Dans le volume 7 des œuvres complètes de Volker Braun, publiées dans l'ordre chronologique en 1991, on trouve le Roman de Hinze et Kunze, accompagné d’une note de l’éditeur. Elle stipule : « écrit en 1981, paru en 1985 » (aux Editions Mitteldeutscher Verlag et Suhrkamp) 1. Ce long délai de quatre années est évoqué avec une froide simplicité : dès le 16 juillet 1981, Braun avait livré un tapuscrit à son éditeur, le Mitteldeutscher Verlag, qui s’occupait de longue date de ses livres. Le 27 juillet 1985, l’entreprise générale d’imprimerie de Leipzig mettait la première édition sur le marché, à raison de 15.000 exemplaires. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’il s’agit là de tirages inimaginables de nos jours. C’est donc durant la première moitié des années 1980, avant la rupture induite sur le plan international par la perestroïka et la glasnost que débuta ce procès, pesant pour toutes les parties en présence, qui devait marquer le début de ce que j’appellerais simplement l’histoire éditoriale du Roman de Hinze et Kunze.
Quoique en marge, je me trouvai moi-même entraîné dans cette tourmente, dans la mesure d’abord où j’étais de ceux qui avaient conseillé le roman à l’éditeur et où, par ailleurs, je m’étais laissé persuader d’ajouter au texte de Braun une courte postface qui, à mon grand regret, ne fut pas publiée par l’éditeur en RFA. Je m’y trouvai impliqué enfin dans la mesure où, de ce fait, je me retrouvai sous le feu nourri de la critique qui visait l’auteur. C’est pourquoi ma présentation ne saurait être ni parfaitement objective, ni absolument exhaustive. Mais cela n’est pas forcément nécessaire. J’ai moi-même décrit à plusieurs reprises le déroulement des opérations 2 et des documentations autorisées ont été publiées à ce sujet voilà bien longtemps 3. La plus complète est le fait de York Gothardt Mix. Elle s’intitule : « Il ne doit pas y avoir de Superkunze. Documents sur l’histoire éditoriale et la censure du Roman de Hinze et Kunze. » Tandis que le roman compte 190 pages, cette documentation atteint les 230 pages, alors même qu’il y manque encore beaucoup d’éléments qui mériteraient d’y figurer. La glose semble presque vouloir évincer le texte original, ce qui devient assez gênant. La structure complexe et la virtuosité de la prose braunienne attirent visiblement les universitaires et les incite à exercer leur acuité d’esprit.
Mais revenons à l’histoire éditoriale dont il doit être question ici. Elle se joue « au royaume du baron Hager » si l’on me permet ici d’user d’une métaphore. « Au royaume du baron Hager ou de la modernité de la censure littéraire en RDA » est en effet le titre d’un essai de Siegfried Lokatis 4. Ces dernières années, ce chercheur s’est fait un nom en tant que fin connaisseur du monde des lettres dans l’Etat est-allemand 5. Sur le ton de l’ironie, il crédite le système de censure est-allemand d’une souplesse efficace, apprise petit à petit et d’une modernité admirable. Tout cela est dit avec une ironie qui n’oublie pas de rappeler les aspects féodaux de ce système : économie bananière et mécénat. De la même ironie participe aussi l’évocation de ce baron Hager, chef de la police viennoise sous Metternich au début du 19e siècle. Hager était à la tête d’un grand service d’espionnage, il présidait également le service impérial autrichien de la censure. A travers lui, c’est l’homme qui, au sein du bureau politique du SED, était en charge de la culture, des sciences et de l’idéologie en RDA : Kurt Hager. Une plaisanterie ! mais pas si absurde que ça. Hager en personne essaya d’agir sur le cours des événements autour du Roman de Hinze et Kunze en critiquant le texte publiquement lors d’une réunion avec le syndicat des écrivains, le 26 septembre 1985. Il voulait convaincre les dirigeants de l’organisation de se résoudre à la condamnation tant espérée de ce livre – ce qui, soit dit en passant, fut un échec. Pour des raisons que l’on ignore, Hager n’avait pas pour autant fait interdire la publication du livre. Mais c’est probablement de son service qu’émana ensuite l’incitation à punir quelques personnes pour l’impertinence de la publication, à limoger le directeur du département de littérature au ministère de la Culture, à donner une leçon à celui de la division Editions et Distribution (Hauptverwaltung Verlage und Buchhandel), et peut-être aussi cette idée, en septembre 1985, d’interdire temporairement le livre, interdiction adressée à l’industrie du livre et aux librairies nationalisées en termes militaires 6.
Examinons à présent la remarque sérieuse énoncée par Lokatis au regard de la réalité est-allemande : « Qu’il s’agisse des œuvres de Lénine ou de recueils de formules mathématiques, de littérature spécialisée pour les planificateurs-dirigeants ou encore d’ouvrages de vulgarisation scientifique : hors du système de censure, il n’y avait tout simplement pas de place pour les textes, de quelque nature qu’ils fussent. La production intellectuelle se faisait toujours en référence à la bataille qu’il fallait inévitablement mener pour être publié. » Et Lokatis d’ajouter : « Quel livre n’a pas été écrit d’emblée dans la perspective d’une censure ? Combien d’auteurs consacrèrents une grande partie de leurs pensées à la façon de contourner cette censure ? L’un des grands succès de la politique moderne en matière de littérature a consisté à éduquer les auteurs à l’autocensure. Mais celle-ci seule ne suffisait pas à garantir qu’un manuscrit '‘passerait’’. Pour cela, l’écrivain avait besoin d’un lecteur bien informé, d’un rapporteur habile ou d’un éditeur inspiré. De tous côtés, on manœuvrait avec une adresse incroyable pour obtenir une autorisation de publication, négocier un tirage, une qualité de papier ou faire accepter certains passages. » 7 Voilà qui est bien dit et qui recouvre bien des aspects de l’histoire éditoriale de Roman de Hinze et Kunze. Voilà surtout qui confirme que nous n’avons plus à faire, comme dans les cas classiques, à une institution de censure dotée de règles claires, mais bien, signe de la modernité, à un réseau mouvant de censure, à une toile qui se tend, d’une affaire à une autre, selon des critères différents. Erich Loest en a décrit les quatre niveaux : l’autocensure de l’auteur, la censure par l’éditeur, la censure du ministère et la censure du « quatrième censeur 8 », celle de la main de l’ombre guidée par des gens autorisés ou issus des sphères les plus influentes du parti au pouvoir, comme ce fut le cas pour Hager dans le domaine de l’art. Les plus hauts dirigeants s’occupaient de lettres, de cinéma, de sculpture, de musique ainsi que de recherche en littérature. Au temps de la polémique concernant Braun par exemple, j’ai moi-même eu l’honneur d’être tancé par ledit Hager personnellement pour la proposition que j’avais faite. Hager m’a enjoint d’adopter à l’avenir la perspective du « réalisme socialiste critique » afin d’être en mesure d’apprécier de façon appropriée des œuvres telles que le Roman de Hinze et Kunze et nombre d’autres œuvres de la littérature contemporaine.
Jusqu’ici, tout va bien/ou mal. Je crois toutefois que la description de Lokatis est erronée à deux égards. Premièrement, il n’est pas tout à fait approprié de désigner l’objet de notre propos par le simple terme de censure. La censure telle qu’on l’entend généralement consiste en un procédé par lequel un Etat ou une organisation contrôle des contenus diffusés par les médias, interdit ce qui ne doit pas être rendu public et n’autorise que ce qui l’arrange. Une telle censure existait bel et bien en RDA. Elle constituait une étape essentielle dans le processus de délivrance d’une licence pour tous les livres – ce qu’on appelait « procédure d’autorisation d’imprimer ». C’était l’administration centrale pour les éditeurs et le commerce du livre au ministère de la Culture qui décidait de cette autorisation, laquelle devait être demandée par les éditeurs. On tenait compte pour cela de rapports de lecture qui devaient être fournis par les éditeurs avec le manuscrit de l’œuvre pour laquelle ils sollicitaient l’autorisation ou que, le cas échéant, l’administration se procurait elle-même. Et si l’on avait vraiment des doutes, on attendait un signe d’approbation en haut lieu, au sein de l’appareil du Comité central du parti au pouvoir. Mais en réalité, les liens qui tissaient la toile du monde des lettres, dont il est aussi question chez Lokatis, étaient plus complexes. L’enjeu n’était pas seulement de contrôler et de limiter le matériau pictural et intellectuel diffusé dans la société par les médias, et en ce sens, d’exercer une censure. Bien plus, on voulait organiser cette matière de façon positive, « dans l’intérêt de la société », comme le dit Braun sur un ton moqueur. Et ce, parce qu’on accordait à la littérature une réelle importance. Et les instances dirigeantes de la société n’hésitaient pas à donner à cet intérêt un caractère obligatoire et à l’imposer en l’érigeant en loi. C’est pourquoi elles étaient aussi attentives à l’établissement d’un cadre adéquat : par exemple, en maintenant les médias dans des rapports de propriété propices, sous tutelle institutionnelle, et en contrôlant leurs fournitures jusqu’à rationner le papier. Elles transmettaient aux auteurs leurs idées et leurs exigences, elles s’appliquaient autant à les récompenser (par des prix) qu’à les critiquer de multiple manière. Elles avaient enfin à cœur de mettre en place une structure idéologique globale et sans alternative, dotée de canons adaptés ; il s’agissait de construire un système clos confinant la pensée ou du moins la parole. Les adeptes d’un épanouissement de l’individu et d’une autonomie de l’art considéreront sans doute cela comme un crime plus grave que la censure et je ne leur donnerai pas tort.
