On ne connaît pas assez Lothar Trolle, que ce soit en France ou même en Allemagne. Il n'est pourtant pas né de la dernière pluie : 1944, en Thuringe. Plus exactement à Sangerhausen, sur le flanc sud du Harz, non loin du Kyffhäuserberg, lieu mythique où l’empereur Frédéric-Barberousse attend l’heure de sa résurrection. Lothar Trolle se montrera, dans son œuvre, très inspiré par les mythes. La parution récente de ses Gesammelte Werke nous donne l’occasion de réparer nos dettes. Sous le titre ironique de Nach der Sintflut, ce volume considérable de soixante textes, qui ne correspondent pas à la totalité des écrits de l’auteur (autre ironie), rassemble une production indubitablement originale. 1 Jusqu’à la fin de la RDA, il n’a été apprécié que d’un petit cercle de « théâtreux », et tenu sous le boisseau par les autorités culturelles. Etudiant en philosophie à la Humboldt-Universität, il refusa de se présenter aux examens pour signifier son refus de la pensée unique. Il a écrit tout jeune, en 1965, ayant trouvé refuge comme machiniste au Deutsches Theater de Berlin-Est, une sorte de farce à la Hans Sachs, complètement opposée au genre « réaliste socialiste » prôné par le pouvoir établi : Papa Mama. C’était l’époque de la « voie de Bitterfeld », et le quotidien de la RDA était illustré par des auteurs aujourd’hui oubliés : Kerndl, Hammel, Baierl, Rudi Strahl. Ceux qui tentaient de faire entendre une voix « vraiment réaliste », à l’opposé du « tout va très bien », étaient expulsés ou interdits de la scène théâtrale : Heiner Müller, Volker Braun, Peter Hacks, Hartmut Lange. Il était ainsi impensable de faire paraître sur une scène une histoire invraisemblable de papa-maman qui s’entre-assassinnent, en « vers de mirliton » (Knittelverse), qui parodie Faust, convoque la figure de Hanswurst (la « grande bouffe »), dans une économie de pénurie. Ce texte emblématique ne sera créé qu’en 1979… en RFA, et sur la scène provinciale de Krefeld. Un autre texte sulfureux, Hammel und Bammel als Verkehrspolizisten (1970), n’avait aucune chance d’affronter les feux de la rampe : des policiers ridicules, qui font de l’auto-stop, se retrouvent en caleçon, se transforment en anges – ça ne mène pas à la prison, mais sûrement à la non-existence artistique (création, là aussi, en RFA, en 1980, à Heidelberg, dans un théâtre « de poche »).

En fait, d’entrée de jeu, Lothar Trolle est fait pour le « cabaret » (Kleinkunstbühne), comme en d’autres temps un Wedekind ou un Karl Valentin. Quand le Mur tombe, en 1989, il a quarante-cinq ans, et n’a même pas connu la fortune hasardeuse d’un Heiner Müller, de quinze ans son aîné, devenu intouchable à cause de sa renommée tardive, d’abord en RFA, puis même en RDA. A bien des égards, Trolle est le double et le « fils spirituel » de Heiner Müller, qu’il a rencontré pendant cette période d’« exil intérieur ». Il lui rend hommage dans un texte de 1972, Heiner Müller im VP-Krankenhaus : dans son hôpital, les infirmières et les médecins portent l’uniforme de la Volkspolizei sous leur blouse.

