En 1990, Helmut Schmidt publie une première édition d'un livre passionnant : Les Allemands et leurs voisins. L’idée lui en a été donnée par la réunification imminente et les réactions diverses qu’elle suscite à l’étranger. La réunification effectivement intervenue le 3 octobre 1990 l’incite à présenter, deux ans plus tard, une version à peine modifiée sous forme d’un « livre de poche » de 670 pages ! 1 Il s’agit en fait du second tome de ses mémoires ; le premier, intitulé Hommes et puissances, était essentiellement consacré aux deux « Grands » : Etats-Unis et URSS 2. A la relation colorée, anecdotique, toujours vivante de ses expériences personnelles, se mêlent réflexions et commentaires sur les hommes et les peuples. En effet, en tant que ministre de la Défense, puis de l’Economie et des Finances, à partir de 1964, et surtout en tant que Chancelier fédéral de 1974 à 1982, il a eu des contacts fréquents avec la plupart des dirigeants des pays européens. Ce sont, comme nous l’annoncions, les réactions étrangères à la réunification allemande qui amènent Helmut Schmidt à réfléchir sur les relations des Allemands avec leurs voisins à travers l’Histoire. Il utilise le terme de « voisins » au sens large, ne se bornant pas aux pays limitrophes ; en dehors des pays qui ont une frontière commune avec l’Allemagne (Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, France, Suisse, Tchéquie, Pologne), ses considérations portent également sur l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Hongrie et... la Grande-Bretagne. Fait significatif : si le livre ouvre sur des réflexions relatives à l’unité allemande, le premier peuple étranger auquel s’attache l’auteur , ce sont les Anglais. Il fait d’ailleurs remarquer l’emploi fautif en Allemagne – mais n’en est-il pas de même partout ? – des mots « Anglais » et « Angleterre » là où il faudrait parler de Britanniques, de Grande-Bretagne ou de Royaume-Uni.
Nous signalerons cependant l’ambivalence du titre adopté par l’ancien Chancelier pour ce chapitre : « Englische Beharrlichkeit » : le terme renferme en effet aussi bien l’idée d’opiniâtreté que celle de constance, de fermeté. Précisément, cette ambiguïté correspond tout à fait à l’idée que Helmut Schmidt, homme politique, se fait de l’Angleterre. Ce chapitre, de 67 pages, se divise en six parties : « Lutte pour l’argent, mais pas uniquement pour l’argent », « Anglais et Allemands », « Le 10 Downing Street », « Leçon de politique de sécurité auprès des Anglais », « Economie et monnaie », « Grand Strategy britannique ». Mais ces divisions ne méritent pas un traitement séparé, vu qu’elles se recoupent fréquemment et contiennent même des redites. Mais d’abord, pourquoi la première place, dans ce texte, revient-elle à l’Angleterre ? Il y a, à l’origine, des raisons personnelles, biographiques, que nous évoquerons en premier lieu ; puis, nous nous pencherons sur les quelques aspects négatifs du caractère anglais aux yeux de Helmut Schmidt devenu homme public ; pour finir, nous étudierons les nombreuses composantes de l’anglophilie de l’homme d’Etat.
