« Au commencement, les images veulent tout dire…
Mais les rêves se figent, prennent forme et déçoivent…
Ruines, les grands poèmes…
Plus besoin d'eux, maintenant … »
Heiner Müller, IMAGES, 1955. 1
La relecture du Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun est dans un premier temps une expérience de retrouvailles, comparable à celle que l’on peut faire sur les ruines des « grands poèmes », et qui s’interpose comme un « écran » devant les réalités de 2008. Dans l’espace artificiel de cette perception, du moins pour ma génération, on trouve d’une part, au premier abord, le vécu encore vif de l’expérience de réception parti-culière faite il y a plus de vingt ans avec ce roman et ses positions esthétiques dont beaucoup restent marquantes jusqu’à la période actuelle. Et d’autre part l’occasion inattendue fournie par cette invitation de se confronter une nouvelle fois à ce texte que l’on croyait presque englouti, et de découvrir à cette occasion une série de nouvelles possibilités de réception que le roman de Volker Braun ne m’offre effectivement qu’aujourd’hui. Les « grands poèmes » auraient-ils donc bien cette existence autonome qui fait que, contre toute attente, on a « besoin d’eux » – « maintenant » ? Le roman de Volker Braun se présente comme un texte d’une grande actualité et en même temps d’une portée très générale. Ceci étant dit sans aucune ironie ! Car derrière le jeu chargé d’ironie et de sous-entendus qui se déploie avec un sens formel esthétique hors du commun, c’est-à-dire derrière la modernité de son langage, se dissimule, sous les traits de la rupture ironique, l’expérience d’une violence ancrée dans un contexte plus large, et dont les mécanismes continuent à agir après l’époque des Hinze et des Kunze, se propageant sur un terrain miné en vagues de violence toujours renouvelées, au-delà de la satire du socialisme réel vu sous l’angle d’un jeu de rôles dans la tradition du Jacques le Fataliste de Diderot, mais simplement porté à un niveau dialectique supérieur, avec le cortège de conséquences fatales qui accompagnent la tentative de le dépasser.
Dans les critiques contemporaines, par contre, qu’elles soient de l’ouest ou de l’est, cette dimension diderotienne du texte, malgré des inflexions différentes, reposait presque exclusivement sur l’éclairage satirique cru jeté sur le vieux rapport maître-esclave dans le « jeu » des deux protagonistes, et sur la provocation qu’il représentait pour le socialisme réel en RDA. A l’ouest, on relevait surtout avec insistance la critique du système inhérente à leur jeu, l’élément de dissidence qu’il pouvait receler. A l’est, par contre, du moins dans les positions les plus avancées en faveur du texte de Braun, l’accent était mis principalement sur la maîtrise dans le traitement comique du sujet, sur la perspective satirique du narrateur face à la société dans laquelle il vivait. Pour mémoire : Au début des années quatre-vingt, au moment de la parution du livre de Braun, l’idée que le modèle socialiste avait absolument besoin de réforme allait encore de pair avec l’idée qu’il était capable de se réformer. Gorbatchev avait montré la voie en ce sens en Union Soviétique. Adossée à cette conscience d’une perspective d’avenir ouverte, au sens d’un choix existentiel, la crise de la société dans laquelle vivait Volker Braun était inscrite dans son texte comme un avertissement littéraire : Il se pourrait que le développement de ce modèle soit foncièrement menacé, qu’il se soit fourvoyé dans une impasse où la communication avec le pouvoir politique n’est plus qu’un simulacre déconnecté de la pratique sociale. Le roman développait donc cette carence à tous les niveaux du texte et proposait une lecture fondamentale qui faisait de cette démarche un test des débats nécessaires dans la société réelle – sans ignorer les conséquences possibles comme par exemple la critique virulente qui n’a pas manqué de venir « des rangs des camarades eux-mêmes », et qui culminait dans le reproche selon lequel Volker Braun visait par sa représentation littéraire à mettre en cause le « rôle dirigeant du parti ».