Autre signe de la filiation müllérienne : en 1974, Trolle écrit Weltuntergang in Berlin, un court texte de cinq scènes, qui se confronte à la « scène fondatrice » de l’Allemagne d’après-guerre : la chute de Berlin en avril-mai 1945. Ce qui fut célébré plus tard en RDA comme une « libération du fascisme » est montré en scènes lapidaires comme une authentique fin du monde : des soldats se suicident en s’accusant mutuellement (déserteur ! – dénonciateur !), une mère et sa fille mangent le père, qui revient les tourmenter sous sa forme de squelette, tout le monde est fou, partout des ruines et des cadavres. Cette vision grotesque de l’apocalypse sera créée en 1979, mais à Berlin-Ouest, dans les voies désaffectées de Gleisdreieck. 2 Lothar Trolle est plus radical que Brecht sur ce sujet. Il avait écrit un prologue à sa mise en scène d’Antigone, en 1948, en Suisse, sous le titre Berlin, avril 1945 : les deux sœurs, comme chez Sophocle, sont devant leur frère, déserteur et pendu pour ce fait. L’une le renie, l’autre risque sa vie en voulant couper la corde. Mais Trolle est aussi fantastique que Müller, qui a présenté des scènes analogues dans La Bataille : le cannibalisme entre soldats à Stalingrad, le père de famille qui tue ses enfants, sa femme, puis se demande s’il ne vaut pas mieux rester en vie, en attendant des jours meilleurs. Trolle n’eut pas la chance de Müller : son spectacle fut monté en 1975 à la Volksbühne de Berlin-Est, par le duo Karge-Langhoff, et vint même à Paris. Pendant deux décennies (années 70 et 80), Trolle écrit beaucoup, et pas forcément pour le théâtre : des monologues, des poèmes, des parodies, publiés dans une revue « dissidente », vendue sous le manteau (Mikado). 3

La première mention, à l’Ouest, du personnage atypique qu’est Lothar Trolle, date de 1977. La revue bien connue Theater heute publie un article sur lui, et un texte de lui, très allusif : Wenn einer Stücke schreibt. 4 On y apprend qu’il vit retiré, n’ayant de contacts qu’avec les milieux du théâtre (Heiner Müller, B.K. Tragelehn). Il se dit influencé par le jeune Brecht, par Beckett, par le théâtre de marionnettes et la figure de Hanswurst, de Kasperl. Il a commencé une pièce, qu’il laissera inachevée : Le dernier paysan indépendant. Il collabore avec Thomas Brasch pour écrire deux pièces, qui seront mises en scène, mais sans laisser beaucoup de traces. 5 La seconde mention de Lothar Trolle figure dans l’ouvrage essentiel de Wolfram Buddecke et Helmut Fuhrmann, Das deutschsprachige Drama seit 1945, qui étudie en parallèle la production dramatique des quatre pays de langue allemande, en fonction de leur évolution politique. Comme la RFA, l’Autriche et la Suisse, la RDA a droit à ses sept chapitres (83 pages au total). Dans le chapitre final (Die bedingte « Liberalisierung » nach Ulbricht und deren Ende, 1971-1980), Trolle est nommé parmi les quatre auteurs « expérimentaux » des années 70 : Stefan Schütz, Thomas Brasch, Kurt Batsch et lui. Ils ont en commun de recourir aux mythes et à l’histoire (ancienne), faute de pouvoir dire sans détours ce qu’ils pensent de la société est-allemande. Le seul qui le tenta fut Thomas Brasch, ce qui le conduisit à… passer à l’Ouest en 1976. De Lothar Trolle, les auteurs disent qu’il est un peu comme un mirage insaisissable, et on ne prononce guère que le titre de sa pièce Papa Mama. De fait, il faudra attendre la fin de la RDA pour que les textes accumulés dans les tiroirs puissent paraître au grand jour. Ainsi dans un recueil de 1991, portant le titre Hermes in der Stadt. On y trouve bien entendu la série de textes qui donne son titre au recueil entier. Cet Hermès dans la ville est d’abord une suite de récits dans le genre « faits divers », peu faite pour une représentation théâtrale au sens classique (incarnation de personnages par des comédiens). 6 Le lieu de l’action est certes nommé (Berlin-Est), mais il n’est pas question de politique. L’objet est de montrer que le pays du « socialisme réellement existant » n’est pas exempt de criminalité à des degrés divers. Un récitant narre comment un jeune « pionnier » dérobe son porte-monnaie à une vieille femme qu’il est venu aider. Un autre : un quidam agresse une jeune femme avec enfant dans un jardin public désert, et lui dérobe son sac à main. Après : une jeune femme vole un bébé dans un supermarché. Un nommé F. (les personnages sont désignés par des initiales, pour souligner l’universalité du mal) étrangle G. avec un fil électrique. Trois adolescents (K., M., N.) s’en prennent à O., qui a une mobylette, et le compissent après l’avoir fait tomber. Trolle conclut ces récits par un poème rimé, qui sonne comme un poème expressionniste à la Georg Heym sur les catastrophes qui attendent les grandes villes. 7

