Présentation

Après de longs démêlés avec la censure, Volker Braun publie en 1985 un texte qui met en scène un haut responsable de RDA et son chauffeur. Leurs dialogues et leurs pérégrinations donnent lieu à une évocation percutante du contexte de la RDA des années 1980, et à une mise en question sans complaisance du discours que le parti-Etat tient sur lui-même. Lors de la remise du prix Büchner à Volker Braun en 2000, ce texte occupe une place de choix dans l'éloge du récipiendaire : l’œuvre échappe aux classifications hâtives (littérature philosophique pour les uns, postmoderne pour les autres), elle est parcourue par la recherche du sens et la conviction que ce sens existe, mais marquée par la désillusion 1. Dans sa réponse, V. Braun souligne l’importance de cette désillusion chez Büchner : « Personne n’a exprimé plus brutalement que lui la désillusion. Elle est le sel radical qui demeure quand s’est évaporé le sens qui englobe l’homme et le monde. Nous goûtons ce sel avec volupté, mous qui sommes les enfants d’une nouvelle rupture historique. » 2 Le Roman de Hinze et Kunze, publié cinq ans avant cette rupture historique, n’est pas encore le fruit de la désillusion totale, mais celui d’un doute profond à l’égard du pouvoir, des appareils et des partis, sommés de justifier leur existence. Dix ans plus tard, en 1995, Volker Braun produit un récit dont la configuration est en bien des points comparable : un dialogue entre LUI et MOI, intitulé Le retourneur de veste (Der Wendehals). LUI est l’ancien chef, ancien responsable d’un service minis-tériel, homme d’action et de conviction, aujourd’hui démis de toute responsabilité et reconverti dans les assurances. MOI, l’ancien subordonné, est un intellectuel au chômage, ancien partisan du régime déchu, qui donne la réplique à son ancien supérieur. Comme celui de 1985, le chef reconverti de 1995 est malade : non plus malade des apories du socialisme, qui s’exprimaient naguère chez lui sous forme de troubles psychiques et de confusion mentale, mais traumatisé par le verdict qui l’a écarté des responsabilités, et sujet à des crises de délire paranoïaque. Mais sa véritable maladie, aux yeux de MOI, c’est l’amnésie idéologique qui l’a fait verser dans une adhésion sans faille aux vertus du capitalisme – maladie dont il porte les stigmates physiques, un coup tordu vers l’arrière par le « virage » et impossible à redresser. LUI et MOI parcourent, eux aussi, la « plaine de Prusse » et les rues de Berlin, sur les traces du monde qui a été celui de Hinze et Kunze : bibliothèques jetées aux ordures, économie désindustrialisée, extrême droite en pleine expansion. La nouvelle idéologie dominante est soumise, comme dix ans plus tôt l’ancienne, à l’épreuve des jeux de mots et des calembours, à la mise en pièce des citations canoniques et des références obligées. Il n’en reste au bout du compte qu’une philosophie absurde, dont la formulation est empruntée à un prédécesseur, expert dans l’art du non-sens : « Tu n’as aucune chance, mais saisis la ».

« Heureusement que je n’écris plus de livres », écrit le narrateur dans une déclaration liminaire, « ces récits épais et réfléchis sur la situation réellement existante, dont on sait bien ce qu’il faut en penser, rien, un état de fait intenable ! Personne ne lit plus cela aujourd’hui. » 3 Affirmation mi-figue, mi-raisin, car s’il est vrai que la rencontre avec le public ne se fait plus avec la même évidence qu’avant 1989, le langage élaboré avant 1989 se prolonge sans rupture dans les textes ultérieurs, en prose et en poésie : collage et montage, citations détournées, jeux de mots et parodies s’appliquent aussi bien au démontage des promesses fallacieuses du nouveau système qu’à la stigmatisation d’une RDA pétrifiée. Cette vision satirique de la RDA, systématiquement développée dans le Roman de Hinze et Kunze, se poursuit dans les récits postérieurs à l’unification. La fin de la RDA est décrite comme une mascarade, un épisode grotesque, une farce de l’histoire – farce nécessaire jouée par l’histoire à tous ceux qui ont fait fonctionner le système et s’en sont arrangés, une bouffonnerie qui déjoue les interpré-tations théoriques et qui laisse les acteurs, naguère « vainqueurs de l’histoire », dépossédés de ce qu’ils ont cru immuable : le travail industriel classique et les formes de conscience et d’organisation qui lui sont liées. L’ironie de l’histoire est le fil conducteur qui relie les œuvres des années 1990 et 2000 (Les quatre outilleurs, Ce qu’on n’a pas vécu, Ce qu’on veut vraiment, Le territoire inoccupé de la Monta-gne Noire), et l’autodérision n’épargne pas les réflexions sur le devenir d’un écrivain de la génération de Volker Braun : le portrait de l’artiste en homme ridicule accompagne le portrait de la RDA en pays qui a cru au conte de fées qu’il se racontait sur lui-même.

