Le lecteur d'aujourd’hui dispose de plusieurs versions successives du thème de Hinze et Kunze dans l’œuvre de Volker Braun. En quinze ans, Braun écrivit trois versions dramatiques : Hans Faust (1967), qui resta à l’état de manuscrit, Hinze et Kunze (1973 et 1977), suivi des Libres propos de Hinze et Kunze (1980/1981) et du Roman de Hinze et Kunze. Ces réécritures successives suivent et commentent l’évolution de la RDA et des relations qu’entretient l’intelligentsia est-allemande avec le pouvoir socialiste. La pièce de 1967, Hans Faust propose, selon son auteur, « une ultime version prolétarienne » du mythe de Faust. L’ouvrier du bâtiment Hans Faust (qui s’appellera par la suite Hinze) est un franc-tireur qui veut tout changer au pas de charge. Il conclut un accord avec Kunze, un ancien ajusteur, résistant, survivant des camps de concentration et maintenant permanent du SED. Hinze s’appuie sur le nouveau pouvoir de la classe ouvrière pour accomplir « des exploits historiques ». 1 La pièce s’inscrit encore dans la veine des œuvres dites de « construction » (Aufbaudramen) du socialisme. Braun s’intéresse à ces « activistes » de la première heure qui, portés par la nouvelle société en marche, en symbiose avec les forces sociales et politiques du jeune Etat, sont devenus « des géants ». 2 Sans cette « promotion » ils seraient restés « des individus minuscules, inemployés et inconnus ». 3 Au début des années 1980, l’activiste est devenu le chauffeur d’un haut fonctionnaire du régime, paresseux, résigné, d’accord avec toutes les décisions du pouvoir. La « pièce de production » a perdu son optimisme, elle est devenue un roman satirique. Le « pacte » d’amitié entre un Faust avide d’action et de connaissances scientifiques et un « Méphisto » politicien et lucide symbolisait, en 1967, l’alliance entre le prolétariat et l’avant-garde. Hinze et Kunze, qui leur succèdent, incarnent les deux faces de l’homme socialiste nouveau. Leurs compétences sont complémentaires. L’ouvrier du bâtiment Faust/Hinze connaît des phases de découragement, qu’il surmonte. Avec le soutien de Kunze, il devient un savant, un planificateur et un directeur d’entreprise. Cette progression linéaire implique un sens de l’histoire fondé sur l’idée de progrès.

La réception des versions de 1967, 1973 et 1977
Cependant, chaque nouvelle version du thème se heurte à la même critique. La pièce « Hans Faust », par exemple, ne montrerait pas suffisamment « l’interpénétration des relations entre les forces dirigeantes et les masses populaires dans la société socialiste ». 4 Il lui est reproché de sous-estimer « la participation progressive et croissante des masses à la planification et à la direction des affaires sociales ». La même critique résume ainsi sa déception : Il semble plutôt (dans cette pièce) « que la contradiction conserve la même virulence. » 5 Dans la nouvelle version de 1973, Braun ne tient aucun compte de cette critique et accentue au contraire ce clivage. Au début du texte, l’auteur souligne le caractère précipité et immotivé du ralliement du personnage :

« Hinze [à Kunze] : Dis, je fais ce que tu dis
[…] avec moi tu as quelqu’un qui fera ce que tu veux
[…] Je ne veux pas seulement
t’écouter, ça tout le monde peut le faire –
je participerai à tout ! » 6

La docilité de Hinze inquiète Kunze :

« Kunze : Sais-tu ce que tu promets ?
Aux spectateurs
Je dois m’embarquer avec ces gens, qui collaborent à tout et qui prétendent ensuite qu’ils n’ont rien fait. […] Je ne suis pas à l’aise avec lui. Il pense qu’il suffit de me suivre et qu’on va faire des miracles. » 7

Le personnage oscille au début entre un activisme sauvage et un esprit de soumission. Et lorsque plus tard, propulsé à la tête d’une entreprise, il croit avoir le pouvoir de décision, il découvre que, en fin de compte, les décisions sont prises à un autre niveau. Il se rebelle contre ces « décrets tout ficelés » et exige une plus grande participation aux décisions : « Hinze : Comment se fait-il que l’on ne me demande pas toujours mon avis ! » 8 Kunze le renvoie à sa propre responsabilité : « C’est ta faute ! Tu as toujours dressé les oreilles quand je t’ai dit quelque chose. Tu es resté en plan en attendant mes instructions […] tu as co-décidé du sort de centaines de gens sans avoir jamais demandé leur avis, et maintenant tu places ton propre sort au centre du monde. » 9