Lothar Trolle revendique hautement son droit d’écrire pour la scène en tant que conteur, comme dans l’antique fonction du rhapsode. C’est une situation limite. Dans La travailleuse à domicile, 8 il prend en quelque sorte la suite de F.X. Kroetz, qui avait écrit en 1971 Concert à la carte, une « pièce » faite uniquement de didascalies, où une jeune femme esseulée préparait méticuleusement son suicide. Dans son récit théâtral, Trolle raconte aussi méticuleusement l’avortement d’une jeune fille de dix-neuf ans, qui habite un « appartement réhabilité à Pankow ». Impossible « d’imager » ce récit sordide et sanglant, le traitement du foetus, son ensevelissement dans un parc, les remords et la reddition de la malheureuse au « bureau de police 17 de la rue Hadlich ». S’il est vrai, selon Antoine Vitez, que « tout texte peut faire théâtre », un texte où les didascalies sont le « corps » (au sens propre) est plutôt fait pour le cinéma. Dans un texte de 1985, 34 phrases sur une femme, Trolle frôle déjà la limite du « jouable ». Ce n’est pas vraiment un éloge du statut de « travailleuse » en RDA que cette « scène de ménage » (au pied de la lettre), dont la non-héroïne, Anna, est montrée dans ses fonctions de femme de ménage dans le foyer d’une entreprise VEB. Peu de paroles échangées avec la « responsable de la brigade », beaucoup de gestes précis dans un décor hyperréaliste. La seule évolution entre le début et la fin est l’annonce d’une prime de 250 marks attribuée à Anna à l’occasion du 1er mai. Ainsi auréolée, elle doit néanmoins accepter de remplacer un collègue malade le dimanche qui suit. Une tension est perceptible dans ce microcosme, comme dans l’un des premiers spectacles d’Ariane Mnouchkine, La Cuisine (de l’Anglais Arnold Wesker, 1957), où un grand restaurant était montré du point de vue des marmitons quasiment muets, avec toute une hiérarchie entre les rôles, une gageure qui tenait cependant en haleine, tellement les allées et venues étaient (le mot est juste) « criantes de vérité ». La pièce de Trolle fut créée à Gera en novembre 1985, peut-être comme parangon de « réalisme socialiste »…

Si l’on admet qu’un monologue puisse être qualifié de drame (le personnage et le comédien sont identiques, selon la définition antique du mimus), les exemples ne manquent pas. 9 Le texte L’heure du Seigneur est dans ce cas. Un vieil homme, qui n’est plus totalement ingambe, parle de sa vie quotidienne et de ses souvenirs, qui sont ceux d’un historien, assez féru en ce qui concerne les « grandes » révolutions (1789, et 1917), qu’il mélange un peu. La dérision n’est pas loin, mais elle est compensée par le statut d’homme un peu gâteux (et par le sous-titre ironique de « comédie »). 10

Trolle est à coup sûr un maître de l’ironie. Ainsi, dans Hermès dans la ville, procède-t-il vis-à-vis de l’intertextualité. 11 Son « maître » Heiner Müller en fit largement usage, dans des contextes que l’on peut qualifier de sérieux. Dans la deuxième partie de son texte, 12 Trolle invente le personnage d’un ancien « taulard » cultivé, expert en « métrique du vers allemand ». Il commence par embarquer une auto-stoppeuse, l’invite dans un restaurant d’autoroute, et sous un prétexte crédible, la laisse en fait en plan, pour repartir avec son sac à main qu’elle a laissé dans la voiture. Ce qui ne l’empêche pas de disserter à voix haute sur son sujet favori : les iambes et les trochées. Il donne la palme à Kleist dans le registre du pentamètre iambique, et récite un passage de La Cruche cassée, puis de Penthésilée. Se succèdent des épisodes criminels et des citations. Le viol d’une jeune fille dans un bois (alors qu’il pense à la rareté de l’alexandrin en poésie allemande). Le meurtre d’un homosexuel qui l’a attiré dans son appartement (prétexte à chercher des alexandrins dans Schiller et Hölderlin). L’étranglement d’une autre jeune fille dans les toilettes d’un café (en poursuivant sa réflexion sur Klopstock). Même quand il est arrêté, il ne peut s’empêcher de citer, trouvant des sources plus modernes.