Pour le roman de Braun, la procédure de censure prit un tour particulièrement absurde. Nous avons affaire ici à un cas exemplaire, mais dont l’exemplarité réside justement dans les aberrations de la norme. Que se passa-t-il ? Après quelques modifications, la maison d’édition accepta le roman en novembre 1982. Néanmoins, tout cela restait provisoire, car l’éditeur redoutait des conséquences imprévisibles sitôt qu’il aurait présenté le manuscrit au ministère, le faisant ainsi accéder à un statut d’existence officielle. Bien entendu, le ministère était au courant depuis longtemps, mais rien n’étant encore officiel, il pouvait se permettre encore d’attendre confortablement. Dans un cadre presque privé – on se retrouvait dans l’appartement de tel ou tel – se tinrent donc trois petits colloques (en mars et juillet 1982 puis octobre 1983) au cours desquels l’auteur, le directeur de l’administration centrale, des représentants de la maison d’édition et des amis de Braun débattirent du roman et de modifications souhaitables soumises principalement par l’éditeur ou par le ministère. De juillet 1982 à décembre 1984, ce ne sont pas moins de neuf rapports qui furent écrits par les responsables d’édition ou d’autres secteurs pour tenter d’évaluer la portée du livre et l’impact qu’il pourrait avoir à sa publication. On y trouve, entre autres, les réflexions de ceux que l’on appelait « rapporteurs extérieurs » dont deux, Hans Kaufmann et moi-même, essayaient de protéger le livre contre ce qui semblait être une véritable entreprise de diabolisation. Un autre au contraire fit exactement ce que l’on attendait de lui et rendit un verdict censé empêcher ou du moins repousser la mise sous presse. Ce rapporteur, Professeur Werner Neubert, directeur de la chaire de théorie culturelle et d’esthétique à l’Ecole Nationale de Droit et d’Administration, illustre bien la façon dont la dimension personnelle était utilisée dans ces affaires. Il se prononça pour un « refus catégorique » et parvint à la conclusion que le texte de Braun, tant du point de vue du contenu que de l’esthétique générale, ne satisfaisait pas aux critères de publication. Il avait déjà lu d’autres rapports ainsi que ma postface ironique que l’éditeur avait, non moins ironiquement, qualifiée « d’aide à la lecture pleine d’esprit ». Il savait donc qu’il existait des avis contraires au sien. C’est pourquoi il ajouta avec véhémence que ses propres réflexions relevaient de la conviction et qu’elles méritaient, tout autant que les autres, le droit d’exister sans être dénigrées, avant de conclure : « Serai-je obligé d’entendre que je ne sais pas vraiment lire ou même que je n’entends rien à la littérature ? Que l’on m’en apporte la preuve et j’abandonnerai de bonne grâce mon métier et mon titre. » 9 S’ensuivirent d’autres délais, jusqu’à ce jour de décembre 1984 où l’éditeur se risqua à faire une demande d’autorisation d’imprimer. Ou bien se pouvait-il qu’il ait obtenu le feu vert du ministère ? Braun avait en effet envoyé un courrier au ministre dans lequel il lui signifiait que la situation était intenable et suggérait sans malentendu possible que « la décision, après tant de preuves de patience, de refuser un petit coup de tampon à [son] roman bouleverserait [sa] vie. » 10
La deuxième objection que j’apporterai aux remarques optimistes de Lokatis a trait à son idée selon laquelle tous les auteurs de RDA auraient, dès la phase d’écriture, eu la censure en tête. Certes, cela a pu être parfois le cas ; on peut penser par exemple à ce que l’on a appelé des éléphants blancs, ces passages jetés volontairement en pâture à la censure afin que ce qui comptait vraiment pût être conservé. On peut aussi penser à cette prudence au regard de certains thèmes critiques et de domaines de la vie problématiques, ainsi qu’à une certaine retenue des auteurs dans leur intervention sur la réalité, ce qui pouvait s’expliquer par de mauvaises expériences qu’ils avaient faites eux-mêmes avec la censure ou qu’ils avaient pu observer chez d’autres. Et bien entendu, ils n’étaient pas rares non plus ceux qui, pendant longtemps – quel gaspillage de vie ! – se tinrent prêts à affronter la censure, l’œuvre en cours ou terminée en main, et qui, dans cette épreuve, définissaient une stratégie dans les limites de laquelle ils louvoyaient prudemment en acceptant certains compromis. Mais dire que l’on aurait toujours travaillé en fonction de la censure, c’est décidément lui accorder trop d’importance. Une fois devant leur page blanche, les véritables écrivains se mouvaient dans un espace où la différenciation esthétique les affranchissait de ce genre de considérations et leur permettait d’accéder à la radicalité de l’art. Mais il est également certain que ces auteurs véritables, qui ne se contentaient pas de siffloter tranquillement dans la forêt, avaient conscience de l’horizon vers lequel ils tendaient par leur écriture, et il est aussi évident qu’ils y intégraient le rapport de confirmation, de critique ou de dépassement dans lequel il leur fallait entrer avec le réel.
Avant d’examiner cela plus en détail, je voudrais rappeler que le Roman de Hinze et Kunze de Braun constitue une curiosité intéressante, non parce que l’auteur a en permanence la censure à l’esprit, mais bien parce qu’il fait du travail dans les conditions et le cadre imposés par la censure l’objet de son texte. Il inscrit ces conditions au cœur même du roman dans la mesure où ses personnages ne sont pas seulement Hinze et Kunze, le chef et son chauffeur, avec leurs épouses et leurs amantes, un policier, une physiothérapeute, deux curistes et un Kunze secondaire. Mais à ceux-là, Braun ajoute encore un personnage appelé tantôt « narrateur », tantôt « rédacteur », tantôt « auteur » et une fois même « l’auteur B. ». Pour autant, ce n’est pas Braun qui se présente ici trait pour trait : c’est un personnage de fiction derrière lequel se tient l’auteur certes, mais pas sérieusement. C’est un personnage qui lui permet d’évoquer ses problèmes de la façon la plus simple qui soit dans l’existence, celle de l’art. Et comme les auteurs ne sont jamais seuls, même dans leur monde de littérature, le narrateur hérite encore d’une petite amie, Anna, ainsi que d’une critique, Madame le Professeur Messerle, et, lors d’une lecture publique, d’une spectatrice issue de la communauté de ses lecteurs et lectrices, une jeune femme qui se perdra bientôt dans la nuit et qu’il fixe pour le moment du regard comme Kunze le fait avec ses conquêtes amoureuses.
Si je me permets d’attirer votre attention sur le personnage de l’écrivain, ce n’est pas pour autant pour en venir à des considérations d’ordre stylistique ou technique. Je remarquerai cependant, en passant, que, concernant la structure de base du Roman de Hinze et Kunze, il s’agit d’une narration omnisciente, d’un point de vue externe, comme dit Lubbock. Cela prend toutefois la forme particulière d’une personnification du narrateur omniscient qui lui permet d’intervenir en tant que JE sur les événements, de les introduire, de les commenter, de les juger, de rompre et d’interrompre le cours des choses, de dévoiler ce qu’il ne dit pas, de rayer une version du texte, d’en écrire des variantes, d’en désigner des passages et de dire en quoi ils diffèrent de l’habitude ou se distinguent d’autres représentations littéraires. Cela lui permet aussi de jouer d’autres tours : par exemple, de faire discuter le narrateur avec ses personnages ou avec nous, lecteurs, ou bien de lui faire raconter parfois des anecdotes tirées de sa propre vie, ou encore de lui faire analyser des questions d’écriture. A quoi assiste-t-on ici ? On voit que l’on est obligé d’écrire sur le modèle de la nature et non selon un schéma F, mais que, dans l’intérêt général, on ne peut pas tout dire de but en blanc. On voit que l’on doit référer de certains éléments du livre à l’administration centrale tandis que d’autres éléments relèvent d’un numéro de licence. On voit que l’on peut retirer une version du livre et en présenter une autre, que l’on peut être amené à renoncer à la fin d’un chapitre, et que l’administration centrale vous recommande ceci ou cela. On voit que certains passages doivent figurer en caractères romains avec des dorures et que l’on ne sait pas, en tant qu’auteur, ce qui restera et ce qui, suite à un débat mondial, sera supprimé à l’impression, et l’on voit encore que la sortie d’un livre peut être repoussée à la Saint Glinglin en raison de la conjoncture politique. Et bien plus encore : les comportements observés dans le monde littéraire sont ici esquissés de manière moqueuse et, dans l’appel tacite à faire l’inverse, on comprend quelques-uns des enjeux du roman. Ils sont mis en scène dans le roman avant même que sa publication ne provoque effectivement de réelles batailles. Les problèmes prévisibles dans l’histoire éditoriale sont inscrits au cœur du livre – tout comme du reste les réactions prévisibles de la critique. Ce que Madame le Professeur Messerle dit dans le livre, Madame le Professeur Löffler le dit dans les colonnes du journal du Parti, Neues Deutschland 11. Et dans un journal du centre de l’Allemagne apparaît réellement un Professeur Karheinz Jackstel 12 que Mix, malheureusement, n’a pas vu. Je ne peux démontrer ici plus longuement toutes les finesses des techniques narratives, comme celle par exemple qui consiste à transférer le JE de la narration omnisciente dans un JE de narration subjective, ou bien à remettre la narration omnisciente ou subjective à d’autres personnages pour qu’ils racontent leur propre histoire ou présentent des scènes du roman telles qu’ils les perçoivent de leur point de vue. Je me contenterai de souligner une qualité propre à la prose de Braun et mise en relief ici : de nombreuses voix s’enchevêtrent en effet dans son texte en une structure que Bachtine appelle polyphonique, un dialogisme s’offre ainsi à des lecteurs actifs.
Me voici parvenu au dernier élément à l’origine des complications survenues dans l’histoire éditoriale, à savoir l’horizon vers lequel Braun portait son regard lors de l’écriture de ce roman, et que la publication du livre devait contribuer à atteindre. Qu’il me soit permis de décrire cet horizon par un exemple. Le 20 septembre 1985 eut lieu la conférence annuelle de la revue Weimarer Beiträge, qui, suite à toute l’agitation suscitée deux mois auparavant par la publication du Roman de Hinze et Kunze, avait pris des airs de sommet anti Hinze et Kunze. Les secrétaires généraux des plus hauts conseils d’administration dans les domaines de la recherche en RDA, Hans Koch pour la culture et l’art, Erich Hahn pour la philosophie, firent des discours dans lesquels ils justifièrent longuement leur critique de principe à l’égard du roman. Le philosophe observait chez Braun une inspiration communiste – pour lui, cela signifiait autre chose que socialiste : le terme renvoyait à des rapports sociaux autorisant l’égalité et l’épanouissement personnel dans un avenir envisagé mais pas encore atteint. Il avait lu l’essai que Braun avait écrit sur Rimbaud en 1984 et y avait relevé la phrase suivante : « Dans le socialisme, le communisme […] reste aussi subversif que la poésie. » 13 Et au regard de l’actualité du socialisme (« du socialisme réellement existant »), il remarquait chez Braun une intention critique se nourrissant de l’avenir. C’est pourquoi il taxait Braun de « romantique allemand inversé […] pour qui les devoirs envers la société sont dictés par un avenir en germe dans le présent. » 14 (p. 10). Face à ce genre de situation problématique, il sentait qu’il y avait différents positionnements. Il souhaitait l’unanimité quant à ce que poètes, universitaires et responsables politiques se donnaient comme objectifs sur le plan social, et il anticipait déjà cet accord – auquel Kunze aspirait également – par le pronom NOUS dont il ponctuait ses phrases. Il se demandait et demandait aux spécialistes de littérature réunis devant lui « quel genre exactement de conscience nous devrions ou voulons promouvoir », « quelle influence nous [voulons] avoir sur la conscience des travailleurs » – « si tant est que nous soyons en mesure de le faire ». Il demandait si l’encouragement d’une conscience critique et/ou le souvenir du but lointain que s’était donné le communisme était bien approprié dans un présent pour lequel il n’y aurait – je cite – « pas de perspective de changement à court ou moyen terme », un présent dans lequel pour autant les hommes auraient à « apporter une contribution essentielle à l’intérêt général », ce qui « donnerait du sens à leur activité » et ce, même « dans des conditions a priori immuables » (p. 13). Ce n’était pas là cynisme de sa part mais seulement mépris de l’idéologue qui, malgré quelques hésitations, croyait être en mesure d’injecter de la conscience depuis le haut vers le bas, de la lumière de l’esprit vers la nécessité qu’il avait lui-même identifiée. S’exprime aussi la peine de l’idéologue qui se doutait que « nous » n’étions justement pas prêts à cela, ni d’ailleurs capables de cela, l’idéologue qui, dans la connaissance de l’Autre, invitait à la plus grande modestie parce que, contrairement à Braun, il était convaincu de l’impossibilité de modifier les rapports sociaux ou de l’inutilité d’une telle transformation. Or, c’est justement une transformation nécessaire des rapports sociaux que Braun a en vue, même s’il n’explique pas comment la mettre en œuvre. Il ne cherche pas à donner des conseils pour maintenir la conscience dans les limites imposées par les rapports sociaux existants ou pour que les hommes puissent progresser dans les rôles qui leur sont donnés ou qu’ils se sont choisis.