Dans l’épilogue de son texte intitulé « Post-scriptum », Volker Braun convoque Brecht et surtout la grande figure de Georg Büchner lorsque, recherchant l’apaisement, il résume les débats idéologiques passés sur son roman en écrivant que « le fait que tel ou tel n’avait pas le droit de faire imprimer ses pensées était loin de l’avoir affligé autant que l’impossibilité où se trouvaient des milliers de gens de par le monde de faire revenir leurs pommes de terre, etc. et d’habiter des maisons cossues. » 2 Dans le même esprit que cette argumentation développée par l’auteur lui-même, beaucoup de personnes impliquées dans le débat ont jugé par la suite plus raisonnable (pour ainsi dire dans l’intérêt de la société) de ne pas élargir leur critique au phénomène de la censure réellement pratiquée dans cette affaire et dans d’autres cas comparables, eu égard à « l’issue positive » dans le cas de Braun, et de ne pas pousser jusqu’à ses conséquences ultimes la critique des structures de pouvoir sous-tendant ces pratiques, du moins pas pour l’instant (Le vieux dilemme). L’image d’une histoire qui ne répond plus aux gouvernes resta donc limitée en apparence à une simple erreur subjective, un accident de parcours corrigible; le bateau semblait avoir repris son cap et naviguer en eaux sûres, jusqu’à la découverte de la prochaine « région non-(d)écrite » (citation de Volker Braun) « à peine quatre années du plan s’éta(n)t écoulées » (toujours l’auteur). Car la grande citation « communiste » de Volker Braun était que « tel que c’est sur le papier cela ne demeure pas », une citation à double tranchant et d’une extrême ambiguïté, comme on devait bientôt s’en apercevoir : L’issue salvatrice restait ouverte comme une fenêtre ouverte sur l’avenir, comme un souhait projeté sur l’avenir, pour Volker Braun et pour beaucoup d’autres, même si son narrateur ne cessait de répéter dans son texte qu’il ne pouvait que décrire les rapports entre les acteurs Hinze et Kunze, mais qu’il ne pouvait (plus) les comprendre – de même que son auteur ne pouvait plus les comprendre, ou plus exactement : qu’il ne pouvait pas encore comprendre les conséquences fatales qu’elles auraient pour lui. Et c’est pourquoi le narrateur, là aussi « dans l’intérêt de la société », menait l’histoire jusqu’à son terme ou la laissait se développer, un terme qu’il posait lui-même, choisissant sa propre « sortie » de son histoire personnelle inventée et placée en appendice (mais c’est seulement dans ce jeu qu’il pouvait encore choisir lui-même cette « solution » – plus dans la réalité. Mais qui le pouvait encore de ce côté-ci de l’histoire ? Dans cette entreprise qui consistait à faire valser tous les rapports sociaux tout en pensant sa propre histoire comme une perspective ouverte, il reçut le soutien décisif d’une recommandation intelligente présentée comme un « guide de lecture » par son premier critique et ami, suivi d’autres « vainqueurs de l’histoire » que je ne nommerai pas ici, dont les interprétations parfois remarquables se situent dans leur ensemble à la veille de leur fin commune !
Toutefois : La référence à la littérature universelle et cette « dialectique du maître et de l’esclave » reprise de Hegel et transposée au couple Hinze-Kunze, ont paru dès cette époque à plus d’un lecteur limiter bien plutôt le roman à une critique partielle de la société : Cette critique, dans sa forme maîtrisée, traitait le côté provincial grotesque de l’idylle entre un haut responsable et un chauffeur, entre le passager dirigeant Kunze et le chauffeur dirigé Hinze, placée dans la tradition de Diderot, supposée portée à un stade plus avancé, d’une manière qui faisait pencher le roman plutôt du côté du comique involontaire que de celui d’un grand défi esthétique. Car sur ce plan, le jeu était voué à un niveau inférieur à celui des grands modèles historiques. D’un côté la France de Diderot à la veille de la grande révolution de 1789, « à l’aube du capitalisme qui commence à découvrir le monde comme marché » (encore Heiner Müller), de l’autre la RDA ou « la plaine de Prusse » (selon Volker Braun), arrivée au stade de son « crépuscule », même si celui-ci ne se dessinait que de manière diffuse et annonçait que d’autres avec elle sortiraient de la scène de l’histoire universelle : les deux n’étaient pas comparables du point de vue historique. De plus, le rayonnement immense de la révolution socialiste mondiale, dont les acteurs historiques attendaient ni plus ni moins que la suppression définitive, c’est-à-dire le dépassement de ce vieux système de domination maître-esclave, était toujours resté lié à l’espoir que les nouvelles institutions politiques établies sur cette base nouvelle pourraient enfin faire surgir l’homme libre lui-même.
