Walter Kempowski
ou la mémoire d'un siècle

Nul ne peut se targuer de l’avoir lu intégralement. « Vouloir remplir une piscine avec un arrosoir », écrit W. Kempowski, perplexe, à propos du projet extravagant qui a donné le jour à son fameux Echolot. Une perplexité que partage le lecteur naïf, dérouté par cette énorme somme d’archives, d’extraits de lettres datant de la seconde guerre mondiale et classées jour après jour sans autre critère que l’ordre chronologique. Une partie seulement d’une œuvre qui incluait déjà un cycle de six romans (Deutsche Chronik) décrivant en s’inspirant de l’histoire de sa propre famille, le déclin et le difficile redressement d’une famille bourgeoise allemande entre 1885 et 1960, ainsi que de nombreux journaux privés où l’auteur revient sur ses écrits tout en explorant sans relâche l’histoire allemande du vingtième siècle. Chroniqueur infatigable possédé par un besoin compulsif d’exhaustivité, W. Kempowski, qui avait toujours au moins trois livres en chantier, confesse s’être trouvé devant un vide après la parution en 2005 du dixième et dernier tome de son volumineux Echolot. Jusqu’à sa mort, survenue le 6 octobre 2007, il poursuit dans ses derniers romans cette confrontation têtue avec le nazisme et le passé allemand. Son tout dernier roman Alles umsonst (2007), se passe en Prusse orientale lors des derniers mois de la guerre et décrit la fuite des populations devant l’avancée de l’armée rouge.

C’est dans la biographie de l’écrivain qu’il faut chercher le noyau d’une œuvre qui n’a pas son pareil dans la littérature allemande tant elle se construit de manière obsessionnelle. Né en 1929 à Rostock, ville où il a passé son enfance et à laquelle il est resté très attaché (Mein Rostock, 1994), l’auteur grandit dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Son père meurt dans les derniers jours de la guerre, le fils aîné reprend la modeste entreprise familiale. Le 8 mars 1948, Walter Kempowski, alors âgé de 19 ans, est arrêté par quatre soldats appartenant aux forces d'occupation soviétique et condamné, ainsi que sa mère, accusée de complicité, à des peines de prison pour avoir communiqué aux Américains des documents attestant le démontage des entreprises allemandes par le régime soviétique. Les vingt-cinq années initialement prévues sont commuées en huit années qu’il purge à Bautzen, près de Dresde. Une expérience décisive dont W. Kempowski rend compte dans son premier livre Im Block. Ein Haftbericht (1969). Hormis cette douloureuse période d’incarcération marquée par une tentative de suicide, l’auteur a toujours vécu en Allemagne du nord. Une fois libéré, il quitte la RDA et s’installe en Basse-Saxe, entre Brême et Hambourg, dans le village de Nartum où il est instituteur jusqu’en 1979 avant de se consacrer à ses nombreuses publications. Marquées par le froid, la faim, la solitude, ses années de détention furent aussi pour celui que les vicissitudes de la guerre avait privé de toute possibilité d’étudier des années de formation, une « bénédiction », dira-t-il plus tard. Il lit Dante, Shakespeare, écrit des pièces de théâtre, s’exerce à la mise en scène et commence à rassembler des biographies. C’est le début d’une vocation littéraire reposant tout entière sur l’intérêt fasciné qu’il porte aux destinées individuelles, appréhendées dans leur dimension à la fois historique et quotidienne.