Dans la troisième partie, De l’enfance d’un dieu, Trolle s’exerce à la parodie bouffonne, à la manière d’Offenbach, mettant en musique les textes de Meilhac et Halévy. Le jeune Hermès, dans son landau, est accusé d’avoir volé les vaches du troupeau d’Apollon pendant une absence de quelques minutes de sa nounou (la nymphe Kyllène), de les avoir dépouillées et mis leur peau à sécher. C’est conforme à la mythologie mais pas à la vraisemblance. Cela ne fait rire que les satyres qui assistent à la scène. La quatrième partie (Hermès dans la ville – Mauvais sang) donne son titre à l’ensemble. Après un détour au cœur de l’Arcadie, le jeu intertextuel consiste à citer la mythologie des contes de fées. Le lieu n’est pas situé : « quelque part dans la ville ». Le temps non plus : c’est « aujourd’hui », Hermès est un collectif, un groupe de jeunes qui « boivent de la bière en écoutant de la musique ». Pour passer le temps, ils se racontent l’histoire de l’enfant resté seul l’après-midi, en attendant ses parents. Cet enfant existe-t-il ? Vit-il dans l’appartement situé au dessus ? Ils lui téléphonent, chacun son tour, comme dans un jeu de rôles : au nom du Père Noël, de l’Ogre, de la Belle au bois dormant. Tout est promesse de solitude, de déréliction. Même Isaac est abandonné par son père Abraham. Tous les pères finissent par mourir, même s’ils s’accrochent à la main de leur fils, condamné à attendre, au cimetière, que la main du père pourrisse et lâche prise. Cette génération est celle des paumés, des « Null Bock », des « Aussteiger ». Dans ces conditions, il ne reste plus qu’à disparaître, de façon moderne : en avalant des cachets de barbiturique. En guise de soutien par téléphone, le groupe Hermès donne des conseils à distance pour bien s’assurer de la mort du patient : 21 cachets, un verre d’eau, ou mieux encore, de vinaigre d’alcool. Ces jeunes sont un groupe de rock, et leur refrain revient sans cesse :

Qu’il vienne, qu’il vienne
Le temps dont on s’éprenne
Le moment
Des mers enlevées
Des embrasements souterrains
De la planète emportée
Des exterminations conséquentes
Dans les villes, les villages, les maisons
Il faut être absolument moderne. 13

La fortune théâtrale de Lothar Trolle en France est jusqu’à présent limitée. Il y faut le hasard d’une rencontre entre un texte, un traducteur et un metteur en scène – ce dernier étant inspiré par l’envie de faire surgir d’un texte rebelle aux canons du « dramatiquement correct » des signes identifiables et convaincants. Ce fut le cas pour Les 81 minutes de Mademoiselle A. Ce laps de temps est celui de la durée du spectacle, si on lit les didascalies (description d’un décor, récit d’une action corporelle) et si on dit toutes les répliques des « personnages ». En réalité, il faut les créer, ces compagnes de Mademoi-selle A. : ce sont des caissières de supermarché, au nombre de sept (Melle B., Melle C., etc.), quelque part en Thuringe (le pays de Trolle), si l’on en croit la transcription phonétique de leurs propos anodins. Elles sont saisies au moment où elles changent de tenue, dans leur vestiaire, ou bien font une pause-café. Ces propos deviennent ensuite des monologues intérieurs, ce qui se passe dans la tête des caissières et des vendeuses tandis qu’elles servent la clientèle. L’une se rêve en Léda, montée par un cygne du parc municipal. L’autre s’imagine triomphant d’une rivale en un combat singulier. De ces fragments de mots en l’air (au sens propre) naissent des fragments de récits : un voyage de vacances à Capri, le désamour au sein d’un couple.

