Un critique littéraire du journal Die Frankfurter Rundschau, Martin Lüdke, écrivait le 23 novembre 1985 à propos du Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun : « J'ai rarement eu entre les mains un livre qui m’oblige à prendre autant d’autres livres entre mes mains ». Son article s’intitulait : Diderot multiplié par Hegel divisé par Marx 1. Il pointait par là ce qui constitue l’une des caractéristiques, mais aussi l’une des difficultés majeures de ce roman, à savoir son recours massif à l’allusion philosophique. Nous sentons bien qu’il y a là quelques clés indispensables à sa compréhension, et ce d’autant plus que certains instruments conventionnels de l’analyse littéraire, en particulier les outils psychologiques, semblent inadaptés à son élucidation : en effet, on chercherait en vain à comprendre ce texte en s’attachant exclusivement à la vie affective de ses personnages, à leur évolution morale, leurs émotions, leurs désirs intimes. Une œuvre d’art, nous disait Volker Braun dans son discours à l’occasion du Prix Büchner en 2000, a « ce privilège unique que la pensée y devient action immédiate, c’est une pensée façonnée d’une matière concrète, mais sans oublier l’agir ni s’isoler des autres éléments, comme cela se passe dans le domaine scientifique » 2. Klaus Höpcke, ministre adjoint de la Culture de RDA, qualifiait pour sa part le roman d’« essai comique » 3, soulignant ainsi au passage, par cette appellation, sa dimension théorique. On comprend, à la lumière de ces assertions, qu’ici, le ressort de l’action romanesque est moins à rechercher dans une psychologie agie, que dans une philosophie en actes. C’est pourquoi il faut substituer à l’introuvable décryptage psychologique un décryptage philosophique.

Le titre du roman, qui reprend la configuration centrale de tout le texte, nous autorise d’ailleurs d’emblée à interroger la filiation philosophique à laquelle il se réfère. Un maître et son chauffeur, voilà qui nous renvoie à Jacques le Fataliste et son maître, dont l’auteur, Diderot, était aussi un philosophe encyclopédiste ; puis à Hegel et à son attelage du Maître et de l’Esclave, fondamental pour la Phénoménologie de l’Esprit ; mais aussi à Marx et Engels qui s’en sont tout à la fois inspirés et détachés pour formuler leur propre analyse des rapports de domination, ou encore à Brecht, dont la pièce Maître Puntila et son valet Matti jette un pont entre la philosophie de Hegel, Marx et Engels d’une part, et son incarnation romanesque dans le Roman de Hinze et Kunze d’autre part. Après avoir rappelé les grandes lignes de ces approches philosophiques successives de la constellation du maître et de l’esclave, nous dégagerons ce que le roman de Volker Braun leur doit, mais aussi en quoi il s’en démarque.

Diderot

Chez Diderot déjà, la marche – fût-elle du monde ou du roman – est déterminée par l’attelage d’un maître et d’un valet. On comprend dès les premières lignes que cet attelage a valeur de parabole et ne constitue pas seulement une constellation particulière d’individualités : « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » 4 Le but du voyage, ou, pour parler déjà comme Hegel, la fin de l’histoire, est pour le moins incertain ; mais les péripéties, elles, sont légitimées par Dieu ou par la « nature », vocables que Jacques utilise de manière interchangeable pour désigner le principe qui préside à la marche de l’attelage : « Si vous vouliez vous opposer à la volonté de nature », dit Jacques à son maître, « vous n’y feriez que de l’eau claire » 5, avant de préciser qu’il a appris tout cela « dans le grand livre » 6. Ainsi, nous en sommes encore à l’époque où la marche du monde et les liens de servilité sont la volonté de Dieu, ou de la nature comprise comme manifestation de Dieu. Seule l’ironie de Diderot, qui, au contraire de Jacques, écrivait dans l’Encyclopédie qu’« aucun être n’a reçu de la Nature le droit de gouverner aux autres » –, seule son ironie, donc, laisse entrevoir quelles lézardes fragilisent déjà cette ancestrale construction. Car il y a du tirage entre le valet et son maître, et les rôles prescrits semblent au fur et à mesure du voyage tourner à la révolte du valet : « JACQUES : Un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre. / LE MAITRE : Jacques, tu te trompes, un Jacques n’est point un homme comme un autre. / JACQUES : C’est quelquefois mieux qu’un autre. / LE MAITRE : Jacques, vous vous oubliez. Reprenez l’histoire de vos amours, et souvenez-vous que vous n’êtes et ne serez jamais qu’un Jacques » 7. Il s’ensuit une dispute, au cours de laquelle le maître ordonne à son valet de descendre et celui-ci refuse de le faire, tous deux appelant finalement leur hôtesse à la rescousse pour trancher le différend. La solution qu’elle prône est que chacun obéisse au désir de l’autre : « Jacques descendra, et quand il aura descendu, il remontera » 8. Le contrat de soumission ainsi restauré n’a cependant plus rien à voir avec la soumission vécue comme une évidence d’inspiration divine. Il devient formulable en termes de droit, et comme tous les accords d’inspiration humaine, il est susceptible d’être révisé : « J : Stipulons 1° qu’attendu qu’il est écrit là-haut que je vous suis essentiel, et que je sens, que je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, j’abuserai de ces avantages toutes et quantes fois que l’occasion s’en présentera. [...] / Stipulons 2° qu’attendu qu’il est aussi impossible à Jacques de ne pas connaître son ascendant et sa force sur son maître, qu’à son maître de méconnaître sa faiblesse et de se dépouiller de son indulgence, il faut que Jacques soit insolent, et que, pour la paix, son maître ne s’en aperçoive pas » 9. Les rôles stables du dominant et du dominé vacillent, mieux : ils s’inversent, puisque le valet se révèle être le plus fort et le maître le plus faible. Le maître de Jacques confirme cette inversion. A un marquis qui le complimente sur son serviteur, il répond : « Un serviteur, vous avez bien de la bonté : c’est moi qui suis le sien ; et peu s’en est fallu que ce matin, pas plus tard, il me l’ait prouvé en forme » 10. Deux réalités opposées coexistent dès lors : celle des apparences, où le maître domine, et celle de la vérité, dans laquelle le valet détient le pouvoir effectif. La contradiction entre les apparences et la vérité, porteuse de conflit, est apaisée par le consensus entre les deux hommes sur cette contradiction. Mais s’ils en venaient au conflit, c’est-à-dire pour le maître à vouloir mettre la réalité en conformité avec l’apparence et pour le valet à vouloir mettre l’apparence en conformité avec la vérité, l’attelage ne tiendrait plus.