Le 1er janvier 1980 à minuit – détail piquant qui signale un goût pres que maniaque de la précision –, W. Kempowski fait part à quelques amis de son projet de constituer un fonds d’archives autobiographiques qui donneront naissance à son monumental collage Das Echolot, une entreprise stupéfiante à laquelle l’auteur travaille pendant vingt-cinq ans. Des milliers de pages sont ainsi collectées et mises bout à bout dans une présentation minutieuse du passé de la guerre, à partir de témoignages, photos, extraits de lettres, de mémoires, de journaux publiés ou privés, le tout simplement juxtaposé. Dix gros volumes en tout, dont la parution s’échelonne de 1993 à 2005. La première partie évoque en 4 volumes les mois de janvier et de février 1943, la seconde (Fuga furiosa, 1999) retrace les mois de janvier et de février 1945, tandis que Barbarossa 1941 (2002) retrace les combats autour de Leningrad, et le dernier volume, Abgesang 45 (2005), la fin de la guerre et les derniers jours apocalyptiques du troisième Reich. Une réalisation monumentale qui plonge ses racines dans son intérêt ancien pour le détail biographique et ce qu’il révèle de la psyché humaine: lors d’une tournée où, chargé par Die Zeit d’aller interviewer chez elles des personnalités en vue (Joseph Beuys, Marianne Hoppe, Arno Breker, Wolfgang Koeppen…) sur la manière dont ils avaient vécu l’arrivée d’Hitler au pouvoir, W. Kempowski déclare au journaliste qui l’accompagne : « Ces interviews ne m’intéressent absolument pas. Je veux savoir comment vivent ces gens, quel genre de maisons ils habitent et s’ils portent des pantoufles ». Un brin provocant, mais sûrement vrai.

Livrer en pâture au public un simple collage de citations a de quoi surprendre. Mais de cette juxtaposition étudiée (il a fallu opérer un tri dans cette gigantesque moisson de témoignages sollicités par voie de presse) s’élève un concert de voix dissonantes qui plonge le lecteur dans les abysses de l’âme humaine. Kempowski fait parler les morts sans distinction, les assassins comme les victimes, les gens célèbres comme les inconnus et privilégie l’immédiateté du vécu, qu’il soit banal, heureux, grotesque ou terrifiant. Au lecteur d’interpréter ce kaléidoscope étourdissant. Les textes, c’est vrai, parlent d’eux-mêmes, et de cette accumulation boulimique de paroles arrachées à l’oubli s’élèvent les murmures de cohortes de disparus, emportés par la même tragédie et balayés par le vent de l’histoire. D’où, en écho à ces voix qui nous parviennent d’outre-tombe, le sentiment de compassion qui s’empare de l’auteur : « Ce travail fit naître en moi les sentiments les plus divers : du mépris et de la compréhension, de la tristesse et du dégoût. Pour finir, lorsque j’eus fini de rassembler toutes les voix de cet immense chœur, je me retrouvai soudain au milieu d’eux tous, submergé par ce que le mot ‘’amour’’ ne désigne qu’imparfaitement », déclare-t-il dans son introduction au premier volume de Echolot. Au terme d’une vie passée à conjurer la culpabilité d’être allemand, W. Kempowski peut déclarer dans une interview parue dans la Frankfurter Rundschau quelques semaines avant sa mort : « Ah, les Allemands. Ça me plaît bien d’être Allemand. J’aime la langue allemande, les paysages allemands, j’aime aussi mes compatriotes, si cabochards soient-ils… »

Doté d’un tempérament particulièrement susceptible, W. Kempowski, qui ne cachait pas ses ressentiments, a souffert toute sa vie du peu de reconnaissance dont il fut longtemps l’objet de la part du public et des milieux littéraires allemands. Le succès d’un Walser, d’un Grass le remplissait d’amertume et renforçait sa tendance naturelle à se poser en victime. Paru en 1969, en pleine guerre froide, le récit de ses années de captivité à Bautzen n’avait guère intéressé un public matraqué par l’anticommunisme de l’ère Adenauer. Quant à la critique, elle y avait tout au plus vu l’œuvre d’un « dilettante plus ou moins doué ». Dans les années 1970, le succès des adaptations télévisées d’Eberhard Fechter, Tadellöser und Wolff, en 1971, et Uns geht ja noch Gold, en 1972, dans lesquels W. Kempowski raconte, sous une forme transposée, son enfance sous le nazisme ont fait connaître ses livres auprès du grand public. Les intellectuels soixante-huitards par contre ont boudé ces romans dans lesquels ils voyaient l’œuvre d’un épigone qui se contentait de compiler des épisodes de l’histoire allemande par manque d’ima-gination et de talent narratif. On lui
reprochait ses idées « réactionnaires » – W. Kempowski était farouchement anticommuniste – et ses goûts, petit-bourgeois. C’est son Echolot, qui lui a aussi valu pas mal de railleries, qui a focalisé sur lui l’attention d’un public médusé. Certes, un lecteur pressé aura du mal à apprécier comme il le mérite le fruit de ce travail colossal et l’exigence de probité qui l’anime. Les chercheurs actuels ou futurs verront, eux, dans ce remarquable travail d’édition une manne à exploiter. Ulcéré par les critiques qu’on lui adressait, Kempowski a poursuivi son œuvre envers et contre tout. Durant l’été qui a précédé sa mort, il a eu à cœur de recevoir chez lui l’après-midi de cinq à sept, plusieurs fois par semaine, les journalistes qui affluaient pour l’interroger sur sa vie et sur son œuvre. Ces marques de reconnaissance ainsi que la grande exposition qui lui a été consacrée ce même été à l’Akademie der Künste de Berlin ont, de son propre aveu, adouci ses derniers mois et « réparé » les torts qu’on lui avait infligés, a pu déclarer l’auteur enfin apaisé.