La pièce de Trolle fut révélée à un grand public en 1997, au Festival d’Avignon, dans le cadre moins imposant, plus intimiste de la Salle Benoît XII. Michel Raskine signa la mise en scène, en grand découvreur de textes allemands hors du commun. Il était épaulé par Michel Bataillon (traducteur) et Marief Guittier (principale comédienne). Le même trio avait déjà conduit au succès une pièce de Manfred Karge, Max Gericke, ou de la pareille au même. Ils firent la preuve qu’une écriture relevant de ce qu’on appelle le « théâtre post-dramatique » peut fournir du grain à moudre à un spectacle pour sept comédiennes formées à l’invention d’un personnage singulier à partir de quelques répliques et d’une situation. La gageure fut surmontée avec art, un art rappelant les spectacles de Marthaler, misant sur le talent des comédiens et du scénographe. Comme c’est souvent le cas, une bonne mise en scène « épuise » un texte, qui trouve difficilement des « répliques », comme on le dit d’un séisme.

Lothar Trolle s’est rarement livré au jeu de l’interview. Dans un entretien avec Barbara Engelhardt, 14 il fait dépendre son style « monologué » des contraintes qui pesaient sur l’écriture dramatique du temps de la RDA : une fable, un sujet, des personnages, des dialogues, etc. Il n’en fait pas un acte d’opposition politique, mais « littéraire ». La contrepartie, ce fut la faible diffusion de ses textes, qui se fit principalement dans les milieux du Prenzlauerberg. La chute du Mur et ses suites ne l’ont pas « reconverti » au réalisme. Il prétend avoir trouvé seul sa « forme », sans avoir à prendre en compte les changements politiques, donc aussi esthétiques. Son credo est resté le même :

« Une pièce est quelque chose de relativement objectif, parce que l’auteur disparaît presque. Le « je » au théâtre est différent de celui de la poésie, il est une entité éclatée, parce que réparti en une dizaine de personnages différents. »

Quelles en sont les conséquences sur le jeu des acteurs ? Sa réponse peut sembler déroutante, voire provocante :

« On écrit aux acteurs quelque chose sur un bout de papier, qu’ils utilisent pour en faire ce qu’ils veulent [...] Il ne donne que des matériaux [...] Les comédiens doivent inventer des personnages qui ne sont jamais naturalistes ou réalistes [...] Le monologue est effectivement la forme la moins théâtrale du théâtre, mais il est pour moi l’expression de la solitude du personnage. »

Par de telles formules, Lothar Trolle rappelle ce que fut, au théâtre et dans les arts plastiques, la « révolution » expressionniste, symbolisée par Le Cri d’Edward Munch (il y fait implicitement référence en parlant de 34 phrases à propos d’une femme) :

« Une femme, la quarantaine, rentre chez elle après son travail : ce n’est au fond qu’un seul cri. Mais je dois le décrire très exactement, afin que nous puissions nous y reconnaître. »

Elles à trois sous un pommier 15 est un monologue assez long (81 p.) tenu par une comédienne qui s’apprête à jouer dans la pièce de Tchékhov La Cerisaie (rôle de Lioubov). Elle est à la campagne, dans la maison familiale et se remémore quelques instants de sa vie. Parmi les plus importants, la lecture du récit d’un voyage hasardeux de David Emmanuel Lifschitz pour assister aux funérailles de Boris Pasternak, en 1960. Trolle, comme slavisant, connaît très bien l’histoire de la Russie et la Russie des années 1960. Elle imagine un nouvel incendie de Moscou, qui détruit la maison de Maïakovski. Elle décrit les trains usés, les traces de la guerre, les téléphones vétustes. Dans sa tête défilent plusieurs personnages, qu’elle cite et mime en même temps. Il y a sa mère, le médecin de famille, l’acheteur potentiel de la maison (comme Lopakhine, dans la pièce de Tchékhov). Mais la maison ne sera pas vendue, elle est le lieu de la mémoire, de l’identité. Cette mémoire prend des aspects bouffons, comme l’histoire de l’homme-à-la-grande-queue, qui déçoit son épouse le soir de ses noces, car ladite queue a été mise en dépôt chez un usurier.

