Allemagne d'aujourd’hui a documenté en son temps l’attribution du prix Adam Mickiewicz, attribué pour la première fois en 2006 par le Comité pour la promotion de la coopération franco-germano-polonaise aux ministres des Affaires étrangères des trois pays, Roland Dumas, Hans-Dietrich Genscher et Krzysztof Skubiszewski qui fondèrent, le 29 août 1991, le « Triangle de Weimar » (cf. AA, No 179/2007, pp. 40-55). En 2007, le comité a retenu l’Office franco-allemand pour la jeunesse et l’Office germano-polonais pour la jeunesse. En 2008, trois professeurs d’université ont été à l’honneur : Władisław Bartozewski, Rudolf von Thadden et Jérôme Vaillant. Rudolf Polenz, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag, a fait la laudatio des lauréats, en présence de nombreuses personnalités dont le maire de Weimar, Stefan Wolf, dans la salle d’honneur de l’Hôtel de ville de Weimar, le 29 août, le lendemain du 259ème anniversaire de la naissance de J.-W. Goethe. Dans les informations fournies à la presse, Klaus-Heinrich Standke précise les critères qui ont été retenus pour l’année 2008 : « distinguer des personnalités venant du monde universitaire qui, représentatifs pour bien d’autres, ont, de par leur engagement dans la société civile mais aussi dans la recherche et l’enseignement, apporté une contribution visible à la réconciliation entre les trois grands pays voisins que sont l’Allemagne, la France et la Pologne. Chacune des personnes distinguées cette année répondent de par leur engagement personnel à ces critères. Partant tout d’abord d’une approche bilatérale, chacun a bientôt fait le constat que dans une Europe devenue plus grande l’extension du rapport bilatéral au troisième partenaire d’importance historique ne pouvait être que favorable à la poursuite de l’œuvre d’unification de l’Europe. »
Né en 1922 à Varsovie, W. Bartozewski est, rappelle R. Polenz, à la fois « un historien, un éditorialiste, un homme politique, un témoin de son temps, un résistant, un ancien déporté des camps de concentration, une victime des persécutions de la dictature stalinienne ; il a été Secrétaire du comité directeur du PEN-Club de Pologne, ambassadeur, il a été deux fois ministre des Affaires étrangères, sénateur, il est aujourd’hui ministre d’Etat dans le gouvernement Tusk et porteur de nombreuses distinctions », avant d’ajouter que « ce n’est pas sans raison que ses œuvres ont des titres tels que 'Automne de l’espoir’, ‘ Cela vaut la peine de bien se conduire’ et ‘Arrache-nous la haine de notre âme’. » A 61 ans, W. Bartozewski déclarait « rêver de voisins avec qui il pourrait échanger… Je voudrais faire l’expérience que pour un jeune Allemand un Polonais est un Polonais, un sportif, un acteur ou que sais-je d’autre, que cela soit une affaire banale. Et à celui qui dit que cela est encore un rêve je réponds que c’est rêver pour l’avenir. » Heinrich Böll avait qualifié W. Bartozewski, dans un commentaire resté célèbre de 1983, « de catholique passionné, de Polonais passionné et d’humaniste passionné. » R. Polenz dit, en conclusion, que H. aurait dû ajouter qu’il était aussi « un Européen passionné. »
Tout comme Rudolf von Thadden, né en 1932 à Trieglaff, en Poméranie orientale. Après des études d’histoire, de théologie et de romanistique aux universités de Tübingen, Paris et Göttingen, il occupe, à compter de 1969, la chaire d’histoire moderne et contemporaine à l’Université Georg-August de Göttingen. De 1985 à 1994, R. von Thadden est président de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg. En 1991, il participe à la fondation de l’Université européenne Viadrina de Francfort sur l’Oder. Deux ans plus tard, il crée, avec Brigitte Sauzay, l’institut de Genshagen pour la coopération franco-allemande. De 1999 à 2003, il est coordinateur des relations franco-allemandes. Rudolf von Thadden allie en lui-même l’objectivité de la recherche scientifique et l’engagement politique.
