Dans le volume 7 des œuvres complètes de Volker Braun, publiées dans l'ordre chronologique en 1991, on trouve le Roman de Hinze et Kunze, accompagné d’une note de l’éditeur. Elle stipule : « écrit en 1981, paru en 1985 » (aux Editions Mitteldeutscher Verlag et Suhrkamp) 1. Ce long délai de quatre années est évoqué avec une froide simplicité : dès le 16 juillet 1981, Braun avait livré un tapuscrit à son éditeur, le Mitteldeutscher Verlag, qui s’occupait de longue date de ses livres. Le 27 juillet 1985, l’entreprise générale d’imprimerie de Leipzig mettait la première édition sur le marché, à raison de 15.000 exemplaires. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’il s’agit là de tirages inimaginables de nos jours. C’est donc durant la première moitié des années 1980, avant la rupture induite sur le plan international par la perestroïka et la glasnost que débuta ce procès, pesant pour toutes les parties en présence, qui devait marquer le début de ce que j’appellerais simplement l’histoire éditoriale du Roman de Hinze et Kunze.

Quoique en marge, je me trouvai moi-même entraîné dans cette tourmente, dans la mesure d’abord où j’étais de ceux qui avaient conseillé le roman à l’éditeur et où, par ailleurs, je m’étais laissé persuader d’ajouter au texte de Braun une courte postface qui, à mon grand regret, ne fut pas publiée par l’éditeur en RFA. Je m’y trouvai impliqué enfin dans la mesure où, de ce fait, je me retrouvai sous le feu nourri de la critique qui visait l’auteur. C’est pourquoi ma présentation ne saurait être ni parfaitement objective, ni absolument exhaustive. Mais cela n’est pas forcément nécessaire. J’ai moi-même décrit à plusieurs reprises le déroulement des opérations 2 et des documentations autorisées ont été publiées à ce sujet voilà bien longtemps 3. La plus complète est le fait de York Gothardt Mix. Elle s’intitule : « Il ne doit pas y avoir de Superkunze. Documents sur l’histoire éditoriale et la censure du Roman de Hinze et Kunze. » Tandis que le roman compte 190 pages, cette documentation atteint les 230 pages, alors même qu’il y manque encore beaucoup d’éléments qui mériteraient d’y figurer. La glose semble presque vouloir évincer le texte original, ce qui devient assez gênant. La structure complexe et la virtuosité de la prose braunienne attirent visiblement les universitaires et les incite à exercer leur acuité d’esprit.

Mais revenons à l’histoire éditoriale dont il doit être question ici. Elle se joue « au royaume du baron Hager » si l’on me permet ici d’user d’une métaphore. « Au royaume du baron Hager ou de la modernité de la censure littéraire en RDA » est en effet le titre d’un essai de Siegfried Lokatis 4. Ces dernières années, ce chercheur s’est fait un nom en tant que fin connaisseur du monde des lettres dans l’Etat est-allemand 5. Sur le ton de l’ironie, il crédite le système de censure est-allemand d’une souplesse efficace, apprise petit à petit et d’une modernité admirable. Tout cela est dit avec une ironie qui n’oublie pas de rappeler les aspects féodaux de ce système : économie bananière et mécénat. De la même ironie participe aussi l’évocation de ce baron Hager, chef de la police viennoise sous Metternich au début du 19e siècle. Hager était à la tête d’un grand service d’espionnage, il présidait également le service impérial autrichien de la censure. A travers lui, c’est l’homme qui, au sein du bureau politique du SED, était en charge de la culture, des sciences et de l’idéologie en RDA : Kurt Hager. Une plaisanterie ! mais pas si absurde que ça. Hager en personne essaya d’agir sur le cours des événements autour du Roman de Hinze et Kunze en critiquant le texte publiquement lors d’une réunion avec le syndicat des écrivains, le 26 septembre 1985. Il voulait convaincre les dirigeants de l’organisation de se résoudre à la condamnation tant espérée de ce livre – ce qui, soit dit en passant, fut un échec. Pour des raisons que l’on ignore, Hager n’avait pas pour autant fait interdire la publication du livre. Mais c’est probablement de son service qu’émana ensuite l’incitation à punir quelques personnes pour l’impertinence de la publication, à limoger le directeur du département de littérature au ministère de la Culture, à donner une leçon à celui de la division Editions et Distribution (Hauptverwaltung Verlage und Buchhandel), et peut-être aussi cette idée, en septembre 1985, d’interdire temporairement le livre, interdiction adressée à l’industrie du livre et aux librairies nationalisées en termes militaires 6.