Peter Ensikat, l’une des plumes satiriques les plus acérées de la RDA et de la période de transition, salue en Volker Braun un incorrigible utopiste : « Volker Braun doit accepter un reproche : celui d’être resté Volker Braun. La nouvelle de la fin définitive des utopies après la fin d’un socialisme réel absolument dénué d’utopie ne semble pas être parvenue jusqu’à lui. [...] Les temps ont changé, le reproche demeure. » 4 D’où l’intérêt rétrospectif de Volker Braun pour la « République libre de Schwarzenberg » évoquée par Stefan Heym, un petit bout de territoire provisoirement oublié en 1945 par les armées occupantes et érigé en éphémère république autonome en attendant « son » occupant. L’utopiste que V. Braun n’a jamais cessé d’être est dans un entre-deux-mondes comme celui-là, où l’utopie globale, désintégrée par l’histoire, a fait place à des fragments d’utopie qui ont, selon leur auteur, un point commun : ne pas être pris au sérieux, n’intéresser personne 5, ne pas pouvoir effacer la vision d’une histoire aveugle qui échappe à la volonté et débouche sur l’inconnu radical. Volker Braun ne s’est jamais senti aussi proche de Georg Büchner : « Ne sommes-nous pas dans un état de violence éternelle ? Cette formule nous parvient comme la grimace d’une instance supérieur. » 6 S’étendant sur trois décennies de la RDA, l’œuvre multiforme de Volker Braun (poésie, théâtre, prose) est en elle-même une chronique incisive de la vie concrète, des aspirations réelles, des rébellions individuelles et des résignations collectives. Poursuivie sur deux décennies après la réunification, elle porte la marque d’un ébranlement qui conduit à la fois à un retour sur l’histoire personnelle et à la poursuite d’une démarche qui traque la vacuité des discours dominants et leur oppose en termes concis la brutalité des faits. Avant et après la dissolution de la RDA, le besoin satisfait par l’écriture présente une continuité mani-feste : savourer l’expression rigoureuse des contradictions, donner corps aux questions sans réponse, et retourner contre elles-mêmes les fausses réponses.

Les contributions rassemblées dans ce dossier sont issues pour la plupart d’une journée d’études organisée par l’Univer-sité Lumière Lyon 2 et L’Ecole Normale Supérieur Lettres et Sciences Humaines dans le cadre de la préparation aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire en janvier 2008. Le texte de Wolfgang Emmerich provient d’une intervention faite peu après à la Maison Heinrich Heine à Paris.

Dans le parcours d’obstacles qu’a été la publication du Roman de Hinze et Kunze, Dieter Schlenstedt s’est engagé résolument aux côtés de Volker Braun en sa qualité d’expert chargé d’un rapport sur le livre et en tant qu’auteur d’une postface à l’édition originale où il parodie avec une ironie mordante le processus de la censure de l’œuvre. Il estime que la censure qui ne disait pas son nom en RDA allait en fait plus loin qu’une censure telle qu’on l’entend habituellement, puisqu’elle participait d’une entreprise globale et multiforme d’encadrement et de formatage de la pensée. Pire qu’une censure, donc, mais aussi une censure régulièrement bravée par des écrivains déterminés à ne pas se plier aux injonctions idéologiques de l’heure. Une des particularités du Roman de Hinze et Kunze est d’intégrer dans la fiction le récit de sa propre censure avant même qu’elle ait eu lieu, et cela en termes parfois prophétiques. Par-delà cette provocation ironique, la véritable provocation et le scandale du livre pour les idéologues résidait dans la conviction affichée qu’un bouleversement des rapports sociaux est possible et nécessaire – perspective plus ou moins ouvertement abandonnée par les gardiens de la doctrine.