Le choix du gris : Die Stunde zwischen Hund und Wolf, le premier roman de Silke Scheuermann

La littérature allemande a vu naître ces dernières années une profusion de jeunes talents, souvent féminins, qui se détournaient de l’Histoire pour se faire l’écho de leur génération et d’un nouveau rapport au monde, ironique et distancié. C’est Judith Hermann qui a initié ce courant et créé l’événement avec son recueil de nouvelles Sommerhaus, später paru il y a dix ans, suivi en 2003 de Nichts als Gespenster puisant dans la même veine. Silke Scheuermann fait partie de cette génération née au début des années 1970 qui a tenté avec succès de rendre compte d’une nouvelle sensibilité contemporaine. Après un livre de nouvelles assez critiqué, Reiche Mädchen (2005), et un recueil de poèmes, elle livre ici son premier roman, manifestant ainsi la volonté de dépasser les balbutiements de ses débuts.

Le livre s’ouvre sur une image, celle de la narratrice saisissant son reflet dans une vitre alors qu’elle s’apprête à plonger dans une piscine : « Je ne suis rien, rien qu’une silhouette claire, debout ce matin-là sur le passage étroit qui sépare le bassin de la façade en verre de la piscine, la nième reproduction d’une vie qui a pris fin il y a des années, la copie éhontée d’une première phrase ». Une inconsistance qu’elle contemple sans déplaisir, un constat laconique, comme la tonalité d’ensemble de ce récit où dominent la précision factuelle et l’observation du détail. Avec distance et sobriété, Silke Scheuermann construit un drame familial qui touche d’autant plus le lecteur qu’elle bannit de son récit tout élément spectaculaire.

La narratrice anonyme, une journaliste récemment rentrée de Rome où elle a séjourné plusieurs années, vit seule à Francfort dans un appartement où elle vient de poser ses cartons. A la piscine qu’elle fréquente chaque matin elle reçoit un jour la visite inopinée de sa sœur aînée, Ines, avec laquelle elle avait perdu tout contact depuis plusieurs années. Prodigieusement agacée par la réapparition de cette sœur encombrante, elle ne réussit pas à la maintenir à distance. C’est le début de retrouvailles d’abord subies, puis acceptées malgré les griefs anciens accumulés. Le rejet, la jalousie, la cruauté finissent par faire place à la tendresse et à la compassion. La narratrice a souffert, enfant, d’être éclipsée par cette sœur plus jolie, une séductrice qui était la préférée du père. Les choses ne se sont pas arrangées avec le temps. Ines, artiste peintre extravertie, adulée par les critiques pour ses toiles quelque peu chromo, inspire des sentiments ambivalents à sa cadette qui l’admire mais perce à jour sa nature narcissique et son personnage crispant. Le soir de leurs retrouvailles, celle-ci sort de ses cartons deux photos d’enfance qui les montrent jouant toutes les deux sur la plage, également blondies par le soleil, des taches de rousseur sur le nez, insé-parables, interchangeables. En renouant avec sa sœur aînée, elle découvre le drame que celle-ci est en train de vivre. Devenue dépendante de l’alcool, Ines, qui a cessé de peindre, vit dans la plus grande précarité matérielle et morale. Son excentricité masquait un vide intérieur, à l’arrogance ancienne ont succédé la déchéance et la détresse. Un effondrement tragique inexpliqué auquel sa sœur assiste avec une tristesse impuissante.