Ce qui restait de tout cela, c’était d’être partie prenante de l’échec collectif d’un socialisme de modèle soviétique expérimenté sur une grande échelle, de la « tragédie de la révolution prolétarienne du 20e siècle », qui avait entraîné après 1917 et de nouveau après 1945 (non sans justification historique après la victoire sur le fascisme allemand) une redéfinition de l’époque historique dans la confrontation avec un capitalisme qui visait la domination mondiale. La lutte contre sa stratégie avait donné naissance à la formule-choc « qui l’emportera sur qui ? », proclamée avec la certitude de la victoire donnée par la théorie, et accueillie par l’ouest, après des décennies de pratique comparative, avec une sérénité de plus en plus grande – il ne restait plus alors que quelques années avant que ne tombe sa réponse provisoire et/ou définitive : « nous » ! Jacques, le valet, et son maître étaient les acteurs historiques et les précurseurs de cette histoire. Dans cette mesure, l’interversion de leurs rôles sociaux anticipait le passage d’une époque historique à une autre : Au bout du compte, il y aurait un vainqueur historique, l’un des deux dominerait la nouvelle évolution historique. C’est ce qui faisait la différence fondamentale entre leur situation et celle des Hinze et des Kunze une époque plus tard, une phase historique plus tard. Car pour ces derniers, la seule perspective était la défaite commune. L’histoire s’avançait vers Jacques et son Maître, ils pouvaient l’attendre, alors qu’elle était arrêtée devant Hinze et Kunze, il leur aurait fallu un miracle, qu’ils attendirent en vain.
Ne serait-ce que pour cette raison, j’ai considéré dès cette époque qu’il était problématique de persister envers et contre tout à vouloir fonder leur dialogue et sa rhétorique sur la conviction d’une supériorité historique du côté où l’on se situait dans la comparaison des époques historiques. Je n’avais guère envie non plus de participer à l’entreprise de décryptage des allusions à tel ou tel potentat du Parti et aux détails de leur vie privée dignes d’un programme de cabaret. Quant à l’utilisation du dialecte berlinois censé être le garant d’une identité sans fard chez le personnage de Lisa, la femme de Hinze, porteuse pour le narrateur (et pas seulement pour lui) des espoirs d’émancipation féminine, je considérais que c’était un choix malheureux et je n’y voyais pas vraiment d’éléments susceptibles de faire espérer l’alternative sociale dont ce personnage incarnait la possibilité. Que Volker Braun conduise finalement sa créature Lisa à se débarrasser à la fois de son Hinze et de son Kunze et à les mettre tous les deux à la porte, c’était bien le moins que l’on puisse attendre d’elle, mais cela ne suffisait pas à garantir qu’elle puisse elle-même sortir du système de cette catégorie de gestionnaires passée par les stages de formation et dans laquelle elle venait elle-même d’entrer : vers quels nouveaux rivages (ou vers quel nouveau partenaire plus fort et plus haut placé) ?