Christian Klein souligne le décalage entre le discours officiel sur la satire en RDA – discours restrictif et figé – et la pratique satirique qui se nourrit de la stagnation du système. Le discours officiel standardisé, repris en signe d’allégeance à tous les échelons de la société, est démasqué par la répétition et apparaît pour ce qu’il est : un discours de domination qui tourne à vide, déconnecté de la réalité sociale et économique. La satire de ce discours englobe son corollaire, la censure, chargée de veiller au monopole du discours officiel.

Frank Hörnigk rappelle la lecture personnelle qu’il faisait du roman de Volker Braun au moment de sa parution et montre la perspective nouvelle qui lui semble s’imposer aujourd’hui à la relecture de l’œuvre. Le texte se plaçait dans l’hypothèse d’un socialisme réformable – pour combien de temps encore ? –, et cette ouverture vers l’avenir justifiait toutes les audaces satiriques, même si le modèle littéraire pouvait paraître un peu haut placé et la réflexion historique un peu trop armée de certitudes. Rétrospectivement, la condamnation possible du système, que l’on ne pouvait ou que l’on ne voulait pas encore voir, se lit aujourd’hui dans la
réaction des corps qui expriment ce que le langage articulé, contaminé par la phraséologie universelle, ne peut plus exprimer. Le dérapage incontrôlé du langage tout d’abord, puis le comportement sexuel de Kunze confirment que la réalité ne peut plus être saisie par les mots falsifiés mais uniquement dans le rapport des corps.

Ingrid Haag analyse le statut du discours amoureux au sein d’une œuvre satirique, et son rapport avec le discours fragmentaire sur « l’intérêt de la société ». La représentation des scènes érotiques n’est pas sous-tendue par une interprétation univoque de la force subversive de la sexualité, et les équivoques sont nombreuses : équivoque de la séduction en position de pouvoir, équivoque du langage amoureux contaminé par la langue de bois, équivoque de la promotion féminine liée au bon plaisir du décideur masculin. A l’inverse, le récit d’une rencontre érotique dénuée de toute conformité avec un modèle social est un récit impossible, une utopie qui renvoie aux utopies perdues de la RDA finissante.

Dans le texte de sa conférence, Wolfgang Emmerich met en évidence la proximité de Volker Braun, dans ce texte, avec les écrits du jeune Marx, celui des manuscrits parisiens de 1844. Les rapports entre hommes et femmes qui se manifestent de manière répétée dans le roman ne relèvent pas, comme une lecture superficielle pourrait le faire penser, d’une libération vécue, mais d’un communisme vulgaire et primitif tel que le décrivait Marx dans les manuscrits en question. Les rapports transformés entre hommes et femmes relèvent du non-vécu, du non-advenu. Les appels au surgissement de l’homme nouveau sont restés de pure forme, formules incantatoires, et la tutelle d’un système autoritaire a exclu la transformation radicale des individus, pourtant indissociable chez Marx de l’avènement du communisme. Dès lors, le roman de Volker Braun anticipe sous une forme chiffrée l’échec du projet porté par les fondateurs de la RDA.

Anne Lemonnier-Lemieux insiste sur les soubassements philosophiques de l’œuvre que certains hésiteront à qualifier de roman. Après un rappel des différentes figures du rapport maître-esclave chez Diderot, Hegel et Marx, elle aborde les différences apparentes et les ressemblances profondes avec les modèles anciens que revêtent chez Braun les figures du maître et de l’esclave. Le travail fragmenté reste vécu comme une aliénation du côté de la « barricade générale » qui tire sa légitimité de l’appropriation collective des moyens de production. L’aliénation est figée à un stade dont rien n’annonce le dépassement, et Braun fait un retour à Hegel pour décrire les états de la conscience liés à cette situation et cher-cher une réponse à la question : comment remettre en marche le mouvement de l’histoire ? En définitive, ni Marx ni Hegel ne permettent plus de répondre de manière satisfaisante à cette question, et la note optimiste du post-scriptum masque mal l’aporie constatée dans les faits.