L’amour, la tendresse, le sexe et le désir sont vécus sur un mode mineur dans ce livre désenchanté qui montre des individus héritiers de la postmodernité des années 1970. Des hommes, des femmes aux parcours solitaires dont on ne saisit que des bribes et qui se côtoient le temps d’une rencontre inscrite dans le présent. On se croise, on se désire vaguement, on fait l’amour sans grande conviction, après seulement il arrive qu’on se confie, qu’on se raconte. Mais c’est chacun pour soi. Méfiance, neutralité, platitude, indifférence sont de rigueur. Tout en étant attirée par Kai, l’ami d’Ines, la narratrice a une vague liaison avec un collègue de travail, un rédacteur politique aux allures suffisantes, arborant des costumes Armani. Un jour, sur un parking de supermarché, elle se fait héler par un individu vêtu d’un jogging à la propreté douteuse, poussant un caddie rempli de canettes de bière et reconnaît, avec hésitation, ledit collègue, absent au travail depuis trois jours pour cause de maladie. Celui-ci lui explique qu’il a l’intention de passer la soirée à regarder des vidéos et à boire de la bière et lui propose de l’accompagner. N’ayant rien qui l’attende chez elle, elle accepte sans hésiter. On mange des cacahuètes en regardant La fiancée de Frankenstein, puis sans perdre de vue le film, au moins au début, on s’active, chacun faisant preuve d’un esprit de « collaboration collégiale ». Après l’amour, ils se retrouvent face à face, détendus, et se félicitent mutuellement avec le sentiment réellement comique – S. Scheuermann ne manque pas d’humour – d’avoir accompli un exploit. Tous deux éclatent de rire dans un accès de franche camaraderie. La narratrice rentre chez elle le cœur léger. Plus tard, elle quitte cette relation épisodique et part sans bruit, tôt le matin, sans explication : « Je le regardai, je l’embrassai sur le front, je ne le quittais pas; je ne le quittais pas vraiment car je n’avais jamais été vraiment avec lui. C‘est comme si nous étions restés assis quelque temps l’un à côté de l’autre sur le banc d’un square à regarder un beau spectacle. Et comme s’il se trouvait que j’étais la première à me lever et à partir ».

S. Scheuermann a une manière bien à elle, à la fois continue et discontinue, de conduire son récit. Elle suggère plus qu’elle ne dit, juxtapose avec savoir-faire de petites unités narratives, des petites touches qui installent des ambiances, donnent du corps au récit sans jamais l’alourdir. Elle restitue par les mots des sensations, des images, des objets, des faits banals en soi, observés et décrits avec une acuité telle qu’ils se chargent d’une poésie nouvelle : « Il avait recommencé à pleuvoir, les gouttes d’eau, chassées par le vent, s’écrasaient contre la vitre le long de laquelle elles s’écoulaient ; un mouvement vers le bas, constant, incessant, cela faisait des jours qu’il pleuvait, les jours commençaient tard et se terminaient tôt, dehors il faisait un froid glacial ». La pluie qui tombe sans discontinuer sur la ville noire et humide, la vieille femme chargée de sacs en plastique bondés, entrevue dans un abribus, la cour maussade d’un immeuble anonyme, ses plants de tomate chétifs, les poubelles autour desquelles deux gamins jouent aux cow-boys et aux indiens, la pluie encore qui chasse sur le pare-brise d’une voiture, le fleuve qui roule ses flots noirs, le moineau qui se jette sur la vitre du balcon, les gestes machinaux du quotidien, toute cette insignifiance finit par captiver. Armée de sa sacoche en bandoulière, la narratrice en parka vert olive – un cadeau de sa sœur – sillonne la ville, une fois son travail terminé, à pied, en bus, en taxi, vers des destinations aléatoires, au gré de ses humeurs, de ses rencontres, de telle invitation, telle information captée dans le journal. On la retrouve au musée, au zoo près duquel elle habite et qu’elle traverse régulièrement, sur les rives du Main, au rayon mode d’un grand magasin, dans un bar que fréquente Ines, un restaurant thaïlandais, une vidéothèque située à l’écart de la ville où elle atterrit par hasard…

