie des ouvrages récents.
L’ouvrage est organisé de manière thématique tout au long des douze chapitres, le second étant consacré à l’objet de l’étude des Gender Studys (Angelika Schaser) autour du nationalisme et des identités. Karen Hagemann revisite l’histoire militaire et celle des guerres, un domaine où de grands changements sont intervenus dans les dernières années, tandis que Birthe Kundrus traite de la colonisation allemande. Belinda Davis évoque le rôle des femmes en politique et, grâce aux mouvements de protestation qu’elles initient, leurs efforts pour devenir des acteurs plus influents dans un monde dominé par les hommes. Kathleen Canning se penche sur l’histoire sociale. Claudia Koonz se focalise sur l’époque nazie et la Shoah pour montrer que l’apport des femmes y est encore négligé. Pour Ben Baader, l’histoire du judaïsme et de la judéité doit être appréhendée différemment de manière à ne plus y occulter la part des femmes et Benjamin Maria Baader fait le point sur les différentes approches aux Etats-Unis et en Allemagne. En reprenant les thèses développées par Max Weber, Ann Taylor Allen s’intéresse à l’histoire des religions et veut y déterminer la part des femmes. Atina Grossmann s’interroge sur les liens qui existent entre sexualité et politique. Robert G. Moeller traite de la famille, de son évolution au cours du XXème siècle et de la crise qu’elle traverse actuellement. C’est un ouvrage intéressant qui paraît en allemand et qui permet de mettre en perspective une recherche bien plus avancée aux Etats-Unis qu’en Allemagne.
- Anne-Marie CORBIN -
Martin Schieder,
Im Blick des Anderen Die deutsch-französischen Kunst -beziehungen 1945-1959,
Akademie Verlag, Berlin, 2005 (Passagen/Passages Band 12), 500 p.
Cet ouvrage, qui a reçu le prix parlementaire franco-allemand en 2006, découle d’un programme de recherche du Centre allemand d’Histoire de l’art de Paris visant à éclairer les transferts culturels entre la France et l’Allemagne après 1945. A travers l’exemple de la peinture, l’historien de l’art Martin Schieder – à qui l’on doit notamment une étude sur les expositions organisées dans l’Allemagne de l’après-guerre par l’occupant français13 –, s’est ainsi attaché à décrire les relations artistiques franco-allemandes, depuis la capitulation jusqu’à la seconde édition en 1959 de la Documentade Cassel.
Cinq parties thématiques illustrent l’intensité et la complexité de ces relations en retraçant leur renaissance et leur évolution sur un plan politique (Kunst und Politik), privé (Private Vermittler und die Avantgarden), commercial (Kunst und Kommerz) et artistique (Kunst und Künstler), avant d’analyser le regard porté par chaque pays sur la peinture de l’autre (Das Eigene und das Fremde). Par-delà l’action menée à titre officiel par les autorités politiques des deux pays, cette étude très fouillée rend donc aussi hommage aux personnalités de la scène culturelle de l’époque, collectionneurs et amateurs d’art (Ottomar Domnick, Edouard Jaguer), peintres (Willi Baumeister, K.O. Götz, Hans Hartung, Francis Bott), marchands d’art (Otto Stangl, René Drouin, Daniel Cordier), critiques et historiens de l’art (Will Grohmann, Christian Zervos, Werner Haftmann, Herta Wescher), qui renouèrent un dialogue interrompu sous le Troisième Reich et œuvrèrent par leur engagement et leurs initiatives à la réconciliation franco-allemande. Agrémenté de photographies en noir et blanc et de plusieurs reproductions en couleur, doté aussi d’une abondante bibliographie, l’ouvrage de Martin Schieder contribue non seulement à la connaissance de l’histoire culturelle franco-allemande et européenne, mais il témoigne également de la place essentielle de l’art dans la compréhension et la coopération entre les peuples.
- Laurence THAISY -
Irmtraud Gutschke, Hermann Kant.
Die Sache und die Sachen,
Berlin (Das Neue Berlin) 2007.
Cet ouvrage est le résultat de cinquante heures d’entretien menées par Irmtraud Gutschke, rédactrice de la page littéraire de Neues Deutschland avec Hermann Kant, dont la critique ouest-allemande s’était empressée, après l’affaire Biermann, d’oublier la qualité d’écrivain (Reich-Ranicki mis à part !) pour ne plus voir en lui qu’un fonctionnaire dogmatique, président de l’Union des écrivains. La publication par Karl Corino en 1992 de « Die Akte Kant » (un document pourtant truffé d’inexactitudes), allait lui donner le coup de grâce et le livrer à la vindicte publique. En octobre 2007, Friedrich Schorlemmer qui fut pourtant un de ses plus virulents détracteurs, allant même jusqu’à réclamer en 1992 sa traduction en justice aux côtés de Honecker, Mielke et Karl-Eduard Schnitzler revient entièrement sur son jugement d’alors et écrit : « Je ne peux que recommander la lecture de ce livre » . On ne peut effectivement à la lecture de ces pages que porter un jugement autrement contrasté sur le rôle qu’a pu jouer Hermann Kant dans ses fonctions officielles et éprouver pour l’homme qui malgré les épreuves, a su garder sa dignité en refusant de se renier, une forme de sympathie. Ses réponses franches à des questions pourtant parfois gênantes permettent de mieux comprendre – qu’on les approuve ou non – les motivations qui furent les siennes, l’esprit dans lequel, à tort ou à raison, il a agi, les obstacles qu’il a cru pouvoir surmonter, les illusions aussi qu’il a nourries. Parmi ces illusions, le pouvoir qu’il croyait détenir ou au moins la marge de manœuvre qu’il croyait être la sienne du fait de sa relative liberté de parole, de ses relations avec tel ou tel dirigeant et qui lui auraient permis d’éviter, par exemple, une totale mise au pas de l’Union des écrivains. A-t-il eu raison ? Pour quel bénéfice? On peut évidemment se poser la question. De même qu’on peut ne pas l’approuver lorsqu’il persiste à penser que le système était bon, mais malheureusement animé par des responsables obtus. Quoi qu’il en soit, on ne peut rétrospectivement qu’être choqué (le terme est faible) par la façon dont Hermann Kant a été traité après la Wende. Pourquoi a-t-on cru bon d’oublier que la parution (qui faillit être bloquée) de Die Aula représenta pour un large public une réelle bouffée d’air, d’oublier que Das Impressum avait paru en République fédérale avant de pouvoir être édité en RDA, d’oublier que Heiner Müller avait qualifié Bronzeit de « plus cinglante satire » qu’il ait eu l’occasion de lire ?
