Georges-Arthur Goldschmidt
et l'Allemagne
Cher Georges-Arthur,
nous fêtons ton quatre-vingtième anniversaire – avec un seul jour de retard puisque tu es né le 2 mai 1928 – et il a failli tomber à l’eau. Je me suis demandé s’il fallait y voir un signe du destin, adapté au parcours d’une vie, où tu as fait, tôt, à l’âge de dix ans, l’expérience de la fuite pour échapper à la fureur nazie. Mais n’est-ce pas un autre signe du destin que la défaillance du « Bistro romain » 1 nous ait conduit chez « Balthazar » dont le nom signifie en hébreu : « Que Baal (le maître, le seigneur) protège le Roi ». Balthazar est un des trois Rois mages (en allemand Heilige Drei Könige), il aurait été le fils de Nabuchodonosor, il était en tous cas « Roi protégé de Dieu ». Et c’est peut-être là qu’il faut voir le symbole le mieux approprié : tu as trouvé protection en France, le pays de l’accueil, le pays du refuge après le séjour à Florence où tes parents t’ont d’abord envoyé en même temps que ton frère. Et pourtant , tu n’étais pas un enfant juif, tu ne te considérais pas comme tel, tu n’étais devenu juif que par la volonté d’une dictature meurtrière. Tu étais chrétien réformé, originaire d’une famille juive libérale aisée de Hambourg, dégagée des coutumes ancestrales jugées « oppressantes », très influencée par les Lumières, un modèle d’intégration, voire de fusion avec la société allemande au point qu’on ait voulu y être encore plus allemand que les Allemands eux-mêmes. Cette fusion avait conduit à la conversion au christianisme et comme cela a été le plus souvent le cas au sein de la bourgeoisie juive allemande, pas tant au catholicisme qu’au protestantisme.
Avant d’évoquer ton parcours, je voudrais rappeler à tous ceux qui se sont joints à nous pour fêter avec toi ton quatre-vingtième anniversaire, ce qui nous lie depuis sans doute une quarantaine d’années. C’est à Allemagne d’aujourd’hui que nous nous sommes rencontrés, toi et moi, toi de près de vingt ans mon aîné, mais nous avons immédiatement été complices, peut-être parce que je m’étais installé en Allemagne et vivais ainsi à cheval sur deux pays. Comme toi d’une certaine manière, sans la séparation de ta famille par la fuite et l’épreuve de la traque, ces deux éléments essentiels pour toi. Mais nous avions cet intérêt commun pour l’Allemagne d’après 1945. Tu m’as dit un jour, c’était avant que tu ne te mettes à écrire en allemand : je ne suis pas un écrivain allemand et j’avais mis cette sortie au compte du rejet de l’Allemagne, je t’ai vu de ce fait essentiellement français. En relisant La traversée des fleuves, j’ai pris conscience à quel point tu étais resté marqué par la tradition allemande et sans doute d’autant plus que tu avais été forcé de t’en séparer. Tu as un souvenir de l’Allemagne de ton enfance et de ton adolescence qui est gravé en toi de façon indélébile. Même devenu français, tu ne cesses de penser l’Allemagne avec ce qu’elle t’a apporté de souffrances mais aussi avec ce qu’elle a connu comme évolutions positives depuis 1945.