La place de choix réservée à l’Angleterre tient, disions-nous, essentiellement à des raisons personnelles : dès son enfance – il est Hambourgeois –, Helmut entend parler de l’Angleterre qui entretient des rapports privilégiés avec sa ville natale. Le seul pays étranger dont il fasse la connaissance avant la prise du pouvoir par Hitler est précisément l’Angleterre. En 1932, à l’âge de 13 ans, il fait un échange scolaire avec un garçon de Manchester. Ils appartiennent tous deux à un milieu petit-bourgeois aux ressources limitées. La famille anglaise emmène tout de même le jeune Helmut à la station balnéaire, populaire, de Blackpool. L’événement le plus marquant de son séjour sera l’interview par un journal de Manchester, à laquelle est également convié un de ses camarades de classe ; on leur demande leurs impressions sur l’Angleterre ; tous deux se plaignent des dimanches anglais si ennuyeux ! Le journal les gratifie de 21 shillings pour leurs réponses. Helmut Schmidt se plaît à souligner l’anglophilie de ses conci-toyens : même en 1943, lorsque la RAF détruit le centre de Hambourg, tuant près de 50 000 personnes, la colère des Hambourgeois se tourne, selon lui, davantage contre Hitler et Göring que contre les Anglais 3. Il existe à Hambourg, ville ouverte sur le monde, une tradition de liberté et de tolérance qui tranche avec les « vertus » prussiennes. Helmut Schmidt, en outre, voit des raisons historiques à l’anglophilie des Hambourgeois : il la fait remonter à la conquête de la ville par les troupes napoléoniennes et à la brutalité du maréchal Davout, mais surtout au blocus continental qui menaçait l’existence économique de la ville. Or la Grande-Bretagne a résisté victorieusement à Napoléon, ce qui lui a valu l’admiration des Hambourgeois. Et, curieusement, la situation de concurrence avec l’Angleterre, notamment le port de Londres, au lieu de créer de l’hostilité, aurait été une source d’anglophilie : la communauté de risques qu’impliquait la navigation au long cours aurait développé un sentiment de solidarité. Bien que la Grande-Bretagne ait détrôné les ports continentaux, les Hambourgeois n’en continuèrent pas moins d’admirer leur rivale plus chanceuse.
Son séjour anglais a été déterminant pour l’attitude ultérieure de Helmut Schmidt envers la Grande-Bretagne ; il ne cessera de s’intéresser aux différents aspects de sa culture. D’abord comme lycéen : à l’Abitur, il fait, en histoire, un brillant exposé sur la mission à Berlin de Lord Haldane, ministre britannique de la Guerre, qui, en 1912, cherche vainement à convaincre ses interlocuteurs de l’intérêt d’une entente germano-britannique sur la question de la flotte. Malgré le climat de l’époque (1937), le jeune Helmut avait adopté le point de vue britannique et néanmoins obtenu la note 1, c’est-à-dire la meilleure de la notation allemande. Il s’intéresse alors non seulement à l’histoire anglaise contemporaine et à la Constitution britannique, mais davantage encore à la littérature anglaise : Oscar Wilde, John Galsworthy, Joseph Conrad, Emily Brontë, ainsi qu’aux drames de Shakespeare.
Incorporé à l’âge de 18 ans, en 1937, il passe huit ans sous les drapeaux ; en 1945, à la suite de l’offensive des Ardennes, il est fait prisonnier en Belgique par les Anglais ; l’expérience de la captivité elle-même ne décourage pas ses sentiments pro-britanniques, d’autant plus qu’il est libéré dès l’automne. Et, à son retour à Hambourg, ce sont encore les Anglais qu’il retrouve en tant que puissance occupante. Là non plus, pas de récrimination : selon lui, ses concitoyens s’accordent à reconnaître que les soldats britanniques se sont très bien comportés envers la population. Le gouverneur militaire invite même de jeunes Allemands chez lui à parler politique, « presque en ami » 4. Etudiant en sciences économiques, Helmut Schmidt découvre la part importante prise par les Anglais dans la compréhension des problèmes économiques et sociaux du monde, depuis Adam Smith et Ricardo jusqu’à Keynes et Beveridge. Il est également très impressionné par la décolonisation et le changement démocratique de gouvernement : Churchill contraint à se retirer l’année même de sa victoire. En 1948, l’Union allemande des étudiants socialistes, dont il est le président, organise une rencontre internationale à Barsbüttel, près de Hambourg. Parmi tous les délégués étrangers, ce sont encore les Britanniques qui l’impressionnent particulièrement 5. Une fois ses études terminées – brillamment –, Helmut Schmidt, membre du SPD depuis 1946, entre dans les services du sénateur, c’est-à-dire du ministre de l’Economie et des Transports de la ville-Etat de Hambourg. Ce ministère est alors dirigé par le Professeur Karl Schiller, dont il a été l’étudiant et qui a remarqué ses dons. Dès 1953, le parti le fait élire au Bundestag, mais il n’avait alors, à ses dires, pas l’intention de faire une carrière politique 6. Le nouveau député est un partisan convaincu de la Grande-Bretagne, de son expérience politique et de son « rationalisme démocratique » 7. De ce fait, bien qu’adepte résolu de l’union de l’Europe occidentale, il s’abstient, avec d’autres sociaux-démocrates hambourgeois, lors de la ratification des Traités de Rome, en 1957 : il ne peut se représenter une intégration européenne viable sans participation britannique. Avec du recul, il estimera avoir eu tort : ses propres expériences de la politique britannique lui auront en effet dessillé les yeux.