Et c’est là que nous en venons à nous demander comme Volker Braun : mais qu’est-ce donc qui les retient ensemble ? La loi divine et naturelle, répond Jacques : « Tout cela [...] fut scellé là-haut au moment où la nature fit Jacques et son maître. Il fut arrêté que vous auriez les titres, et que j’aurais la chose » 11. Et pourtant, on assiste dans le même temps à l’émergence d’une critique sociale d’un type nouveau, particulièrement sensible dans l’emploi significatif du terme de « classe » : « Jacques demanda à son maître s’il n’avait pas remarqué que, quelle que fût la misère des petites gens, n’ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens ; s’il n’avait pas remarqué que ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, [...] cette éducation les avaient rendus les plus malheureuses bêtes du monde. D’où il conclut que tout homme voulait commander à un autre ; et que l’animal se trouvant dans la société immédiatement au-dessous de la classe des derniers citoyens commandés par toutes les autres classes, ils prenaient un animal pour commander aussi à quelqu’un. Eh bien, dit Jacques, chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi, le premier commis est le chien du ministre, la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme. Lorsque mon maître me fait parler quand je voudrais me taire [...] ; lorsqu’il me fait taire quand je voudrais parler [...] : que suis-je autre chose que son chien ? Les hommes faibles sont les chiens des hommes fermes » 12. C’est ainsi que l’on voit ici poindre, chez Diderot, deux approches de cet attelage, qui vont sous-tendre au XIXe toutes les conceptions des rapports de domination sociale. Jacques, sa loi naturelle et divine, annoncent sans aucun doute Hegel et la nécessité de cet attelage du maître et de l’esclave pour la marche de l’histoire et l’avènement de l’Esprit.. Mais sa peinture d’une société définie par la domination d’une classe sur toutes les autres annonce aussi Marx et Engels. Pourquoi le maître et le valet restent-ils ensemble, quand apparence et réalité tirent à hue et à dia ? Parce que la marche de l’histoire l’exige, répondra Hegel ; parce que les conditions de la révolution mondiale ne sont pas encore réunies, répondront Marx et Engels.

Hegel

Hegel s’est attaché à retracer l’épopée de l’esprit humain à travers l’histoire. La Phénoménologie de l’Esprit s’efforce de conceptualiser une réalité empirique ; les divers états de l’esprit sont donc étudiés à partir de leurs manifestations. La philosophie n’intervient qu’après coup, comme réflexion sur le réel, sur l’histoire humaine telle qu’elle s’est déjà produite. Volker Braun reprend à son compte cette approche phénoménologique quand il fait répéter à son narrateur : « Je ne comprends pas, je décris » 13. Hegel ne considère cependant pas pour autant que le monde évolue sans finalité. La conscience est au contraire doublement déterminée : par la nature, dans ses prémisses – c’est-à-dire qu’elle évoluera selon les possibilités que cette nature lui offre –, et par l’Esprit dans son aboutissement, car l’histoire du monde est aussi celle des diverses étapes de la conscience humaine pour atteindre à l’Esprit absolu. On retrouve ici, comme chez le Jacques de Diderot, la certitude d’un principe régissant la marche du monde: pour Jacques, la nature et Dieu, qui se confondent ; pour Hegel, la nature et l’Esprit, à chacune des extrémités chronologiques de l’histoire humaine. Pour Hegel, l’attelage du maître et de l’esclave est le moteur de l’histoire. L’évolution de la conscience, qui détermine l’avènement de l’Esprit absolu dans l’histoire, est le produit de cet attelage : la première étape historique est déterminée par la domination du maître, la deuxième apparaît au moment où l’esclave prend conscience de son existence servile, et le processus s’achève dans un troisième temps, comme chez Diderot, par une synthèse des deux premiers états.

A la question : « Comment l’histoire humaine a-t-elle pu se développer ? », Hegel répond que celle-ci tient au fait que l’homme n’est pas simplement, comme chez Descartes, un animal pensant, mais un être qui a conscience de lui-même. L’animal est aliéné à son objet (sa proie) par le besoin physiologique qu’il en a ; mais l’homme, lui, a surtout le désir non d’un objet, mais d’un autre désir humain. Pour être humain, l’homme doit agir non pas en vue de se soumettre une chose, mais encore de se soumettre un autre désir : « La conscience de soi n’accède à la satisfaction que reconnue par une autre conscience de soi » 14. Et même quand l’homme désire une chose, c’est en réalité qu’il désire faire reconnaître par autrui son désir de cette chose : l’homme risquera donc sa vie biologique pour satisfaire sa vie non biologique. De là surgissent les guerres, et la séparation entre guerriers victorieux (les maîtres) et guerriers vaincus (les esclaves) 15, qui accompliront seuls le travail. La guerre et le travail constituent les deux phénomènes entraînant l’évolution de la conscience. Mais une fois l’attelage formé, seul l’esclave est en mesure de pouvoir dépasser le donné ; par son travail, mais aussi par le développement de sa conscience, il est, dans ce tandem, le seul vecteur de progrès. Tout processus historique présuppose donc quatre prémisses : tout d’abord, l’existence, chez l’homme, d’une conscience du monde extérieur ; puis l’existence d’un désir négateur du donné; ensuite l’existence de plusieurs désirs pouvant se désirer mutuellement, et enfin l’existence d’une différence entre le désir du maître et celui de l’esclave – ce qui leur permet à tous deux de rester en vie.

La lutte entre le maître guerrier et l’esclave travailleur marque le début de l’histoire. Et l’histoire s’arrête quand disparaît cette opposition : on atteint alors à la fin de l’histoire, qui se réalise quand les guerres s’arrêtent et que l’Etat rationnel assure la reconnaissance de toutes les consciences – quand l’esprit humain rejoint l’Esprit absolu, stade que Hegel voulait voir réalisé dans l’Etat prussien de son époque. Entre temps, les conflits de reconnaissance permettent l’élaboration des différentes figures de la conscience – en l’occurrence surtout celle de l’esclave. A la différence du maître, celui-ci n’a que l’idée de la liberté. Pour survivre, il élabore des idéologies de la liberté, à travers lesquelles se développe sa conscience de soi. Ces idéologies de la liberté, où Hegel décèle trois stades, sont successivement et dialectiquement : le stoïcisme, le scepticisme, et, pour la conscience malheureuse, la justification de l’existence humaine par le christianisme 16. A chaque fois que la conscience prend conscience de son état, elle accède à un nouvel état d’elle-même. La conscience stoïque est indifférente au monde. Mais comme elle se détourne du monde, elle reste stérile. Quand elle prend conscience de cette aporie, elle devient sceptique : elle réalise le caractère inébranlable du stoïcisme, dans le même temps qu’elle se met à douter de tout. Il en résulte que la conscience sceptique est une conscience double, contradictoire. Quand cette contradiction lui apparaît, le scepticisme cède la place à une nouvelle figure de la conscience, qui voit ses propres déchirements: la conscience malheureuse. Elle peut alors chercher à justifier la contradiction de l’existence humaine par le christianisme : l’esclave se libère du maître réel en s’asservissant à un maître divin. Le dépassement de ces trois idéologies n’est possible que lorsque la réalisation de la liberté va de pair avec l’acceptation de la mort.