A travers le dernier lauréat, c’est la revue Allemagne d’aujourd’hui qui est honorée pour son apport à la connaissance du « Triangle de Weimar. » Il est possible de retrouver la totalité de la laudatio de Rudolf Polenz sur le site duComité pour la promotion de la coopération franco-germano-polonaise http://www.weimarer-dreieck.eu/index.php à la rubrique « Prix Adam Mickiewicz » ainsi que les différentes allocutions des personnalités représentées. On écoutera également avec intérêt l’entretien accordé par le fondateur du comité, Klaus-Heinrich Standke, à Radio France Internationale le 28 août 2008 : http://www.rfi.fr/actude/articles/104/article_480.asp
Władisław BARTOSZEWSKI
Plus que le sentiment de reconnaissance personnelle, ce qui me réjouit aujourd’hui c’est le nom de la personne qui a donné son nom au prix dont je suis le lauréat et la corrélation établie avec les valeurs qui servent de fondement au « Triangle de Weimar ». En Pologne, Adam Mickiewicz n’est pas seulement le fondateur et un des principaux représentants du romantisme polonais, qui a fait son entrée dans les manuels littéraires avec la publication en 1822 de son recueil « Ballades et Romans », il incarne bien plus encore le patriotisme en soi, l’amour de la patrie, la nostalgie du pays perdu et du bonheur perdu. Mais sa vie et sa création nous montrent un chemin qui va plus loin encore, puisque peu à peu il prend conscience de son appartenance à une culture européenne commune, construite sur le fondement des valeurs chrétiennes : « La croix, disait-il, a des bras longs qui s’étendent sur toute l’Europe. »
Quiconque étudie la vie et les écrits de ce grand poète, trouvera tout sauf un expatrié banni qui, démuni, cherche à survivre dans un pays pour lui étranger. En raison des circonstances du moment, Mickiewicz a bien perdu sa patrie au sens strict du terme, mais il a trouvé un nouveau domicile spirituel dans de nombreux centres culturels de son temps, Berlin, Dresde, Prague, Florence, Rome, Naples, Genève, Paris ainsi qu’à Weimar. C’est ici qu’il a assisté au 80ème anniversaire de Johann Wolfgang Goethe, ici que, parmi les autres invités, il a rencontré d’autres éminentes personnalités, comme le sculpteur français David d’Angers qui habitait, comme lui, à l’Hôtel Eléphant, sur la place du marché et à qui nous devons un médaillon, conservé, le représentant de profil. C’est ici également qu’il reçut de Goethe une de ses plumes et un poème avec une dédicace personnelle. Une strophe de ce poème mérite de retenir notre attention :
Wenn Freundes Antlitz dir begegnet Quand tu rencontres le regard d’un ami,
So bist Du gleich befreit, gesegnet Tu es aussitôt libéré et béni,
Gemeinsam freust du dich der Tat Et te réjouis de l’œuvre commune.
Ein Zweiter kommt, sich anzuschließen Qu’un deuxième arrive et se joigne à vous,
Mitwirken will er, mitgerissen, Pour créer de concert, entraîné,
Verdreifacht so sich Kraft und Rat Alors est multipliée par trois la force et le conseil
Ces vers de Goethe de 1829 sur l’ « amitié triplée » préfigurent en quelque sorte la déclaration que les trois ministres des Affaires étrangères, Dumas, pour la France, Genscher, pour l’Allemagne, et Skubiszewski, pour la Pologne, ont signée en août 1991, le jour de l’anniversaire de Goethe, ici à Weimar. L’objectif premier du « Triangle de Weimar » était alors pour l’essentiel d’amarrer plus fortement la Pologne à la politique européenne et de promouvoir son intégration dans les structures euro-atlantiques. N’oublions pas que l’Europe centrale et orientale n’en était, en 1991, qu’au début de son processus de transformation. L’Union soviétique existait encore, l’Armée rouge stationnait en Pologne et les transformations politiques qui passent aujourd’hui pour aller de soi n’étaient pas encore acquises. Grâce à l’initiative des trois ministres des Affaires étrangères, la Pologne est la seule nouvelle démocratie qui eut le sentiment d’un ancrage particulier aux côtés des Etats à qui l’intégration européenne doit sa dynamique particulière. Des rencontres régulières des représentants des trois pays rendirent possible un échange direct d’idées sur les questions internationales les plus importantes et permirent à la Pologne de défendre son propre point de vue sur des questions clés. Ce faisant, le « Triangle de Weimar » a contribué de façon essentielle, pendant les années 1990, à activer les relations germano-polonaises hypothéquées, pour des raisons compréhensibles, par l’histoire et à jeter les bases d’un retour à la normalité. S’il arrive d’aventure aujourd’hui que l’ombre de l’histoire nous rattrape, c’est que nous avons, par la suite, négligé de poursuivre sur la voie positive ouverte à Weimar.