L’ouvrage nous livre une foule d’informations sur le microcosme de l’Union des écrivains, les manœuvres et mesquineries au sein de cette institution. Il nous fait toucher du doigt concrètement ce que pouvaient être les rapports entre les intellectuels et le pouvoir. Il nous offre aussi une galerie de portraits, parfois assassins, de certains dirigeants dont la caractéristique essentielle était l’étroitesse d’esprit, doublée d’une arrogance sans bornes. Mais ce regard lucide sur les autres, Hermann Kant sait aussi le porter sur lui-même, non du reste sans une pointe de vanité. Evoquant un de ses discours à l’Union des écrivains dont il avait soigneusement cultivé l’ambiguïté, il ajoute : «C’est la forme d’arrogance dont je suis capable, j’ai toujours su que je pouvais faire passer beaucoup plus de choses qu’un autre. Il fallait donc que je mette cette capacité à profit, et j’y trouvais du plaisir ». Plus loin, il dit : « En RDA la discussion n’était pas la chose la plus développée. On ne disait pas ordre, mais décret, pas obéir, mais convaincre ». On trouve également des passages intéressants sur ses rapports avec Wolf Biermann, sur le piège tendu à Stefan Hermlin (p. 107 et pp. 105-106), des portraits réussis de Ursula Ragwitz, chargée de la Culture au Comité Central du SED, et de la « bande des Quatre », Alfred Kurella, Alexander Abusch, Hans Rodenberg et Otto Gotsche.
Hermann Kant estime avoir été plus utile dans ses fonctions que nuisible en raison de la relative liberté de parole dont il jouissait ou croyait jouir, du fait de ses relations, mais il est une chose qu’on comprend mal : pourquoi, alors qu’il savait avoir affaire tout autour de lui à des « primitifs », a-t-il supporté toute cette surveillance, toute cette méfiance, ce désaveu ?
- Jean MORTIER -
Notes
1. Pierre Nora: Nachwort, traduit par Reinhard Tiffert, in Etienne François/Hagen Schulze (dir.): Deutsche Erinnerungsorte. München 2001, vol. 3, p. 681-686. Traduction française selon: Alexandra Laignel-Lavastine: Des « Lieux de mémoire » à l'allemande, in : Le Monde, 16.03.2001.
2. Pierre Nora (dir.): Les lieux de mémoire. 7 volumes. Paris: Gallimard, 1984-1992.
3. Entretien avec Etienne François, in : European Review of History - Revue européenne d´Histoire, vol. 10, n°3, 2003, p. 489-496.
4. Op. cit.
5. Mario Isnenghi (dir.): I luoghi della memoria. 1: Simboli e miti dell'Italia unita, 1996; 2: Personaggi e date dell'Italia unita, 1997; 3: Strutture ed eventi dell'Italia unita, 1997
Roma-Bari: Laterza 1996-1997.
6. Christoph Jahr: Deutsche Erinnerungsblätter. Ein Archiv des kollektiven Gedächtnisses, in: Neue Zürcher Zeitung, 11.07.2001.
7. Pierre Nora (dir.) : Erinnerungsorte Frankreichs. München: Beck. 2005, p. 15-23.
8. Sabine Schmidt/Karin Schmidt (dir.): Erinnerungsorte – Deutsche Geschichte im DaF-Unterricht. Materialien und Kopiervorlagen. Berlin: Cornelsen, 2007.
9. Centre de Recherche Historique de l’Académie des Sciences de Pologne konczal@panberlin.de
10. Maître de conférences, Clermont-Ferrand II, « Centre d’Histoire espaces et cultures » landrycharrier@gmail.com
11. Cf. Harpprecht, Klaus, Mein Frankreich. Eine schwierige Liebe, Hambourg (Rowohlt) 1999.
12. Meyer, Ahlrich, L’occupation allemande en France 1940-1944, Toulouse (Privat), 2002.
13. Martin Schieder, Expansion/Integration – Die Kunstaustellungen der französischen Besatzung im Nachkriegsdeutschland, Deutscher Kunstverlag, Berlin, München, 2004 (Passerelles, Band 3)