L’Etat rationnel assure cette réalisation de la liberté pour tous. Il permet la fusion de l’intérêt particulier et de l’intérêt universel, de la liberté et de la nécessité grâce à l’équilibre des droits et des devoirs des citoyens : les individus doivent reconnaître leur propre volonté dans l’organisation sociale et étatique, et ainsi renoncer à leurs intérêts privés. L’histoire du monde est donc l’épopée de la conscience, mue par la guerre et le travail et portée par l’attelage du maître et de l’esclave, au sein duquel c’est l’esclave qui dirige la manœuvre. Cette épopée s’élabore suivant une logique dialectique. Dans un premier temps, la conscience n’existe qu’en soi, ce qui correspond au stade de l’être sensible ou à celui des peuples primitifs, qui prend fin quand l’esprit se distingue du corps en s’y opposant. Dans un deuxième temps, la conscience existe pour soi : c’est l’époque du contrat social, la période de violence des Etats. Dans un troisième et dernier temps enfin, la conscience atteint au stade de l’en-soi pour-soi, donc à la synthèse, lorsque l’Esprit se révèle. Cette logique dialectique s’oppose à la métaphysique classique qui définit une chose pour ce qu’elle est, de manière pérenne. Pour Hegel, une chose est ce qu’elle est devenue. Et ce processus dialectique résulte du travail du négatif, un travail dur et forcé sur soi-même, car l’enfantement de toute nouvelle figure de la conscience se fait toujours dans des conditions historiques marquées par la scission, la déchirure, la terreur.

Marx et Engels

En 1845, dans L’idéologie allemande, Marx et Engels se livrent à une réfutation de Hegel. Ils lui empruntent pourtant de nombreux éléments : sa logique dialectique, qu’ils considèrent comme étant porteuse d’une dynamique révolutionnaire, la distinction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif, ainsi que la place prépondérante du travail dans la marche de l’histoire. La différence fondamentale tient cependant au fait qu’ils ne conçoivent pas l’histoire comme celle des états de la conscience, mais comme celle des existences concrètes, déterminées par une activité productive et les rapports sociaux qui en découlent : « Pour distinguer les hommes des animaux, on peut évoquer la conscience, la religion, tout ce qu’on veut. Eux-mêmes commencent à s’en distinguer lorsqu’ils commencent à produire leurs moyens de subsistance [...]. Ce que sont les individus, cela dépend donc des conditions matérielles de leur production » 17. Les idées sont le produit des conditions sociales et économiques, et non l’inverse : « L’imagination, la pensée, les échanges intellectuels des hommes apparaissent ici [...] comme une émanation directe de leur situation matérielle » 18. L’attelage particulier du maître et de l’esclave disparaît chez Marx et Engels au profit d’un attelage collectif entre classes dominantes et classes dominées, dont l’analyse se confond avec celle du travail et des rapports qu’il instaure. Est-ce à dire que cet attelage n’est plus, comme chez Hegel, le moteur de l’histoire ? Bien au contraire, puisque toute l’histoire humaine se confond avec l’histoire de la lutte entre dominants et dominés.

La division du travail nous livre donc la clé pour comprendre les rapports d’exploitation : « Le développement des forces de production d’une nation se mesure de la manière la plus patente au degré de développement de la division du travail. Toute nouvelle force de production [...] a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail » 19. Rare dans les premières sociétés, la division du travail se précise dans l’antiquité avec l’instauration d’un clivage entre les citoyens propriétaires et les esclaves travailleurs. Ce clivage se prolonge à l’époque féodale par l’enchaînement des serfs à la propriété foncière d’un seigneur, mais il se perfectionne surtout au fur et à mesure que les modes de production deviennent plus sophistiqués – même si au départ c’est l’état de nature qui préside à son instauration. Or, la division du travail implique une « contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier et l’intérêt collectif » 20, termes en lesquels le lecteur reconnaîtra un des principaux leitmotivs du Roman de Hinze et Kunze : « Dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive qui lui est imposée et dont il ne peut sortir [...]. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappe à notre contrôle, réduit nos attentes à néant, constitue l’un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. » 21 Mais là où Hegel considère que l’Etat rationnel permet la fusion de l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif, Marx et Engels voient dans l’Etat l’émanation directe d’un intérêt collectif opposé à l’intérêt individuel, et même plus, d’un intérêt collectif qui n’est que l’habillage idéologique de l’intérêt de la classe dominante : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes ; en d’autres termes, la classe qui détient le pouvoir matériel dominant de la société en est en même temps le pouvoir intellectuel dominant » 22. En toute logique, une société communiste doit donc signifier la fin de la division du travail, principal instrument d’asservissement, et la disparition de l’Etat en tant qu’émanation de la classe dominante : « [...] dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive mais peut se former dans chaque domaine [...], la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre [...], selon mon bon plaisir » 23, expliquent-ils avant de conclure : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la société devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » 24

La fin de l’attelage du maître et de l’esclave, fondé par la division du travail, est donc par excellence le but vers lequel tend la lutte des classes. Mais la vraie révolution ne peut survenir que si une masse très importante d’individus se retrouve démunie de tout, et ce dans un monde de richesse et de culture existant réellement. Classes dominantes et classes dominées restent donc ensemble tant que ces conditions précises de la révolution ne sont pas rassemblées. On ne saurait clore ce bref exposé de la problématique de l’esclavage chez Marx et Engels sans dire un mot encore sur la place dévolue aux femmes, éclairante pour la lecture du Roman de Hinze et Kunze : Marx et Engels considèrent en effet que le germe de la propriété réside dans « la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme » : « Avec la division du travail [...] apparaît également la répartition inégale du travail et de ses produits, donc la propriété, qui est en germe dans la famille, où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. Cet esclavage au sein de la famille, certes encore peu élaboré et latent, constitue la première forme de propriété. » 25