C’est d’abord ton image de l’Allemagne que je voudrais évoquer avant de parler de la représentation que tu as de la langue allemande. Je relève en premier dans La
traversée des fleuves cette magnifique formule (p. 100) : « Il ne faut pas oublier [...] que le nazisme fut aussi et peut-être avant tout une entreprise d’éradication de l’Allemagne elle-même. » Certes, tu n’oses pas l’affirmer à 100 %, d’où le recours à cette formule à la fois restrictive et évolutive « aussi et peut-être avant tout », mais tu entends bien donner à penser que le nazisme ne constituait pas le parachèvement de l’histoire allemande, son aboutissement en quelque sorte prédéterminé. Par ailleurs, tu écris, 110 pages plus loin : « Pour moi, l’Allemagne gymnaste et forestière devenait à la fois gênante et étrangère. Le nazisme en était, je le sentais, sans pouvoir l’expliquer en quoi que ce soit, une dimension intime, presque corporelle. » J’ai d’abord vu dans cette deuxième formule une contradiction avec la première, la différence entre l’une et l’autre tenant sans doute au fait que la première était réfléchie, intellectuelle, l’autre plus viscérale, le produit de ta subjectivité ! En fait, les deux formules peuvent subsister côte à côte : tu donnes à entendre à tes lecteurs que le nazisme avait bien à voir avec l’Allemagne, les Allemands, leur histoire, leurs traditions mais que ce n’était pas cela la bonne Allemagne. Tu as, à un autre endroit encore, une formule qui associe les deux points de vue quand tu dis que l’Allemagne a été « occupée par le nazisme », que le nazisme était donc extérieur à la vraie tradition allemande. Je trouve cette réflexion essentielle de ta part parce qu’elle montre que, malgré quelques tentations de le faire, tu n’as jamais condamné l’Allemagne dans sa totalité et que, riche des expériences de ton enfance, tu as toujours eu la nostalgie d’une Allemagne elle aussi protectrice et démocratique, ce qui t’a permis d’être sensible aux évolutions de l’Allemagne fédérale vers la démocratie après 1949.
On retrouve ce même schéma face aux langues des deux pays, avec peut-être davantage d’affectivité rageuse contre l’allemand et d’admiration benoîte pour le français. Tu as, à l’occasion, des mots durs contre l’allemand qui te paraît gothique et guttural quand le français serait lui tout charme et séduction. Mais tu nous livres, dans les mêmes pages où tu vois dans le nazisme une expression de l’histoire et de la pensée allemande, une explication qui fait apparaître toute ta subjectivité quand tu distingues l’allemand de ton enfance et le français qui est à tes yeux « une langue d’adultes ». Evoquant les textes allemands de ton enfance, tu écris : « … je me rendis compte de l’espèce d’infantilité de ces textes généralement très boursouflés. Ils étaient écrits dans ma langue d’enfance, censément par des adultes. Que des adultes s’expriment en français, une langue de grandes personnes, distinguée et effilée, cela me paraissait parfaitement naturel, mais en allemand, ce n’était pas sérieux. Ces écrits étaient à la fois compliqués et dérisoires, entortillés et simplets, écrits par de gros enfants, dans une langue qui parlait toujours de '‘haute spiritualité’’, avec des mots à rallonge benêts et emberlificotés. » Tu évoques « ces Gundolf, ces Korff, ces Spengler et autres naïfs prolixes » pour conclure que tu « sus d’emblée à quoi [tu] avais à faire, à d’énormes paquets de mots, épais, confus et trop graves pour être pris au sérieux. » Et quelques lignes plus loin, ce constat dévastateur : « Cinquante ans plus tard, d’innombrables lectures n’ont jamais pu apporter le moindre démenti à cette toute première impression. Le théorique formulé en allemand est, d’une façon ou d’une autre, catastrophique. Qu’ils se nomment Adorno, Habermas ou comme on voudra, ce ne sont que de redoutables bavardeurs incapables de s’exprimer avec aisance et justesse. » (p. 211) Bizarrement, tu n’évoques pas ici nommément Heidegger, ta bête noire, à qui tu ne pardonnes pas son verbiage abscons et son engagement jamais remis en question pour le nazisme. On comprend que, dans ta fureur iconoclaste, tu voies un lien de cause à effet entre la langue et la pensée allemande. Mais la langue est aussi produit de son contexte historique, elle n’est pas immuablement telle qu’elle est perçue à un certain moment. A preuve d’ailleurs que la découverte de Kafka te réconcilie avec ta langue maternelle : « J’y lus (à la bibliothèque de la Sorbonne) dans un état d’exaltation permanent, l’ensemble de ses écrits et un grand apaisement me gagna, j’avais retrouvé ma langue maternelle humaine, précise, ouverte, poignante et d’une ironique rigueur, enfin libérée de ses wagnériennes lourdeurs. » (p. 281)
Les langues française et allemande n’ont cessé de t’intéresser tout comme le passage de l’une à l’autre. Tu as pour la langue allemande l’intérêt d’un linguiste (Quand Freud attend le verbe, 1996) et les linguistes apprécient mieux que je ne peux le faire personnellement, tes travaux et réflexions sur la langue allemande. Devenu professeur d’allemand, dans un premier temps, tu as évolué vers cette autre forme de médiation qu’est la traduction, traduisant Kafka, puis Peter Handke. Avec le recul du temps, je perçois mieux que c’est ce que sa langue représente de tabula rasa par rapport à la langue boursouflée du nazisme qui t’a séduit chez lui, comme chez Kafka.