Les reproches de la critique ressassent la même antienne contre « l’opposition schématique entre la direction centralisée et les masses ». Encore en 1979, Werner Jehser s’en prend aux thèses de Volker Braun qui réclame « plus de participation des 'sous-privilégiés’ aux décisions de l’Etat ». Ces thèses, écrit Jehser, sous-estiment « la participation d’un nombre de plus en plus grand de travailleurs aux différents organes du pouvoir » 10. Alors que le Parti s’interroge depuis 1972 sur les moyens d’augmenter la participation des ouvriers dans les entreprises, la récurrence de cette critique témoigne d’un refus chez les dirigeants du pays de reconnaître un déficit démocratique. Malgré l’ouverture d’Erich Honecker en 1971 11, la littérature ne pouvait guère critiquer que le « caractère inhumain » du capitalisme. Encore en 1978, peu de temps avant les premières rédactions du « roman de Hinze et Kunze », les réalités de la RDA étaient exclues du champ de la satire : « L’Etat socialiste des Ouvriers et des Paysans, dont le pouvoir fonde la suppression de toutes les situations inhumaines, ne saurait désormais être l’objet de la satire, qui s’intéressera plutôt aux exemples fructueux de divergence subjective avec le nouvel Etat. (souligné par nous, CK) » 12 En passant de l’écriture dramatique à la prose, Braun opère un changement de paradigme qui prend l’interdiction de la satire comme défi et comme objet. En effet, la version de 1981-1984 se distingue des précédentes par l’inversion du modèle révolutionnaire. Le personnage qui voulait transformer les rapports sociaux perd son ambiguïté et devient un chauffeur unidimensionnel qui ne détermine ni la direction de son itinéraire, ni la conduite de sa vie privée. Au mythe faustien succède le nouveau couple paradoxal du « maître et de l’esclave » inspiré, au delà des réflexions dialectiques de Hegel, des mésaventures romanesques et philosophiques de Jacques et de son Maître dans Jacques le fataliste de Diderot.

Comment expliquer ce changement d’écriture et de perspective ? Au-delà des déclarations officielles, plusieurs voix s’élèvent au cours des années soixante-dix pour affirmer l’existence de contradictions antagoniques dans la société socialiste. 13 Cependant le gouvernement s’obstine à ne reconnaître que des contradictions conjoncturelles et des difficultés subjectives chez quelques individus qui freineraient le développement du socialisme. Plusieurs écrivains réagissent à ces nouvelles tentatives pour limiter l’espace public de discussion et mettent en cause la pétrification du système dans leurs écrits. Volker Braun participe de ce mouvement de radicalisation. Il tire les conséquences de la crise qui s’installe entre le pouvoir d’Etat et l’intelligentsia et qui s’exacerbe après l’affaire Biermann, lorsque, en novembre 1976, le chanteur contestataire est déchu de sa nationalité. Braun fera partie des premiers signataires d’une pétition de soutien au chanteur. Le socialisme apparaît aux yeux de nombreux artistes, comme Christa Wolf, Heiner Müller etc. comme une entropie, c’est-à-dire un système incapable d’évoluer. Braun doute de plus en plus de la capacité du socialisme à se développer en RDA. La stagnation du système devient l’objet même d’une représentation satirique.