Les deux sœurs souffrent, chacune à sa façon, d’un mal de vivre propre à l’époque. Plutôt bien insérés socialement, ces adultes encore jeunes même s’ils ont dépassé la trentaine sont sans attaches ni repères affectifs, à la fois par goût et par nécessité. Les couples se font et se défont sans raison majeure, on vit dans l’instant, sans projets, sans passions, chacun sur sa planète, dans sa bulle. Au cours d’une scène où elle voit Ines, perdue pour elle-même et pour les autres, danser seule dans un bar où elle a voulu atterrir, la narratrice est renvoyée à sa propre solitude, cette solitude partagée par d’autres qui se réfugient dans les expédients que procure la société de consommation, l’alcool, la drogue, le sexe, la consommation de vidéos, de films d’horreur et de sexe. « Je ne suis rien », cette affirmation, plusieurs fois reprise, qui introduit le récit est l’expression d’une souffrance qui ne dit pas son nom. Là où l’une se détruit, l’autre résiste pourtant. Happée lors d’une promenade nocturne par la masse bouillonnante du fleuve grossi par les pluies, la narratrice refuse dans un réflexe de survie de céder à la tentation du néant. Elle se dédouble et devient à la fois celle qui a besoin de réconfort, là, tout de suite, et celle qui l’éloigne de ses pulsions morbides. Un instinct de vie qui annonce les toutes dernières pages du roman. On sort de l’hiver, on quitte Francfort et sa grisaille, le monde se pare de couleurs lorsque la narratrice, en route pour une clinique de désintoxication qui doit accueillir Ines, découvre avec émotion l’éclosion du printemps dans la campagne environnante, la beauté du monde et sa propre aptitude à accueillir avec gratitude tout ce qui est porteur de sens. Tranchant sur la frilo sité des parcours évoqués, un « espoir insensé » évoqué par Silke Scheuermann avec une ferveur quasi-religieuse, l’émergence d’un nouveau romantisme qui s’affirme avec force, puissant comme une libération.

Une élégance classique :
Schweigeminute de Siegfried Lenz

Un petit port à la frontière du Danemark et du Schleswig-Holstein, son môle en demi-cercle, son brise-lame, l’hôtel Seeblick avec son ponton en bois et sa terrasse ornée de lampions multicolores donnant sur la plage. C’est l’été, l’époque des voyages de classe, des promenades en mer jusqu’à l’île aux Oiseaux toute proche. Comme chaque année, les gens du coin et les touristes se pressent à la fête locale. Les élèves de l’école de voile font leur numéro, on danse au son de La Paloma et de Spanish eyes. Armé de sa fourche à pêcher les anguilles, la tête ceinte d’une couronne de goémons, le dieu de la mer local fait son apparition, salué par les applaudissements de tous.

Tel est le cadre, daté et très couleur locale, où se déroule cette mince nouvelle au contenu intemporel. L’histoire d’un amour vécu à l’insu de tous qui unit, le temps d’un été, Christian, un adolescent sensible et réservé, et son professeur d’anglais, une jeune femme plus âgée que lui, prénommée Stella. Celle-ci périt tragiquement en mer lors d’une croisière en direction des côtes danoises, entreprise avec des amis. Christian assiste, bouleversé, à l’hommage commémoratif organisé en son honneur dans la salle des fêtes du lycée. Lorsque le directeur s’incline devant la photo de Stella entourée d’un crêpe noir, Christian contemple avec avidité le visage aimé et revit les précieux moments de bonheur liés à ce premier grand amour : « Tandis qu’il s’inclinait, je cherchais ton visage où flottait ce sourire indulgent que nous, les élèves plus âgés, connaissions à travers tes cours d’anglais. Tes cheveux noirs et courts, que j’avais caressés, tes yeux clairs que j’avais embrassés sur la plage de l’île aux Oiseaux : je ne pouvais m’empêcher d’y penser, tout comme je pensais à la manière dont tu m’avais encouragé à deviner ton âge ». Avec un art consommé, une empathie que seul le grand âge rend possible, Siegfried Lenz raconte comment naît cet amour pudique qui se passe de mots ; où l’attirance phy-sique se conjugue avec le respect, la tendresse, la discrétion; comment, au fil de rencontres nées du hasard ou provoquées, le lien qui se noue entre l’adolescent ébloui et la jeune femme réservée mais secrètement séduite brise, en douceur tant les sentiments sont délicats et les comportements décents, le tabou qui pèse a priori sur toute union à première vue disparate.