On ne peut trop dire ici le rôle que joue la ville de Weimar où souffle non seulement l’esprit européen de la culture mais encore celui de l’idée de la démocratie allemande. C’est ici que le 11 août 1919 fut fondée la République de Weimar, du nom de la ville où siégeait l’Assemblée nationale constituante ; elle représentait la deuxième tentative, après la Révolution de mars 1848, d’établir en Allemagne une démocratie libérale, la première à connaître le succès, même si celui-ci fut de courte durée.
En 1991, l’Europe était, une fois de plus, arrivée à un tournant de son histoire. Elle cherchait pour les peuples de nouvelles formes de vie en commun. La déclaration des trois ministres des Affaires étrangères réunis à Weimar disait : « Nous sommes conscients que les Polonais, les Allemands et les Français exercent une responsabilité déterminante dans la réussite de structures porteuses d'avenir pour les relations de voisinage en Europe. » Et plus loin encore : « Nous avons désormais la chance unique de faire progresser la nouvelle Europe en assumant une responsabilité commune dans un esprit de solidarité humaine et avec le sentiment d'appartenir à une communauté de destin ainsi qu'en nous appuyant sur l'héritage de nos valeurs communes. » Voilà bien un projet qui aurait convenu à Adam Mickiewicz quand il écrivait : « Plus qu’à des actions héroïques et glorieuses, je pense à des œuvres utiles qui se font sans bruit. » Une façon au demeurant de préfigurer l’idéal positiviste du travail en place des imprévisibles éclats sentimentaux et romantiques. C’est ainsi que je vois le « Triangle de Weimar », comme la mise en pratique d’une recherche patiente du dialogue et de la coopération. Le dialogue n’a pas besoin d’éclats de voix ou d’héroïques actions romantiques. Il est fondé sur la bonne volonté. Le dialogue est le meilleur garant de la paix dont Mickiewicz disait, dans une traduction dont vous pardonnerez l’absence de poésie, qu’ « elle est un bien à venir et mon bonheur à venir. Je ne voudrais pas d’un Dieu si Dieu n’était pas la paix. »
Rudolf von THADDEN
C’est pour moi un grand honneur et une grande joie de recevoir cet important prix qu’est le Prix Adam-Mickiewicz, c’est à la fois un honneur et un engagement. Mais comme tous les prix, il pose une question à celui qui le reçoit :quelles sont les raisons du jury qui font qu’il a l’honneur de compter parmi les récipiendaires ?
Je me suis demandé si mon engagement pour la cause du « Triangle de Weimar » et la compréhension germano-franco-polonaise était de nature à justifier une telle distinction. Cette réflexion m’a convaincu qu’il y aurait des personnes plus dignes de la mériter. Mes recherches ne portent pas sur le domaine littéraire qui est associé au nom d’Adam Mickiewicz. Aussi me suis-je demandé s’il n’y avait pas d’autre raison d’être ainsi associé au nom de ce grand poète national polonais. Adam Mickiewicz est issu de la noblesse campagnarde polono-lithuanienne marquée par les conflits de nationalités qu’a connus l’Europe. On savait dans cette famille ce que cela signifiait d’être un réfugié. Ses membres avaient fait l’expérience que l’Europe était bien souvent le seul espoir pour les désespérés. De plus, Mickiewicz a écrit une œuvre dont le titre à lui seul ne peut laisser un Thadden indifférent, une œuvre qui fait sauter les frontières nationales, « Pan Tadeusz », en français « Messire Thadée ». Elle raconte les expériences d’un noble de province placé entre Ancien Régime et Monde moderne et cela concerne la Pologne, l’Allemagne et la France. J’en lis quelques extraits :
Je me souviens, quoique ce fût dans mon jeune âge,
Lorsque vint chez mon père, en curieux équipage,
Au district d'Oszmiana, le fils de l'Echanson
- Premier Lithuanien aux françaises façons :
Tous suivaient, comme après l’autour les hirondelles !