Le président du comité des Sciences de l’Art et de la Culture, à l’époque Hans Koch, justifiait son dégoût du roman en se référant à la radicalité manifeste de sa critique d’un modèle de relations de type maître-esclave et des rapports sociaux qui faisaient que les hommes se renvoyaient réciproquement dans ces rôles. Il notait : « Car la proposition de Braun possède une logique implacable. Si les choses sont telles qu’il les voit, alors il n’y a pas d’avancée, pas de tournants historiques, pas de perspectives, rien ne sert d’essayer des remèdes, c’est quelque chose de nouveau, de différent, qu’il faut mettre à la place de ce qui existe dans la réalité. » 15 (p. 27). Plutôt mourir, pensait l’orateur, il fallait que la vision de l’auteur soit une illusion d’optique. Les difficultés de l’histoire éditoriale trouvent ici leur explication, au-delà de la petitesse avec laquelle tel ou tel soi-disant « passage » du roman a pu être traité, au-delà aussi de la morale douteuse de Kunze, au-delà encore des aspects pornographiques de la mise en scène et de ce genre de choses. Les défenseurs de la réalité existante étaient convaincus que Braun était nuisible parce qu’il tenait le changement pour possible. La directrice du département de la culture au Comité central du Parti au pouvoir écrivit en 1985 à Kurt Hager qu’il fallait observer à la loupe les effets du Roman de Hinze et Kunze car son cadre temporel de référence était celui de la société socialiste actuelle et que, « visiblement, il voulait mettre en place un autre modèle social. » 16
A ce moment-là, les gardiens du canon n’avaient déjà plus une vision très nette de la littérature, leurs lunettes ne produisaient plus que des images déformées. Et leurs mesures n’étaient plus que gesticulations vaines, particulièrement en matière de politique culturelle. Le livre de Braun fut interdit, mais l’interdiction devait demeurer secrète. Finalement, le 26 septembre, on organisa même la sortie du livre. Mais comme la foule des acheteurs qui se pressaient sur le trottoir ne devait pas attirer l’attention, on leur fit faire la queue dans l’arrière-cour de la librairie Brecht. En décembre eut lieu un congrès du Comité d’Action Critique du Syndicat des écrivains qui réunit de nombreux auteurs membres du syndicat et de son comité d’administration. Bien loin de condamner le roman comme on l’attendait d’eux, ils se lancèrent dans un débat d’idées nuancé, comme en témoigne une ébauche du compte rendu de la séance découverte récemment 17 et donc ne figurant pas dans la documentation de Mix. En 1988, une deuxième édition du Roman de Hinze et Kunze fut publiée et de plus, on travaillait déjà à une édition des œuvres complètes et à une édition de poche chez Reclam. Celle-ci parut en 1990 et subit le même sort que de nombreux livres dans les mois qui suivirent la chute du Mur et la réunification. Les libraires vidèrent les rayons de tous les livres parus en RDA, ils les jetèrent à la poubelle, ils les enterrèrent littéralement – et je ne parle pas ici par métaphore ; il s’agit vraiment d’un sacrilège culturel inoubliable – tout cela pour faire de la place à ces myriades de livres aux multiples couleurs qui définissent aujourd’hui les contours du paysage littéraire. Le pasteur Martin Weskott, du village de Katlenburg près de Göttingen 18, a rassemblé un certain nombre de ces livres avec l’aide de ses fidèles. Le Roman de Hinze et Kunze faisait partie du lot, j’ai vu la palette avec l’édition Reclam dans la grange de Weskott où elle attendait d’éventuels intéressés auxquels il les offre dans l’espoir d’obtenir en échange une obole pour la fondation « Du pain pour le monde » (Brot für die Welt). « Habent sua fata libelli », disait il y a longtemps le grammairien Terentianus Maurus dans son poème Carmen Heroicum. Ces vérités-là perdurent.
(Traduction : Marguerite Gagneur)
Notes
* P. Schlenstedt. Professeur émérite, Académie des sciences, Berlin.
1. Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, Band 7, Halle, 1991, S. 265.
2. Gespräch mit Dieter Schlenstedt ; in : York-Gothart Mix (Hg.), Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen ». Materialien zur Publikationsgeschichte und Zensur des Hinze-Kunze-Romans von Volker Braun, Wiesbaden 1993, S. 223-230. – Dieter Schlenstedt, Der « Hinze-Kunze-Roman » von Volker Braun. Zur Vor-und Nachgeschichte der Veröffentlichung ; in : Berliner Lesezeichen 1995, Heft 6/7, bzw. Schicksal eines subversiven Romans ; in : neue deutsche literatur 1995, Heft 6. – Ders., Nachwort ; in : Volker Braun, Hinze-Kunze-Roman, Leizig 2000.
3. York-Gothart Mix (Hg.) Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen ». – Ernst Wichner/Herbert Wiesner. Ausstellungsbuch. Zensur in der DDR. Geschichte, Praxis und ‘Ästhetik’ der Behinderung von Literatur, Berlin 1991, S. 151-166. – Volker Braun, Aus einer alten Zeit. Notate über das Druckgenehmigungsverfahren des Hinze-Kunze-Romans ; in : Klaus Schuhmann (Redaktion), Volker Braun zu Ehren. Hinze und Kunze bei Volker Braun (nebst anderen Verwandten und Bekannten). Leipziger Kolloquium aus Anlaß des 60. Geburtstages, Leipzig 2000, S. 35-40.
4. Siegfried Lokatis, Im Reiche Baron Hagers. Oder : Wie modern war die Buchzensur in der DDR? ; in : Frankfurter Rundschau, 22. Juli 2000, S. 9.
5. Vgl. z. B. Simone Barck/Martina Langermann/Siegfried Lokatis, « Jedes Buch ein Abenteuer ». Zensur-System und literarische Öffentlichkeiten in der DDR bis Ende der sechziger Jahre, Berlin 1997 oder auch die Artikelserien « Zensur-ABC » und « Zensurspiele » von Simone Barck und Siegfried Lokatis in der « Berliner Zeitung » seit 2003.
6. Vgl. G. Hartwich, [Aktennotiz Berlin 12. September 1985] ; zitiert bei : York-Gothart Mix, E « Oberkunze darf nicht vorkommen », S. 131 f.
7. Lokatis, Im Reiche Baron Hagers : « Ob es sich um Lenins Werke oder mathematische Formelbücher, um Fachliteratur für Planer und Leiter oder um populärwissenschaftliche Bücher handelte : außerhalb des Zensursystems gab es für Texte, egal welcher Art, schlechterdings keinen Ort. Geistige Produktion vollzog sich im Hinblick auf den unvermeidlichen Kampf um die Publikation. […] Welches Buch wurde nicht von vornherein mit Blick auf die Zensur verfaßt ? Wie viele Autoren verbrachten einen Großteil ihrer Überlegungen damit, die Zensur hinters Licht zu führen ? Einer der großen Erfolge moderner Literaturpolitik war die Erziehung des Autors zur Selbstzensur. Aber Selbstzensur allein genügte nicht, um ein Manuskript 'durchzubringen'. Der Schriftsteller brauchte einen gut informierten Lektor, einen geschickten Gutachter oder einen kunstsinnigen Verleger. Mit bewundernswerter Manövrierkunst wurde auf allen Seiten um die Druckgenehmigung, die Auflagenhöhe, die Papierqualität oder einzelne Textpassagen gerungen. »
8. Vgl. Erich Loest, Der vierte Zensor, Vom Entstehen und Sterben eines Romans in der DDR. Köln 1984.
9. Werner Neubert, [Gutachten, Kleinmachnow 13. Juli 1984 ; in : York-Gothart Mix, Ein « Oberkunze darf nicht vorkommen », S. 95 f. : « nicht den inhaltlichen und allgemeinen ästhetischen Ansprüchen für eine Buchveröffentlichung entspricht. […] Überzeugungsmeinungen, die für sich wohl ebenso ihre von Diskreditierung freie Existenzberechtigung verdient wie die geäußerten anderen Auffassungen. […] Muß ich mir sagen lassen, daß ich nicht richtig lesen kann oder eben absolut nichts von Literatur verstehe. Wenn dieser Beweis gelingt, gebe ich gern meinen Beruf (mit Titel etc.) zurück. »
10. Volker Braun, 21., 22. August 1984 ; in : ders., Verheerende Folgen mangelnden Anscheins innerbetrieblicher Demokratie. Schriften, Leipzig 1988, S. 124 : « die Entscheidung, dem Roman, nach so langer Geduld, das Stempelchen zu weigern würde mein Leben ändern. »
11. Anneliese Löffler, Wenn Inhalt und Form zur Farce gerinnen. Zu Volker Brauns ‘Hinze-Kunze-Roman’ ; in : Neues Deutschland (B) vom 9. 10. 1985, S. 4.
12. Karlheinz Jackstel, Zehn Fragen eines nicht ‘hauptamtlichen’ Lesers. Zum « Hinze-Kunze-Roman » von Volker Braun im Mitteldeutschen Verlag. In : Die Freiheit (Halle) vom 6. 12. 1985, S. 13.
13. Volker Braun, Rimbaud. Ein Psalm der Aktualität ; in : ders., Verheerende Folgen, S. 107 : « Der Kommunismus […] bleibt im Sozialismus subversiv wie die Poesie. »
14. Erich Hahn, [Referat auf der Autorenkonferenz der Zeitschrift ‘Weimarer Beiträge’, Berlin 20. September 1985], S. 10 (Privatarchiv Schlenstedt) : « einen umgestülpten deutschen Romantiker, […] der die Pflichten gegenüber der Gesellschaft der im Gegenwärtigen keimenden Zukunft entnimmt. », « was für eine Art Bewußtsein wir eigentlich befördern sollten oder wollen », « welchen Einfluß wir auf die allgemeine Bewußtseinslage der Werktätigen nehmen wollen » – « vorausgesetzt wir sind dazu imstande ». Er fragte, ob die Belebung eines kritischen Bewußtseins und/oder die Erinnerung an das ferne Ziel der kommunistischen Bewegung einer Gegenwart angemessen ist, in der, ich zitiere wieder, « auf absehbare Zeit keinerlei Perspektive ihrer Veränderung gegeben ist », in der die Menschen aber « auch unter diesen vorab nicht zu verändernden Bedingungen einen unverzichtbaren Beitrag für das gesellschaftliche Interesse, das gesellschaftliche Ganze » zu leisten und darin eine « Sinngebung dieser Tätigkeit" zu finden haben ».
15. Hans Koch, [Referat auf der Autorenkonferenz der Zeitschrift ‘Weimarer Beiträge’, Berlin 20. September 1985], S. 27 (Privatarchiv Schlenstedt) : « Denn Brauns Vorschlag hat seine unbestechliche Logik. Wenn die Dinge so sind, wie er sie sieht, dann gibt es kein Weiterkommen keine historischen Wandlungen, keine Perspektiven, da hilft kein Rumdoktorn, dann wird etwas Neues, anderes an der Stelle des real Bestehenden gebraucht. »
16. Ursula Ragwitz, Brief an Kurt Hager v. 8. 11. 1985 ; zitiert bei Terrance Albrecht, Rezeption und Zeitlichkeit des Werkes Christoph Heins, Frankfurt a. M. u. a. 2000, S. 85 f. (ZPA im SAPMO-B-Arch. Akte vorl. SED 36835/1).
17. Vgl. Kritikeraktiv des Schriftstellerverbandes der DDR v. 12. 12. 1985 zu Volker Brauns 'Hinze-Kunze-Roman' in : Stiftung Archiv der Akademie der Künste (Berlin/Brandenburg), SV 383.
18. Voir les essais publiés par Martin Weskott: Eine Kultur verläßt den Raum. Gehšren BŸcher auf den MŸll ? (Katlenburg 1994), Die vergessenen Bücher. Was mit der Buchproduktion der DDR nach 1990 geschah (Katlenburg 1995), Die Scheune als neuer literarischer Raum III. Von der MŸllkippe zur Katlenburg (Katlenburg 2000), Ebenso IV (Katlenburg 2002), Unmaßgebliche Überlegungen, Fragen, Gedanken und Anregungen eines Lesers zur Literatur der DDR (Katlenburg 2005).