L’Epistémè de Michel Foucault

Ici s’imposent les remarques de Foucault. Le pouvoir, écrit Foucault, structure les discours. Il se légitime par les discours. Dans L’ordre du discours, il avance comme « hypothèse » de son travail l’organisation d’un système d’exclusions où « les types d’interdits se croisent, se renforcent ou se compensent » 14 : « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’avènement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » 15 Nous entendons ici par epistémè les conditions de production du discours dans une société donnée, c’est-à-dire la somme des textes, règles et représentations – explicites ou non, qui définissent la possibilité même de la parole et qui en déterminent les interdits, les différentes formes d’exclusion. Dans le roman de Braun le discours public est perverti de façon satirique. C’est ainsi que la réitération obsédante de la notion d’intérêt commun, « dans l’intérêt de la société » (im gesellschaftlichen Interesse) dénonce, en raison même de sa redondance (on dénombre plus de vingt-cinq occurrences), la thèse d’une convergence entre les intérêts individuels et l’intérêt commun. La répétition énonce et dénonce en raison même de sa saturation – jusqu’à l’étouffement – un présupposé qui hypothèque les possibilités d’un dialogue. Qu’il s’agisse d’une assertion que le narrateur reformule sous forme optative 16, ou d’une question rhétorique 17, ou encore quand il concède hypocritement que « la question de l’intérêt de la société est assurément la plus féconde qui soit pour la littérature » et qu’il « considère comme un bienfait et un encouragement le fait qu’on la repose sans cesse ». 18 Celui qui souhaiterait ignorer l’ironie du narrateur se trouve aussitôt confronté avec un persiflage destructeur : « La société […] exigeait que l’on pense à soi en pensant à elle, en pensant à soi. » Ce raisonnement soporifique s’effondre dès la phrase suivante lorsque la même société se met à penser… à notre place. 19 La mise sous tutelle des citoyens, invoquée avec le verbe « abnehmen » (mot-à-mot « soulager » quelqu’un d’une tâche pénible) revient avec des variations dans les Libres propos de Hinze et Kunze 20, et dans le roman où, inversement, personne ne « soulage » les ouvriers de leur « sale boulot ». 21 Les manifestations elles-mêmes sont organisées en haut lieu : c’est ainsi qu’une manifestation du 1er mai, qui rassemble 300 000 personnes, commence à 10 h et est terminée par haut-parleur à… 10 h 02. 22 L’optimisme qui règne dans les médias et dans les discours politiques participe de l’epistémè en masquant les véritables rapports sociaux. Dans les Libres propos, Kunze reformule les problèmes de la société dans les réunions publiques pour « optimiser » l’action politique. Par exemple, au lieu de dire « nous avons du retard », il dit « nous devons accélérer le rythme ». 23 Et dans le roman, Hinze puise sa confiance dans la lectures des journaux. 24 L’optimisme prescrit et relayé par ce qu’Althusser appelait les « appareils idéologiques d’Etat » provoque la démission de Hinze et, à travers lui, de tout un peuple. Le discours politique est confisqué et mis au service d’une manipulation monologique. Braun procède à sa déconstruction par la surenchère. C’est ainsi que l’intervention de la déléguée de la blanchisserie d’Etat Blütenweiss (tout un symbole) est réduite tantôt à une litanie de substantifs privés de tout prédicat, tantôt à une succession d’adjectifs. 25 Le sens des mots disparaît. La fragmentation de la parole – qui n’est plus individuelle – élimine toute fonction référentielle et toute fonction appellative. Le discours de domination est reproduit par ses principaux destinataires qui l’ont intériorisé. Toute polarisation, toute controverse, toute divergence ont disparu. Le discours a envahi la sphère publique et n’a plus de locuteur identifiable. Il échappe par conséquent à toute velléité de contestation. L’allocution de la déléguée est doublement dénaturée par une transcription qui mime un « effet de réel » caricatural et qui la dépossède de son statut de sujet : « ça » parle par sa bouche. Mais il est encore distancié par le compte rendu que Braun confie au personnage de Kunze, lequel n’y entend que « des phrases » déjà connues, des « discours qui avaient déjà reçu la bénédiction ». 26 Un autre procédé consiste à confronter les grands slogans du Parti au scepticisme du chauffeur. C’est ainsi que lorsque Kunze évoque une « vision du monde » commune (eine Weltanschauung), Hinze le corrige et propose de s’en tenir plus modestement à « une vision du pays » (Landanschauung). 27 Le socialisme est « une grande idée », insiste Kunze. Son interlocuteur ironise en faisant allusion aux modestes dimensions de la République et … à un socialisme local de format … plus « maniable ». 28 Ainsi ramenée à un format de poche, l’idée du socialisme se glisse plus facilement dans un porte-documents ou dans la gamelle. 29 Progressivement la « grande idée » du socialisme, sur laquelle l’Etat fonde sa légitimité, est ramenée à une réalité moins glorieuse et se trouve réduite au rang d’ustensile. Le socialisme en tant que mot d’ordre a fait son temps. L’utopie reste à être réinventée, en souvenir par exemple des révolutionnaires de 1917 qui, « sans directive, sans clause de garantie, ignorant le rapport de forces, sans passer par la voie hiérarchique » se sont lancés dans la bataille avec « les masses ». 30