En 1964, Willy Brandt le prend dans son gouvernement comme ministre de la Défense ; il est dès lors, mais surtout plus tard, en tant que ministre de l’Economie et des Finances, et davantage encore dans ses fonctions de Chancelier confronté aux aspects négatifs de la politique et et plus précisément de la psychologie britanniques. Sa déception tient à l’« insularité » de ses interlocuteurs 8 ; à propos de la répugnance des Britanniques à entrer dans un système monétaire européen, il constate que les justifications données par le travailliste James Callaghan ou la conservatrice Margaret Thatcher certes varient, mais qu’en fait c’est le même « instinct insulaire » 9 qui dicte leur comportement. Pendant les treize années passées au gouvernement fédéral comme ministre ou Chancelier, il a connu quatre Premiers ministres britanniques : ces changements fréquents ont eu des répercussions sur la seule politique intérieure ; en effet, quelles qu’aient pu être leurs personnalités très différentes ou leur appartenance partisane, ces Premiers ministres ont fait preuve en politique extérieure d’une étonnante continuité 10. La perspective d’Etats-Unis d’Europe, un peu trop vite préconisée par certains hommes politiques du continent, inspire aux Britanniques une véritable « horreur » 11. Rien que l’idée de se situer sur le même plan que les autres Etats de la Communauté européenne, y compris la France, n’entre jusqu’à présent dans la pensée politique ni des dirigeants du parti travailliste, ni de ceux du parti conservateur 12. Aussi Helmut Schmidt en arrive-t-il à redouter le retrait, peu après son adhésion, de la Grande-Bretagne de la Communauté européenne, d’autant plus que Denis Healey, Chancelier de l’Echiquier, lui laisse entendre, au cours d’une conversation, que, pour la majorité des Anglais, l’idée d’une perte progressive de souveraineté et d’identité est effrayante 13. Il décèle chez les Britanniques une plus grande proximité affective avec les Etats-Unis qu’avec l’Europe, ce qu’il traduit par la formule : « Pour de nombreux Britanniques, la Manche semble encore plus large que l’Atlantique » 14. Aussi ne sera-t-on pas surpris que Helmut Schmidt, malgré toute son anglophilie, ouvre ses considérations sur l’Angleterre par la subdivision « Lutte pour l’argent et pas uniquement pour l’argent ». Lors du sommet des chefs de gouvernement de la Communauté européenne, à Dublin, en 1979, il a été choqué par l’inflexibilité de Margaret Thatcher à propos de la participation financière de la Grande-Bretagne et par ses critiques acerbes à l’égard de la politique agricole européenne. Elle ne cessait de répéter : « I want my money back ». L’ancien Chancelier concède d’ailleurs que la Grande-Bretagne contribuait plus aux finances de la Communauté européenne qu’elle n’en tirait de bénéfices ; mais c’était également le cas de l’Allemagne fédérale. Margaret Thatcher ne fait que poursuivre la politique de ses prédécesseurs conservateurs ou travaillistes. Seule notable exception : l’ancien Premier ministre conservateur Edward Heath, « un des rares 'Européens’ convaincus en Grande-Bretagne » 15. Sinon, tous les autres sont mus par le même « sacro égoïsmo » 16. Il en conclut que Margaret Thatcher représente en matière de politique européenne l’opinion de la majorité, non seulement du parti conservateur, mais des Britanniques en général ; sous son influnce, il y a même eu un retour en arrière. La répugnance de très nombreux Anglais pour des abandons de souveraineté au profit de la Communauté européenne persiste, selon Helmut Schmidt, au moment où il écrit (1990).