Le lecteur d'aujourd’hui dispose de plusieurs versions successives du thème de Hinze et Kunze dans l’œuvre de Volker Braun. En quinze ans, Braun écrivit trois versions dramatiques : Hans Faust (1967), qui resta à l’état de manuscrit, Hinze et Kunze (1973 et 1977), suivi des Libres propos de Hinze et Kunze (1980/1981) et du Roman de Hinze et Kunze. Ces réécritures successives suivent et commentent l’évolution de la RDA et des relations qu’entretient l’intelligentsia est-allemande avec le pouvoir socialiste. La pièce de 1967, Hans Faust propose, selon son auteur, « une ultime version prolétarienne » du mythe de Faust. L’ouvrier du bâtiment Hans Faust (qui s’appellera par la suite Hinze) est un franc-tireur qui veut tout changer au pas de charge. Il conclut un accord avec Kunze, un ancien ajusteur, résistant, survivant des camps de concentration et maintenant permanent du SED. Hinze s’appuie sur le nouveau pouvoir de la classe ouvrière pour accomplir « des exploits historiques ». 1 La pièce s’inscrit encore dans la veine des œuvres dites de « construction » (Aufbaudramen) du socialisme. Braun s’intéresse à ces « activistes » de la première heure qui, portés par la nouvelle société en marche, en symbiose avec les forces sociales et politiques du jeune Etat, sont devenus « des géants ». 2 Sans cette « promotion » ils seraient restés « des individus minuscules, inemployés et inconnus ». 3 Au début des années 1980, l’activiste est devenu le chauffeur d’un haut fonctionnaire du régime, paresseux, résigné, d’accord avec toutes les décisions du pouvoir. La « pièce de production » a perdu son optimisme, elle est devenue un roman satirique. Le « pacte » d’amitié entre un Faust avide d’action et de connaissances scientifiques et un « Méphisto » politicien et lucide symbolisait, en 1967, l’alliance entre le prolétariat et l’avant-garde. Hinze et Kunze, qui leur succèdent, incarnent les deux faces de l’homme socialiste nouveau. Leurs compétences sont complémentaires. L’ouvrier du bâtiment Faust/Hinze connaît des phases de découragement, qu’il surmonte. Avec le soutien de Kunze, il devient un savant, un planificateur et un directeur d’entreprise. Cette progression linéaire implique un sens de l’histoire fondé sur l’idée de progrès.
La réception des versions de 1967, 1973 et 1977
Cependant, chaque nouvelle version du thème se heurte à la même critique. La pièce « Hans Faust », par exemple, ne montrerait pas suffisamment « l’interpénétration des relations entre les forces dirigeantes et les masses populaires dans la société socialiste ». 4 Il lui est reproché de sous-estimer « la participation progressive et croissante des masses à la planification et à la direction des affaires sociales ». La même critique résume ainsi sa déception : Il semble plutôt (dans cette pièce) « que la contradiction conserve la même virulence. » 5 Dans la nouvelle version de 1973, Braun ne tient aucun compte de cette critique et accentue au contraire ce clivage. Au début du texte, l’auteur souligne le caractère précipité et immotivé du ralliement du personnage :
« Hinze [à Kunze] : Dis, je fais ce que tu dis
[…] avec moi tu as quelqu’un qui fera ce que tu veux
[…] Je ne veux pas seulement
t’écouter, ça tout le monde peut le faire –
je participerai à tout ! » 6
La docilité de Hinze inquiète Kunze :
« Kunze : Sais-tu ce que tu promets ?
Aux spectateurs
Je dois m’embarquer avec ces gens, qui collaborent à tout et qui prétendent ensuite qu’ils n’ont rien fait. […] Je ne suis pas à l’aise avec lui. Il pense qu’il suffit de me suivre et qu’on va faire des miracles. » 7
Le personnage oscille au début entre un activisme sauvage et un esprit de soumission. Et lorsque plus tard, propulsé à la tête d’une entreprise, il croit avoir le pouvoir de décision, il découvre que, en fin de compte, les décisions sont prises à un autre niveau. Il se rebelle contre ces « décrets tout ficelés » et exige une plus grande participation aux décisions : « Hinze : Comment se fait-il que l’on ne me demande pas toujours mon avis ! » 8 Kunze le renvoie à sa propre responsabilité : « C’est ta faute ! Tu as toujours dressé les oreilles quand je t’ai dit quelque chose. Tu es resté en plan en attendant mes instructions […] tu as co-décidé du sort de centaines de gens sans avoir jamais demandé leur avis, et maintenant tu places ton propre sort au centre du monde. » 9
Les reproches de la critique ressassent la même antienne contre « l’opposition schématique entre la direction centralisée et les masses ». Encore en 1979, Werner Jehser s’en prend aux thèses de Volker Braun qui réclame « plus de participation des 'sous-privilégiés’ aux décisions de l’Etat ». Ces thèses, écrit Jehser, sous-estiment « la participation d’un nombre de plus en plus grand de travailleurs aux différents organes du pouvoir » 10. Alors que le Parti s’interroge depuis 1972 sur les moyens d’augmenter la participation des ouvriers dans les entreprises, la récurrence de cette critique témoigne d’un refus chez les dirigeants du pays de reconnaître un déficit démocratique. Malgré l’ouverture d’Erich Honecker en 1971 11, la littérature ne pouvait guère critiquer que le « caractère inhumain » du capitalisme. Encore en 1978, peu de temps avant les premières rédactions du « roman de Hinze et Kunze », les réalités de la RDA étaient exclues du champ de la satire : « L’Etat socialiste des Ouvriers et des Paysans, dont le pouvoir fonde la suppression de toutes les situations inhumaines, ne saurait désormais être l’objet de la satire, qui s’intéressera plutôt aux exemples fructueux de divergence subjective avec le nouvel Etat. (souligné par nous, CK) » 12 En passant de l’écriture dramatique à la prose, Braun opère un changement de paradigme qui prend l’interdiction de la satire comme défi et comme objet. En effet, la version de 1981-1984 se distingue des précédentes par l’inversion du modèle révolutionnaire. Le personnage qui voulait transformer les rapports sociaux perd son ambiguïté et devient un chauffeur unidimensionnel qui ne détermine ni la direction de son itinéraire, ni la conduite de sa vie privée. Au mythe faustien succède le nouveau couple paradoxal du « maître et de l’esclave » inspiré, au delà des réflexions dialectiques de Hegel, des mésaventures romanesques et philosophiques de Jacques et de son Maître dans Jacques le fataliste de Diderot.
Comment expliquer ce changement d’écriture et de perspective ? Au-delà des déclarations officielles, plusieurs voix s’élèvent au cours des années soixante-dix pour affirmer l’existence de contradictions antagoniques dans la société socialiste. 13 Cependant le gouvernement s’obstine à ne reconnaître que des contradictions conjoncturelles et des difficultés subjectives chez quelques individus qui freineraient le développement du socialisme. Plusieurs écrivains réagissent à ces nouvelles tentatives pour limiter l’espace public de discussion et mettent en cause la pétrification du système dans leurs écrits. Volker Braun participe de ce mouvement de radicalisation. Il tire les conséquences de la crise qui s’installe entre le pouvoir d’Etat et l’intelligentsia et qui s’exacerbe après l’affaire Biermann, lorsque, en novembre 1976, le chanteur contestataire est déchu de sa nationalité. Braun fera partie des premiers signataires d’une pétition de soutien au chanteur. Le socialisme apparaît aux yeux de nombreux artistes, comme Christa Wolf, Heiner Müller etc. comme une entropie, c’est-à-dire un système incapable d’évoluer. Braun doute de plus en plus de la capacité du socialisme à se développer en RDA. La stagnation du système devient l’objet même d’une représentation satirique.
L’Epistémè de Michel Foucault
Ici s’imposent les remarques de Foucault. Le pouvoir, écrit Foucault, structure les discours. Il se légitime par les discours. Dans L’ordre du discours, il avance comme « hypothèse » de son travail l’organisation d’un système d’exclusions où « les types d’interdits se croisent, se renforcent ou se compensent » 14 : « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’avènement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » 15 Nous entendons ici par epistémè les conditions de production du discours dans une société donnée, c’est-à-dire la somme des textes, règles et représentations – explicites ou non, qui définissent la possibilité même de la parole et qui en déterminent les interdits, les différentes formes d’exclusion. Dans le roman de Braun le discours public est perverti de façon satirique. C’est ainsi que la réitération obsédante de la notion d’intérêt commun, « dans l’intérêt de la société » (im gesellschaftlichen Interesse) dénonce, en raison même de sa redondance (on dénombre plus de vingt-cinq occurrences), la thèse d’une convergence entre les intérêts individuels et l’intérêt commun. La répétition énonce et dénonce en raison même de sa saturation – jusqu’à l’étouffement – un présupposé qui hypothèque les possibilités d’un dialogue. Qu’il s’agisse d’une assertion que le narrateur reformule sous forme optative 16, ou d’une question rhétorique 17, ou encore quand il concède hypocritement que « la question de l’intérêt de la société est assurément la plus féconde qui soit pour la littérature » et qu’il « considère comme un bienfait et un encouragement le fait qu’on la repose sans cesse ». 18 Celui qui souhaiterait ignorer l’ironie du narrateur se trouve aussitôt confronté avec un persiflage destructeur : « La société […] exigeait que l’on pense à soi en pensant à elle, en pensant à soi. » Ce raisonnement soporifique s’effondre dès la phrase suivante lorsque la même société se met à penser… à notre place. 19 La mise sous tutelle des citoyens, invoquée avec le verbe « abnehmen » (mot-à-mot « soulager » quelqu’un d’une tâche pénible) revient avec des variations dans les Libres propos de Hinze et Kunze 20, et dans le roman où, inversement, personne ne « soulage » les ouvriers de leur « sale boulot ». 21 Les manifestations elles-mêmes sont organisées en haut lieu : c’est ainsi qu’une manifestation du 1er mai, qui rassemble 300 000 personnes, commence à 10 h et est terminée par haut-parleur à… 10 h 02. 22 L’optimisme qui règne dans les médias et dans les discours politiques participe de l’epistémè en masquant les véritables rapports sociaux. Dans les Libres propos, Kunze reformule les problèmes de la société dans les réunions publiques pour « optimiser » l’action politique. Par exemple, au lieu de dire « nous avons du retard », il dit « nous devons accélérer le rythme ». 23 Et dans le roman, Hinze puise sa confiance dans la lectures des journaux. 24 L’optimisme prescrit et relayé par ce qu’Althusser appelait les « appareils idéologiques d’Etat » provoque la démission de Hinze et, à travers lui, de tout un peuple. Le discours politique est confisqué et mis au service d’une manipulation monologique. Braun procède à sa déconstruction par la surenchère. C’est ainsi que l’intervention de la déléguée de la blanchisserie d’Etat Blütenweiss (tout un symbole) est réduite tantôt à une litanie de substantifs privés de tout prédicat, tantôt à une succession d’adjectifs. 25 Le sens des mots disparaît. La fragmentation de la parole – qui n’est plus individuelle – élimine toute fonction référentielle et toute fonction appellative. Le discours de domination est reproduit par ses principaux destinataires qui l’ont intériorisé. Toute polarisation, toute controverse, toute divergence ont disparu. Le discours a envahi la sphère publique et n’a plus de locuteur identifiable. Il échappe par conséquent à toute velléité de contestation. L’allocution de la déléguée est doublement dénaturée par une transcription qui mime un « effet de réel » caricatural et qui la dépossède de son statut de sujet : « ça » parle par sa bouche. Mais il est encore distancié par le compte rendu que Braun confie au personnage de Kunze, lequel n’y entend que « des phrases » déjà connues, des « discours qui avaient déjà reçu la bénédiction ». 26 Un autre procédé consiste à confronter les grands slogans du Parti au scepticisme du chauffeur. C’est ainsi que lorsque Kunze évoque une « vision du monde » commune (eine Weltanschauung), Hinze le corrige et propose de s’en tenir plus modestement à « une vision du pays » (Landanschauung). 27 Le socialisme est « une grande idée », insiste Kunze. Son interlocuteur ironise en faisant allusion aux modestes dimensions de la République et … à un socialisme local de format … plus « maniable ». 28 Ainsi ramenée à un format de poche, l’idée du socialisme se glisse plus facilement dans un porte-documents ou dans la gamelle. 29 Progressivement la « grande idée » du socialisme, sur laquelle l’Etat fonde sa légitimité, est ramenée à une réalité moins glorieuse et se trouve réduite au rang d’ustensile. Le socialisme en tant que mot d’ordre a fait son temps. L’utopie reste à être réinventée, en souvenir par exemple des révolutionnaires de 1917 qui, « sans directive, sans clause de garantie, ignorant le rapport de forces, sans passer par la voie hiérarchique » se sont lancés dans la bataille avec « les masses ». 30
Les propos révélateurs de Hinze ne résultent pas d’une vision révolutionnaire, mais le plus souvent de la rumination de connaissances générales qu’il a simplement intégrées à la lecture quotidienne des affiches, des journaux ou à l’écoute des discours qui lui sont adressés, ou que l’auteur, avec une ruse brechtienne, lui met dans la bouche. C’est ainsi qu’il expose, dans un charabia confus, comme une leçon mal apprise, ce qu’il entend tous les jours sur les temps nouveaux qui s’annoncent : « Hinze : Le nouveau […] demande à être imposé d’une façon nouvelle. Cela nécessite du temps, et parfois la seule nouveauté du nouveau n’est plus que dans la manière avec laquelle on le met sur le tapis […], mais je reconnais que je préfère encore la nouvelle manière ; du nouveau il y en a partout dans le monde, mais la nouveauté dans le nouveau, voilà ce qui compte. » 31 Le bavardage de Hinze ne discrédite pas son locuteur, mais l’ordre du discours officiel. A son chef, qui, au retour d’une visite à Hambourg (et quelle visite !), évoque la possibilité d’adopter « certaines libertés » du capitalisme et de « lâcher davantage la bride », Hinze oppose avec entêtement les arguments de la propagande d’Etat, selon laquelle « on ne saurait faire mieux » en RDA. La naïveté du chauffeur lance à la cantonade des clichés qui enjolivent la réalité, au point que la sottise de ses arguments se retourne contre leurs véritables auteurs lorsque, par exemple, Hinze entend démontrer la supériorité du socialisme par le fait que la RDA, avec le Parti et l’Etat réunis, aurait effectué « une double couture afin que ça tienne mieux ». On reconnaît, tourné en ridicule, un concept clé du marxisme d’Etat et de sa polémique contre la division des pouvoirs dans les démocraties parlementaires. Au cours de ce dialogue, qui se situe exactement au centre du roman, Hinze refuse toute proposition d’amélioration en opposant, avec une (feinte ?) conviction, des clichés propagés par le SED. Braun déconstruit la phraséologie de la propagande d’Etat en les livrant ainsi à une surenchère. En substituant un nouveau contexte, Braun livre les citations du discours officiel à la parodie. Il met en évidence des mécanismes de formatage et de standardisation du langage, comme, par exemple, la récurrence des comparatifs de mélioration dans les discours ritualisés du secrétaire du Parti à chaque nouveau congrès du SED, qui envahit ici la conversation quotidienne. 32 Le lecteur sourit lorsque les concepts de « base » et de « superstructure » s’appliquent aux attraits de Lisa. 33
La censure
Le discours dominant n’entend pas tout autoriser. Des sujets sont éludés ou frappés d’interdit. La censure apparaît de ce fait comme le pendant complémentaire de l’epistémè. Dès le début du roman, le narrateur persifle une censure omniprésente en invoquant un commanditaire avec lequel il feint d’être en accord harmonieux :
Qu’est-ce qui les maintenait ensemble ? […] Quand on les interrogeait, l’un répondait pour l’autre et l’autre en même temps :
Dans l’intérêt de la société.