Poète et auteur dramatique, Volker Braun développe dans ce roman une prose complexe dont Cécile Millot montre la parenté avec l’écriture poétique. La parodie de la langue de bois, la technique du collage et l’abondance des jeux de mots, caractéristiques des poèmes de V. Braun, se retrouvent massivement dans ce texte en prose dont la langue est sans doute la plus proche de l’écriture poétique. Volontairement allusive, fragmentaire, la prose du Roman de Hinze et Kunze fait appel à un travail du lecteur qui, comme en poésie, doit associer lui-même des éléments non discursifs. Les jeux sur la polysémie et les similitudes phonétiques, qui alimentent également les nombreux lapsus, entretiennent un parti pris d’irrévérence. Celui-ci parcourt tout le texte et se manifeste de façon brutale dans le dépeçage de la langue officielle, atomisée jusqu’à l’insignifiance.

Ralf Zschachlitz examine la stratégie mise en œuvre par Braun pour s’affranchir, avec bien d’autres, des canons officiels de l’écriture en pointant le flou des catégories esthétiques imposées. Aux simplifications binaires de la vulgate réaliste, qui ne peuvent plus rendre compte des nouveaux ressorts sociaux, il oppose le déchiffrage par le lecteur des rapports publics et privés qui traversent une « boîte noire », la voiture officielle noire qui rive l’un à l’autre les deux protagonistes. Cette boîte noire mobile fait figure d’allégorie de la RDA, les antagonismes ressortent avec acuité dans le théâtre étroit de la voiture et à travers ses déplacements tour à tour planifiés et erratiques.

Hélène Yèche se penche sur le bestiaire littéraire de Volker Braun. De nombreuses métaphores animales émaillent le texte pour appuyer le propos dans les descriptions de personnages, les invectives, les échanges teintés de verve populaire, et dans tous les passages qui évoquent l’appétit sexuel « bestial » du maître Kunze. Les figures du cochon Kunze et du chien Hinze participent d’une entreprise qui empêche toute héroïsation des personnages. Un sort à part est réservé aux rares métaphores animales qui ont une implication directement politique, comme celle de la chrysalide, porteuse de l’utopie révolutionnaire.

– Jacques POUMET –


Notes

1. Gustav Seibt : « Das Wirklichgelungene. Laudatio auf Volker Braun zum Büchner-Preis 2000 », in : Volker Braun : Die Verhältnisse zerbrechen. Edition Suhrkamp, Frankfurt a. Main, 2000.

2. Volker Braun : « Die Verhältnisse zerbrechen. Rede zur Verleihung des Georg-Büchner Preises 2000 », in : Die Verhältnisse…, op. cit., p. 20.

3. Volker Braun : Der Wendehals. Suhrkamp Verlag, Frankfurt a. Main 1995, p. 7 : « Wie gut, dass ich keine Bücher mehr schreibe ; diese dicken ausgedachten Erzählungen über real existierende Zustände, von denen man weiss, was davon zu halten ist, nichts, unhaltbare Verhältnisse ! Jetzt liest sie keiner mehr ».

4. Peter Ensikat : « Volker Braun (der Unverbesser-liche) », in : Frank Hörnigk (Hrsg) : Volker Braun. Arbeitsbuch. Theater der Zeit/Literaturforum im Brecht-Haus, Berlin 1999, p. 146 : « Volker Braun muss sich vorwerfen lassen, Volker Braun geblieben zu sein. Die Verkündung endgültiger Utopiefreiheit nach dem Ende eines absolut utopiefreien Realsozialismus scheint ihn nicht erreicht zu haben. [...] Die Zeiten haben sich geändert, der Vorwurf ist geblieben ».

5. Volker Braun : Das unbesetzte Gebiet im Schwarzen Berg. Suhrkamp Verlag, Frankfurt a. Main 2004, p. 123.

6. Volker Braun, « Die Verhältnisse zerbrechen », op. cit., p. 19 : « Sind wir denn aber nicht in einem
ewigen Gewaltzustand ? – Das nun klingt wie ein Wort auf höchster grinsender Ebene ».