Examinons à présent la remarque sérieuse énoncée par Lokatis au regard de la réalité est-allemande : « Qu’il s’agisse des œuvres de Lénine ou de recueils de formules mathématiques, de littérature spécialisée pour les planificateurs-dirigeants ou encore d’ouvrages de vulgarisation scientifique : hors du système de censure, il n’y avait tout simplement pas de place pour les textes, de quelque nature qu’ils fussent. La production intellectuelle se faisait toujours en référence à la bataille qu’il fallait inévitablement mener pour être publié. » Et Lokatis d’ajouter : « Quel livre n’a pas été écrit d’emblée dans la perspective d’une censure ? Combien d’auteurs consacrèrents une grande partie de leurs pensées à la façon de contourner cette censure ? L’un des grands succès de la politique moderne en matière de littérature a consisté à éduquer les auteurs à l’autocensure. Mais celle-ci seule ne suffisait pas à garantir qu’un manuscrit '‘passerait’’. Pour cela, l’écrivain avait besoin d’un lecteur bien informé, d’un rapporteur habile ou d’un éditeur inspiré. De tous côtés, on manœuvrait avec une adresse incroyable pour obtenir une autorisation de publication, négocier un tirage, une qualité de papier ou faire accepter certains passages. » 7 Voilà qui est bien dit et qui recouvre bien des aspects de l’histoire éditoriale de Roman de Hinze et Kunze. Voilà surtout qui confirme que nous n’avons plus à faire, comme dans les cas classiques, à une institution de censure dotée de règles claires, mais bien, signe de la modernité, à un réseau mouvant de censure, à une toile qui se tend, d’une affaire à une autre, selon des critères différents. Erich Loest en a décrit les quatre niveaux : l’autocensure de l’auteur, la censure par l’éditeur, la censure du ministère et la censure du « quatrième censeur 8 », celle de la main de l’ombre guidée par des gens autorisés ou issus des sphères les plus influentes du parti au pouvoir, comme ce fut le cas pour Hager dans le domaine de l’art. Les plus hauts dirigeants s’occupaient de lettres, de cinéma, de sculpture, de musique ainsi que de recherche en littérature. Au temps de la polémique concernant Braun par exemple, j’ai moi-même eu l’honneur d’être tancé par ledit Hager personnellement pour la proposition que j’avais faite. Hager m’a enjoint d’adopter à l’avenir la perspective du « réalisme socialiste critique » afin d’être en mesure d’apprécier de façon appropriée des œuvres telles que le Roman de Hinze et Kunze et nombre d’autres œuvres de la littérature contemporaine.

Jusqu’ici, tout va bien/ou mal. Je crois toutefois que la description de Lokatis est erronée à deux égards. Premièrement, il n’est pas tout à fait approprié de désigner l’objet de notre propos par le simple terme de censure. La censure telle qu’on l’entend généralement consiste en un procédé par lequel un Etat ou une organisation contrôle des contenus diffusés par les médias, interdit ce qui ne doit pas être rendu public et n’autorise que ce qui l’arrange. Une telle censure existait bel et bien en RDA. Elle constituait une étape essentielle dans le processus de délivrance d’une licence pour tous les livres – ce qu’on appelait « procédure d’autorisation d’imprimer ». C’était l’administration centrale pour les éditeurs et le commerce du livre au ministère de la Culture qui décidait de cette autorisation, laquelle devait être demandée par les éditeurs. On tenait compte pour cela de rapports de lecture qui devaient être fournis par les éditeurs avec le manuscrit de l’œuvre pour laquelle ils sollicitaient l’autorisation ou que, le cas échéant, l’administration se procurait elle-même. Et si l’on avait vraiment des doutes, on attendait un signe d’approbation en haut lieu, au sein de l’appareil du Comité central du parti au pouvoir. Mais en réalité, les liens qui tissaient la toile du monde des lettres, dont il est aussi question chez Lokatis, étaient plus complexes. L’enjeu n’était pas seulement de contrôler et de limiter le matériau pictural et intellectuel diffusé dans la société par les médias, et en ce sens, d’exercer une censure. Bien plus, on voulait organiser cette matière de façon positive, « dans l’intérêt de la société », comme le dit Braun sur un ton moqueur. Et ce, parce qu’on accordait à la littérature une réelle importance. Et les instances dirigeantes de la société n’hésitaient pas à donner à cet intérêt un caractère obligatoire et à l’imposer en l’érigeant en loi. C’est pourquoi elles étaient aussi attentives à l’établissement d’un cadre adéquat : par exemple, en maintenant les médias dans des rapports de propriété propices, sous tutelle institutionnelle, et en contrôlant leurs fournitures jusqu’à rationner le papier. Elles transmettaient aux auteurs leurs idées et leurs exigences, elles s’appliquaient autant à les récompenser (par des prix) qu’à les critiquer de multiple manière. Elles avaient enfin à cœur de mettre en place une structure idéologique globale et sans alternative, dotée de canons adaptés ; il s’agissait de construire un système clos confinant la pensée ou du moins la parole. Les adeptes d’un épanouissement de l’individu et d’une autonomie de l’art considéreront sans doute cela comme un crime plus grave que la censure et je ne leur donnerai pas tort.