Mais toutes ces objections et quelques autres encore étaient de peu de poids à partir du moment où le roman était enfin là, ce n’étaient que des théâtres secondaires de l’action, négligeables, certes impossibles à ignorer, mais relevant tout au plus d’un questionnement du texte qui pourrait avoir éventuellement son importance, sans être en aucun cas une mise en cause de ce texte. Car malgré toutes les objections de détail il y avait des choses bien plus importantes, y compris pour ma propre lecture. Et l’essentiel, c’était que le roman était là, en 1985, après la série de difficultés rencontrées au fil d’un procédure d’autorisation bureaucratique qui avait duré des années, et que j’avais ressentie comme un épisode désespérant et terriblement provincial. Il était là, on ne pouvait plus l’interdire ! En la circonstance, c’était l’occasion de fêter un événement en soi banal, la parution d’un livre, comme une victoire concrète, et même pour certains comme une victoire historique ! Heureux temps de l’illusion, avec tout ce qu’elle révèle sur la perte des repères en dehors du cadre provincial. Dans la mesure où le Roman de Hinze et Kunze est l’un des épisodes les plus remarquables de la politique littéraire de la RDA des année 1980. Il partage d’ailleurs le sort qu’ont connu de nombreux films, livres, pièces de théâtres etc. pendant les quarante ans d’existence de la RDA, y compris des ouvrages de Volker Braun autres que le Roman de Hinze et Kunze : leur « renommée » était due en premier lieu à une interdiction, et c’était là, en tout état de cause, une expérience malheureuse, car pour faire la preuve de leur valeur artistique, si tant est que cette preuve ait été faite, ils devaient attendre d’avoir dépassé le conflit idéologique qui leur était imposé – et le résultat de cette attente était souvent décevant.
Malgré l’écho extraordinaire suscité par le Roman de Hinze et Kunze, on pouvait se demander, dès sa parution, s’il s’agissait d’un événement marquant de l’histoire de la littérature, et la question reste posée, mais c’est malgré tout un point secondaire. Volker Braun a publié, avant et après ce roman, des œuvres qui marquent de façon durable la littérature contemporaine de langue allemande. Par ailleurs : qui peut prétendre porter un jugement définitif sur la place qui revient dans l’histoire littéraire à telle ou telle œuvre de l’époque où l’on est soi-même impliqué ? Je m’en garderai bien ! Néanmoins, il est certainement juste de considérer que l’une des qualités indéniables du Roman de Hinze et Kunze est d’être un roman qui exprime son époque, et cela de façon éminente. Car c’est en tant que tel qu’il est devenu historique. Il a perdu son histoire, son histoire lui a échappé – du moins cet aspect de l’histoire. Mais il y a un autre aspect que j’ai découvert avec surprise au deuxième abord, au cours de la relecture que l’occasion présente a rendue nécessaire après tant d’années. Chacun connaît le processus caractéristique qui en résulte toujours dans ces cas-là : on relit, et pas seulement comme Hans Eisler qui relit cinq fois les « classiques » 3, et à chaque fois c’est une lecture différente. Ce qui fait la différence, ce sont les circonstances qui ont changé et les expériences accumulées, et pas seulement les lunettes différentes que l’on chausse pour lire.
La nouveauté pour moi a été la découverte de ce que l’on pourrait appeler la tragi-comédie dans le Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun. Pour moi, c’est l’exemple typique d’une « histoire d’horreur » de la littérature de RDA des années 1980 qui sort du cadre de la réalité grotesque du quotidien de l’époque, et de ce fait c’est aussi un exemple riche en enseignements à tirer de l’histoire du socialisme allemand disparu en 1989, y compris à l’usage des autres : de ceux sur qui nous avons peut-être l’avantage d’avoir connu une défaite historique ! Le saut qualitatif, le saut quantique comparable à l’échelon de l’Histoire au saut historique d’une époque à une autre, dépasse tous les Hinze et le Kunze qui se considèrent comme les « vainqueurs de l’Histoire », et transforme très vite les révolutionnaires en héros comiques. Pendant un moment encore, ils continuent à faire illusion sur leur lancée, leurs poses de vainqueur ont un air authen-tique, ils croient eux-mêmes à leur mission. Rien ne leur barre la route, si ce n’est la société qui est la leur. Les idéologies servent provisoirement encore à quelque chose : elles font prendre la réalité désirée pour la réalité réelle. Le pouvoir idéologique constitue les individus en objet, soumis à des rapports de classe et de sexe. Et cela dure jusqu’à ce que le langage lui-même se refuse. Mais avant d’en arriver définitivement à ce point, la résistance des corps commence lentement. Les corps ne fonctionnent plus, leur comportement n’est plus conforme à la norme : ils cherchent leur propre voie. Et c’est justement ce processus que l’on découvre chez Hinze et chez Kunze : On est frappé par l’asymétrie du langage du corps et du langage parlé chez les personnages du roman, ou plutôt chez presque tous les personnages du roman. Ce qu’ils ne peuvent plus exprimer en parlant, c’est nécessairement le corps qui l’exprime – et inversement.