Brecht, Maître Puntila et son valet Matti

L’attelage brechtien de Puntila et Matti est une illustration de la thèse marxiste de la lutte des classes. Le lien qui retient le valet auprès du maître est celui de l’argent. La double nature de Puntila, pingre et autoritaire quand il est sobre, chaleureux et généreux quand il a bu, correspond, pour la première, à la réalité de la domination économique, et, pour la seconde, au toilettage idéologique par lequel la classe dominante cherche à masquer la réalité de l’exploitation. Le fait que Puntila confie son portefeuille à Matti quand il se saoule ne signifie pas qu’il lui confie réellement son argent, mais seulement qu’il cherche à le séduire par une fausse confiance. Dans la réalité, Matti est obligé, quand son maître se saoule plusieurs jours de suite, de rester auprès de lui à attendre qu’il en ait fini, ce qui accroît sa charge de travail. Peu dupe des débordements affectueux dont son patron le submerge, il s’applique à démasquer l’impitoyable réalité économique de cette prétendue amitié en ramenant sans cesse la conversation vers des considérations financières. Comment mettre fin à cet attelage ? Là où Diderot suggérait une synthèse et un partage du pouvoir entre le symbole (pour le maître) et la réalité (pour le valet), là où Hegel croyait au règlement des rapports de domination par l’instauration d’un Etat rationnel, Brecht teste plusieurs solutions. Puntila veut tout d’abord neutraliser Matti en lui cédant sa fille : on reste ici dans l’approche marxiste selon laquelle la femme et les enfants sont les esclaves du chef de famille. Puntila cherche donc à acheter son esclave en lui donnant un autre de ses esclaves (sa fille). C’est pourquoi Matti met les qualités d’esclave d’Eva à l’épreuve : mais elle n’a pas la capacité d’être l’esclave de l’esclave de son père, elle ne sait ni repriser les chaussettes ni accueillir un chauffeur au retour de son travail. Puntila teste alors sa seconde solution : l’appel au patriotisme. L’amour de la patrie commune doit encourager le serviteur à adopter sans discussion les valeurs du maître. Mais Matti n’est pas plus dupe de ce subterfuge que du précédent. Ainsi, les deux classes restent irréconciliables. Il n’y a pas ici de dialectique de dépassement par la fusion, mais une logique d’affrontement, qui se concrétise par le départ de Matti et se résume dans la formule empruntée à Lénine : « Wer wen ? », habituellement traduite par : « Qui l’emporte sur qui ? », mais suffisamment ouverte pour que l’on puisse ici l’investir d’autres significations, par exemple : « qui exploite qui ? ».

« Der Freundschaftsbund konnt freilich nicht bestehn
Der Rausch verfliegt. Der Alltag fragt : Wer wen ? [...]
's wird Zeit, daß deine Knechte dir den Rücken kehren. » 26

Pour résoudre l’antagonisme de classe, ne reste donc plus que la révolution.

Volker Braun, Le roman de Hinze et Kunze

A la lumière de ces lectures, le Roman de Hinze et Kunze semble sous-tendu par deux questions philosophiques, toutes deux formulées dès la première page : pourquoi le maître et son chauffeur restent-ils ensemble ? 27 ; quel est désormais le moteur de l’histoire ? 28 La première question se pose parce que le livre est censé dépeindre un monde situé au-delà du capitalisme. Nous sommes prétendument chez Marx, mieux encore : au-delà de Marx. De Hinze, le narateur écrit : « Il vivait depuis longtemps en des temps meilleurs. Il possédait tout disait-on. C’est à lui qu’appartenaient les machines, en tout cas pas à Krupp Flick Thyssen » 29. Pour Kunze, le capitalisme se résume à « l’autre côté » : « Kunze ignorait si les gens de l’autre côté étaient capables de sentiments, mais entre lui et eux, il n’y avait pas grand-chose de possible » 30. Cet apparent dépassement du stade capitaliste est illustré par l’inversion des initiales : le maître (Herr) porte un nom commençant par l’initiale du valet (Knecht – Kunze), tandis que le chauffeur (Knecht) porte un nom commençant par celle du maître (Herr – Hinze). Le chassé-croisé de leurs origines sociales 31 confirme l’abolition des rapports traditionnels de domination : « Finalement, ils se tenaient du même côté de la barricade générale, ni leurs biens ni leur naissance ne les rivaient à une position; ils auraient pu tout aussi bien échanger leurs rôles » 32. Contrairement à Matti chez Brecht ou à Jacques chez Diderot, Hinze a la liberté de se taire quand il le souhaite : « Nous posons trop de questions, Hinze n’est pas payé pour ça » 33. L’amitié entre le maître et son chauffeur semble donc reposer sur un dépassement réel de l’antagonisme de classe : Kunze l’appelle « un pote », « mon ami » 34. Dans les tractations entre Hinze et Kunze, Lisa remplace ici comme monnaie d’échange le personnage d’Eva chez Brecht, mais avec cette différence essentielle que chez Braun, c’est désormais le chauffeur, Hinze, qui en est le propriétaire initial.

