On l'a assez dit pour expliquer l'abstention de l’Allemagne sur la Libye au
Conseil de sécurité de l’ONU : l’Allemagne répugne à intervenir militairement
pour établir la paix, préférant engager la Bundeswehr dans des opérations de
pérennisation de la paix, pourvoir à la reconstruction, comme au Kosovo après
1999 1, ou assurer, comme au Congo 2, en 2006, la tenue d’élections démocratiques.
Pourtant, 7 660 soldats allemands sont aujourd’hui engagés un peu partout
dans le monde, principalement en Afghanistan (5 000 hommes) – théâtre d’opérations
où l’Allemagne a reconnu qu’elle participe à une guerre – et au Kosovo
(1 130 hommes), mais aussi dans des opérations anti-piraterie dans l’Océan indien
(310 hommes engagés dans l’opération Atalanta), etc. 3 Depuis la fin de la Guerre
froide, l’Allemagne, à l’initiative du chancelier Kohl, n’a cessé de prendre des
responsabilités au plan international. Cela a été diversement interprété : pour les
uns, l’Allemagne abandonnait trop lentement la politique de réserve que sa division
lui avait imposée dans le monde bipolaire de la Guerre froide dont elle était un
enjeu essentiel ; pour d’autres, elle se présentait comme nouvelle puissance européenne,
sans doute même la puissance européenne montante qui pourrait prétendre
au leadership de l’Europe !
La politique du chancelier Schröder, inscrite au départ dans le prolongement
parfait de celle de H. Kohl, a pu donner le sentiment que cette montée en puissance
était irréversible, précisément à cause de sa participation aux opérations au Kosovo
et en Afghanistan 4, du moins jusqu’en 2002/03, date à laquelle G. Schröder
a décidé de ne pas participer à la deuxième Guerre du Golfe, celle voulue par
George W. Bush pour déloger Saddam Hussein sous le prétexte qu’il continuerait,
malgré ses dires, de détenir des armes de destruction massive. L’affirmation était
mensongère, on le sait aujourd’hui, on pouvait aisément l’imaginer alors. On a
surtout retenu de la position défendue par G. Schröder que celui-ci, soucieux
d’affirmer l’autonomie de décision d’une Allemagne désormais normalisée, n’avait
pas hésité à malmener le lien qui associait depuis 1949 l’Allemagne (de l’Ouest)
aux États-Unis. On n’a pas vraiment voulu comprendre en France que G. Schröder
s’opposait à toute idée de guerre préventive et se situait dans la continuité de sa
politique en défendant l’idée que le recours à la force ne pouvait intervenir qu’une
fois épuisés tous les moyens de négociation pacifiques, la force n’étant acceptable
que comme recours ultime (ultima ratio). Or, la commission Blix, mandatée
par l’ONU, pour vérifier sur le terrain, en Irak, la présence de telles armes n’en
avait pas trouvé, mais de plus n’avait pas encore achevé son travail. Ce faisant,
G. Schröder et, avec lui, J. Fischer définissaient ce qui pouvait à juste titre passer
pour un élément essentiel d’une doctrine de politique étrangère pour l’Allemagne
unifiée : assumer ses responsabilités dans le cadre défini par la solidarité internationale,
la décision appartenant à l’Allemagne, dans le respect de la charte des
Nations Unies. En même temps il réaffirmait la nécessité pour l’Allemagne de ne
jamais agir seule mais aussi d’éviter tout isolement, ce qu’il ne serait, à vrai dire,
pas parvenu à réaliser, si, en 2003, la France de Jacques Chirac n’avait pas opté,
à son tour, contre l’aventurisme américain en Irak. Au moins G. Schröder avait-il
réussi à faire le grand écart entre affirmation de l’autonomie de décision de
l’Allemagne et son refus de l’isolement.