Pour le roman de Braun, la procédure de censure prit un tour particulièrement absurde. Nous avons affaire ici à un cas exemplaire, mais dont l’exemplarité réside justement dans les aberrations de la norme. Que se passa-t-il ? Après quelques modifications, la maison d’édition accepta le roman en novembre 1982. Néanmoins, tout cela restait provisoire, car l’éditeur redoutait des conséquences imprévisibles sitôt qu’il aurait présenté le manuscrit au ministère, le faisant ainsi accéder à un statut d’existence officielle. Bien entendu, le ministère était au courant depuis longtemps, mais rien n’étant encore officiel, il pouvait se permettre encore d’attendre confortablement. Dans un cadre presque privé – on se retrouvait dans l’appartement de tel ou tel – se tinrent donc trois petits colloques (en mars et juillet 1982 puis octobre 1983) au cours desquels l’auteur, le directeur de l’administration centrale, des représentants de la maison d’édition et des amis de Braun débattirent du roman et de modifications souhaitables soumises principalement par l’éditeur ou par le ministère. De juillet 1982 à décembre 1984, ce ne sont pas moins de neuf rapports qui furent écrits par les responsables d’édition ou d’autres secteurs pour tenter d’évaluer la portée du livre et l’impact qu’il pourrait avoir à sa publication. On y trouve, entre autres, les réflexions de ceux que l’on appelait « rapporteurs extérieurs » dont deux, Hans Kaufmann et moi-même, essayaient de protéger le livre contre ce qui semblait être une véritable entreprise de diabolisation. Un autre au contraire fit exactement ce que l’on attendait de lui et rendit un verdict censé empêcher ou du moins repousser la mise sous presse. Ce rapporteur, Professeur Werner Neubert, directeur de la chaire de théorie culturelle et d’esthétique à l’Ecole Nationale de Droit et d’Administration, illustre bien la façon dont la dimension personnelle était utilisée dans ces affaires. Il se prononça pour un « refus catégorique » et parvint à la conclusion que le texte de Braun, tant du point de vue du contenu que de l’esthétique générale, ne satisfaisait pas aux critères de publication. Il avait déjà lu d’autres rapports ainsi que ma postface ironique que l’éditeur avait, non moins ironiquement, qualifiée « d’aide à la lecture pleine d’esprit ». Il savait donc qu’il existait des avis contraires au sien. C’est pourquoi il ajouta avec véhémence que ses propres réflexions relevaient de la conviction et qu’elles méritaient, tout autant que les autres, le droit d’exister sans être dénigrées, avant de conclure : « Serai-je obligé d’entendre que je ne sais pas vraiment lire ou même que je n’entends rien à la littérature ? Que l’on m’en apporte la preuve et j’abandonnerai de bonne grâce mon métier et mon titre. » 9 S’ensuivirent d’autres délais, jusqu’à ce jour de décembre 1984 où l’éditeur se risqua à faire une demande d’autorisation d’imprimer. Ou bien se pouvait-il qu’il ait obtenu le feu vert du ministère ? Braun avait en effet envoyé un courrier au ministre dans lequel il lui signifiait que la situation était intenable et suggérait sans malentendu possible que « la décision, après tant de preuves de patience, de refuser un petit coup de tampon à [son] roman bouleverserait [sa] vie. » 10