Bien d’autres textes de Trolle mériteraient d’être traduits, dans la perspective d’une mise en scène. On pourrait commencer par la courte scène qui donne son nom au recueil : Après le déluge. C’est un texte pour le cabaret : Noé se retrouve sur son arche, avec sa femme et ses enfants, eux-mêmes mariés. Seulement voici : pas moyen de prendre pied sur le sol, il n’y a plus que de la vase, on s’y enfonce jusqu’au cou. Soudain, l’un des fils trouve une pierre : nous sommes sauvés ! Dieu en personne fait son apparition et prononce son fameux « croissez et multipliez ». Trolle est toujours inspiré par le genre parodique, mais c’est pour en tirer des enseignements sérieux, pas pour divertir uniquement. Ainsi, dans La promenade de Pâques de Wagner, il reprend la célèbre scène de Faust, et la fait raconter par le factotum. Il se souvient des gestes et des paroles du grand professeur, et les cite. Mais tout cela est bien loin, la contrée de Wittenberg a bien changé, on y entend les sirènes des usines. Où sont les rivières et les ruisseaux d’antan ?

Le récit à la première personne est le mode narratif préféré de Trolle. Ainsi, dans La mort de mon voisin Otto Linke, le « je » se souvient, deux ans après, des circonstances de la mort de son voisin, terrassé par une crise cardiaque. Il ne s’est pas montré à la hauteur de la situation, tellement il était préoccupé de ne pas manquer son train. Il n’avait plus qu’une demi-heure avant le départ, et il s’est contenté d’une sorte de service minimum : appeler les urgences, prévenir la fille du mourant, lui fermer les yeux quand son cœur a cessé de battre. Puis il a couru vers la station de tramway.

La solitude est un thème central de l’œuvre de Lothar Trolle. Il réutilise la figure de Kasperl 16 pour l’illustrer dans Trois Kasperlspiele. Le pauvre bonhomme destiné à faire rire se retrouve tout seul dans son appartement avec son magnétophone à cassettes. Il enregistre sa propre voix, en la déguisant, pour l’écouter ensuite, comme si une autre personne lui faisait la conversation. Il s’ensuit une sorte de dialogue, forcément comique, entre le « vrai » Kasperl et le « faux ». Le faux Kasperl peut prendre l’identité de Faust, donnant des conseils au vrai pour qu’il ne s’ennuie pas (La voix de son maître). Il enregistre une fausse rencontre : une femme lui rend visite, elle lui parle, avec sa fausse voix, tandis qu’il essaie, avec sa vraie voix, de la faire céder à son désir. Mais rien ne s’est passé, les bruits de la bande ne font pas naître le personnage. Finalement, il se livre à l’onanisme. On frôle là une problématique pirandellienne : ce n’est pas parce que des personnages parlent et s’agitent sur une scène qu’ils sont saisissables. Dans les premiers temps du cinéma, on a vu, paraît-il, des cow-boys tirer sur l’écran pour se défendre.

La balle est, pour ainsi dire, dans le camp des traducteurs. Deux textes assez longs pourraient les tenter, pour ce qu’ils contiennent de jeu entre un hypotexte et un hypertexte. Dans le cas de klassenkampf (svendborg 1938-39), 17 l’hypotexte est ce que Brecht a pu écrire dans l’île du Danemark où il avait trouvé refuge : poèmes, notations pour son Journal de travail, correspondances, etc. Dans Novemberszenen 18, Trolle indique sa « source » : il s’agit du roman-fleuve d’Alfred Döblin, November 1918, écrit entre 1937 et 1943, et resté longtemps à l’état de manuscrit. Un vaste chantier est donc ouvert avec la publication de Nach der Sintflut – Gesammelte Werke. Il faut espérer qu’il trouvera ses défricheurs.