Les propos révélateurs de Hinze ne résultent pas d’une vision révolutionnaire, mais le plus souvent de la rumination de connaissances générales qu’il a simplement intégrées à la lecture quotidienne des affiches, des journaux ou à l’écoute des discours qui lui sont adressés, ou que l’auteur, avec une ruse brechtienne, lui met dans la bouche. C’est ainsi qu’il expose, dans un charabia confus, comme une leçon mal apprise, ce qu’il entend tous les jours sur les temps nouveaux qui s’annoncent : « Hinze : Le nouveau […] demande à être imposé d’une façon nouvelle. Cela nécessite du temps, et parfois la seule nouveauté du nouveau n’est plus que dans la manière avec laquelle on le met sur le tapis […], mais je reconnais que je préfère encore la nouvelle manière ; du nouveau il y en a partout dans le monde, mais la nouveauté dans le nouveau, voilà ce qui compte. » 31 Le bavardage de Hinze ne discrédite pas son locuteur, mais l’ordre du discours officiel. A son chef, qui, au retour d’une visite à Hambourg (et quelle visite !), évoque la possibilité d’adopter « certaines libertés » du capitalisme et de « lâcher davantage la bride », Hinze oppose avec entêtement les arguments de la propagande d’Etat, selon laquelle « on ne saurait faire mieux » en RDA. La naïveté du chauffeur lance à la cantonade des clichés qui enjolivent la réalité, au point que la sottise de ses arguments se retourne contre leurs véritables auteurs lorsque, par exemple, Hinze entend démontrer la supériorité du socialisme par le fait que la RDA, avec le Parti et l’Etat réunis, aurait effectué « une double couture afin que ça tienne mieux ». On reconnaît, tourné en ridicule, un concept clé du marxisme d’Etat et de sa polémique contre la division des pouvoirs dans les démocraties parlementaires. Au cours de ce dialogue, qui se situe exactement au centre du roman, Hinze refuse toute proposition d’amélioration en opposant, avec une (feinte ?) conviction, des clichés propagés par le SED. Braun déconstruit la phraséologie de la propagande d’Etat en les livrant ainsi à une surenchère. En substituant un nouveau contexte, Braun livre les citations du discours officiel à la parodie. Il met en évidence des mécanismes de formatage et de standardisation du langage, comme, par exemple, la récurrence des comparatifs de mélioration dans les discours ritualisés du secrétaire du Parti à chaque nouveau congrès du SED, qui envahit ici la conversation quotidienne. 32 Le lecteur sourit lorsque les concepts de « base » et de « superstructure » s’appliquent aux attraits de Lisa. 33

La censure

Le discours dominant n’entend pas tout autoriser. Des sujets sont éludés ou frappés d’interdit. La censure apparaît de ce fait comme le pendant complémentaire de l’epistémè. Dès le début du roman, le narrateur persifle une censure omniprésente en invoquant un commanditaire avec lequel il feint d’être en accord harmonieux :

Qu’est-ce qui les maintenait ensemble ? […] Quand on les interrogeait, l’un répondait pour l’autre et l’autre en même temps :
Dans l’intérêt de la société.
Ah oui, bien sûr,
je réponds : la chose au nom de laquelle j’écris. 34

Le narrateur doit donc … contrôler ses personnages, car ils risqueraient facilement de « dévier de la ligne du récit ». 35 Ce qui, en 1982, prend la tournure d’une parodie trouvait encore dans le drame de 1973 sa justification historique, même si le personnage de Kunze/Mephisto n’est pas exempt de critique, lorsque, par exemple, Kunze exprime la méfiance des nouveaux dirigeants revenus d’exil ou des camps nazis face à l’immaturité politique d’une population qui sort de douze années de fascisme : « On ne peut pas exiger des gens ce dont on les a toujours privés : de la conscience. » 36 Cette méfiance politique est devenue problématique quand, des décennies plus tard, elle légitime encore une pratique autoritaire et obsessionnelle de l’Etat. L’auteur introduit des failles dans le texte et pousse la pratique de la censure jusqu’à l’absurde en suivant l’exemple de Henri Heine dans le dernier chapitre du Livre de Le Grand :