La deuxième objection que j’apporterai aux remarques optimistes de Lokatis a trait à son idée selon laquelle tous les auteurs de RDA auraient, dès la phase d’écriture, eu la censure en tête. Certes, cela a pu être parfois le cas ; on peut penser par exemple à ce que l’on a appelé des éléphants blancs, ces passages jetés volontairement en pâture à la censure afin que ce qui comptait vraiment pût être conservé. On peut aussi penser à cette prudence au regard de certains thèmes critiques et de domaines de la vie problématiques, ainsi qu’à une certaine retenue des auteurs dans leur intervention sur la réalité, ce qui pouvait s’expliquer par de mauvaises expériences qu’ils avaient faites eux-mêmes avec la censure ou qu’ils avaient pu observer chez d’autres. Et bien entendu, ils n’étaient pas rares non plus ceux qui, pendant longtemps – quel gaspillage de vie ! – se tinrent prêts à affronter la censure, l’œuvre en cours ou terminée en main, et qui, dans cette épreuve, définissaient une stratégie dans les limites de laquelle ils louvoyaient prudemment en acceptant certains compromis. Mais dire que l’on aurait toujours travaillé en fonction de la censure, c’est décidément lui accorder trop d’importance. Une fois devant leur page blanche, les véritables écrivains se mouvaient dans un espace où la différenciation esthétique les affranchissait de ce genre de considérations et leur permettait d’accéder à la radicalité de l’art. Mais il est également certain que ces auteurs véritables, qui ne se contentaient pas de siffloter tranquillement dans la forêt, avaient conscience de l’horizon vers lequel ils tendaient par leur écriture, et il est aussi évident qu’ils y intégraient le rapport de confirmation, de critique ou de dépassement dans lequel il leur fallait entrer avec le réel.

Avant d’examiner cela plus en détail, je voudrais rappeler que le Roman de Hinze et Kunze de Braun constitue une curiosité intéressante, non parce que l’auteur a en permanence la censure à l’esprit, mais bien parce qu’il fait du travail dans les conditions et le cadre imposés par la censure l’objet de son texte. Il inscrit ces conditions au cœur même du roman dans la mesure où ses personnages ne sont pas seulement Hinze et Kunze, le chef et son chauffeur, avec leurs épouses et leurs amantes, un policier, une physiothérapeute, deux curistes et un Kunze secondaire. Mais à ceux-là, Braun ajoute encore un personnage appelé tantôt « narrateur », tantôt « rédacteur », tantôt « auteur » et une fois même « l’auteur B. ». Pour autant, ce n’est pas Braun qui se présente ici trait pour trait : c’est un personnage de fiction derrière lequel se tient l’auteur certes, mais pas sérieusement. C’est un personnage qui lui permet d’évoquer ses problèmes de la façon la plus simple qui soit dans l’existence, celle de l’art. Et comme les auteurs ne sont jamais seuls, même dans leur monde de littérature, le narrateur hérite encore d’une petite amie, Anna, ainsi que d’une critique, Madame le Professeur Messerle, et, lors d’une lecture publique, d’une spectatrice issue de la communauté de ses lecteurs et lectrices, une jeune femme qui se perdra bientôt dans la nuit et qu’il fixe pour le moment du regard comme Kunze le fait avec ses conquêtes amoureuses.