Pourtant, quelque chose subsiste de ce monde capitaliste, à savoir la division du travail. L’un conduit, l’autre est conduit, l’un donne les ordres, l’autre les suit. Comme chez Diderot, le chauffeur est le chien du maître : « Hinze attendait sur un stationnement interdit, le chien » 35. Le passé de Kunze le rattache au monde de la production, et le classe parmi les travailleurs. Or le travail en usine est dépeint comme une aliénation, et ce pour trois raisons qui toutes trois renvoient à la division du travail et à Marx : 1. parce que ce travail s’apparente à un combat contre la mort, comme au temps passé du capitalisme : « Ce n’était pas un sport, c’était impitoyablement sérieux. Tous ces gens vivants, ces supers tourneurs, cette crème des ouvriers étaient en guerre contre des objets morts qui s’accumulaient, contre le passé défunt qui se déversait dans les ateliers comme de la lave » 36. 2. parce que ce travail ne génère de solidarité qu’à la condition de surmonter la concurrence entre travailleurs 37, voire entre nations 38 ; 3. parce que chacun n’a de pouvoir que sur une infime partie de l’objet produit, et que la division des tâches tue le sens de l’activité : « La bataille [...] rivait les gens à leurs chaînes de montage ou les propulsait à des hauteurs vertigineuses, vers des bureaux où ils clamaient d’une voix vivante des phrases mortes » 39. Il en résulte que, même dans un univers socialiste, le travail fragmenté reste vécu comme une puissance extérieure aliénante. La ressemblance de l’Est avec l’Ouest est patente. On ne s’étonne donc pas de découvrir que la confiance du maître relève en réalité de la manipulation : « Ils recouraient aux armes habituelles, à la plus terrible : la confiance » 40. On ne s’étonne pas non plus de voir que la division du travail engendre une classe privilégiée : « Ceux qui étaient aux manettes n’étaient pas obligés de se mettre la pression, bien au contraire : l’état pénible qui était le leur devait leur être rendu plus supportable [...]. Sur un plan personnel, ils étaient les meilleurs, et ils pouvaient avoir ce qu’il y avait de mieux, de toutes façons ils étaient aussi les moins nombreux » 41. De plus, la structure pyramidale de l’Etat, que Volker Braun associe dans une discussion publique 42 aux monuments non seulement égyptiens mais aussi incas 43, est présentée comme une forme étatique ancienne, héritée du passé et qui perdure en tant qu’émanation de la classe dominante : « Les institutions, produits de longues années de travail à partir du sommet, qui s’étaient solidement implantées dans le paysage telles des pyramides égyptiennes, se défendaient en recourant aux mêmes vieilles méthodes grossières, à ces mêmes vieilles grosses ficelles dont leurs momies étaient encore capables » 44.

Qu’est-ce qui retient l’esclave auprès du maître ? Eh bien, ce sont précisément la division du travail et l’aliénation qui continuent paradoxalement de souder le duo, comme l’atteste un des premiers dialogues du roman : « KUNZE : Je suis toujours étonné de voir ce que nos gens supportent. / HINZE : Et qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’autre ? Ils n’ont pas le choix. / KUNZE : Qu’est-ce que ça veut dire : ils n’ont pas le choix ? / HINZE : Justement, c’est plus fort qu’eux » 45. A ceci s’ajoute le fait que cet état d’aliénation semble figé dans un immobilisme inquiétant, puisque rien ne doit changer, comme que le révèlent l’aménagement du bungalow de Kunze, intact depuis les années 50, ainsi que l’horloge cassée et ses aiguilles tremblantes 46. Est-ce à dire que chez Braun comme chez Brecht, seule une révolution peut mettre fin à cette situation ? Dans la Lottumstraße, où les pompes funèbres côtoient la maison d’édition militante 47, la probabilité d’une révolution semble bien mince. L’amorce de révolte de Hinze quand Lisa l’évince (il s’en prend à la voiture) produit un échange momentané des rôles, mais la menace d’une guerre atomique a tôt fait de remettre le chauffeur sous la coupe du maître. Au sauna, Kunze demande à Hinze de « monter » (au contraire de chez Diderot) ce qu’il refuse 48 : cette illustration toute brechtienne de la théorie marxiste d’un antagonisme de classe irréconciliable ne permet pas de remédier à la domination, elle ne fait que la figer.

Comment dès lors remettre du mouvement dans la marche du monde ? C’est là la seconde question philosophique qui traverse le roman. Ici, Volker Braun n’a plus recours à Marx, mais à Hegel. Pour remettre le monde en marche et quitter une paix qui n’est qu’une longue mort 49, il faut reconstituer l’attelage qui est le moteur de l’histoire. C’est pourquoi Hinze a quitté la production pour devenir le chauffeur de Kunze : « Dans ma voiture, je suis plus près du pouvoir, j’ai mon petit mot à dire » 50. Les deux hommes doivent continuer ensemble, car sans eux, la Tatra resterait immobile. Dans le monde de Hegel au-delà de Hegel, la répartition des rôles entre maître et esclave semble alors se faire de la manière suivante : à Hinze revient le commentaire hégélien sur les états de conscience et l’approbation finale de l’Etat rationnel. A Kunze incombe en revanche tout ce qui relève du désir et de la négativité. A Hinze le donné hégélien, à Kunze la quête du mouvement pour dépasser ce donné. Le donné hégélien est suggéré par petites touches. Dans l’épisode de la cantine, Hinze est incapable de faire un choix entre différents plats : il incarne le stade hégélien de la conscience en soi, c’est-à-dire le début de l’histoire quand l’homme, tel l’animal, est encore aliéné à sa proie par son besoin physiologique. Quelques pages plus loin, en bon spécialiste de l’exégèse hégélienne, il explique à Kunze qu’il est sorti d’affaire, qu’il n’est plus aliéné, puisqu’il vit de la conscience : « HINZE : Tu es pour ainsi dire guéri. / KUNZE : Qu’est-ce que tu veux dire. / HINZE : Tu es sorti d’affaire parce que tu as tiré ton épingle du jeu, ou de ta fraiseuse. Tu vis de la conscience » 51. A Kunze qui lui objecte que les travailleurs aussi ont une conscience, Hinze rétorque : « Certes, mais ils n’en vivent pas. Oui, c’est cela : ils ont la conscience, mais ils continuent d’avoir aussi le travail, comme avant » 52. Ce qui renvoie à la distinction hégélienne entre le maître, qui a la réalité de la liberté, et l’esclave, qui n’en a que l’idéologie.