Notes

* J-C. François. Professeur émérite à l'Université de Nantes.

1. Lothar Trolle, Nach der Sintflut, Gesammelte Werke, Berlin, Henschel Schauspielverlag et Alexander Verlag, édité par Tilman Raabke, 2007, 605 p. Le Werkverzeichnis de Trolle commence par un texte de 1964 (Die Krebse) et se termine par un autre de 2006 (Eine Kurze Szene Annas). Ce sont 115 unités textuelles, dont plus de la moitié figurent dans ce volume qui n’est à proprement parler qu’un volumineux recueil. Difficile de dire si un second recueil sera publié un jour.

2. Le thème de l’apocalypse avait été dominant dans le mouvement expressionniste, de la poésie (van Hoddis, Trakl, Heym) aux arts plastiques (Beckmann, Dix, Meidner, Heckel). Toujours présent dans les années weimariennes, ce thème semble reprendre vie après 1945 (Borchert, Böll, etc.). En ce sens, Trolle serait un expressionniste de la troisième génération.

3. Cette revue exista pendant cinq ans (1985-1989). Lothar Trolle, ayant une formation de slaviste, y fit connaître le mouvement d’avant-garde russe nommé Oberiou, et le dramaturge Daniil Harms.

4. Nach der Sintflut, op. cit., p. 67. Il est aussi question d’une pièce qui restera inachevée, écrite dans les années 1971-74. Son titre : Tod Auferstehung Leben des Genossenschaftsbauern Greikemeir. Elle devait embrasser, dans une écriture non-réaliste, la vie d’un village en RDA, de 1953 (débuts de la collectivisation) au temps présent. Staline y apparaît… pour critiquer le prosaïsme des Allemands. Une femme émancipée se transforme en homme. Un acte se passe au ciel, avec tous les grands morts du socialisme. Cela rappelle, sur le mode onirique, la fameuse pièce de Müller, Die Umsiedlerin oder das Leben auf dem Lande, qui valut à son auteur tant de déboires en 1961. Sur ces déboires, on pourra consulter ces deux articles :
– Jean-Claude François, Die Bauern de Heiner Müller, Cahiers d’Etudes Germaniques, Aix-en Provence, n° 20, 1991, pp. 221-234.
– Jean-Claude François, Heiner Müller et « La vie à la campagne », Modèles et contre-modèles, Etudes germaniques, 48e année, n° 1 (189), de janvier-mars 1993, pp. 3-26.

5. Ce sont : Das beispielhafte Leben und der Tod des Peter Göring (représentée à la Polytechnische Hochschule Berlin, en 1971, interdite après la première) et Galileo Galilei – Papst Urban VIII. Ein Kampf (mise en scène au Foyer culturel « Hans Marschwitza » de Potsdam, en 1972).

6. Le texte français de Hermès dans la ville a été établi par Renate et Maurice Taszman, et publié par l’éditeur Zhar. Quatre autres volumes ont été publiés dans le même coffret. Voici la liste des textes traduits : Papa Mama, Après le déluge, Elles à trois sous un pommier, L’heure du Seigneur, La travailleuse à domicile, 34 phrases au sujet d’une femme, Textes et matériaux. Pour les citations nous indiquerons : coffret Zhar. Pour obtenir ces traductions : s’adresser à la Compagnie Pérédelkino, 13, rue Hégésippe Moreau, 75018 Paris. Trois pièces de Trolle existent par ailleurs en traduction française : Berlin fin du monde, Fin du monde Berlin II, Les 81 minutes de Mademoiselle A., Editions théâtrales, Paris, 1998. Texte français de Jean Jourdheuil, Jean-Louis Besson, Jörg Cambreleng et Michel Bataillon.

7. Dans une mise en scène présentée à Nantes en 2007, réalisée par le Théâtre Amok sous le titre « Cabaret Trolle », les textes des « faits divers » étaient dits par les clients d’un salon de coiffure pour hommes, lisant leur journal à voix haute. Les coups de ciseaux, claquant comme des castagnettes, rythmaient les récits.