Si je me permets d’attirer votre attention sur le personnage de l’écrivain, ce n’est pas pour autant pour en venir à des considérations d’ordre stylistique ou technique. Je remarquerai cependant, en passant, que, concernant la structure de base du Roman de Hinze et Kunze, il s’agit d’une narration omnisciente, d’un point de vue externe, comme dit Lubbock. Cela prend toutefois la forme particulière d’une personnification du narrateur omniscient qui lui permet d’intervenir en tant que JE sur les événements, de les introduire, de les commenter, de les juger, de rompre et d’interrompre le cours des choses, de dévoiler ce qu’il ne dit pas, de rayer une version du texte, d’en écrire des variantes, d’en désigner des passages et de dire en quoi ils diffèrent de l’habitude ou se distinguent d’autres représentations littéraires. Cela lui permet aussi de jouer d’autres tours : par exemple, de faire discuter le narrateur avec ses personnages ou avec nous, lecteurs, ou bien de lui faire raconter parfois des anecdotes tirées de sa propre vie, ou encore de lui faire analyser des questions d’écriture. A quoi assiste-t-on ici ? On voit que l’on est obligé d’écrire sur le modèle de la nature et non selon un schéma F, mais que, dans l’intérêt général, on ne peut pas tout dire de but en blanc. On voit que l’on doit référer de certains éléments du livre à l’administration centrale tandis que d’autres éléments relèvent d’un numéro de licence. On voit que l’on peut retirer une version du livre et en présenter une autre, que l’on peut être amené à renoncer à la fin d’un chapitre, et que l’administration centrale vous recommande ceci ou cela. On voit que certains passages doivent figurer en caractères romains avec des dorures et que l’on ne sait pas, en tant qu’auteur, ce qui restera et ce qui, suite à un débat mondial, sera supprimé à l’impression, et l’on voit encore que la sortie d’un livre peut être repoussée à la Saint Glinglin en raison de la conjoncture politique. Et bien plus encore : les comportements observés dans le monde littéraire sont ici esquissés de manière moqueuse et, dans l’appel tacite à faire l’inverse, on comprend quelques-uns des enjeux du roman. Ils sont mis en scène dans le roman avant même que sa publication ne provoque effectivement de réelles batailles. Les problèmes prévisibles dans l’histoire éditoriale sont inscrits au cœur du livre – tout comme du reste les réactions prévisibles de la critique. Ce que Madame le Professeur Messerle dit dans le livre, Madame le Professeur Löffler le dit dans les colonnes du journal du Parti, Neues Deutschland 11. Et dans un journal du centre de l’Allemagne apparaît réellement un Professeur Karheinz Jackstel 12 que Mix, malheureusement, n’a pas vu. Je ne peux démontrer ici plus longuement toutes les finesses des techniques narratives, comme celle par exemple qui consiste à transférer le JE de la narration omnisciente dans un JE de narration subjective, ou bien à remettre la narration omnisciente ou subjective à d’autres personnages pour qu’ils racontent leur propre histoire ou présentent des scènes du roman telles qu’ils les perçoivent de leur point de vue. Je me contenterai de souligner une qualité propre à la prose de Braun et mise en relief ici : de nombreuses voix s’enchevêtrent en effet dans son texte en une structure que Bachtine appelle polyphonique, un dialogisme s’offre ainsi à des lecteurs actifs.

Me voici parvenu au dernier élément à l’origine des complications survenues dans l’histoire éditoriale, à savoir l’horizon vers lequel Braun portait son regard lors de l’écriture de ce roman, et que la publication du livre devait contribuer à atteindre. Qu’il me soit permis de décrire cet horizon par un exemple. Le 20 septembre 1985 eut lieu la conférence annuelle de la revue Weimarer Beiträge, qui, suite à toute l’agitation suscitée deux mois auparavant par la publication du Roman de Hinze et Kunze, avait pris des airs de sommet anti Hinze et Kunze. Les secrétaires généraux des plus hauts conseils d’administration dans les domaines de la recherche en RDA, Hans Koch pour la culture et l’art, Erich Hahn pour la philosophie, firent des discours dans lesquels ils justifièrent longuement leur critique de principe à l’égard du roman. Le philosophe observait chez Braun une inspiration communiste – pour lui, cela signifiait autre chose que socialiste : le terme renvoyait à des rapports sociaux autorisant l’égalité et l’épanouissement personnel dans un avenir envisagé mais pas encore atteint. Il avait lu l’essai que Braun avait écrit sur Rimbaud en 1984 et y avait relevé la phrase suivante : « Dans le socialisme, le communisme […] reste aussi subversif que la poésie. » 13 Et au regard de l’actualité du socialisme (« du socialisme réellement existant »), il remarquait chez Braun une intention critique se nourrissant de l’avenir. C’est pourquoi il taxait Braun de « romantique allemand inversé […] pour qui les devoirs envers la société sont dictés par un avenir en germe dans le présent. » 14 (p. 10). Face à ce genre de situation problématique, il sentait qu’il y avait différents positionnements. Il souhaitait l’unanimité quant à ce que poètes, universitaires et responsables politiques se donnaient comme objectifs sur le plan social, et il anticipait déjà cet accord – auquel Kunze aspirait également – par le pronom NOUS dont il ponctuait ses phrases. Il se demandait et demandait aux spécialistes de littérature réunis devant lui « quel genre exactement de conscience nous devrions ou voulons promouvoir », « quelle influence nous [voulons] avoir sur la conscience des travailleurs » – « si tant est que nous soyons en mesure de le faire ». Il demandait si l’encouragement d’une conscience critique et/ou le souvenir du but lointain que s’était donné le communisme était bien approprié dans un présent pour lequel il n’y aurait – je cite – « pas de perspective de changement à court ou moyen terme », un présent dans lequel pour autant les hommes auraient à « apporter une contribution essentielle à l’intérêt général », ce qui « donnerait du sens à leur activité » et ce, même « dans des conditions a priori immuables » (p. 13). Ce n’était pas là cynisme de sa part mais seulement mépris de l’idéologue qui, malgré quelques hésitations, croyait être en mesure d’injecter de la conscience depuis le haut vers le bas, de la lumière de l’esprit vers la nécessité qu’il avait lui-même identifiée. S’exprime aussi la peine de l’idéologue qui se doutait que « nous » n’étions justement pas prêts à cela, ni d’ailleurs capables de cela, l’idéologue qui, dans la connaissance de l’Autre, invitait à la plus grande modestie parce que, contrairement à Braun, il était convaincu de l’impossibilité de modifier les rapports sociaux ou de l’inutilité d’une telle transformation. Or, c’est justement une transformation nécessaire des rapports sociaux que Braun a en vue, même s’il n’explique pas comment la mettre en œuvre. Il ne cherche pas à donner des conseils pour maintenir la conscience dans les limites imposées par les rapports sociaux existants ou pour que les hommes puissent progresser dans les rôles qui leur sont donnés ou qu’ils se sont choisis.