Ah oui, bien sûr,
je réponds : la chose au nom de laquelle j’écris. 34
Le narrateur doit donc … contrôler ses personnages, car ils risqueraient facilement de « dévier de la ligne du récit ». 35 Ce qui, en 1982, prend la tournure d’une parodie trouvait encore dans le drame de 1973 sa justification historique, même si le personnage de Kunze/Mephisto n’est pas exempt de critique, lorsque, par exemple, Kunze exprime la méfiance des nouveaux dirigeants revenus d’exil ou des camps nazis face à l’immaturité politique d’une population qui sort de douze années de fascisme : « On ne peut pas exiger des gens ce dont on les a toujours privés : de la conscience. » 36 Cette méfiance politique est devenue problématique quand, des décennies plus tard, elle légitime encore une pratique autoritaire et obsessionnelle de l’Etat. L’auteur introduit des failles dans le texte et pousse la pratique de la censure jusqu’à l’absurde en suivant l’exemple de Henri Heine dans le dernier chapitre du Livre de Le Grand :
Ils prirent la rue et s’arrêtèrent devant le et Kunze disparut
pour se rendre chez . 37
La suppression de noms de rue insignifiants tourne en ridicule la peur obsessionnelle de la conjuration chez les autorités est-allemandes, qui redoute encore dans les années soixante-dix les activités subversives d’un « ennemi de classe ». 38
Tout ce qui ne respecte pas les instructions officielles, y compris dans le domaine artistique, est soumis à la censure. Dans un passage satirique, Braun met en scène un comité de censeurs qu’il introduit comme des « lecteurs professionnels ». Une certaine Madame le professeur Messerle reproche à l’auteur B de ne pas avoir suivi les instructions de « l’Administration centrale ». La situation perd tout sérieux en raison de sa transposition dans le domaine des magazines de mode – avec leurs patrons de tricot – le jeu de mot avec le nom (Messerle est un diminutif de « Messer », ici « petit ciseau ») etc. Mais la satire culmine avec la peinture de la pruderie de Mme Messerle qui bégaie et s’embrouille lorsque l’auteur B émet le souhait de voir ses lecteurs tout « nus », une provocation et une métaphore pour une République qui serait débarrassée des enjolivements – c’est-à-dire de ses mensonges d’Etat – qui masque sa vraie nature. La description de l’indignée – une didascalie – livre l’interlocutrice au rire du lecteur : « Elle présidait toute rouge […] les genoux serrés. » 39 La polémique tourne à la farce lorsque l’auteur intègre par anticipation la condamnation qui attend le roman et qui paraîtra effectivement dans le Neues Deutschland, organe central du SED, du 9 octobre 1985 sous la plume de Madame le Professeur Anneliese Löffler. 40
La satire en RDA
Les procédés satiriques de Volker Braun le distinguent de la tradition. Dans son essai « De la poésie naïve et sentimentale », Schiller définit la satire comme « opposée à la réalité en tant qu’elle est déficiente » et à l’idéal « en tant qu’il est le plus haut degré de réel ». 41 Dans la tradition, l’auteur satirique est défini comme « un spectateur qui regarde d’en haut les erreurs des hommes ». 42 Il en va autrement dans le roman de Volker Braun, où une instance satirique homodiégétique participe à l’action et en est victime. Certes, Braun est motivé par un mécontentement concernant la réalité de la RDA – qui trahit un idéal – cependant il positionne la polarité réalité/idéal de façon nouvelle. L’objet de sa représentation satirique est moins le décalage de la réalité, et encore moins l’indignation elle-même devant cette réalité, que l’idéalisation mensongère du socialisme, dans la mesure où cet idéal falsifie la réalité, la transfigure et devient ainsi un obstacle au développement de la société vers cet idéal.
La représentation des personnages
Kunze n’échappe pas à l’intention satirique. Ses pulsions érotiques l’entraînent dans des contrées de la République qu’il ne connaît pas et où il se trouve confronté à la dure réalité du quotidien : il emprunte des voies du tramway en sens interdit, fait irruption dans les usines, franchit la porte vitrée cassée d’une crèche pour se retrouver au milieu de marmots installés sur le pot, qui le reluquent avec étonnement, il fait la queue devant un supermarché, porte des cabas à provision trop lourds, se surprend, en plein débat amoureux, à lancer des commandements qui viennent de sa centrale et bafouille des exclusions etc. Il détonne, dérange, irrite, se montre maladroit, déplacé. Il apparaît alors comme un personnage de comédie. Ses tentatives, note malicieusement Braun, « pour instaurer l’égalité dans son rapport avec les femmes et pour courir après le bonheur social » dans sa vie privée donnent lieu à « des actions grotesques ». 43 Mais le comique de ce personnage déstabilise le lecteur parce qu’il renvoie à autre chose. Il signale les symptômes d’une « maladie » qu’Ursula Heukenkamp interprète très justement comme l’expression d’un besoin, celui de constituer une communauté vivante 44, et j’ajouterai, non pas au plan des individus, mais au plan de l’exercice même du pouvoir politique, c’est-à-dire d’un système qui abolirait les divisions des tâches, des responsabilités, un système qui abolirait la division entre les gouvernants et les administrés. Kunze souffre de cette division, de l’isolement de « l’élite dirigeante » par rapport aux masses. Son personnage, tour à tour agaçant et attachant, incarne la tragédie de l’échec du socialisme est-allemand. Et la satire se nourrit de cette impasse. Elle associe dans une même écriture tous les acteurs de cette tragédie, dont elle partage à la fois le constat, l’analyse, l’impuissance, la colère et le désespoir.
Notes
* C. Klein. Professeur à l'Université de Paris X - Nanterre.
1. D’après le résumé d’Ingrid Seyfarth, Theater der Zeit 1968, n° 20, p. 16.
2. « Sie wurden Riesen », Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, t. II, 1990, pp. 223-224.
3. « […] wären diese Leute winzig geblieben, ungebraucht, unbekannt », ibid.
4. « [es] erwuchs eine ungenügende Durchdringung der Beziehungen zwischen den Führungskräften und den Volksmassen in der sozialistischen Gesellschaft », Theater in der Zeitenwende, t. II, Berlin 1972, p. 268.
5. « Es scheint (im Stück) vielmehr so, als wäre der Widerspruch […] in gleichbleibender Schärfe vorhanden », ibid.
6. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de nous, CK. « Hinze (an Kunze) : Du, ich mach, was du sagst […]/ in mir hast du einen, der macht, was du willst […]/ Ich will nicht nur/ Hören auf dich, das kann jeder -/ Ich mach alles mit ! », Theater der Zeit 1972/2, p. 49.
7. « Kunze : Weißt du, was du versprichst ?/ Zu den Zuschauern : Mit diesen Leuten muß ich mich einlassen, die alles mitmachen und nichts gemacht haben wollten. […] Bei dem ist mir nicht wohl. Der denkt, er müsse mir nachlaufen und es geschähn Wunder ». Ibid., p. 49, p. 50.
8. « Wieso werd ich nicht stets gefragt ! ». Ibid., p. 59.
9. « Deine Schuld ! Du hast die Ohren gereckt, wenn ich dir was vorsagte. Du hast auf dem Fleck geharrt, bis ich dir was vormachte. […] Du hast das Geschick Hunderter mitbestimmt, oft ohne sie zu fragen, jetzt machst du deins zum Angelpunkt der Welt. ». Ibid., p. 60, p. 63.
10. Theater der Zeit 1979/7, pp. 45-47.
11. Devant le comité central du SED, le nouveau secrétaire général suspendait le principe du contrôle thématique et formel de l’expression artistique : « Wenn man von festen Positionen des Sozialismus ausgeht, kann es meines Erachtens auf dem Gebiet von Kunst und Literatur keine Tabus geben. Das betrifft sowohl Fragen der inhaltlichen Gestaltung wie des Stils », Neues Deutschland 18/12/1971.
12. « Der sozialistische Arbeiter- und Bauernstaat, der die machtgewordene Grundlage für die Aufhebung aller ahumanen Zustände ist, kann nicht mehr Gegenstand der Satire sein, sondern vielmehr die ästhetisch fruchtbaren Fälle subjektiver Divergenz mit dem neuen staatlichen Wesen », Kulturpolitisches Wörterbuch der DDR, Berlin (RDA) 1978, p. 613.
13. Cf. en particulier le débat autour de l’aticle de Jürgen Kuczynski : « Gesellschaftliche Widersprüche », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n°10, 1972, pp. 1269-1279, qui sera repris (en version allégée) dans Forum, n°1, 1973. Il sera l’objet d’un débat, dans les numéros suivants 2, 3, 5 et 6.
14. Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris 1971, p. 11.
15. Ibid., p. 10 et suiv.
16. « Es lebt, genauer : es lebe die Übereinstimmung der persönlichen und gesellschaftlichen Interessen », V. Braun : Hinze-Kunze-Roman (abrév. HKR), 1988, p. 61.
17. « wie konnte es ein persönliches [Interesse] sein, wenn ich vorgeschriebenermaßen davon ausgehen muß, daß da eine Übereinstimmung herrscht ? », HKR 9.
18. (nous soulignons, CK), « Die Frage nach dem gesellschaftlichen Interesse ist zweifellos die fruchtbarste für die Literatur, und ich finde es wohltuend und ermutigend, daß sie immer wieder gestellt wird. », HKR 60.