8. Pièce de 1996, publiée dans la revue Theater der Zeit (revue officielle de la RDA devenue « libre » après la « Wende ») en 1997, et créée la même année au Berliner ensemble.

9. Quelques exemples de monologues théâtraux ayant eu du succès : Simplement compliqué, de Thomas Bernhard, Conversation chez les Stein, de Peter Hacks, La Contrebasse de Süsskind.

10. Pièce de 1988, créée en 1993 (donc après la réunification) au Volkstheater de Rostock, qui fut au temps de la RDA (avec des réserves) plus « libre » que d’autres.

11. Texte français dans le coffret Zhar. Quatre parties sans aucun lien composent ce volume (114 p.). La pièce (de 1989) fut créée au Deutsches Theater de Berlin, en février 1992, dans une mise en scène de Frank Castorf.

12. Titre : Le dieu flâne. Quelques exemples puisés dans les pièces de Heiner Müller : un extrait des Annales de Tacite dans Germania Tod in Berlin, un extrait du Prométhée d’Eschyle dans Zement, des emprunts à Tite-Live dans Der Horatier.

13. Coffret Zhar, p. 88. On peut noter qu’une mise en scène du texte Hermès dans la ville a été présentée à Bourg-en-Bresse, en février 2004 (sous la direction d’Olivier Maurin). D’autres représentations de pièces de Trolle peuvent être signalées :
– Berlin Fin du monde et Papa Mama, mise en scène d’Hélène Ninarola, avec l’Ensemble Carcara, à la Filature, scène nationale de Mulhouse (1995).
– Berlin Fin du monde, mise en scène de Sylvain Maurice, au Théâtre de l’Atalante, à Paris (en 1996).

14. L’interview a été publiée en 1995 par la revue Theater der Zeit, qui était, du temps de la RDA, un organe étroitement surveillé de « L’union des gens de théâtre ». Elle était éditée par le Henschel-Verlag, portant le sigle VEB. Après la « Wende », le Henschel-Verlag s’est transformé en SARL, avec une autre direction et une autre orientation. Cette interview, traduite par Julie Birman et Emmanuel Béhague, a été publiée dans le programme de la pièce Elles à trois sous un pommier, à l’occasion de sa création en 2006. Nous la citons sous le sigle Programme Elles. Pour se procurer le texte intégral, voir l’adresse de la compagnie Pérédelkino, donnée en note 6.

15. Rappelons lieu et date des représentations de cette pièce :
– dans la mise en scène de Maurice Taszman, avec Elise Levron dans le rôle unique de la narratrice actrice, à la Maison de la Poésie, à Paris, en 2006.
– Reprise à Nantes, au Studio-Théâtre (qui héberge le Conservatoire national de région), dans le cadre d’un séminaire consacré à Lothar Trolle (en présence de l’auteur), organisé par l’équipe de recherche CERCI du Département d’Etudes germaniques (novembre 2007).
– En Allemagne, la pièce de Trolle a été créée en 1993 au Städtisches Theater de Chemnitz, et Deutschland Radio Berlin en a donné une version radiophonique en 1994.

16. Ce personnage a été « inventé » vers 1770 par le comédien viennois Laroche. Cette figure comique pouvait improviser, ce qui inquiétait la censure. En fait, le Kasperl du « Alt-Wiener Volksstück » n’était que la continuation du bon vieux Hanswurst, présent dans le théâtre (populaire) allemand dès le 16e siècle. Il est apparenté au bouffon de Shakespeare, à l’Arlequin de la commedia dell’arte. Le comédien autrichien Stranitzky (1676-1726) l’a incarné à merveille, lui donnant le costume d’un paysan de la région de Salzbourg. Il fut en butte aux critiques véhémentes de Gottsched, mais défendu par le jeune Goethe.

17. Texte de trente pages, écrit en 1998, créé la même année au Freies Theater München.

18. Texte de plus de cinquante pages, écrit en 1999, publié la même année dans Theater der Zeit. Création au théâtre de Bielefeld.