Hinze accède un peu plus tard à un état de conscience double, qui n’est pas sans évoquer la conscience sceptique ou malheureuse de l’esclave chez Hegel : « Hinze pouvait s’imaginer dans [la] peau de [Kunze] [...]. Il avait une conscience double » 53. Hinze, donc, se situe donc par ses actes et ses commentaires du côté du donné hégélien. Le Hinze marxiste se tait, parce que c’est son droit ; le Hinze hégélien au contraire parle, pour commenter les états de la conscience. D’où une contradiction, qui n’est qu’apparente. Et lorsque Hinze, pour finir, approuve la politique de réarmement en partisan de l’Etat rationnel et militarisé en place, il reprend avec la Raison et la guerre des thèmes hégéliens, mais sur un mode statique. Le mouvement, lui, est généré, dans cet attelage hégélien renouvelé mais inversé, par un maître, Kunze, qui porte seul les vraies forces motrices de l’histoire : le désir et la négativité. Le désir, tout d’abord. Son désir des femmes est un avatar de son désir de reconnaissance en général, et de son désir d’être reconnu par Hinze en particulier. Ce désir soude l’attelage: un cadre du parti veut être reconnu par le peuple. Kunze propose à Hinze d’assister à un congrès avec lui ou de l’aider à gouverner, mais il se heurte à un refus : « KUNZE : Aide-moi à gouverner, quoi! /HINZE : Laisse tomber. Je suis trop stressé » 54. Ce refus de reconnaissance oblige la quête du désir de l’autre à prendre des voies détournées. Pour obtenir le désir de Hinze, Kunze doit s’approprier l’objet de son désir, c’est-à-dire Lisa. Pour ce faire, il va la lui rendre inaccessible en l’encourageant à acquérir une qualification de plus en plus poussée. Une fois Lisa élevée à la conscience supérieure, Hinze aura perdu, quelle que soit sa réaction. S’il cesse de la désirer, il la perd ; s’il la désire encore, alors il désirera un double féminin de Kunze et donnera à celui-ci par personne interposée le plaisir d’une reconnaissance qu’il lui avait d’abord refusée. Nous connaissons la suite : dans un monde en mouvement, même les objets sexuels peuvent dialectiquement accéder à la liberté par un cheminement de leur conscience. Lisa est l’esclave hégélienne par excellence. Tout d’abord servile sans même le savoir, elle incarne la conscience en soi, quand l’esprit est aliéné au corps. Un premier éloignement, puis un second, lui permettent d’accéder au stade de la conscience d’elle-même (conscience pour soi), puis à une synthèse de ces deux états précédents (conscience en soi pour soi), quand elle revient à la fois qualifiée et enceinte. La liberté ainsi conquise l’amène à flanquer à la porte les deux individus qui la traitent encore en objet de tractations. La problématique du maître et de l’esclave est ici clairement identifiable. En ce qui concerne Hinze et Kunze, l’affaire est plus confuse. Cela tient à ce que le roman n’est pas un essai philosophique, mais une description des états de la conscience : il faudrait, à partir de lui, écrire ensuite une phénoménologie. Comme Hegel, Braun procède empiriquement, à tâtons, ce que souligne l’assertion répétée : « Je ne comprends pas, je décris » 55.

Le désir de Kunze, pour en revenir à lui, va de pair avec une capacité de haine et de négation qui, pour Hegel, est indispensable au dépassement du donné et à la marche de l’histoire. L’épisode avec Agatha-arrête-le-massacre, ainsi que Le chant de la haine de Georg Herwegh 56 renvoient à cette négativité, qui est l’apanage de Kunze : « En lui, très profondément, tout n’était que colère mauvaise » 57. La dernière séquence du roman dans l’abri antiatomique est l’aboutissement de cette démarche marquée au sceau de la négativité et qui aspire à un renversement de situation. Hinze, fidèle à la théorie hégélienne, veut le réarmement, car la guerre est un des moteurs de l’histoire. Mais la guerre d’aujourd’hui recourt aux armes nucléaires, et l’atome, négativité radicale, renvoie les consciences à l’âge de pierre, au stade où l’esprit, aliéné au corps, ne possède pas encore la faculté de s’élever au-dessus des exigences physiologiques immédiates : et c’est bien ainsi qu’il convient de comprendre le besoin subit de déféquer que Hinze éprouve à son arrivée dans l’abri, illustration sans fioriture de ce retour à l’âge primitif, à la conscience en soi. Ni Marx ni Hegel ne permettent plus donc de répondre de manière satisfaisante à la question du but, si souvent évoquée. L’injonction « en avant ! » (vorwärts) devient à la fin un simple « allez, on continue » 58. La Tatra censée porter maître et chauffeur à travers l’histoire ne décrit que de misérables déplacements dans un espace clos et réduit, le plus souvent berlinois, qu’elle ne quitte qu’à deux reprises. Tantôt ambulance 59, tantôt corbillard 60, elle ne vogue pas vers de glorieux lendemains. Où vont-ils ? On a le choix entre d’étranges options, toutes plus sinistres les unes que les autres : ou bien nulle part (et le texte tend alors à parodier Diderot), ou bien à la catastrophe, comme nous le suggère un fond sonore d’émission ouest-allemande : (« Où est-ce que vous êtes allés vous fourrer, crétins ? Sur la Voie Nouvelle. Avec le corbillard ! Laisse-le filer, frère, tire-toi. Descends de cette bagnole. Elle fonce dans le ravin, vraiment [...] » 61), ou bien encore vers une nouvelle guerre mondiale.

V. Braun fait pourtant une autre proposition, d’inspiration libertaire : « Faites l’amour, pas la guerre » 62. La distinction entre Hinze et Kunze correspond à la dichotomie entre l’amour purement corporel et l’amour-désir. L’onanisme de Hinze exprime une impuissance du désir, tandis que l’érotomanie de Kunze représente une quête de l’objet parfait, c’est-à-dire de l’objet désirant en retour. Le premier départ de Lisa remplit Kunze d’allégresse, car ici enfin, il y a communauté de désirs. Le désir partagé peut donner un sens à l’histoire. Il faut « orgasmiser la concurrence » 63, ériger le plaisir au rang de but suprême de l’histoire : « Vive la paix, vive l’orgasme dans le monde ! » 64 Lorsque, dans le sauna, Hinze refuse de monter rejoindre Kunze, l’auteur invente pour les aider l’épopée des queues, qu’un égalitarisme effréné a réduites à l’état de moignons sanglants, et que les trous viennent consoler. Il suggère par là une réconciliation par l’amour désirant, pour qui l’important n’est pas l’égalité à tout prix, mais la chance de trouver le bon objet : « Chacun doit pouvoir obtenir ce à quoi il a droit, comprenez-vous : ce à quoi il a droit, lui, pas n’importe quoi qui y ressemblerait » 65. Et cette fable permet en effet une réconciliation magique : « Peu après, je vis Kunze et Hinze, main dans la main, sauter dans le bassin d’eau froide [...] » 66. Kunze reprendra d’ailleurs complètement à son compte cette manière de dépasser l’antagonisme quand, à la fin du roman, il couvrira Hinze de son corps afin de lui donner chaleur et sécurité 67. Est-ce vraiment la solution ? La séance de lecture à Dresde, par laquelle le roman se clôt, est ambiguë : elle reprend certes le thème de la réconciliation par l’amour désirant, avec le surgissement d’une seconde tête de l’auteur et son attirance avouée pour une auditrice du deuxième rang, mais par ailleurs cette scène n’est pas non plus sans évoquer une sorte d’auto-parodie, ce qui n’est jamais très loin de l’autocritique. Nous devrons néanmoins nous contenter de cette proposition ouverte, de cette indécision, que Volker Braun confirmera des années plus tard dans son discours pour le prix Büchner : « Etais-je attaché à une idée ? A aucune de celles qui dominent le monde, cela est sûr » 68. Et nous conclurons sur cet aveu désabusé, quelques lignes plus loin : « Il m’est impossible d’associer à l’histoire aucune espérance fondamentale » 69.