Sous Harold Wilson, successeur travailliste d’Edward Heath, en 1974, la renégociation des conditions d’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne avait pris un tour si « mesquin » qu’Helmut Schmidt s’était demandé s’il ne s’était pas mépris sur les méthodes anglaises de gouvernement et si son anglophilie n’était pas tout simplement imputable à l’idée trop haute qu’il se faisait de la politique anglaise 17. En dehors du sacro egoismo, il découvre aussi quelques faiblesses : la politique économique et financière du Royaume-Uni ; il ne prend conscience de ses désordres qu’en accédant lui-même en 1972 au ministère fédéral des Finances. Il en est éberlué. Ses collègues britanniques ainsi que leurs Premiers ministres, il les juge compétents, certes, mais dans l’incapacité de prendre des mesures décisives contre ce que, dans les années 70, on qualifie en Europe de « mal anglais » : trop fortes hausses de salaire nominal, faibles gains de productivité, taux d’inflation élevés, importants déficits de la balance commerciale, haut niveau de chômage. Cette situation est liée à une autre des rares réalités de la société britannique que Helmut Schmidt déplore : l’esprit de lutte des classes hérité du 19e siècle, présent chez les responsables syndicaux d’un côté, chez Margaret Thatcher de l’autre. On reconnaît là un des promoteurs de Bad Godesberg (1959) qui a rejeté le marxisme ; c’est un « démocrate libéral et social » 18 Cet esprit de lutte des classes se traduit par des grèves relativement fréquentes et longues menées avec acharnement. Autre caractéristique : tout adhérent syndical appartient automatiquement au parti travailliste. Et l’on voit ainsi certains dirigeants syndicaux arriver au congrès du parti avec des paquets de procurations, comme des représentants d’une banque à l’assemblée générale d’une société par actions ! 19 De ce fait, le parti travailliste dépend beaucoup plus de quelques puissants dirigeants syndicaux que la Social-démocratie allemande ou d’autres partis socialistes du continent. Et, comme ces dirigeants syndicaux ne sont, en général, pas parlementaires, ils n’ont pas l’habitude des confrontations d’idées et n’ont pas à tenir compte des sentiments des électeurs. De la sorte, ils demeurent prisonniers de leurs préjugés : lutte des classes et en même temps conservatisme national. Helmut Schmidt rapporte à ce sujet une conversation avec Margaret Thatcher ; celle-ci lui demande entre quatre yeux : ‘Comment faites-vous pour que chez vous les syndicats soient plus conscients de leurs responsabilités que les miens ? » 20. C’est là un des rares domaines où Helmut Schmidt reconnaisse une supériorité de l’Allemagne sur la Grande-Bretagne. Sinon, « depuis l’école, je suis convaincu que nous, Allemands, nous avons beaucoup à apprendre de nos voisins britanniques » 21.
En effet, bien que la déception causée par l’attitude britannique face à la communauté européenne demeure, Helmut Schmidt éprouve toujours une « grande sympathie pour les Anglais, pour leur démocratie, leur common sense, leur culte consciencieux des traditions et leur culture en général » 22. Si la Grande-Bretagne manifeste dans ses relations extérieures un sacro egoismo, elle se caractérise, en revanche, par sa constance et sa fiabilité. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de la défense. Selon Helmut Schmidt, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, aucun gouver-nement britannique n’a jamais hésité à mettre son potentiel militaire au service de la défense de l’Europe face à l’expansionnisme soviétique 23, mais, en même temps, il n’y a jamais eu en Grande-Bretagne une mentalité de croisade anti-soviétique. H. Schmidt estime que l’on peut faire fond sur ce pays : il a toujours été impressionné par cet alliage de fermeté, de pragmatisme et de placidité. C’est en particulier en tant que ministre de la Défense qu’il a pu apprécier les qualités britanniques : il aime les « livres blancs » britanniques sur la politique de sécurité, beaucoup moins épais et académiques que ceux de la plupart des Américains, mais pragmatiques, en un mot « très anglais » 24 – il s’en inspire même, en les adaptant aux intérêts allemands, dans les deux ouvrages de stratégie qu’il publie (Défense ou riposte (1961) et Stratégie de l’équilibre (1969) ; de ses rapports avec ses collègues britanniques, il dit qu’ils étaient empreints de camaraderie, il reprend même la formule : « très anglais » ; d’autre part, il loue l’autonomie, à laquelle ont été formés les chefs de bataillon britanniques et même les officiers subalternes ; enfin, il souligne le haut niveau de culture d’un bon nombre d’officiers britanniques, ce qui l’incitera à demander la création de deux universités pour la Bundeswehr.