On n’a peut-être pas assez relevé ce qu’il y a de remarquable dans le fait que tu aies traduit de l’allemand, ta langue maternelle, en français, chronologiquement ta deuxième langue, celle du cœur et de l’esprit. C’est dire à quel point tu es finalement devenu français tout en étant resté de façon latente allemand. Mais au final, tu as dans la citation de tout à l’heure les mêmes qualificatifs sobres et enthousiastes pour l’allemand que tu en as trouvé pour le français. C’est certainement cela qui explique qu’écrivain français, après une période de refus, tu sois, malgré tout, devenu aussi un écrivain allemand, écrivant en allemand. Mais t’a-t-on jamais dit que ta langue allemande, cet allemand que tu écris aujourd’hui dans Die Aussetzung, Die Absonderung et Die Befreiung, porte la marque très personnelle de ton passé, qu’elle est parfois surannée et académique, moins souple et fluide que ton français ? Le français serait ainsi devenu, dans le cadre du bilinguisme qui te caractérise – mais un chacun sait parmi nous qu’il n’y a jamais de bilinguisme parfait –, qu’il y a une langue I et une langue II – la première de tes deux langues ?
Georges-Arthur, tu es un homme pudique, mais un auteur impudique dans la tradition de l’écriture authentique et sincère de Montaigne quand il dit au début de ses Essais ne vouloir rien cacher de l’homme qu’il est. C’est par le détour de la littérature que tu as su/pu parler de tes souffrances et de tes émois d’enfant et d’adolescent, un thème récurrent dans ton autobiographie et les autres œuvres autobiographiques que sont tes récits et romans. Tu nous livres de l’internat du collège Florimontane en Savoie un tableau dans la tradition de Törless, avec de l’ironie, beaucoup d’ironie en plus 2. Tu évoques avec un réalisme cru les plaisirs charnels, le voyeurisme et l’homoérotisme comme phase transitoire vers une sexualité plus mûrement assumée, les punitions corporelles, le plaisir que tu prends aux fessées administrées par des femmes à qui on ne sait trop finalement si tu leur en veux vraiment. Tu rends très bien compte de ce petit monde qui vit replié sur lui-même et dans lequel les plaisirs du corps sont à ce point condamnés qu’ils ne peuvent s’exprimer que de façon indirecte et pervertie – par le biais des châtiments corporels qui unissent la fouetteuse au fouetté dans une relation trouble de plaisir partagé – et engendrent en même temps un profond sentiment de culpabilité. D’autant plus profond chez toi que, enfant poursuivi jusque dans ton refuge savoyard, il ne manque pas d’esprits bien-pensants pour te dire que d’autres ont laissé leur vie pour qu’un enfant comme toi puisse survivre. Autre façon de te culpabiliser ! Ce qui, je crois, t’a toujours sauvé, c’est au-delà de l’instinct viscéral de survie, une sorte d’étonnement constant d’être au monde et ta capacité à profiter d’être au monde. Ina Hartwig a fort bien perçu le secret de l’écriture autobiographique chez toi : « On peut faire abstraction dans le cas de Goldschmidt de la distinction entre récit et autobiographie, entre fiction et vécu. Le héros s’appelle Arthur Keller pour des questions de perspective. Rien ne relève ici de la fiction et pourtant le texte obéit parfaitement aux lois de la poésie. Goldschmidt sait que sa propre vie est devenue littérature. Cette transformation a pu s’opérer parce qu’il a fait et refait de multiples fois le parcours de sa vie. » 3