Ils prirent la rue et s’arrêtèrent devant le et Kunze disparut
pour se rendre chez . 37

La suppression de noms de rue insignifiants tourne en ridicule la peur obsessionnelle de la conjuration chez les autorités est-allemandes, qui redoute encore dans les années soixante-dix les activités subversives d’un « ennemi de classe ». 38

Tout ce qui ne respecte pas les instructions officielles, y compris dans le domaine artistique, est soumis à la censure. Dans un passage satirique, Braun met en scène un comité de censeurs qu’il introduit comme des « lecteurs professionnels ». Une certaine Madame le professeur Messerle reproche à l’auteur B de ne pas avoir suivi les instructions de « l’Administration centrale ». La situation perd tout sérieux en raison de sa transposition dans le domaine des magazines de mode – avec leurs patrons de tricot – le jeu de mot avec le nom (Messerle est un diminutif de « Messer », ici « petit ciseau ») etc. Mais la satire culmine avec la peinture de la pruderie de Mme Messerle qui bégaie et s’embrouille lorsque l’auteur B émet le souhait de voir ses lecteurs tout « nus », une provocation et une métaphore pour une République qui serait débarrassée des enjolivements – c’est-à-dire de ses mensonges d’Etat – qui masque sa vraie nature. La description de l’indignée – une didascalie – livre l’interlocutrice au rire du lecteur : « Elle présidait toute rouge […] les genoux serrés. » 39 La polémique tourne à la farce lorsque l’auteur intègre par anticipation la condamnation qui attend le roman et qui paraîtra effectivement dans le Neues Deutschland, organe central du SED, du 9 octobre 1985 sous la plume de Madame le Professeur Anneliese Löffler. 40

La satire en RDA

Les procédés satiriques de Volker Braun le distinguent de la tradition. Dans son essai « De la poésie naïve et sentimentale », Schiller définit la satire comme « opposée à la réalité en tant qu’elle est déficiente » et à l’idéal « en tant qu’il est le plus haut degré de réel ». 41 Dans la tradition, l’auteur satirique est défini comme « un spectateur qui regarde d’en haut les erreurs des hommes ». 42 Il en va autrement dans le roman de Volker Braun, où une instance satirique homodiégétique participe à l’action et en est victime. Certes, Braun est motivé par un mécontentement concernant la réalité de la RDA – qui trahit un idéal – cependant il positionne la polarité réalité/idéal de façon nouvelle. L’objet de sa représentation satirique est moins le décalage de la réalité, et encore moins l’indignation elle-même devant cette réalité, que l’idéalisation mensongère du socialisme, dans la mesure où cet idéal falsifie la réalité, la transfigure et devient ainsi un obstacle au développement de la société vers cet idéal.

La représentation des personnages

Kunze n’échappe pas à l’intention satirique. Ses pulsions érotiques l’entraînent dans des contrées de la République qu’il ne connaît pas et où il se trouve confronté à la dure réalité du quotidien : il emprunte des voies du tramway en sens interdit, fait irruption dans les usines, franchit la porte vitrée cassée d’une crèche pour se retrouver au milieu de marmots installés sur le pot, qui le reluquent avec étonnement, il fait la queue devant un supermarché, porte des cabas à provision trop lourds, se surprend, en plein débat amoureux, à lancer des commandements qui viennent de sa centrale et bafouille des exclusions etc. Il détonne, dérange, irrite, se montre maladroit, déplacé. Il apparaît alors comme un personnage de comédie. Ses tentatives, note malicieusement Braun, « pour instaurer l’égalité dans son rapport avec les femmes et pour courir après le bonheur social » dans sa vie privée donnent lieu à « des actions grotesques ». 43 Mais le comique de ce personnage déstabilise le lecteur parce qu’il renvoie à autre chose. Il signale les symptômes d’une « maladie » qu’Ursula Heukenkamp interprète très justement comme l’expression d’un besoin, celui de constituer une communauté vivante 44, et j’ajouterai, non pas au plan des individus, mais au plan de l’exercice même du pouvoir politique, c’est-à-dire d’un système qui abolirait les divisions des tâches, des responsabilités, un système qui abolirait la division entre les gouvernants et les administrés. Kunze souffre de cette division, de l’isolement de « l’élite dirigeante » par rapport aux masses. Son personnage, tour à tour agaçant et attachant, incarne la tragédie de l’échec du socialisme est-allemand. Et la satire se nourrit de cette impasse. Elle associe dans une même écriture tous les acteurs de cette tragédie, dont elle partage à la fois le constat, l’analyse, l’impuissance, la colère et le désespoir.