19. « Die Gesellschaft […] verlangte, daß man an sich dachte, indem man an sie dachte, indem man ansich dachte ; es wurde nur problematisch, wo sie einem das Denken abnahm », HKR 60.
20. Par exemple : « Warum singt keiner, ruft, freut sich ? – Sie können nicht. Gegen den Lautsprecher ? Es wird ihnen alles abgenommen », V. Braun, Berichte von Hinze und Kunze, 1983, p. 68.
21. « Aber den Dreck, den nimmt ihnen keiner ab », HKR 32.
22. HKR 56.
23. Berichte 8.
24. « [Hinze] trug gerade in brenzligen Situationen, einen provozierenden Optimismus zur Schau, den er unmittelbar der Zeitung entnahm, die er, in den Wartestunden, durchgekaut hatte », HKR 63.
25. HKR 27.
26. « abgesegnete Reden », HKR 27.
27. HKR 104.
28. « Deshalb ist es gut, von Zeit zu Zeit auch kleinere Ideen und Vorschläge anzubringen, die anwendbar sind […]. Wir haben dafür die große Idee in ein handliches Format gebracht, so daß sie die spontanen Gedanken ersetzen kann ».
29. HKR 105.
30. « Ohne Direktive, Ohne Absicherung, das Kräfteverhältnis verletzend, nicht auf dem Dienstweg », HKR 56-60.
31. « Das Neue will auf neue Weise durchgesetzt sein. Das braucht Zeit, und manchmal ist dann das Neue am Neuen nur noch die Weise, wie es aufs Tapet kommt […]. Aber ich gebe zu, die neue Weise ist mir wichtiger ; Neues gibt es überall in der Welt, aber das Neue am Neuen, das ist, worauf es ankommt. », HKR 46-47.
32. « höher, schneller, weiter », HKR 53, « SCHNELLER, LÄNGER, TIEFER », HKR 153.
33. HKR 22.
34. « Was hielt sie zusammen ? […] Wenn man sie fragte, antwortete der eine für den anderen und der andere mit : Im gesellschaftlichen Interesse. Aha, natürlich, erwidere ich : das Ding, um dessentwillen ich schreibe. », HKR 7.
35. HKR 10.
36. « Man kann nicht von den Leuten verlangen, was ihnen immer genommen wurde : Bewußtsein », Theater der Zeit, 1972, n° 12, p. 48.
37. « Sie bogen in die ein und stoppten vor dem , und Kunze verschwand im und ging sogleich zu ». Heine inscrit au milieu d’une série de tirets les seuls mots : « -------- les censeurs allemands ------ les imbéciles ».
38. Braun s’en moque dans un dialogue savoureux entre Hinze et Kunze, HKR 16-17.
39. « Sie saß hochrot im Vorsitz, mit zusammengekniffenen Knien », HKR 150.
40. Sur cet épisode et la réaction amusée de Braun, cf. York-Gothart Mix (éd.), « Ein Oberkunze darf nicht vorkommen », Wiesbaden, Harrassowitz 1993, p. 218.
41. « In der Satyre wird die Wirklichkeit als Mangel, dem Ideal als der höchsten Realität gegenübergestellt », F. Schiller, Über naive und sentimentale Dichtung, Werke, ed. B. v. Wiese, t. 20, Weimar 1962, p. 442, trad. de Sylvain Fort, L’Arche, Paris 2003, p. 43.
42. Helmut Arntzen, Nachricht von der Satire, in : Literatur im Zeitalter der Information, 1971, p. 149.
43. « Kunze sieht die gleichheit herstellbar in seinem verhältnis zu frauen […] diese versuche dem sozialen glück nachzujagen [sind] groteske ersatzhandlungen », V. Braun, Texte in zeitlicher Folge, p. 221.
44. Weimarer Beiträge 1986, n° 5, pp. 830-834.
« Au commencement, les images veulent tout dire…
Mais les rêves se figent, prennent forme et déçoivent…
Ruines, les grands poèmes…
Plus besoin d'eux, maintenant … »
Heiner Müller, IMAGES, 1955. 1
La relecture du Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun est dans un premier temps une expérience de retrouvailles, comparable à celle que l’on peut faire sur les ruines des « grands poèmes », et qui s’interpose comme un « écran » devant les réalités de 2008. Dans l’espace artificiel de cette perception, du moins pour ma génération, on trouve d’une part, au premier abord, le vécu encore vif de l’expérience de réception parti-culière faite il y a plus de vingt ans avec ce roman et ses positions esthétiques dont beaucoup restent marquantes jusqu’à la période actuelle. Et d’autre part l’occasion inattendue fournie par cette invitation de se confronter une nouvelle fois à ce texte que l’on croyait presque englouti, et de découvrir à cette occasion une série de nouvelles possibilités de réception que le roman de Volker Braun ne m’offre effectivement qu’aujourd’hui. Les « grands poèmes » auraient-ils donc bien cette existence autonome qui fait que, contre toute attente, on a « besoin d’eux » – « maintenant » ? Le roman de Volker Braun se présente comme un texte d’une grande actualité et en même temps d’une portée très générale. Ceci étant dit sans aucune ironie ! Car derrière le jeu chargé d’ironie et de sous-entendus qui se déploie avec un sens formel esthétique hors du commun, c’est-à-dire derrière la modernité de son langage, se dissimule, sous les traits de la rupture ironique, l’expérience d’une violence ancrée dans un contexte plus large, et dont les mécanismes continuent à agir après l’époque des Hinze et des Kunze, se propageant sur un terrain miné en vagues de violence toujours renouvelées, au-delà de la satire du socialisme réel vu sous l’angle d’un jeu de rôles dans la tradition du Jacques le Fataliste de Diderot, mais simplement porté à un niveau dialectique supérieur, avec le cortège de conséquences fatales qui accompagnent la tentative de le dépasser.
Dans les critiques contemporaines, par contre, qu’elles soient de l’ouest ou de l’est, cette dimension diderotienne du texte, malgré des inflexions différentes, reposait presque exclusivement sur l’éclairage satirique cru jeté sur le vieux rapport maître-esclave dans le « jeu » des deux protagonistes, et sur la provocation qu’il représentait pour le socialisme réel en RDA. A l’ouest, on relevait surtout avec insistance la critique du système inhérente à leur jeu, l’élément de dissidence qu’il pouvait receler. A l’est, par contre, du moins dans les positions les plus avancées en faveur du texte de Braun, l’accent était mis principalement sur la maîtrise dans le traitement comique du sujet, sur la perspective satirique du narrateur face à la société dans laquelle il vivait. Pour mémoire : Au début des années quatre-vingt, au moment de la parution du livre de Braun, l’idée que le modèle socialiste avait absolument besoin de réforme allait encore de pair avec l’idée qu’il était capable de se réformer. Gorbatchev avait montré la voie en ce sens en Union Soviétique. Adossée à cette conscience d’une perspective d’avenir ouverte, au sens d’un choix existentiel, la crise de la société dans laquelle vivait Volker Braun était inscrite dans son texte comme un avertissement littéraire : Il se pourrait que le développement de ce modèle soit foncièrement menacé, qu’il se soit fourvoyé dans une impasse où la communication avec le pouvoir politique n’est plus qu’un simulacre déconnecté de la pratique sociale. Le roman développait donc cette carence à tous les niveaux du texte et proposait une lecture fondamentale qui faisait de cette démarche un test des débats nécessaires dans la société réelle – sans ignorer les conséquences possibles comme par exemple la critique virulente qui n’a pas manqué de venir « des rangs des camarades eux-mêmes », et qui culminait dans le reproche selon lequel Volker Braun visait par sa représentation littéraire à mettre en cause le « rôle dirigeant du parti ».
Dans l’épilogue de son texte intitulé « Post-scriptum », Volker Braun convoque Brecht et surtout la grande figure de Georg Büchner lorsque, recherchant l’apaisement, il résume les débats idéologiques passés sur son roman en écrivant que « le fait que tel ou tel n’avait pas le droit de faire imprimer ses pensées était loin de l’avoir affligé autant que l’impossibilité où se trouvaient des milliers de gens de par le monde de faire revenir leurs pommes de terre, etc. et d’habiter des maisons cossues. » 2 Dans le même esprit que cette argumentation développée par l’auteur lui-même, beaucoup de personnes impliquées dans le débat ont jugé par la suite plus raisonnable (pour ainsi dire dans l’intérêt de la société) de ne pas élargir leur critique au phénomène de la censure réellement pratiquée dans cette affaire et dans d’autres cas comparables, eu égard à « l’issue positive » dans le cas de Braun, et de ne pas pousser jusqu’à ses conséquences ultimes la critique des structures de pouvoir sous-tendant ces pratiques, du moins pas pour l’instant (Le vieux dilemme). L’image d’une histoire qui ne répond plus aux gouvernes resta donc limitée en apparence à une simple erreur subjective, un accident de parcours corrigible; le bateau semblait avoir repris son cap et naviguer en eaux sûres, jusqu’à la découverte de la prochaine « région non-(d)écrite » (citation de Volker Braun) « à peine quatre années du plan s’éta(n)t écoulées » (toujours l’auteur). Car la grande citation « communiste » de Volker Braun était que « tel que c’est sur le papier cela ne demeure pas », une citation à double tranchant et d’une extrême ambiguïté, comme on devait bientôt s’en apercevoir : L’issue salvatrice restait ouverte comme une fenêtre ouverte sur l’avenir, comme un souhait projeté sur l’avenir, pour Volker Braun et pour beaucoup d’autres, même si son narrateur ne cessait de répéter dans son texte qu’il ne pouvait que décrire les rapports entre les acteurs Hinze et Kunze, mais qu’il ne pouvait (plus) les comprendre – de même que son auteur ne pouvait plus les comprendre, ou plus exactement : qu’il ne pouvait pas encore comprendre les conséquences fatales qu’elles auraient pour lui. Et c’est pourquoi le narrateur, là aussi « dans l’intérêt de la société », menait l’histoire jusqu’à son terme ou la laissait se développer, un terme qu’il posait lui-même, choisissant sa propre « sortie » de son histoire personnelle inventée et placée en appendice (mais c’est seulement dans ce jeu qu’il pouvait encore choisir lui-même cette « solution » – plus dans la réalité. Mais qui le pouvait encore de ce côté-ci de l’histoire ? Dans cette entreprise qui consistait à faire valser tous les rapports sociaux tout en pensant sa propre histoire comme une perspective ouverte, il reçut le soutien décisif d’une recommandation intelligente présentée comme un « guide de lecture » par son premier critique et ami, suivi d’autres « vainqueurs de l’histoire » que je ne nommerai pas ici, dont les interprétations parfois remarquables se situent dans leur ensemble à la veille de leur fin commune !
Toutefois : La référence à la littérature universelle et cette « dialectique du maître et de l’esclave » reprise de Hegel et transposée au couple Hinze-Kunze, ont paru dès cette époque à plus d’un lecteur limiter bien plutôt le roman à une critique partielle de la société : Cette critique, dans sa forme maîtrisée, traitait le côté provincial grotesque de l’idylle entre un haut responsable et un chauffeur, entre le passager dirigeant Kunze et le chauffeur dirigé Hinze, placée dans la tradition de Diderot, supposée portée à un stade plus avancé, d’une manière qui faisait pencher le roman plutôt du côté du comique involontaire que de celui d’un grand défi esthétique. Car sur ce plan, le jeu était voué à un niveau inférieur à celui des grands modèles historiques. D’un côté la France de Diderot à la veille de la grande révolution de 1789, « à l’aube du capitalisme qui commence à découvrir le monde comme marché » (encore Heiner Müller), de l’autre la RDA ou « la plaine de Prusse » (selon Volker Braun), arrivée au stade de son « crépuscule », même si celui-ci ne se dessinait que de manière diffuse et annonçait que d’autres avec elle sortiraient de la scène de l’histoire universelle : les deux n’étaient pas comparables du point de vue historique. De plus, le rayonnement immense de la révolution socialiste mondiale, dont les acteurs historiques attendaient ni plus ni moins que la suppression définitive, c’est-à-dire le dépassement de ce vieux système de domination maître-esclave, était toujours resté lié à l’espoir que les nouvelles institutions politiques établies sur cette base nouvelle pourraient enfin faire surgir l’homme libre lui-même.