D’une manière générale, Helmut Schmidt admire les institutions britanniques : la Constitution, en vérité un ensemble de lois constitué au cours des siècles, le culte de la liberté individuelle et des formes démocratiques de gouvernement – pratique incompréhensible pour le perfectionnisme allemand ; la place essentielle de la Couronne comme élément de stabilité politique ; il vante les avantages du scrutin majoritaire qui incite les députés à écouter davantage la voix du peuple, entraîne un bipartisme de fait, établit ainsi clairement les responsabilités du seul parti majoritaire et notamment du Premier ministre ; l’opposition dispose d’un cabinet fantôme, ce qui manque en Allemagne ; Helmut Schmidt est séduit par le 10 Downing Street, malgré son peu d’apparence et son manque de fonctionnalité : c’est en effet là que, depuis 250 ans, se décide la destinée d’un empire mondial : on y sent le souffle de l’histoire et de la tradition ; mais, davantage encore, il subit le charme des Chequers, la résidence campagnarde des Premiers ministres : on y accède par de petites routes sinueuses qui vous laissent jouir de la beauté de la campagne anglaise, et il se représente les manoirs des romans d’Agatha Christie semblables aux Chequers, au milieu de paysages à la Constable ; il envie aussi à la Grande-Bretagne toute la Cité de Westminster, et Londres en général, qui est plus que la capitale du Royaume-Uni, mais aussi une des plus grandioses métropoles culturelles européennes, où il apprécie musées, théâtres, orchestres philharmoniques. Helmut Schmidt entretient d’ailleurs des rapports personnels avec des représentants des milieux intellectuels et artistiques anglais : le violoniste Yehudi Menuhin, l’acteur, cinéaste et écrivain Peter Ustinov, mais surtout le sculpteur Henry Moore – bientôt Moore et Schmidt se lieront d’amitié. Helmut Schmidt trouve le palais de la Chancellerie élevé sous son prédécesseur Willy Brandt vraiment affreux : il demande conseil à Henry Moore sur la manière d’aménager au moins la pelouse devant le bâtiment ; celui-ci lui propose de placer deux de ses bronzes « Large Two Forms » devant la Chancellerie, à titre de prêt d’abord ; lorsque, deux ans plus tard, l’achat de ces oeuvres fut décidé, il y eut dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung une vive réaction d’un point de vue à la fois esthétique et national – Helmut Schmidt, toujours enclin à critiquer ses compatriotes, parle même de « chauvinisme » 25. Il reconnaît cependant que les citoyens et les membres du Bundestag ne succombèrent pas à la teutomanie et même apprécièrent les « Large Two Forms ». Finalement, seule la Cour des Comptes fédérale s’émut du jeu d’écritures pour le financement des sculptures 26. Et, pour Helmut Schmidt, ces oeuvres, en plus de leur intérêt artistique, sont un témoignage d’amitié entre un Anglais et un Allemand.