Notes

* C. Klein. Professeur à l'Université de Paris X - Nanterre.

1. D’après le résumé d’Ingrid Seyfarth, Theater der Zeit 1968, n° 20, p. 16.

2. « Sie wurden Riesen », Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, t. II, 1990, pp. 223-224.

3. « […] wären diese Leute winzig geblieben, ungebraucht, unbekannt », ibid.

4. « [es] erwuchs eine ungenügende Durchdringung der Beziehungen zwischen den Führungskräften und den Volksmassen in der sozialistischen Gesellschaft », Theater in der Zeitenwende, t. II, Berlin 1972, p. 268.

5. « Es scheint (im Stück) vielmehr so, als wäre der Widerspruch […] in gleichbleibender Schärfe vorhanden », ibid.

6. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de nous, CK. « Hinze (an Kunze) : Du, ich mach, was du sagst […]/ in mir hast du einen, der macht, was du willst […]/ Ich will nicht nur/ Hören auf dich, das kann jeder -/ Ich mach alles mit ! », Theater der Zeit 1972/2, p. 49.

7. « Kunze : Weißt du, was du versprichst ?/ Zu den Zuschauern : Mit diesen Leuten muß ich mich einlassen, die alles mitmachen und nichts gemacht haben wollten. […] Bei dem ist mir nicht wohl. Der denkt, er müsse mir nachlaufen und es geschähn Wunder ». Ibid., p. 49, p. 50.

8. « Wieso werd ich nicht stets gefragt ! ». Ibid., p. 59.

9. « Deine Schuld ! Du hast die Ohren gereckt, wenn ich dir was vorsagte. Du hast auf dem Fleck geharrt, bis ich dir was vormachte. […] Du hast das Geschick Hunderter mitbestimmt, oft ohne sie zu fragen, jetzt machst du deins zum Angelpunkt der Welt. ». Ibid., p. 60, p. 63.

10. Theater der Zeit 1979/7, pp. 45-47.

11. Devant le comité central du SED, le nouveau secrétaire général suspendait le principe du contrôle thématique et formel de l’expression artistique : « Wenn man von festen Positionen des Sozialismus ausgeht, kann es meines Erachtens auf dem Gebiet von Kunst und Literatur keine Tabus geben. Das betrifft sowohl Fragen der inhaltlichen Gestaltung wie des Stils », Neues Deutschland 18/12/1971.

12. « Der sozialistische Arbeiter- und Bauernstaat, der die machtgewordene Grundlage für die Aufhebung aller ahumanen Zustände ist, kann nicht mehr Gegenstand der Satire sein, sondern vielmehr die ästhetisch fruchtbaren Fälle subjektiver Divergenz mit dem neuen staatlichen Wesen », Kulturpolitisches Wörterbuch der DDR, Berlin (RDA) 1978, p. 613.

13. Cf. en particulier le débat autour de l’aticle de Jürgen Kuczynski : « Gesellschaftliche Widersprüche », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n°10, 1972, pp. 1269-1279, qui sera repris (en version allégée) dans Forum, n°1, 1973. Il sera l’objet d’un débat, dans les numéros suivants 2, 3, 5 et 6.

14. Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris 1971, p. 11.

15. Ibid., p. 10 et suiv.

16. « Es lebt, genauer : es lebe die Übereinstimmung der persönlichen und gesellschaftlichen Interessen », V. Braun : Hinze-Kunze-Roman (abrév. HKR), 1988, p. 61.