L’infirmité de Kunze est, dans ce jeu, la plus manifeste, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres (et il est interchangeable). Et cette infirmité va au-delà de simples problèmes d'élocution : car initialement son discours était fluide – son texte ne se met à bégayer que dans les cas particuliers de diversion, qui deviennent chez lui un état permanent – dans le domaine de la pratique politique qui est le sien, où le langage de l’idéologie est devenu d’une manière générale un substitut de réalité pour la politique. C’est là que Kunze perd le contrôle de sa voix, et seules ses obsessions sexuelles et leurs fixations fantasmatiques entretiennent un lien avec la réalité où il trouve encore matière à satisfaction. Son corps prend le relais du travail de persuasion, dont il devient l’instrument, une sorte de travail manuel « dans l’intérêt de la société » – que ce soit sur le plan imaginaire ou dans la réalité de ses « rapports ». Kunze ne peut plus agir, passer à l’action, que dans ce rapport–là, que ce soit lorsqu’il préside des réunions dans les locaux du Parti en reluquant l’auditoire féminin, à l’arrière de sa voiture de fonction ou dans les lits de ses conquêtes féminines. Là, il est toujours dans son élément : il peut être chef, critiquer, pratiquer l‘autocritique ; il est pratiquement en position de rôle dirigeant – et en pleine possession de ses moyens. Et pourtant, son intermédiaire principal, son partenaire d’entraînement, son donneur de réplique, son cobaye, c’est un homme : Hinze, « son » camarade, lié pour toujours à lui, le prototype de l’auxiliaire intellectuel, du suiveur, du discoureur aussi, qui se coule non sans raison dans le moule et y gagne une capacité de survie à l’arrière-plan, capable de convaincre et de procréer, « tourné vers l’avenir » à travers le visage futur de son enfant, et réduit cependant à n’être que le second visage de Kunze : ce n’est plus le valet, certes, mais c’est pour toujours l’éternel collaborateur, en aucun cas un « meilleur » Kunze ni le Hinze d’avant sa propre « promotion » dans l’appareil ou au volant du pouvoir, qu’il tourne sans jamais décider lui-même de la direction.
Dans ce contexte, on ne peut manquer d’évoquer les personnages de Hinze et Kunze dans l’œuvre dramatique au titre presque identique de 1973. Bien sûr, cette pièce de Braun était un autre texte, et ce n’était pas une autre version ou une simple version antérieure du roman, malgré la symétrie des dispositifs littéraires qui appelle presque une telle assimilation. Braun place au centre de la pièce la question de la dimension des contradictions nouvelles qui surgissent lorsqu’on veut construire « de fond en comble » une société nouvelle en un laps de temps limité, que l’on avance en terrain inconnu où l’on est sans cesse renvoyé aux dures réalités, et que l’on doit à la fin recommencer à zéro, pris dans un mouvement à risque que l’on ne peut ralentir, et partageant le constat désespérant que le dépassement du rapport maître-esclave, s’il a lieu, ne pourra résulter que d’un effort commun, ou être voué à l’échec. En passant de la pièce de théâtre à la satire du roman, le changement de forme a induit une présentation différente du contenu initial : d’un texte théâtral où se projette la tragédie possible, on est passé au texte narratif d’une comédie. Ici, l’abîme semble au premier abord invisible, dissimulé sous le brouillage des formes ; là-bas, il est rendu visible sur scène, il est objet de la représentation et soumis au public dans sa dimension de motif scénique. La pièce n’a jamais été montée dans sa version intégrale, mais le roman a fini par être livré, même si c’est avec retard.