Mais sans doute davantage encore que les institutions britanniques, ce sont différents traits du caractère anglais qui l’attirent : l’aptitude à combiner fidélité aux principes et faculté d’adaptation, tradition et raison pratique ; l’art de dire les choses sans avoir l’air d’y toucher, si caractéristique d’une partie des classes supérieures et d’une large fraction du monde politique ; la réceptivité à un bon discours dont il a fait lui-même l’expérience : invité à parler en automne 1974 au congrès du Labour Party, on lui avait prédit des réactions hostiles de l’auditoire majoritairement anti-européen ; à l’exemple du conservateur Lord Carrington et du travailliste Denis Healey, il truffe ses arguments de plaisanteries, d’humour à ses dépens et de citations de Shakespeare, il fait également appel à la solidarité social-démocrate du Labour ; le résultat de son discours est une standing ovation. Il faut dire que sa maîtrise de l’anglais lui facilite grandement les contacts avec ses interlocuteurs britanniques : n’ayant pas besoin d’interprète, il peut avoir des tête-à-tête avec les Premiers ministres ou les membres du gouvernement de Sa Majesté ; c’est en anglais qu’il converse avec d’autres partenaires étrangers, notamment, comme on sait, avec Valéry Giscard d’Estaing – d’ailleurs, la qualité de ses rapports avec le Président français ne manque pas d’inquiéter les Premiers ministres Wilson, Callaghan et Margaret Thatcher ! 27. Et les contacts personnels entretiennent son anglophilie ; lors d’un repas officiel, il se trouve placé à côté de la Reine-mère dont il apprécie l’amabilité : apprenant que son père aime les cigares, elle lui en donne quelques-uns à son intention. Helmut Schmidt se souvient avec gratitude de Sir Robert Birley, headmaster à Eton, qu’il a rencontré dans les années 50 et 60 lors des conférences germano-britanniques de Königswinter ; ce germanophile a beaucoup contribué dans les années d’après-guerre à la reconstruction intellectuelle de l’Allemagne ; Helmut Schmidt lui doit sa compréhension de l’histoire anglaise, « qui, d’après lui, se distingue si avantageusement de la nôtre » 28. Enfin, il a des liens d’amitié très forts avec Henry Moore, comme on l’a vu, mais aussi avec Lord Carrington depuis l’époque où celui-ci était ministre des Affaires étrangères.
Ce chapitre consacré à l’Angleterre s’achève par des considérations sur le comportement des Anglais envers l’Allemagne : Helmut Schmidt estime que tous ceux auxquels il a eu affaire, presque sans exception, se sont montrés fair et, en même temps, francs envers les Allemands. L’anglophile qu’il est fait visiblement abstraction de la teneur généralement germanophobe des tabloïds britanniques. Toutefois, selon lui, les Anglais n’oublieront jamais ni l’holocauste ni la Seconde Guerre mondiale, même s’ils « semblent avoir rangé ces terribles expériences dans le tiroir de l’Histoire » 29. Il ne cache pas non plus qu’à partir de l’automne 1989, quand commença à se profiler la réunification, Londres manifesta des réserves à l’égard de Bonn. Il les interprète comme l’expression de la traditionnelle volonté d’équilibre des pouvoirs sur le continent, car le poids démographique, économique et politique d’une Allemagne réunifiée ne peut qu’inquiéter la Grande-Bretagne. Les Britanniques ne prévoyaient pas que le boulet de l’ex-RDA allait entraîner le déclin relatif de l’Allemagne. Mais, lorsque Helmut Schmidt rédige ses mémoires, en 1990, il ne s’en doute pas, lui non plus ; il compte alors sur la fairness anglaise pour accepter la réunification. Un détail significatif de son anglophilie : son biographe, le comte Mainhardt von Nayhauss, lui rend visite huit mois après sa chute en 1982, et l’appelle : « Monsieur le Chancelier fédéral » ; celui-ci, bougon, déclare : « Je m’appelle Schmidt. Je ne suis plus Chancelier ». Son visiteur alors propose d’utiliser l’appellation « Mr. Chancellor » : « cela allait dans le sens de son attitude anglophile » 30. Effectivement, l’ancien Chancelier accepte cette offre. D’ailleurs, son anglophilie elle-même ne fait pas taire son naturel franc – brutal, diront ses adversaires. Mainhardt von Nayhauss relate une conversation téléphonique dont il fut témoin : la BBC demande à Helmut Schmidt sa participation à une action (dont la nature n’est pas précisée dans la biographie) ; vive réaction de l’ancien Chancelier : « Premiè-rement, je n’ai pas le temps. Deuxièmement, si j’avais le temps, je n’y participerais pourtant pas. Ce que vous proposez est trop politique à mon goût. Good bye, Sir ! » 31
L’attitude générale de Helmut Schmidt envers l’Angleterre et les Anglais se résume en un mot : anglophilie. Celle-ci plonge ses racines dans l’enfance et l’adolescence : milieu hambourgeois, séjour à Manchester, lectures anglaises. Même les épreuves de la guerre et de l’après-guerre (raids de la RAF sur Hambourg, captivité en Angleterre, occupation britannique de Hambourg) ne modifient pas les sentiments du jeune homme et de l’adulte. La culture anglaise, l’admiration pour le système politique britannique, les contacts personnels avec des Anglais ne font que renforcer son vieil enthousiasme. Psychologiquement, Helmut Schmidt représente le cas typique d’un étranger séduit par un pays et un peuple qu’il a tendance à idéaliser. On serait tenté de le taxer d’anglomanie, si ses expériences ultérieures, ministérielles, ne lui avaient fait prendre conscience de certaines réalités britanniques : l’« égoïsme sacré » qui dicte la politique extérieure du Royaume-Uni, notamment dans ses rapports avec la Communauté européenne, l’esprit de lutte des classes qui préside encore aux rapports sociaux, le poids excessif des syndicats britanniques.