L’eau, la mer, sont des éléments constitutifs de l’œuvre de Lenz. Ecrivain très populaire en Allemagne en raison de son style simple, ample et classique, auteur d’une œuvre abondante, des nouvelles surtout, S. Lenz est né en 1926 à Lyck, petite ville de Prusse orientale, région proche de la Lituanie, devenue sous la République de Weimar une enclave allemande en territoire polonais. Restituée à la Pologne après la Seconde Guerre mondiale, elle devient alors la province de Masurie. Un pays de lacs, aux paysages beaux et tristes, auquel Lenz est resté profondément attaché et auquel il rend hommage dans So zärtlich war Suleyken (1955), une déclaration d’amour à son pays natal qui dépeint, sous les couleurs de l’idylle, ses habitants, leurs coutumes, tout ce qui constitue les traits typiques de l’âme masurienne. L’idée que les individus sont intimement liés au territoire où ils vivent, thème récurrent dans l’œuvre de Lenz, parcourt discrètement sa toute dernière nouvelle au contenu tellement intimiste. L’un des charmes du livre réside dans l’abondance de détails précis et concrets qui inscrivent le récit de ce bonheur éphémère dans ce petit coin perdu d’Allemagne du nord. Les tempêtes hivernales qui reviennent chaque année, les champs de pierre sous-marins où l’on pêche les blocs de roche avec lesquels, chaque année aussi, on répare les dégâts subis par la jetée, les balises qui mar-quent l’entrée du chenal ramenées sur la plage dans l’attente d’être repeintes, chaque année ; le quotidien des pêcheurs, les types de bateau qui sillonnent le port, le tourisme nautique, la faune aquatique, les conversations entre vieux loups de mer, l’amour de Christian et de Stella est indissociable de cet environnement maritime que Lenz excelle à esquisser en quelques traits de pinceau : « Elle téléphonait tout en regardant au dehors notre baie, baignée dans le silence du soir, et peuplée d’oiseaux de mer qui se laissaient doucement porter par le courant ». Le port, ses habitants, et même le lycée où se déroule une grande partie de sa vie ne sont pas pour Christian des lieux anodins – (il parle de « notre lycée », « notre directeur »,
« nos petits » pour parler des jeunes élèves) – mais une communauté dans laquelle il est ancré. On retrouve ici la notion de Heimat, chère à l’écrivain, qui lui a valu parfois d’être étiqueté comme un écrivain régionaliste, mais dont lui-même disait qu’elle n’était qu’« une invention de la mélancolie ».