Le président du comité des Sciences de l’Art et de la Culture, à l’époque Hans Koch, justifiait son dégoût du roman en se référant à la radicalité manifeste de sa critique d’un modèle de relations de type maître-esclave et des rapports sociaux qui faisaient que les hommes se renvoyaient réciproquement dans ces rôles. Il notait : « Car la proposition de Braun possède une logique implacable. Si les choses sont telles qu’il les voit, alors il n’y a pas d’avancée, pas de tournants historiques, pas de perspectives, rien ne sert d’essayer des remèdes, c’est quelque chose de nouveau, de différent, qu’il faut mettre à la place de ce qui existe dans la réalité. » 15 (p. 27). Plutôt mourir, pensait l’orateur, il fallait que la vision de l’auteur soit une illusion d’optique. Les difficultés de l’histoire éditoriale trouvent ici leur explication, au-delà de la petitesse avec laquelle tel ou tel soi-disant « passage » du roman a pu être traité, au-delà aussi de la morale douteuse de Kunze, au-delà encore des aspects pornographiques de la mise en scène et de ce genre de choses. Les défenseurs de la réalité existante étaient convaincus que Braun était nuisible parce qu’il tenait le changement pour possible. La directrice du département de la culture au Comité central du Parti au pouvoir écrivit en 1985 à Kurt Hager qu’il fallait observer à la loupe les effets du Roman de Hinze et Kunze car son cadre temporel de référence était celui de la société socialiste actuelle et que, « visiblement, il voulait mettre en place un autre modèle social. » 16

A ce moment-là, les gardiens du canon n’avaient déjà plus une vision très nette de la littérature, leurs lunettes ne produisaient plus que des images déformées. Et leurs mesures n’étaient plus que gesticulations vaines, particulièrement en matière de politique culturelle. Le livre de Braun fut interdit, mais l’interdiction devait demeurer secrète. Finalement, le 26 septembre, on organisa même la sortie du livre. Mais comme la foule des acheteurs qui se pressaient sur le trottoir ne devait pas attirer l’attention, on leur fit faire la queue dans l’arrière-cour de la librairie Brecht. En décembre eut lieu un congrès du Comité d’Action Critique du Syndicat des écrivains qui réunit de nombreux auteurs membres du syndicat et de son comité d’administration. Bien loin de condamner le roman comme on l’attendait d’eux, ils se lancèrent dans un débat d’idées nuancé, comme en témoigne une ébauche du compte rendu de la séance découverte récemment 17 et donc ne figurant pas dans la documentation de Mix. En 1988, une deuxième édition du Roman de Hinze et Kunze fut publiée et de plus, on travaillait déjà à une édition des œuvres complètes et à une édition de poche chez Reclam. Celle-ci parut en 1990 et subit le même sort que de nombreux livres dans les mois qui suivirent la chute du Mur et la réunification. Les libraires vidèrent les rayons de tous les livres parus en RDA, ils les jetèrent à la poubelle, ils les enterrèrent littéralement – et je ne parle pas ici par métaphore ; il s’agit vraiment d’un sacrilège culturel inoubliable – tout cela pour faire de la place à ces myriades de livres aux multiples couleurs qui définissent aujourd’hui les contours du paysage littéraire. Le pasteur Martin Weskott, du village de Katlenburg près de Göttingen 18, a rassemblé un certain nombre de ces livres avec l’aide de ses fidèles. Le Roman de Hinze et Kunze faisait partie du lot, j’ai vu la palette avec l’édition Reclam dans la grange de Weskott où elle attendait d’éventuels intéressés auxquels il les offre dans l’espoir d’obtenir en échange une obole pour la fondation « Du pain pour le monde » (Brot für die Welt). « Habent sua fata libelli », disait il y a longtemps le grammairien Terentianus Maurus dans son poème Carmen Heroicum. Ces vérités-là perdurent.