On envia la maison près du seuil de laquelle
Sa gimbarde à deux roues il fut mettre à l’arrêt
- Et qui s’appelle une carriole, en français.
Sur la malle, deux chiens, au lieu de domestiques ;
Un cocher allemand comme une planche, étique ;
Des jambes… d’un houblon, tels sont les échalas !
Des agrafes d’argent aux souliers – et des bas !
Une perruque à queue, en un filet serré…
A ce tableau, des vieux éclata la risée ;
Les rustres se signaient, voyaient : « au monde errant,
Un diable de Venise en carrosse allemand » !
Le fils de l’Echanson serait long à décrire :
Un singe, un perroquet, il semblait, pour tout dire ;
De sa grande perruque, il nommait les cheveux :
La Toison d’or – et nous : des crins d’âne teigneux !
Qui jugeait, en ces temps, la mode polonaise
Plus belle que la singerie à la française,
Se taisait : la jeunesse, aussitôt, l’eût chargé :
« Etouffoir culturel, traître au monde à changer ! »
Tel était le pouvoir des nouveaux préjugés.
Il fallait, nous dit l’autre, expliquant sa venue,
Qu’on nous réforme, et civilise, et constitue ;
Que d’éloquents Français (il l’annonçait bien haut)
Avaient trouvé ceci : les hommes sont égaux…
Quoique ce soit dans l’Evangile, dès notre ère,
Et que chaque curé l’ait redit de sa chaire !
Vieille leçon… le tout était de l’accomplir !
Un tel aveuglement, en ces jours, put sévir,
Que chose on ne croyait, vieille comme les rues,
A moins, dans un journal français, d’être relue !
Foin des égaux ! Le fils d’Echanson fut marquis :
Quand la mode eut passé d’être un aristocrate,
Ce même marquis-là se voulut démocrate ;
Puis, nouveau changement avec Napoléon :
Le démocrate, de Paris, revint baron !
Eût-il vécu … - les choses retournant au même,
De démocrate il eût redoublé le baptême…
Car Paris met sa gloire à changer ce qui plaît :
Ce que Français conçoit, l’aime le Polonais.1
Ce sont des phrases que mon aïeul, le célèbre piétiste Adolph von Thadden de Trieglaff, aurait pu écrire, sans doute avec un talent littéraire moindre. Pendant les années qu’A. Mickiewicz passait à écrire Pan Tadeusz, il a écrit quelques vers comparables par les sentiments qu’ils expriment :
Le Poméranien est un rêveur, attiré par le Sud ;
Il pense que là-bas jamais il ne fatiguera.
Mais en Italie personne ne nous demande où est la Poméranie.
Parce que là-bas il n’y a pas d’hiver, c’est toujours l’été.
N’oublie donc pas : la baltique aussi est belle ;
Il n’est pas besoin de toujours vouloir voir la Méditerranée.
Il n’y pas seulement des communautés d’intérêts comme aujourd’hui entre Polonais, Allemands et Français, il y a encore des liens profonds qui nous unissent. Tout Européen cultivé sait ce qu’est l’ « Ancien Régime »et s’il a une culture politique, il sait aussi combien le chemin qui nous a conduits vers la modernité a été difficile, les sociétés évoluent aussi lentement que les économies. C’est aussi pour cela que nous avons besoin les uns des autres. Nous avons besoin d’échanger nos expériences et nos souvenirs, nous devons reconnaître ce qui nous unit. Français, Allemands et Polonais ont dans ces temps de conflit aux frontières de l’Europe de bonnes raisons de penser ensemble à leur appartenance commune. Ils se doivent de montrer que le « Triangle de Weimar » n’est pas seulement un lieu de mémoire mais un lieu où l’on apporte la preuve que l’on peut s’affirmer face à d’autres puissances. Nous devons être en mesure de mener une politique autonome à l’égard des Etats-Unis et de la Russie. Et pour cela l’esprit de Weimar ne peut nous être qu’un bon secours.