17. « wie konnte es ein persönliches [Interesse] sein, wenn ich vorgeschriebenermaßen davon ausgehen muß, daß da eine Übereinstimmung herrscht ? », HKR 9.

18. (nous soulignons, CK), « Die Frage nach dem gesellschaftlichen Interesse ist zweifellos die fruchtbarste für die Literatur, und ich finde es wohltuend und ermutigend, daß sie immer wieder gestellt wird. », HKR 60.

19. « Die Gesellschaft […] verlangte, daß man an sich dachte, indem man an sie dachte, indem man ansich dachte ; es wurde nur problematisch, wo sie einem das Denken abnahm », HKR 60.

20. Par exemple : « Warum singt keiner, ruft, freut sich ? – Sie können nicht. Gegen den Lautsprecher ? Es wird ihnen alles abgenommen », V. Braun, Berichte von Hinze und Kunze, 1983, p. 68.

21. « Aber den Dreck, den nimmt ihnen keiner ab », HKR 32.

22. HKR 56.

23. Berichte 8.

24. « [Hinze] trug gerade in brenzligen Situationen, einen provozierenden Optimismus zur Schau, den er unmittelbar der Zeitung entnahm, die er, in den Wartestunden, durchgekaut hatte », HKR 63.

25. HKR 27.

26. « abgesegnete Reden », HKR 27.

27. HKR 104.

28. « Deshalb ist es gut, von Zeit zu Zeit auch kleinere Ideen und Vorschläge anzubringen, die anwendbar sind […]. Wir haben dafür die große Idee in ein handliches Format gebracht, so daß sie die spontanen Gedanken ersetzen kann ».

29. HKR 105.

30. « Ohne Direktive, Ohne Absicherung, das Kräfteverhältnis verletzend, nicht auf dem Dienstweg », HKR 56-60.

31. « Das Neue will auf neue Weise durchgesetzt sein. Das braucht Zeit, und manchmal ist dann das Neue am Neuen nur noch die Weise, wie es aufs Tapet kommt […]. Aber ich gebe zu, die neue Weise ist mir wichtiger ; Neues gibt es überall in der Welt, aber das Neue am Neuen, das ist, worauf es ankommt. », HKR 46-47.

32. « höher, schneller, weiter », HKR 53, « SCHNELLER, LÄNGER, TIEFER », HKR 153.

33. HKR 22.

34. « Was hielt sie zusammen ? […] Wenn man sie fragte, antwortete der eine für den anderen und der andere mit : Im gesellschaftlichen Interesse. Aha, natürlich, erwidere ich : das Ding, um dessentwillen ich schreibe. », HKR 7.

35. HKR 10.

36. « Man kann nicht von den Leuten verlangen, was ihnen immer genommen wurde : Bewußtsein », Theater der Zeit, 1972, n° 12, p. 48.

37. « Sie bogen in die ein und stoppten vor dem , und Kunze verschwand im und ging sogleich zu ». Heine inscrit au milieu d’une série de tirets les seuls mots : « -------- les censeurs allemands ------ les imbéciles ».

38. Braun s’en moque dans un dialogue savoureux entre Hinze et Kunze, HKR 16-17.

39. « Sie saß hochrot im Vorsitz, mit zusammengekniffenen Knien », HKR 150.

40. Sur cet épisode et la réaction amusée de Braun, cf. York-Gothart Mix (éd.), « Ein Oberkunze darf nicht vorkommen », Wiesbaden, Harrassowitz 1993, p. 218.

41. « In der Satyre wird die Wirklichkeit als Mangel, dem Ideal als der höchsten Realität gegenübergestellt », F. Schiller, Über naive und sentimentale Dichtung, Werke, ed. B. v. Wiese, t. 20, Weimar 1962, p. 442, trad. de Sylvain Fort, L’Arche, Paris 2003, p. 43.

42. Helmut Arntzen, Nachricht von der Satire, in : Literatur im Zeitalter der Information, 1971, p. 149.

43. « Kunze sieht die gleichheit herstellbar in seinem verhältnis zu frauen […] diese versuche dem sozialen glück nachzujagen [sind] groteske ersatzhandlungen », V. Braun, Texte in zeitlicher Folge, p. 221.

44. Weimarer Beiträge 1986, n° 5, pp. 830-834.