(Traduction : Marguerite Gagneur)

Notes

* P. Schlenstedt. Professeur émérite, Académie des sciences, Berlin.

1. Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, Band 7, Halle, 1991, S. 265.

2. Gespräch mit Dieter Schlenstedt ; in : York-Gothart Mix (Hg.), Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen ». Materialien zur Publikationsgeschichte und Zensur des Hinze-Kunze-Romans von Volker Braun, Wiesbaden 1993, S. 223-230. – Dieter Schlenstedt, Der « Hinze-Kunze-Roman » von Volker Braun. Zur Vor-und Nachgeschichte der Veröffentlichung ; in : Berliner Lesezeichen 1995, Heft 6/7, bzw. Schicksal eines subversiven Romans ; in : neue deutsche literatur 1995, Heft 6. – Ders., Nachwort ; in : Volker Braun, Hinze-Kunze-Roman, Leizig 2000.

3. York-Gothart Mix (Hg.) Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen ». – Ernst Wichner/Herbert Wiesner. Ausstellungsbuch. Zensur in der DDR. Geschichte, Praxis und ‘Ästhetik’ der Behinderung von Literatur, Berlin 1991, S. 151-166. – Volker Braun, Aus einer alten Zeit. Notate über das Druckgenehmigungsverfahren des Hinze-Kunze-Romans ; in : Klaus Schuhmann (Redaktion), Volker Braun zu Ehren. Hinze und Kunze bei Volker Braun (nebst anderen Verwandten und Bekannten). Leipziger Kolloquium aus Anlaß des 60. Geburtstages, Leipzig 2000, S. 35-40.

4. Siegfried Lokatis, Im Reiche Baron Hagers. Oder : Wie modern war die Buchzensur in der DDR? ; in : Frankfurter Rundschau, 22. Juli 2000, S. 9.

5. Vgl. z. B. Simone Barck/Martina Langermann/Siegfried Lokatis, « Jedes Buch ein Abenteuer ». Zensur-System und literarische Öffentlichkeiten in der DDR bis Ende der sechziger Jahre, Berlin 1997 oder auch die Artikelserien « Zensur-ABC » und « Zensurspiele » von Simone Barck und Siegfried Lokatis in der « Berliner Zeitung » seit 2003.

6. Vgl. G. Hartwich, [Aktennotiz Berlin 12. September 1985] ; zitiert bei : York-Gothart Mix, E « Oberkunze darf nicht vorkommen », S. 131 f.

7. Lokatis, Im Reiche Baron Hagers : « Ob es sich um Lenins Werke oder mathematische Formelbücher, um Fachliteratur für Planer und Leiter oder um populärwissenschaftliche Bücher handelte : außerhalb des Zensursystems gab es für Texte, egal welcher Art, schlechterdings keinen Ort. Geistige Produktion vollzog sich im Hinblick auf den unvermeidlichen Kampf um die Publikation. […] Welches Buch wurde nicht von vornherein mit Blick auf die Zensur verfaßt ? Wie viele Autoren verbrachten einen Großteil ihrer Überlegungen damit, die Zensur hinters Licht zu führen ? Einer der großen Erfolge moderner Literaturpolitik war die Erziehung des Autors zur Selbstzensur. Aber Selbstzensur allein genügte nicht, um ein Manuskript 'durchzubringen'. Der Schriftsteller brauchte einen gut informierten Lektor, einen geschickten Gutachter oder einen kunstsinnigen Verleger. Mit bewundernswerter Manövrierkunst wurde auf allen Seiten um die Druckgenehmigung, die Auflagenhöhe, die Papierqualität oder einzelne Textpassagen gerungen. »

8. Vgl. Erich Loest, Der vierte Zensor, Vom Entstehen und Sterben eines Romans in der DDR. Köln 1984.

9. Werner Neubert, [Gutachten, Kleinmachnow 13. Juli 1984 ; in : York-Gothart Mix, Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen », S. 95 f. : « nicht den inhaltlichen und allgemeinen ästhetischen Ansprüchen für eine Buchveröffentlichung entspricht. […] Überzeugungsmeinungen, die für sich wohl ebenso ihre von Diskreditierung freie Existenzberechtigung verdient wie die geäußerten anderen Auffassungen. […] Muß ich mir sagen lassen, daß ich nicht richtig lesen kann oder eben absolut nichts von Literatur verstehe. Wenn dieser Beweis gelingt, gebe ich gern meinen Beruf (mit Titel etc.) zurück. »