Jérôme VAILLANT
C’est un grand honneur pour moi de recevoir en même temps que Monsieur Bartozewski et Monsieur von Thadden le Prix Adam Mickiewicz. Je le reçois avec fierté et avec le sentiment d’avoir une idée commune à défendre. Adam Mickiewicz n’était pas seulement le grand poète national romantique de la Pologne, il était également un grand intellectuel progressiste européen. Ce qui lui valut d’être persécuté et contraint à l’exil, il trouva refuge et travail en France, à Paris, au Collège de France. A sa mort en 1855, sa dépouille fut tout d’abord transportée à Paris, ce n’est qu’en 1890 qu’il trouva sa dernière demeure à Cracovie. Son emphase poétique peut nous paraître aujourd’hui excessive, mais pas plus que celle de Victor Hugo ou de Michelet en France, il a été un patriote au moment où il le fallait en même temps qu’européen, en cela d’ailleurs semblable à Hugo. George Sand l’a traduit en français, Antoine Bourdelle l’a éternisé dans la pierre.
A travers moi, c’est la revue « Allemagne d’aujourd’hui » qui est honorée, une revue modeste par les moyens dont elle dispose mais qui a l’ambition, comme le germaniste Robert Minder l’a un jour formulé, d’essayer d’expliquer aussi entièrement que possible une culture et une société vivantes. Mais comme il ne peut s’agir seulement d’analyser et d’interpréter, la revue prétend également être un forum franco-allemand : au delà de l’information et de la recherche, l’objectif visé est bien d’agir. Du moins espérons-nous qu’à l’occasion nous exerçons une influence. Il n’était sans doute pas sans importance qu’ « Allemagne d’aujourd’hui », qui ne traitait pas seulement de la République fédérale d’Allemagne mais également de la RDA, ait pris position, sans ambiguïté, en faveur de la réalisation de l’unité allemande. Dans le titre de la revue, ‘Allemagne’ était, de 1973 à 1989, au pluriel, le retour au singulier devait être un signal fort. Cela explique sans doute également pourquoi nous continuons de nous intéresser à ce qui se passe dans les nouveaux Bundesländer et cela explique encore que nous nous soyons particulièrement intéressés au premier voisin oriental de l’Allemagne, la Pologne. Celle-ci connaissait, dans un cadre de départ différent, le même processus de transformation que les nouveaux Bundesländer. On ne pouvait oublier que le processus de réconciliation entre l’Allemagne et la Pologne s’inspirait du processus franco-allemand de réconciliation, même s’il était autrement plus difficile. Que les trois ministres des Affaires étrangères de nos trois pays aient convenu en 1991 de se constituer en un cercle informel d’échange, le « Triangle de Weimar », ce fut un bonheur pour nos pays et pour l’Europe, qui ne peut progresser sur la voie de l’intégration sans réconciliation et sans coopération.
Beaucoup de choses ont été déjà dites sur le « Triangle de Weimar », des choses, justes, importantes, positives. Qu’il me soit permis d’en faire une approche critique. Qu’est-ce que le « Triangle de Weimar » ?
* Ce fut tout d’abord un instrument efficace de lobbying capable de promouvoir l’entrée de la Pologne dans l’OTAN – ce fut chose faite en 1999 – et dans l’Union européenne – elle eut lieu en 2004. On a sans doute sous-estimé dans l’affaire que, pour la Pologne, la chronologie est plus qu’une simple succession d’événements, elle va dans le sens de la logique de sa politique de défense et de sécurité. Ce n’est pas l’Union européenne mais l’OTAN qui lui garantit la sécurité recherchée dans le monde et en premier, par rapport à la Russie.