Le récit de ta jeunesse est poignant, tu as été un enfant peu équilibré, rêveur, fantasque sous l’influence de ta mère à laquelle tu es profondément attaché mais dont tu ne comprends pas les sautes d’humeur, tu te dis volontiers paresseux, il y avait chez toi quelque chose d’enragé (le terme est depuis 40 ans occupé par les enragés de Mai 68 !, mais il y a des similitudes comportementales plus que politiques ou idéologiques). Tu dis comment ta rage finalement fut maîtrisée au cours de ton adolescence. J’ai longtemps cherché le terme qui caractériserait le mieux le jeune garçon que tu fus, et j’ai finalement retenu celui d’« exalté », il me semble être resté une constante tout au cours de ta vie. Il me semble aussi avoir fait personnellement plusieurs fois l’expérience de ta capacité à t’exalter dans la conversation et le débat, te laissant séduire par une idée que tu développes avec toujours plus d’enthousiasme, sans pour autant perdre ta lucidité si jamais ton interlocuteur te demande de revenir plus prosaïquement sur terre. A cette capacité de t’enthousiasmer s’est adjoint très tôt un don d’observation qui modère les effets de l’exaltation. Tu as le sens des paysages et des lieux que des années plus tard tu es en mesure de reconstituer avec une authenticité étonnante. Tu enrichis tes obser-vations de réflexions profondes quand tu affirmes que le passage de l’horreur a modifié ces paysages, tout en sachant fort bien qu’ils sont restés semblables et que ce qui a changé, c’est la perception que nous en avons. Avec le recul, quand la réflexion l’emporte sur la sensation, tu es devenu un observateur lucide de ton temps, capable d’apprécier, au-delà des rancunes du passé, les efforts faits en Allemagne pour travailler et surmonter le passé. Ton histoire devenue, comme le dit si bien Ina Hartwig, littérature intéresse les lecteurs français, elle intéresse aujourd’hui, me semble-t-il, encore plus les lecteurs allemands, sans doute parce tu représentes leur mauvaise conscience et qu’ils se sentent confusément un devoir de réparation à ton égard. Nous te devons aujourd’hui, pour ton 80e anniversaire, Allemands et Français ici réunis, la même amitié.
Notes
1. Le repas amical donné en hommage à G.-A. Goldschmidt le samedi 3 mai 2008, pour son quatre-vingtième anniversaire, était initialement prévu au Bistro romain de l'avenue des Ternes à Paris. Celui-ci ayant fermé sans prévenir, le groupe d'amis réuni à cette occasion a été accueilli, en urgence mais de la façon la plus aimable et réussie, au restaurant Balthazar de l'avenue Niel.
2. L'article de B. Pivert, publié dans ce même numéro, sur le thème de l'éducation avant et après 1968 dans l'œuvre de G. Wohmann, illustre à merveille, du côté allemand, cette éducation autoritaire et castratrice.
3. « Der Unterschied zwischen Erzählung und Autobiographie, zwischen Fiktion und Leben, kann man bei Goldschmidt im Grunde ignorieren. Der Held heißt Arthur Keller um der Perspektive willen. Nichts dürfte hier fiktiv sein, und doch gehorcht der Text ganz und gar den Gesetzen der Poesie. Goldschmidt weiß: Seine eigene Lebensgeschichte ist Literatur geworden. Möglich wurde diese Transformation, weil er sich selbst regelrecht durchschritten hat. », Ina Hartwig in FR, Feuilleton, 05.09.07, p. 39.