10. Volker Braun, 21., 22. August 1984 ; in : ders., Verheerende Folgen mangelnden Anscheins innerbetrieblicher Demokratie. Schriften, Leipzig 1988, S. 124 : « die Entscheidung, dem Roman, nach so langer Geduld, das Stempelchen zu weigern würde mein Leben ändern. »

11. Anneliese Löffler, Wenn Inhalt und Form zur Farce gerinnen. Zu Volker Brauns ‘Hinze-Kunze-Roman’ ; in : Neues Deutschland (B) vom 9. 10. 1985, S. 4.

12. Karlheinz Jackstel, Zehn Fragen eines nicht ‘hauptamtlichen’ Lesers. Zum « Hinze-Kunze-Roman » von Volker Braun im Mitteldeutschen Verlag. In : Die Freiheit (Halle) vom 6. 12. 1985, S. 13.

13. Volker Braun, Rimbaud. Ein Psalm der Aktualität ; in : ders., Verheerende Folgen, S. 107 : « Der Kommunismus […] bleibt im Sozialismus subversiv wie die Poesie. »

14. Erich Hahn, [Referat auf der Autorenkonferenz der Zeitschrift ‘Weimarer Beiträge’, Berlin 20. September 1985], S. 10 (Privatarchiv Schlenstedt) : « einen umgestülpten deutschen Romantiker, […] der die Pflichten gegenüber der Gesellschaft der im Gegenwärtigen keimenden Zukunft entnimmt. », « was für eine Art Bewußtsein wir eigentlich befördern sollten oder wollen », « welchen Einfluß wir auf die allgemeine Bewußtseinslage der Werktätigen nehmen wollen » – « vorausgesetzt wir sind dazu imstande ». Er fragte, ob die Belebung eines kritischen Bewußtseins und/oder die Erinnerung an das ferne Ziel der kommunistischen Bewegung einer Gegenwart angemessen ist, in der, ich zitiere wieder, « auf absehbare Zeit keinerlei Perspektive ihrer Veränderung gegeben ist », in der die Menschen aber « auch unter diesen vorab nicht zu verändernden Bedingungen einen unverzichtbaren Beitrag für das gesellschaftliche Interesse, das gesellschaftliche Ganze » zu leisten und darin eine « Sinngebung dieser Tätigkeit" zu finden haben ».

15. Hans Koch, [Referat auf der Autorenkonferenz der Zeitschrift ‘Weimarer Beiträge’, Berlin 20. September 1985], S. 27 (Privatarchiv Schlenstedt) : « Denn Brauns Vorschlag hat seine unbestechliche Logik. Wenn die Dinge so sind, wie er sie sieht, dann gibt es kein Weiterkommen keine historischen Wandlungen, keine Perspektiven, da hilft kein Rumdoktorn, dann wird etwas Neues, anderes an der Stelle des real Bestehenden gebraucht. »

16. Ursula Ragwitz, Brief an Kurt Hager v. 8. 11. 1985 ; zitiert bei Terrance Albrecht, Rezeption und Zeitlichkeit des Werkes Christoph Heins, Frankfurt a. M. u. a. 2000, S. 85 f. (ZPA im SAPMO-B-Arch. Akte vorl. SED 36835/1).

17. Vgl. Kritikeraktiv des Schriftstellerverbandes der DDR v. 12. 12. 1985 zu Volker Brauns 'Hinze-Kunze-Roman' in : Stiftung Archiv der Akademie der Künste (Berlin/Brandenburg), SV 383.

18. Voir les essais publiés par Martin Weskott: Eine Kultur verläßt den Raum. Gehšren BŸcher auf den MŸll ? (Katlenburg 1994), Die vergessenen Bücher. Was mit der Buchproduktion der DDR nach 1990 geschah (Katlenburg 1995), Die Scheune als neuer literarischer Raum III. Von der MŸllkippe zur Katlenburg (Katlenburg 2000), Ebenso IV (Katlenburg 2002), Unmaßgebliche Überlegungen, Fragen, Gedanken und Anregungen eines Lesers zur Literatur der DDR (Katlenburg 2005).