* Le « Triangle de Weimar » est aussi, pour reprendre une formule du politologue franco-allemand Hans Stark une « mesure capable de construire la confiance entre Paris, Bonn et Varsovie. » Une nouvelle Ostpolitik allemande poursuivant le but d’intégrer dans la Communauté européenne les Etats de l’Europe de l’Est qui venaient de recouvrer leur liberté, n’avait de chance de réussir que si la France faisait confiance à l’Allemagne et acceptait de la suivre sur cette voie.
* Mais le « Triangle de Weimar » devait aussi avoir pour effet, comme l’a dit un jour B. Geremek, que la Pologne ne soit pas « livrée » seule à l’Allemagne !
Le succès du « Triangle de Weimar » est enfin lié à sa structuration informelle, c’est « un lieu du possible », selon la formule de H.-D. Genscher, un lieu où l’on consulte, où l’on s’informe mutuellement ; on n’est pas obligé de décider et c’est ainsi que l’on arrive à faire plus.
Depuis la crise profonde qu’a provoquée la Guerre d’Irak en 2003, on pouvait pourtant se demander si cette façon informelle de faire de la politique n’était pas dépassée. Après tout, le « Triangle de Weimar » avait atteint ses objectifs, il n’était donc plus utile. De plus, il n’avait pas empêché que dans la Guerre d’Irak , la France et l’Allemagne se soient retrouvées dans un camp, avec la Russie, et la Pologne, dans un autre, avec les USA. Une évolution semblable se profile à l’horizon quand il s’agit de savoir si la Géorgie doit faire partie de l’OTAN et si l’Ukraine doit entrer dans l’Union européenne, quand il s’agit de savoir s’il faut installer un bouclier anti-missiles en Pologne et en République tchèque. Est-ce que l’Allemagne et la France n’ont rien appris de la Pologne et est-ce que la Pologne n’a rien appris de l’Allemagne et de la France ? Quand il y va des intérêts nationaux, aucun dialogue informel ne semble suffisant ! Et pourtant, dans cette période d’après-Guerre froide que nous vivons nous ne devrions pas avoir oublié les leçons de la Détente, à savoir qu’il n’y a jamais de sécurité contre ses adversaires potentiels, mais seulement avec eux. Toute politique de sécurité doit, sans angélisme évidemment, penser le besoin de sécurité de l’autre. Sur ces bases, il est possible que le « Triangle de Weimar » ait encore un sens s’il conduit ou même s’il force la France, l’Allemagne et la Pologne à parler entre elles pour que le dialogue avec la Russie ne soit pas interrompu. Sur le mode du Traité de l’Elysée entre la France et l’Allemagne. C’est cela même qui a conduit Dieter Bingen, directeur de l’Institut d’Etudes polonaises de Darmstadt, à souhaiter que les relations germano-polonaises prennent pour modèle les relations franco-allemandes telles que les régulent le Traité de l’Elysée. Ce ne sont pas les sujets qui manquent pour des consultations communes et de nouvelles initiatives ? Il suffit de penser au traité simplifié de Lisbonne, à la politique énergétique européenne, à une politique culturelle extérieure commune, etc…
Quand les temps sont difficiles, ce n’est pas toujours le niveau le plus élevé qui importe, d’autres niveaux comptent. Comme le Traité de l’Elysée, le « Triangle de Weimar » a défini le cadre à partir duquel il est possible de développer et de multiplier les contacts à des niveaux moins élevés : entre jeunes, entre cercles d’entrepreneurs, entre Régions, etc… C’est, entre autres, le grand mérite du Comité pour la promotion de la coopération franco-germano-polonaise fondé par Klaus-Heinrich Standke.
Pour conclure, qu’il me soit permis de rappeler la mémoire de Bronislaw Geremek et de le remercier pour le message qu’il nous a laissé quand il nous dit que, lorsque la sécurité de l’Europe est garantie, il ne faut pas s’arrêter de se battre pour la démocratie et de fournir aux citoyens à qui on l’a promis, le bien-être attendu. B. Geremek avait une façon à la fois aimable et insistante d’en revenir toujours à l’essentiel. Sa voix à l’avenir nous manquera.
Notes
1.Traduction française de Roger Legras, vers 435-480, Messire Thadée , Paris, Editions l’Age d’Homme, 1992.