Cela dit, ces déceptions n’entament pas profondément son anglophilie : il continue d’apprécier les institutions britanniques, la culture et le caractère anglais. L’ancien chef du gouvernement fédéral établit des comparaisons entre son pays et la Grande-Bretagne, presque toujours flatteuses pour cette dernière. Ainsi l’anglophilie de Helmut Schmidt ne se dément pas ; simplement l’expérience gouvernementale l’a rendue plus critique, plus raisonnée ; son image de l’Angleterre devient plus équilibrée, tout en demeurant essentiellement positive. Toutefois, il convient de rappeler une réalité : malgré sa grande attirance pour l’Angleterre, Helmut Schmidt annonce, dès la préface de son ouvrage, que depuis 25 ans, c’est la France qui est au centre de ses pensées ; il consacre à la « Bonne entente » avec la France des développements aussi longs que ceux dédiés à la Grande-Bretagne. Ses considérations sur la France sont, elles aussi, empreintes d’une grande chaleur. Mais nous ouvrons là un autre chapitre.
Notes
* P. Colonge. Professeur émérite de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3.
1. Helmut Schmidt, Die Deutschen und ihre Nachbarn, Berlin, Goldmann, 1992 ; c’est cette seconde édition, plus largement répandue, que nous utilisons ; dorénavant citée : H. Schmidt, et indication de la page.
2. Helmut Schmidt, Menschen und Mächte, Berlin, Goldmann, 1987.
3. Il convient de rappeler que Hambourg, à côté des régions catholiques et des fiefs sociaux – démocrates et communistes, compte parmi les circonscriptions qui ont donné, lors des dernières élections libres de juillet et novembre 1932, les plus faibles résultats aux nationaux-socialistes ; cf. carte Documentation catholique, n° 1852 (15 mai 1983).
4. H. Schmidt, p. 116.
5. Op. cit., p. 117.
6. Ibidem.
7. Ibidem.
8. Ibidem.
9. Op. cit., p. 163.
10. Op. cit., p. 118.
11. Op. cit., p. 167.
12. Op. cit., p. 168.
13. Op. cit., p. 111.
14. Op. cit., p. 168.
15. Op. cit., p. 109.
16. Op. cit., p. 108 ; la paternité de la formule « sacro égoïsmo » (della patria) revient au Président du Conseil italien Salandra (en octobre 1914).
17. Ibidem.
18. Joseph Rovan, Histoire de la Social-démocratie allemande, Paris, Le Seuil, 1978, p. 429.
19. Helmut Schmidt, p. 126.
20. Op. cit., p. 135.
21. Op. cit., p. 114.
22. Ibidem.
23. Op. cit., p. 169.
24. Op. cit., p. 146.
25. Op. cit., p. 124.
26. Mainhardt Graf von Nayhauss, Helmut Schmidt. Mensch und Macher, Bergisch Gladbach, Gustav Lübbe, 1988, p. 255.
27. H. Schmidt, p. 129.
28. Op. cit., p. 125.
29. Op. cit., p. 171.
30. Mainhardt von Nayhauss, op. cit., p. 724.
31. Op. cit., p. 742 sq.