Ce qui restait de tout cela, c’était d’être partie prenante de l’échec collectif d’un socialisme de modèle soviétique expérimenté sur une grande échelle, de la « tragédie de la révolution prolétarienne du 20e siècle », qui avait entraîné après 1917 et de nouveau après 1945 (non sans justification historique après la victoire sur le fascisme allemand) une redéfinition de l’époque historique dans la confrontation avec un capitalisme qui visait la domination mondiale. La lutte contre sa stratégie avait donné naissance à la formule-choc « qui l’emportera sur qui ? », proclamée avec la certitude de la victoire donnée par la théorie, et accueillie par l’ouest, après des décennies de pratique comparative, avec une sérénité de plus en plus grande – il ne restait plus alors que quelques années avant que ne tombe sa réponse provisoire et/ou définitive : « nous » ! Jacques, le valet, et son maître étaient les acteurs historiques et les précurseurs de cette histoire. Dans cette mesure, l’interversion de leurs rôles sociaux anticipait le passage d’une époque historique à une autre : Au bout du compte, il y aurait un vainqueur historique, l’un des deux dominerait la nouvelle évolution historique. C’est ce qui faisait la différence fondamentale entre leur situation et celle des Hinze et des Kunze une époque plus tard, une phase historique plus tard. Car pour ces derniers, la seule perspective était la défaite commune. L’histoire s’avançait vers Jacques et son Maître, ils pouvaient l’attendre, alors qu’elle était arrêtée devant Hinze et Kunze, il leur aurait fallu un miracle, qu’ils attendirent en vain.
Ne serait-ce que pour cette raison, j’ai considéré dès cette époque qu’il était problématique de persister envers et contre tout à vouloir fonder leur dialogue et sa rhétorique sur la conviction d’une supériorité historique du côté où l’on se situait dans la comparaison des époques historiques. Je n’avais guère envie non plus de participer à l’entreprise de décryptage des allusions à tel ou tel potentat du Parti et aux détails de leur vie privée dignes d’un programme de cabaret. Quant à l’utilisation du dialecte berlinois censé être le garant d’une identité sans fard chez le personnage de Lisa, la femme de Hinze, porteuse pour le narrateur (et pas seulement pour lui) des espoirs d’émancipation féminine, je considérais que c’était un choix malheureux et je n’y voyais pas vraiment d’éléments susceptibles de faire espérer l’alternative sociale dont ce personnage incarnait la possibilité. Que Volker Braun conduise finalement sa créature Lisa à se débarrasser à la fois de son Hinze et de son Kunze et à les mettre tous les deux à la porte, c’était bien le moins que l’on puisse attendre d’elle, mais cela ne suffisait pas à garantir qu’elle puisse elle-même sortir du système de cette catégorie de gestionnaires passée par les stages de formation et dans laquelle elle venait elle-même d’entrer : vers quels nouveaux rivages (ou vers quel nouveau partenaire plus fort et plus haut placé) ?
Mais toutes ces objections et quelques autres encore étaient de peu de poids à partir du moment où le roman était enfin là, ce n’étaient que des théâtres secondaires de l’action, négligeables, certes impossibles à ignorer, mais relevant tout au plus d’un questionnement du texte qui pourrait avoir éventuellement son importance, sans être en aucun cas une mise en cause de ce texte. Car malgré toutes les objections de détail il y avait des choses bien plus importantes, y compris pour ma propre lecture. Et l’essentiel, c’était que le roman était là, en 1985, après la série de difficultés rencontrées au fil d’un procédure d’autorisation bureaucratique qui avait duré des années, et que j’avais ressentie comme un épisode désespérant et terriblement provincial. Il était là, on ne pouvait plus l’interdire ! En la circonstance, c’était l’occasion de fêter un événement en soi banal, la parution d’un livre, comme une victoire concrète, et même pour certains comme une victoire historique ! Heureux temps de l’illusion, avec tout ce qu’elle révèle sur la perte des repères en dehors du cadre provincial. Dans la mesure où le Roman de Hinze et Kunze est l’un des épisodes les plus remarquables de la politique littéraire de la RDA des année 1980. Il partage d’ailleurs le sort qu’ont connu de nombreux films, livres, pièces de théâtres etc. pendant les quarante ans d’existence de la RDA, y compris des ouvrages de Volker Braun autres que le Roman de Hinze et Kunze : leur « renommée » était due en premier lieu à une interdiction, et c’était là, en tout état de cause, une expérience malheureuse, car pour faire la preuve de leur valeur artistique, si tant est que cette preuve ait été faite, ils devaient attendre d’avoir dépassé le conflit idéologique qui leur était imposé – et le résultat de cette attente était souvent décevant.
Malgré l’écho extraordinaire suscité par le Roman de Hinze et Kunze, on pouvait se demander, dès sa parution, s’il s’agissait d’un événement marquant de l’histoire de la littérature, et la question reste posée, mais c’est malgré tout un point secondaire. Volker Braun a publié, avant et après ce roman, des œuvres qui marquent de façon durable la littérature contemporaine de langue allemande. Par ailleurs : qui peut prétendre porter un jugement définitif sur la place qui revient dans l’histoire littéraire à telle ou telle œuvre de l’époque où l’on est soi-même impliqué ? Je m’en garderai bien ! Néanmoins, il est certainement juste de considérer que l’une des qualités indéniables du Roman de Hinze et Kunze est d’être un roman qui exprime son époque, et cela de façon éminente. Car c’est en tant que tel qu’il est devenu historique. Il a perdu son histoire, son histoire lui a échappé – du moins cet aspect de l’histoire. Mais il y a un autre aspect que j’ai découvert avec surprise au deuxième abord, au cours de la relecture que l’occasion présente a rendue nécessaire après tant d’années. Chacun connaît le processus caractéristique qui en résulte toujours dans ces cas-là : on relit, et pas seulement comme Hans Eisler qui relit cinq fois les « classiques » 3, et à chaque fois c’est une lecture différente. Ce qui fait la différence, ce sont les circonstances qui ont changé et les expériences accumulées, et pas seulement les lunettes différentes que l’on chausse pour lire.
La nouveauté pour moi a été la découverte de ce que l’on pourrait appeler la tragi-comédie dans le Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun. Pour moi, c’est l’exemple typique d’une « histoire d’horreur » de la littérature de RDA des années 1980 qui sort du cadre de la réalité grotesque du quotidien de l’époque, et de ce fait c’est aussi un exemple riche en enseignements à tirer de l’histoire du socialisme allemand disparu en 1989, y compris à l’usage des autres : de ceux sur qui nous avons peut-être l’avantage d’avoir connu une défaite historique ! Le saut qualitatif, le saut quantique comparable à l’échelon de l’Histoire au saut historique d’une époque à une autre, dépasse tous les Hinze et le Kunze qui se considèrent comme les « vainqueurs de l’Histoire », et transforme très vite les révolutionnaires en héros comiques. Pendant un moment encore, ils continuent à faire illusion sur leur lancée, leurs poses de vainqueur ont un air authen-tique, ils croient eux-mêmes à leur mission. Rien ne leur barre la route, si ce n’est la société qui est la leur. Les idéologies servent provisoirement encore à quelque chose : elles font prendre la réalité désirée pour la réalité réelle. Le pouvoir idéologique constitue les individus en objet, soumis à des rapports de classe et de sexe. Et cela dure jusqu’à ce que le langage lui-même se refuse. Mais avant d’en arriver définitivement à ce point, la résistance des corps commence lentement. Les corps ne fonctionnent plus, leur comportement n’est plus conforme à la norme : ils cherchent leur propre voie. Et c’est justement ce processus que l’on découvre chez Hinze et chez Kunze : On est frappé par l’asymétrie du langage du corps et du langage parlé chez les personnages du roman, ou plutôt chez presque tous les personnages du roman. Ce qu’ils ne peuvent plus exprimer en parlant, c’est nécessairement le corps qui l’exprime – et inversement.
L’infirmité de Kunze est, dans ce jeu, la plus manifeste, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres (et il est interchangeable). Et cette infirmité va au-delà de simples problèmes d'élocution : car initialement son discours était fluide – son texte ne se met à bégayer que dans les cas particuliers de diversion, qui deviennent chez lui un état permanent – dans le domaine de la pratique politique qui est le sien, où le langage de l’idéologie est devenu d’une manière générale un substitut de réalité pour la politique. C’est là que Kunze perd le contrôle de sa voix, et seules ses obsessions sexuelles et leurs fixations fantasmatiques entretiennent un lien avec la réalité où il trouve encore matière à satisfaction. Son corps prend le relais du travail de persuasion, dont il devient l’instrument, une sorte de travail manuel « dans l’intérêt de la société » – que ce soit sur le plan imaginaire ou dans la réalité de ses « rapports ». Kunze ne peut plus agir, passer à l’action, que dans ce rapport–là, que ce soit lorsqu’il préside des réunions dans les locaux du Parti en reluquant l’auditoire féminin, à l’arrière de sa voiture de fonction ou dans les lits de ses conquêtes féminines. Là, il est toujours dans son élément : il peut être chef, critiquer, pratiquer l‘autocritique ; il est pratiquement en position de rôle dirigeant – et en pleine possession de ses moyens. Et pourtant, son intermédiaire principal, son partenaire d’entraînement, son donneur de réplique, son cobaye, c’est un homme : Hinze, « son » camarade, lié pour toujours à lui, le prototype de l’auxiliaire intellectuel, du suiveur, du discoureur aussi, qui se coule non sans raison dans le moule et y gagne une capacité de survie à l’arrière-plan, capable de convaincre et de procréer, « tourné vers l’avenir » à travers le visage futur de son enfant, et réduit cependant à n’être que le second visage de Kunze : ce n’est plus le valet, certes, mais c’est pour toujours l’éternel collaborateur, en aucun cas un « meilleur » Kunze ni le Hinze d’avant sa propre « promotion » dans l’appareil ou au volant du pouvoir, qu’il tourne sans jamais décider lui-même de la direction.
Dans ce contexte, on ne peut manquer d’évoquer les personnages de Hinze et Kunze dans l’œuvre dramatique au titre presque identique de 1973. Bien sûr, cette pièce de Braun était un autre texte, et ce n’était pas une autre version ou une simple version antérieure du roman, malgré la symétrie des dispositifs littéraires qui appelle presque une telle assimilation. Braun place au centre de la pièce la question de la dimension des contradictions nouvelles qui surgissent lorsqu’on veut construire « de fond en comble » une société nouvelle en un laps de temps limité, que l’on avance en terrain inconnu où l’on est sans cesse renvoyé aux dures réalités, et que l’on doit à la fin recommencer à zéro, pris dans un mouvement à risque que l’on ne peut ralentir, et partageant le constat désespérant que le dépassement du rapport maître-esclave, s’il a lieu, ne pourra résulter que d’un effort commun, ou être voué à l’échec. En passant de la pièce de théâtre à la satire du roman, le changement de forme a induit une présentation différente du contenu initial : d’un texte théâtral où se projette la tragédie possible, on est passé au texte narratif d’une comédie. Ici, l’abîme semble au premier abord invisible, dissimulé sous le brouillage des formes ; là-bas, il est rendu visible sur scène, il est objet de la représentation et soumis au public dans sa dimension de motif scénique. La pièce n’a jamais été montée dans sa version intégrale, mais le roman a fini par être livré, même si c’est avec retard.