Une histoire d’amour donc. Un thème que cet auteur pudique et discret n’avait jamais abordé dans son œuvre, en tous cas pas avec cette intensité, même dans son best-seller, Die Deutschstunde, qui avait rencontré un énorme succès lors de sa parution en 1968, alors que l’Allemagne, sous la pression des jeunes générations, exhumait son passé nazi. L’histoire, racontée du point de vue du fils, se déroule dans un petit coin perdu de Frise du nord à l’atmosphère très prenante. Elle montre le jeune Siggi tiraillé entre l’aversion qu’il éprouve pour son père, fonctionnaire zélé du régime nazi, (« l’éternel exécuteur ») et la confiance et l’admiration que lui inspire la figure libre du peintre Max Ludwig Nansen, en qui on reconnaît le peintre Emil Nolde. Dans cette histoire privée qui raconte avec ampleur l’histoire d’une famille allemande banale, la dénonciation du nazisme reste nécessairement discrète. Homme du nord et tempérament solitaire, S. Lenz, dont les débuts furent marqués par son passage au Groupe 47, a pourtant toujours manifesté un engagement politique discret, plus marqué pour des causes qui lui tenaient à cœur. Entre 1965 et 1970, il milite pour le SPD et soutient, comme son ami Günter Grass, la candidature de WIlly Brandt. En 1970, (l’année du « geste » de W. Brandt dans le ghetto de Varsovie), il est à ses côtés lors de la signature du traité de réconciliation entre l’Allemagne et la Pologne. L’histoire, le passé allemand, tout cela est évacué dans sa dernière nouvelle à la trame épurée, hormis une brève allusion à la guerre : c’est, indirectement, parce que son père a séjourné comme prisonnier de guerre dans une famille anglaise que Stella est devenue professeur d’anglais.

Tout entier écrit du point de vue de Christian, le récit entrelace avec une admirable fluidité l’évocation du moment présent, l’hommage ému rendu à la défunte par la communauté du lycée Lessing dont elle était une figure fédératrice, appréciée par ses collègues, aimée de ses élèves, et le passé récent, la naissance d’une passion qui se nourrit d’instants inscrits dans les menus événements de cette petite station balnéaire. Plus que les mots, ce sont les gestes qui comptent. Christian caresse le dos de Stella : « Subitement, elle jeta la tête en arrière et me regarda d’un air surpris… comme si elle avait inopinément senti et découvert une chose à laquelle elle ne s’attendait pas ». Sous la pression d’un accord tacite, ils se rendent à l’hôtel où la jeune femme habite provisoirement. « Stella ne me demanda pas de l’accompagner, il allait de soi pour elle que je la suivrais ». Ce qu’ils partagent alors, l’intimité physique de leur première étreinte, est évoqué incidemment, à travers un détail discret : l’unique empreinte laissée sur l’oreiller qu’à l’initiative de Stella, ils ont partagé dans cette chambre d’hôtel avec vue sur la mer. Pareillement comblés par l’intensité de cet amour qui fond sur eux comme un magnifique cadeau du destin, tous deux réagissent pourtant différemment. Stella, plus mûre et maîtresse d’elle-même, s’abandonne avec prudence et mélancolie à cet amour placé sous le signe de l’éphémère. Christian, toujours en quête d’une nouvelle confirmation, vit dans la crainte que leur amour puisse prendre fin. Son admiration éperdue, proche de la dévotion, qu’il éprouve pour Stella, ses talents de plongeuse, sa robustesse, son endurance à la nage, son esprit de décision, les grands moments d’abandon et de tendresse partagés, l’épisode bouleversant des funérailles en mer, tout cela, transfiguré par l’amour, revit intensément dans cette commémoration ardente et muette à laquelle le jeune homme communie avec la femme aimée. Ecrite dans une langue sobre et fluide, ce récit grave et poétique à l’arrière-plan très personnel (l’auteur a perdu sa femme il y a deux ans), se lit comme une méditation sur la fragilité de notre condition, et sur l’immense consolation que l’être humain peut trouver dans l’acuité du souvenir.

Références

Walter Kempowski, Deutsche Chronik I - IX, Goldmann et btb, 1978-1984. Tous les volumes ne sont pas disponibles.
– Das Echolot, Munich (Albrecht Knaus Verlag), 1993-2005.

Silke Scheuermann, Die Stunde zwischen Hund und Wolf, Francfort/Main (Schöffling & Co) 2007.
– Reiche Mädchen, Francfort/Main (Schöffling & Co) 2005

Judith Hermann, Sommerhaus, später, Francfort/ Main (Fischer Verlag) 1998,
– Nichts als Gespenster, Francfort/Main (Fischer Verlag) 2003.

Siegried Lenz, Schweigeminute, Hambourg (Hoffmann und Campe) 2008, 128 p.