À première vue, la chancelière Angela Merkel, s’est inscrite, à la tête de la
Grande coalition associant chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates au pouvoir
de 2005 à 2009, dans la continuité de H. Kohl et de G. Schröder. Elle a pourtant
surtout affirmé que face aux sollicitations internationales, l’Allemagne ne fournirait
pas automatiquement de réponse favorable. Si le nombre d’environ 7 500 soldats
allemands engagés dans le monde apparaissait comme une manifestation du sens
que l’Allemagne avait de ses responsabilités internationales, c’était près de 5 000
soldats de moins qu’au plus fort des actions extérieures menées par le chancelier
Schröder. On retrouve cette tendance à la réduction dans le passage à l’armée de
métier voulu en 2010 par le ministre de la Défense de l’époque, Theodor von und
zu Guttenberg. Encore que cette réforme qui vise sans aucun doute à réduire la part
du budget de la défense dans le budget national a aussi pour objectif de moderniser
l’armée allemande pour lui permettre de mieux répondre aux nouvelles missions
définies dans le Livre blanc de la Défense de 2006. Franz-Josef Jung y expliquait
alors que l’armée fédérale « s’était transformée d’une armée de défense […] en une
armée en opération » pour répondre aux principale menaces qu’étaient devenus
le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et les conflits dits
régionaux. La sécurité de l’Allemagne passait par l’évitement de flux migratoires et
la sécurisation de l’approvisionnement du pays en énergie. L’Allemagne se devait
donc de prévenir les crises en partenariat avec l’OTAN et l’Union européenne 5.
On voit bien que partagée entre la nécessité de participer aux actions voulues
par l’Europe, les États-Unis et la communauté internationale et le souci d’apparaître
davantage comme une « puissance de médiation civile » qu’un pays interventionniste,
l’Allemagne avait, de son point de vue, des raisons objectives de refuser
de participer à une action militaire contre la Libye du Colonel Kadhafi. Fidèle à
l’idée qu’il n’y avait pas d’automatisme qui soit, le nouveau ministre de la Défense,
Thomas de Maizière, déclarait que « l’Allemagne se réservait le droit de dire,
au nom des intérêts allemands, que cette fois nous n’en étions pas ! ». Et d’ajouter
pour donner plus de poids à cet argument que « nous ne pouvons pas éliminer
tous les dictateurs du monde par des interventions militaires internationales ». En s’abstenant de voter au Conseil de sécurité de l’ONU la motion 1973 sur la mise
en place d’une zone d’exclusion aérienne pour empêcher le massacre des rebelles
libyens, le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle (FDP)
estimait être dans ligne des précédents gouvernements allemands puisque la négociation
avait à peine commencé. Dans un tel contexte, il ne voulait pas risquer la
vie de soldats allemands tant il était convaincu que les opérations aériennes aboutiraient
tôt ou tard à un engagement de troupes au sol, avis d’experts militaires
à l’appui. G. Westerwelle adoptait un point de vue militaire et technique là où
il aurait dû penser diplomatie. C’était, en tous cas, ne pas tenir compte de la
situation propre à la Libye, à la place que prenait la rébellion libyenne dans les
« révoltes arabes » et surtout au fait que celle-ci s’était suffisamment organisée pour
être reconnue comme un interlocuteur dont l’appel à l’aide ne pouvait être ignoré.
Il reste étonnant que par pusillanimité, le gouvernement allemand soit resté sourd
au risque de massacre des rebelles libyens par les troupes de Kadhafi et se soit
aussi vite résigné à la fatalité d’un événement qu’il pensait ne pas pouvoir et ne pas
avoir à empêcher dans le contexte d’une quasi-guerre civile. En raison de son
côté humanitaire, l’Allemagne avait de bonnes raisons de voter la motion 1973, de
meilleures raisons qu’en 1998/99 dans le cas du Kosovo quand il manquait à
l’intervention de l’OTAN la consécration de l’ONU !
Ce qui étonne dans la décision allemande qui aurait fait l’objet d’entretiens
intenses entre Guido Westerwelle et la chancelière, c’est son amateurisme en raison
ne serait-ce que de l’absence d’une analyse pertinente des conséquences que
l’abstention allemande ne pouvait manquer d’avoir sur les relations de l’Allemagne
avec ses partenaires les plus proches. En votant l’abstention aux côtés de la Russie,
de la Chine, de l’Inde et du Brésil, l’Allemagne refusait de suivre la coalition que
la France et la Grande-Bretagne étaient parvenues à constituer, à vrai dire au
dernier moment, après avoir surmonté les réticences des États-Unis. Mais surtout,
elle abandonnait son camp pour de plutôt mauvaises raisons puisqu’elle faisait à
la France, la Grande-Bretagne et aux États-Unis un procès d’intention : l’Allemagne
condamnait par avance une opération au sol quand la motion 1973 l’excluait
expressément. De plus, l’Allemagne aurait fort bien pu voter la motion pour être
diplomatiquement sur la même ligne que ses alliés tout en refusant un éventuel
engagement de ses soldats aussi bien dans les airs qu’au sol. L’abstention allemande
a mis à mal le partenariat occidental, il compromet le tandem franco-allemand
au profit d’une alliance stratégique franco-britannique et rend moins
plausible l’émergence à terme d’une réelle politique étrangère européenne.