Notes

* A. Lemonnier-Lemieux. Maître de conférences à l'Ecole Normale Supérieur de Lyon.

1. Martin Lüdke, « Diderot mal Hegel durch Marx. Volker Brauns philosophischer Unterhaltungsroman über Hinze und Kunze », in : Frankfurter Rundschau, 23. 11. 1985 : « Selten ein Buch in der Hand gehabt, das mich dazu zwang, so viele andere Bücher in die Hand zu nehmen. »

2. Volker Braun, Die Verhältnisse zerbrechen, Frankfurt/Main : Sonderdruck edition Suhrkamp, 2000, p. 21 : « [...] der einzigartige Vorzug der Kunst, dass in ihr Denken unmittelbares Tun ist, ein Denken in Material, das nicht wie in der Wissenschaft vom Tun abgelöst und verselbständigt wird. »

3. Klaus Höpcke, « Ein komischer Essay », in : « Lisa oder ein Gewinn für alle », Die Weltbühne, Wochenzeitschrift für Politik, Kunst, Wissenschaft, n° 34, 20 août 1985, p. 1068.

4. Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, Paris : folio Gallimard 763, 1981, p. 35.

5. Ibid., p. 212.

6. Ibid., p. 213.

7. Ibid., p. 207.

8. Ibid, p. 210.

9. Ibid., pp. 211-212.

10. Ibid., p. 215.

11. Ibid., p. 212.

12. Ibid., pp. 214-215.

13. Volker Braun, Hinze-Kunze-Roman, suhrkamp taschenbuch 1538, 1988, p. 7 : « Ich begreife es nicht, ich beschreibe es. »

14. G. W. F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, in : Werke 3, Frankfurt/Main : suhrkamp taschenbuch wissenschaft 603, 1986, p. 144 : « Das Selbstbewußtein erreicht seine Befriedigung nur in einem anderen Selbstbewußtsein. »

15. Cf. ibid., pp.148-149 : « Das Verhältnis beider Bewußtsein[e] ist also so bestimmt, daß sie sich selbst und einander durch den Kampf auf Leben und Tod bewähren. [...] Das Individuum, welches das Leben nicht gewagt hat, kann wohl als Person anerkannt werden ; aber er hat die Wahrheit dieses Anerkanntseins als eines selbständigen Selbstbewußteins nicht erreicht. » Nous traduisons : « Le rapport entre les deux consciences est donc ainsi fait que chacun doit se justifier pour soi et pour l’autre par un combat à la vie et à la mort. [...] L’individu qui n’a pas risqué sa vie peut toujours être reconnu en tant que personne ; mais il n’atteint pas à la vérité de la reconnaissance en tant que conscience autonome. »

16. Cf. ibid., « Freiheit des Selbstbewußtseins », pp.155-177.

17. Karl Marx, Friedrich Engels, Die deutsche Ideologie, Berlin : Dietz Verlag, 1960, p. 17 : « Man kann die Menschen durch das Bewußtsein, durch die Religion, durch was man sonst will, von den Tieren unterscheiden. Sie selbst fangen an, sich von den Tieren zu unterscheiden, sobald sie anfangen, ihre Lebensmittel zu produzieren [...]. Was die Individuen also sind, das hängt ab von den materiellen Bedingungen ihrer Produktion. »

18. Ibid., p. 22 : « Das Vorstellen, Denken, der geistige Verkehr der Menschen erscheinen hier [...] als direkter Ausfluß ihres materiellen Verhaltens. »

19. Ibid., p. 17 : « Wie weit die Produktionskräfte einer Nation entwickelt sind, zeigt am augenscheinlichsten der Grad, bis zu dem die Teilung der Arbeit entwickelt ist. Jede neue Produktivkraft [...] hat eine neue Ausbildung der Teilung der Arbeit zur Folge. »

20. Cf. ibid., pp. 29-30 : « Ferner ist mit der Teilung der Arbeit zugleich der Widerspruch zwischen dem Interesse des einzelnen Individuums [...] und dem gemeinschaftlichen Interesse aller Individuen [...] gegeben. » Nous traduisons : « En outre, la division du travail pose en même temps la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier et l’intérêt collectif de tous les individus [...]. »

21. Ibid., p. 30 : « Sowie nämlich die Arbeit verteilt zu werden anfängt, hat Jeder [sic] einen bestimmten ausschließlichen Kreis der Tätigkeit, der ihm aufgedrängt wird, aus dem er nicht heraus kann [...]. Dieses Sichfestsetzen der sozialen Tätigkeit, diese Konsolidation unseres eigenen Produkts zu einer sachlichen Gewalt über uns, die unserer Kontrolle entwächst, unsere Berechnungen zunichte macht, ist eines des Hauptmomente in der bisherigen geschichtlichen Entwicklung [...]. »

22. Ibid., p. 44 : « Die Gedanken der herrschenden Klasse sind in jeder Epoche die herrschenden Gedanken, d. h. die Klasse, welche die herrschende materielle Macht der Gesellschaft ist, ist zugleich ihre herrschende geistige Macht. »

23. Ibid., p. 30 : « [...] während in der kommunistischen Gesellschaft, wo Jeder [sic] nicht einen ausschließlichen Kreis der Tätigkeit hat, sondern sich in jedem [...] Zweige ausbilden kann, die Gesellschaft die allgemeine Produktion regelt und mir dadurch eben möglich macht, heute dies, morgen jenes zu tun [...], wie ich gerade Lust habe. »

24. Ibid., p. 33 : « Der Kommunismus ist für uns nicht ein Zustand, der hergestellt werden soll, ein Ideal, wonach die Wirklichkeit sich zu richten haben wird. Wir nennen Kommunismus die wirkliche Bewegung, welche den jetzigen Zustand aufhebt. »

25. Cf. ibid., p. 29 : « Mit der Teilung der Arbeit [...] ist zu gleicher Zeit auch [...] die ungleiche [...] Verteilung der Arbeit und ihrer Produkte gegeben, also das Eigentum, das in der Familie, wo die Frau und die Kinder die Sklaven des Mannes sind, schon seinen Keim hat. Die freilich noch sehr rohe, latente Sklaverei in der Familie ist das erste Eigentum. »