Le texte associait un galimatias emprunté à la langue du pouvoir de RDA, truffée de formules idéologiques toutes faites, élément essentiel des dialogues de Hinze et Kunze, qui provoque sans cesse des ruptures ironiques, avec des commentaires, objections et interventions du narrateur qui introduisent sans cesse une distance, de longs passages où il a l’habileté de ne pas être obligé de prendre position pour ne pas pouvoir être pris en défaut, des adresses au lecteur appelé à entrer dans le jeu et des recours à l’auteur lui même en cas de nécessité – tout ce mélange, auquel il faut ajouter la présence directe de l’auteur à la fin du texte, constituait le ciment de l’ensemble et permettait en même temps de placer en creux « ce qui était vraiment dit ». Et il s’agissait d’une amère prise de conscience : face au constat que le travail de persuasion et d’éducation a conduit d’échec en échec, les appels à la raison des gouvernants ont le statut d’une défaite historique, et un nouvel espoir ne peut en naître que si la prise de conscience est fondamentale. Cette prise de conscience inaugure l’abandon des rôles traditionnels par les acteurs, leur renoncement à tout discours de pouvoir, dans quelque rôle ou quelque mission que ce soit. C’est seulement à partir de là que pourrait à nouveau fonctionner un langage personnel, responsable et sans dissimulation. Comment résoudre dans ces conditions la contradiction entre l’engagement et le refus ? Le texte n’apporte pas de réponse à cette question, car manifestement il n’y en a pas pour Braun à cet instant de vérité où il se trouve face à sa propre défaite. En tout cas pas de réponse simple sous la forme d’une alternative claire.
Pour autant que le roman laisse voir la possibilité de ces attitudes nouvelles, leur manifestation la plus convaincante apparaît dans les moments où la parole d’un personnage s’interrompt, fait place au silence, et annonce ainsi la sortie de la chaîne ininterrompue et interminable du discours, les moments où le texte général commence à « bégayer » et pourrait ainsi permettre de découvrir le défaut de l’enchaînement. Les exemples de ce genre d’attitude se trouvent d’abord dans de courtes rencontres apparemment accessoires, comme par exemple la rencontre entre l’auteur-locuteur et sa femme Anna, qui n’accepte pas son jeu avec le passé mais le somme de tenter quelque chose de nouveau avec elle, ou bien tout à la fin du roman, où l’auteur-locuteur est ébranlé de façon décisive et définitive par la vue d’une jeune personne qui apparaît par hasard dans son champ de vision au cours d’une lecture-débat pour laquelle il s’était rendu à Dresde, sa ville natale. « C’est alors que je vis du premier coup d’œil une jeune personne, juste devant moi, au deuxième rang, pas grande, une tête ronde et aimable qu’entourait une chevelure blonde bien tirée, des yeux clairs brillant d’un éclat intérieur. Elle ne posait aucune question, elle me regardait sans détourner les yeux et je la regardais sans détourner les miens (et)… elle semblait saisir tout ce que je ne saisissais pas… ce que je décris ». C’est là que se produit pour l’auteur la rupture avec tout un univers d’habitudes qui était aussi toujours pour lui une méthode de succès ! Ce qui s’annonce à la place, c’est la rupture définitive qui signifie nécessairement la fin de la possibilité qu’offrait jusqu’alors cette écriture : « Je m’étais simplement levé de la table où j’écrivais, mais je ne pouvais plus m’asseoir. Je le savais, je suis malade, maintenant je ne peux plus continuer… Je me mets au volant, mon propre chauffeur, qui dirige et pense par lui-même, et sans un mot, à travers la vitre, je suis du regard les inconnus ». L’image s’interpose à nouveau devant le langage. La métaphore recouvre pour le narrateur la certitude qu’il ne peut plus formuler clairement, celle de la façon dont l’histoire va finir. Les images sont consommées, Hinze et Kunze, le maître et le valet, continuent à graviter sur une orbite historique dans l’ordre expérimental connu, peut-être jusqu’à la prochaine « expérience » visant à briser l’enchaînement fatal. Un nouveau chapitre commence.
(Traduction : Jacques Poumet)
Notes
* F. Hörnigk. Professeur à l'Université Humboldt, Berlin.
1. « Bilder bedeuten alles im Anfang.. Aber die Träume gerinnen, werden Gestalt und Enttäuschung… Trümmer die groben Gedichte… Nicht mehr gebraucht jetzt » (Heiner Müller : BILDER, 1955).
2. Traduction Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, éditions Métailié, Paris 2008. Les passages traduits sont empruntés à cette traduction (n.d.t.).
3. Il s’agit des auteurs « classiques » du marxisme-léninisme (n.d.t.).