Au comportement de l’Allemagne, il ya encore d’autres raisons débattues en
Allemagne mais à peine perçues en France : le fauteur de troubles dans l’affaire,
ce n’était pas l’Allemagne, c’était l’activisme de la France et tout particulièrement
de son président qui empêchait un accord au niveau de l’Europe et une entrée plus
rapide de l’OTAN dans le jeu. Ni la chancelière, ni son ministre des Affaires étrangères
n’ont su réagir à l’évolution rapide des événements parce qu’ils tablaient sur
le refus des Américains de suivre la France et la Grande-Bretagne. Cela en dit long
sur le manque de dialogue et de confiance qui règne depuis des mois entre Paris et
Berlin, l’Allemagne donnant, de la crise financière mondiale à la crise de la dette
souveraine et de l’Euro, l’impression de manquer de réactivité face à des crises qui
la dépassent et de ne suivre ses partenaires qu’à contre coeur parce que ceux-ci
De l’abstention de l’Allemagne sur la Libye au Conseil de sécurité de l’ONU 5
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pratiquent des voies qui ne sont pas conformes à la doctrine libérale. On ne pouvait
pas mieux abdiquer l’idée de « puissance ». En tentant, au lendemain de son
abstention, de reprendre l’initiative, la chancelière n’a fait qu’accroître la confusion
et le malaise. Elle se rend à Paris pour participer à la prise de décision sur une opération
à laquelle l’Allemagne ne participera pas, puis le Bundestag vote par 407
oui, 113 non et 33 abstentions l’envoi d’avions Awacs – ce qu’elle avait refusé de
faire auparavant – en Afghanistan pour délester le front libyen ! De plus, elle se
prononce pour une aide humanitaire à la Libye aussi rapidement que possible ! Si
le parti libéral a pour l’essentiel soutenu l’action de Guido Westerwelle parce qu’il
souhaitait le maintenir dans ses fonctions de ministre alors qu’il le renvoyait comme
président de parti, le parti chrétien-démocrate a été autrement moins unanime :
deux de ses représentants les plus en vue, Norbert Lammert, président du Bundestag
depuis 2005, et Ruprecht Polenz, président, également depuis 2005, de la commission
des Affaires étrangères du Bundestag, ont condamné l’abstention de leur pays.
Le gâchis provoqué par l’abstention allemande est considérable. Au moins la
chancelière donne-t-elle l’impression de vouloir limiter les dégâts là où son ministre
des Affaires étrangères ne cesse de s’auto-louanger (« Je fais du bon travail. »).
Mais le grand dommage, c’est que l’on ne voit pas se profiler une politique étrangère
cohérente de l’Allemagne unifiée qui revient à une politique de retenue là où
elle devrait s’engager et qu’elle affirme seulement dans le domaine économique
et monétaire un point de vue qu’elle n’est prête à nuancer que sous la pression de
ses alliés européens et des réalités du moment. Elle est frein là où elle devrait être
moteur. Ce qui est pour l’instant une crise personnelle de la chancelière dont le
parti est malmené lors des élections intermédiaires que sont les élections régionales
(cf. dans ce même numéro les analyses d’Henri Ménudier) pourrait être une crise de
l’Allemagne dans une Europe qui a besoin d’elle pour venir à bout de ses crises.
Certes depuis l’abstention allemande, la chancelière a signé des initiatives communes
avec la France et la Grande-Bretagne, elle n’est donc pas hors jeu. Mais sur
la question de la Syrie, la France et la Grande-Bretagne ont, début juin 2011, pris
seules l’initiative de demander des sanctions au Conseil de sécurité de l’ONU,
confirmant le rapprochement franco-britannique en matière de politique étrangère
et réduisant l’Allemagne au rôle de spectatrice d’événements mondiaux sur lesquels
elle estime ne pas avoir prise.