26. Bertolt Brecht, Herr Puntila und sein Knecht Matti, Frankfurt/Main : suhrkamp, 1981, monologue final. Nous traduisons : « Le pacte amical ne pouvait certes pas s’établir / L’illusion se dissipe. Au quotidien, on se demande : qui l’emporte sur qui ? / [...] Il est temps que tes valets te tournent le dos. »

27. Volker Braun, Der Hinze-Kunze-Roman, op.cit., p. 8 : « Was hielt sie zusammen ? »

28. Ibid. : « Was heißt sagte, was heißt machte ? Nein, so ging es nicht zu. » Nous traduisons : « Comment cela : disait, comment cela : faisait ? Non, ça ne marchait pas comme ça. »

29. Ibid. p. 87 : « Er lebte längst in den besseren Zeiten. Er hatte alles hieß es. Ihm gehörten die Maschinen, jedenfalls nicht Krupp Flick Thyssen. »

30. Ibid., p.100 : « Ob die Leute da drüben fähig waren zu empfinden, wußte Kunze nicht, aber zwischen ihm und ihnen war nicht viel möglich. »

31. Cf. ibid., pp. 36-37.

32. Ibid., p. 45 : « Schließlich, sie standen auf der selben Seite der allgemeinen Barrikade, nicht durch Geburt oder Besitz auf einen Posten genagelt; sie hätten ebensogut die Rollen tauschen können. »

33. Ibid., p. 9 et p. 98 : « Wir fragen zuviel, dafür wird Hinze nicht bezahlt. »

34. Ibid., p. 8 : « ein Kumpel », « mein Freund ».

35. Ibid., p.10 : « Hinze wartete im Halteverbot, der Hund. »

36. Ibid., p. 84 : « Das war kein Sport, das war grausamer Ernst. Diese lebendigen Leute hier, Spitzendreher, Bestarbeiter, standen im Krieg gegen tote Dinge, die sich anhäuften, das Vergangne, das Erloschene, das sich wie Lava in die Halle wälzte. »

37. Cf. ibid., p. 85 : « [...] sie waren eine Truppe, ausgelernte Haudegen. [...] Auch wenn sie im Wettebwerb standen sie beieinander. » Nous traduisons : « Ils étaient une troupe, des sabreurs qualifiés [...]. Jusque dans la compétition ils se tenaient côte à côte. »

38. Cf. ibid., pp.18-19.

39. Ibid., p. 85 : « Die Schlacht [...] nagelte die Leute in die Maschinenstraßen oder hob sie in schwindelnde Büros, auf die Kommandoposten, wo sie mit lebendiger Stimme tote Sätze riefen. »

40. Ibid., p. 86 : « Sie setzten die üblichen Waffen ein, die furchtbarste : das Vertrauen. »

41. Ibid., pp. 33-34 : « Die ohnehin am Drücker waren, sie mußten sich nicht selbst drücken, im Gegenteil : der schwere Stand, den sie hatten, mußte ihnen erleichtert werden [...] Das waren persönlich die Besten, sie konnten das Beste haben, und es waren ja auch die wenigsten. »

42. Discussion publique à l’Institut Goethe de Lyon, 18 janvier 2008.

43. La structure de l’empire inca, son système économique dirigiste et strictement planifié lui ont parfois valu d’être qualifié de « socialiste ». Cf. article « Incas », in : Le petit Robert 2, Paris, 1983, p. 883.

44. Ibid., p. 86 : « Die Institutionen, Produkte langjähriger Arbeit von oben herab, die sich in der Landschaft festgesetzt hatten wie ägyptische Pyramiden, wehrten sich mit den alten plumpen Methoden, Tricks, zu denen ihre Mumien noch fähig waren ». Souligné par moi.

45. Ibid., p. 31 : « KUNZE : Ich staune immer, was unsere Menschen machen, was sie aufsichnehmen. / HINZE : Was sollen sie denn machen. Sie können nicht anders. / KUNZE: Was heißt : sie können nicht anders ? / HINZE : Genau, es ist ein Zwang. »

46. Cf. ibid., p. 82.

47. Cf. ibid., p.192.

48. Cf. ibid., pp.151-152.

49. Cf. ibid., p.182, la citation du texte de Kant Zum ewigen Frieden, qui renvoie à une enseigne illustrée d’un cimetière.

50. Ibid., p. 71 : « In meinem Wagen [...] sitz ich näher bei der Macht, rede ein Wörtlein mit. »

51. Ibid., p. 31 : « HINZE : Du bist geheilt sozusagen. / KUNZE : Wie meinst du das. / HINZE : Dir ist geholfen, weil du aus dem Schneider bist, oder aus dem Schlosser. Du lebst vom Bewußtsein. »

52. Ibid., p. 32 : « Freilich, aber sie leben nicht davon. Das ist es ja, sie haben das Bewußtsein, aber die Arbeit wie eh und je. »

53. Ibid., p. 117 : « Hinze konnte sich in ihn [Kunze] hineinversetzen [...] - er hatte ein doppeltes Bewußtsein. »

54. Ibid., p. 26 : « KUNZE : Hilf mir regieren, Mensch! / HINZE : Laß man. Ich steh so im Streß. »

55. Cf. note 13.

56. Ibid., p.129 : « Das Lied vom Haß ».

57. Ibid., p. 111 : « Bei dem war es weit hinein böse. »

58. Ibid., p. 195 : « weiter halt ».

59. Cf. ibid., p. 121.

60. Cf. ibid., p. 166.

61. Ibid. : « Wohin seid ihr gefahren, ihr Kaffern ? Auf dem Neuen Weg. In dem Leichenwagen! Laß ihn sausen, Bruder, kratz die Kurve. Steig aus der Karre. Die rollt in den Abgrund, wahrlich [...]. »

62. Cf. ibid., p.183 : « Make love, not war ».

63. Ibid., p. 120 : « Wir müssen den Wettbewerb orgasimieren [...]. »

64. Ibid., p. 121 : « Es lebe der Frieden, es lebe der Orgasmus in der Welt ! ».

65. Ibid., p. 157 : « Jeder soll zu seinem Recht kommen, versteht ihr : zu seinem, nicht zu irgendeinem gleichen. »

66. Ibid. : « Gleich darauf sah ich Kunze und Hinze, Hand in Hand, ins Kaltwasserbecken springen [...]. »

67. Cf. ibid., pp. 189-190.

68. Volker Braun, Die Verhältnisse zerbrechen, op. cit., p. 24 : « War ich einer Idee verbunden ? Keiner herrschenden, gewiß. »

69. Ibid. : « Ich kann mit der Geschichte keine grundsätzliche Hoffnung verbinden. »