Le texte associait un galimatias emprunté à la langue du pouvoir de RDA, truffée de formules idéologiques toutes faites, élément essentiel des dialogues de Hinze et Kunze, qui provoque sans cesse des ruptures ironiques, avec des commentaires, objections et interventions du narrateur qui introduisent sans cesse une distance, de longs passages où il a l’habileté de ne pas être obligé de prendre position pour ne pas pouvoir être pris en défaut, des adresses au lecteur appelé à entrer dans le jeu et des recours à l’auteur lui même en cas de nécessité – tout ce mélange, auquel il faut ajouter la présence directe de l’auteur à la fin du texte, constituait le ciment de l’ensemble et permettait en même temps de placer en creux « ce qui était vraiment dit ». Et il s’agissait d’une amère prise de conscience : face au constat que le travail de persuasion et d’éducation a conduit d’échec en échec, les appels à la raison des gouvernants ont le statut d’une défaite historique, et un nouvel espoir ne peut en naître que si la prise de conscience est fondamentale. Cette prise de conscience inaugure l’abandon des rôles traditionnels par les acteurs, leur renoncement à tout discours de pouvoir, dans quelque rôle ou quelque mission que ce soit. C’est seulement à partir de là que pourrait à nouveau fonctionner un langage personnel, responsable et sans dissimulation. Comment résoudre dans ces conditions la contradiction entre l’engagement et le refus ? Le texte n’apporte pas de réponse à cette question, car manifestement il n’y en a pas pour Braun à cet instant de vérité où il se trouve face à sa propre défaite. En tout cas pas de réponse simple sous la forme d’une alternative claire.
Pour autant que le roman laisse voir la possibilité de ces attitudes nouvelles, leur manifestation la plus convaincante apparaît dans les moments où la parole d’un personnage s’interrompt, fait place au silence, et annonce ainsi la sortie de la chaîne ininterrompue et interminable du discours, les moments où le texte général commence à « bégayer » et pourrait ainsi permettre de découvrir le défaut de l’enchaînement. Les exemples de ce genre d’attitude se trouvent d’abord dans de courtes rencontres apparemment accessoires, comme par exemple la rencontre entre l’auteur-locuteur et sa femme Anna, qui n’accepte pas son jeu avec le passé mais le somme de tenter quelque chose de nouveau avec elle, ou bien tout à la fin du roman, où l’auteur-locuteur est ébranlé de façon décisive et définitive par la vue d’une jeune personne qui apparaît par hasard dans son champ de vision au cours d’une lecture-débat pour laquelle il s’était rendu à Dresde, sa ville natale. « C’est alors que je vis du premier coup d’œil une jeune personne, juste devant moi, au deuxième rang, pas grande, une tête ronde et aimable qu’entourait une chevelure blonde bien tirée, des yeux clairs brillant d’un éclat intérieur. Elle ne posait aucune question, elle me regardait sans détourner les yeux et je la regardais sans détourner les miens (et)… elle semblait saisir tout ce que je ne saisissais pas… ce que je décris ». C’est là que se produit pour l’auteur la rupture avec tout un univers d’habitudes qui était aussi toujours pour lui une méthode de succès ! Ce qui s’annonce à la place, c’est la rupture définitive qui signifie nécessairement la fin de la possibilité qu’offrait jusqu’alors cette écriture : « Je m’étais simplement levé de la table où j’écrivais, mais je ne pouvais plus m’asseoir. Je le savais, je suis malade, maintenant je ne peux plus continuer… Je me mets au volant, mon propre chauffeur, qui dirige et pense par lui-même, et sans un mot, à travers la vitre, je suis du regard les inconnus ». L’image s’interpose à nouveau devant le langage. La métaphore recouvre pour le narrateur la certitude qu’il ne peut plus formuler clairement, celle de la façon dont l’histoire va finir. Les images sont consommées, Hinze et Kunze, le maître et le valet, continuent à graviter sur une orbite historique dans l’ordre expérimental connu, peut-être jusqu’à la prochaine « expérience » visant à briser l’enchaînement fatal. Un nouveau chapitre commence.
(Traduction : Jacques Poumet)
Notes
* F. Hörnigk. Professeur à l'Université Humboldt, Berlin.
1. « Bilder bedeuten alles im Anfang.. Aber die Träume gerinnen, werden Gestalt und Enttäuschung… Trümmer die groben Gedichte… Nicht mehr gebraucht jetzt » (Heiner Müller : BILDER, 1955).
2. Traduction Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, éditions Métailié, Paris 2008. Les passages traduits sont empruntés à cette traduction (n.d.t.).
3. Il s’agit des auteurs « classiques » du marxisme-léninisme (n.d.t.).
« Combien il est difficile de s'en tenir au strict récit d’une histoire d’amour, il n’est que de lire Diderot pour s’en convaincre. »
Ce que nous percevons au premier abord dans cette citation 1, c’est l’aspect narratologique : la difficulté de raconter l’amour, de faire de l’amour un récit ; cet aspect est mis en rapport avec une référence intertextuelle à Diderot. La formule allemande « nicht strikt erzählen », en fait, invite à plusieurs lectures. Elle vise tout d’abord l’écriture narrative telle que Diderot la pratique, notamment dans son roman Jacques le Fataliste, et qui se caractérise par le procédé de la discontinuité : les histoires d’amour que se racontent le maître et son valet, tout au long de leurs chevauchées, sont des histoires qui n’ont ni queue ni tête, interrompues sans cesse par des digressions de toutes sortes. Mais chez Diderot, la formule « nicht strikt erzählen » pourrait se lire d’une autre façon encore, dans le sens d’une transgression : son écriture bouleverse les règles narratologiques en vigueur en déployant un jeu ironique, parodique et satirique sur les modèles et schémas : roman galant, roman libertin, roman sentimental, tragique et comique. Ce jeu, en même temps, introduit une subversion des différents codes de l’amour en créant un espace de liberté esthétique où le thème de l’amour est traité d’une manière plaisante et jouissive, affranchie de toute contrainte morale. La difficulté de « s’en tenir au strict récit d’une histoire d’amour » voudrait donc dire, chez Diderot déjà, le refus de ces « modèles de tricot » (« Strickvorlagen ») prônés par Madame le Professeur Messerle, présidente de la Commission chargée de veiller sur lesdits modèles, et qui formule des reproches sévères à l’adresse du narrateur/auteur de notre Roman de Hinze et Kunze. Il aurait scandaleusement négligé les modèles en question, affichant un comportement désobéissant, irresponsable à l’égard des lecteurs, et dangereux aussi, car ce sont précisément ces « modèles de tricot » qui constituent un « sûr bastion contre la réalité peu fiable » 2, affirme-t-elle, dévoilant involontairement le fond de sa pensée et révélant ainsi malgré elle ce qui devrait rester caché : cette réalité peu fiable, justement. Notre auteur aurait tout simplement fourni « un tissu bâclé » : « Il a fait des noeuds avec le fil conducteur. On ne retrouve plus la maille ! […] Qu’il ne s’étonne pas si le lecteur ne veut pas endosser cet habit. » 3
Ce n’est nullement un hasard si Madame le Professeur Messerle, lors de sa leçon sur la confection du récit d’après le modèle prescrit, appuie sa démonstration sur les histoires d’amour. C’est là, sur ce terrain glissant, que le danger de perdre pied, de s’égarer sur des chemins non balisés et de « faire des nœuds avec le fil conducteur » est particulièrement menaçant. L’énergie subversive de l’amour, de l’érotisme et de la sexualité, il s’agit de la canaliser, – dans l’intérêt de la société, bien entendu – c’est-à-dire qu’il faut la fonctionnaliser en vue de ce même intérêt, comme l’aurait réussi de façon si exemplaire l’auteur N. Dans son histoire d’amour 'modèle’, il aurait montré comment un homme évolue vers les objectifs les plus élevés. « Pour montrer cela, concéda Madame le Professeur sur un ton ironique, tous les moyens sont bons, même l’amour, s’il est manipulé de la sorte. » 4 Par contre, tout ce qui déborde ce cadre ne serait qu’obscénité, comme c’est le cas chez l’auteur B : « […] un roman d’amour qui n’est que cela (dit Madame Messerle) mouille … (sa langue fourcha, elle s’empêtra) souille… brouille notre vie qui se développe décemment. » 5 Ainsi Madame le Professeur semble-t-elle emportée par une excitation plutôt suspecte qui lui fait perdre le contrôle de son discours officiel, accompagnée de symptômes corporels non moins suspects : elle était assise là, à sa tribune, « toute rouge » et « les genoux serrés ». Nous sommes invités à nous demander si Madame Messerle n’est pas affectée du même ‘mal’ que celui qu’elle a diagnostiqué chez l’auteur B : « … victime de ses pulsions, de ses propulsions, de ses …désirs, de ses …nous connaissons tous cela, ses illusions…. » 6 L’ironie du narrateur est grinçante : Madame Messerle se révèle elle-même victime de cette déviance obscène contre laquelle la censure, dont elle est le porte-parole officiel, livre un combat acharné et dont le véritable enjeu est bien de promouvoir des histoires d’amour nettoyées de l’effet subversif du désir érotique.
Notre sujet ne sera pas étudié de façon systématique et encore moins exhaustive ; il s’agira simplement de proposer quelques éclairages de la thématique de l’amour et de son traitement dans le roman. Au centre de notre démonstration, nous avons placé deux séquences textuelles qui correspondent à deux perspectives – différentes et en même temps complémentaires – de la problématique. Dans ces séquences, le procédé du dialogue intertextuel avec Diderot et d’autres écrivains ainsi que le jeu des rapports intra-textuels acquièrent une signification particulière en vue de l’éclairage critique du temps présent. Nous nous intéresserons notamment à la question de la pensée utopique en temps de crise de l’utopie, qui est reliée au problème d’une écriture utopique, de ses possibilités ainsi que de ses formes.
Pour ce qui est de la première séquence, il s’agit de l’épisode où le maître et son valet chevauchent par la plaine de Prusse et où Kunze a une aventure sexuelle avec une femme qui travaille dans les champs. Le cadre de l’action est bien ici le socialisme réellement existant. La mise au jour du potentiel utopique s’opère grâce au traitement satirique de la situation présente et de ses structures de pouvoir. Dans la deuxième séquence envisagée, l’écriture utopique revêt des formes différentes. Il y va de la représentation d’une « utopia imaginée » (imaginiertes Utopia) 7, telle qu’elle est décrite dans « la plus belle histoire d’amour » de Hermann. Cette représentation renoue avec le complexe métaphorique ‘africain’ (das Innerste Afrika) que Braun déploie dans son essai sur Rimbaud de 1984 et qu’il reprend sous forme d’un interlude dans la pièce Transit Europa, Ausflug der Toten de 1987. La signification de ce changement de lieu de la plaine prussienne à l’Afrique n’est évidemment pas d’ordre géographique : ‘l’Afrique profonde’ représente le ‘continent noir’, le terrain inconnu des profondeurs de la subjectivité qu’il s’agit d’explorer.
Le cas Kunze
La recherche a souligné à maintes reprises à quel point l’amour, la sexualité et l’érotisme constituent pour Braun des sources d’énergies subversives et créatives, capables de faire éclater la stagnation et la paralysie du système social et politique, à quel point il y voit, souvent lié à la figure de la femme, des forces porteuses d’espoir. Or, la représentation de cette problématique ne suit nullement un schéma binaire positif/négatif qui opposerait deux pôles : stagnation, pétrification d’un côté, érotisme, sexualité, mouvement et dynamisme de l’autre. Il n’y a pas de fil conducteur de ce type, le traitement du thème est diversifié et contradictoire. Braun prend un réel plaisir à brouiller les pistes et les cartes, le cas Kunze en témoigne. On ne pourrait dire que ce personnage manque d’énergie érotique et sexuelle, ce qui, pourtant, n’en fait pas un personnage exemplaire. Tout dépend comment on utilise ce potentiel, ce qui fait de ce problème une affaire sociale et politique en rapport avec le pouvoir et l’exercice du pouvoir. Or, Kunze est « un de ceux qui travaillent à l’abri des regards, dans l’appareil », et son comportement sexuel correspond à sa fonction. Dans la création verbale « vergewohltätigen » par laquelle l’auteur/narrateur désigne les activités sexuelles débordantes de son protagoniste, se condense toute l’ambiguïté du rapport que celui-ci entretient au sexe et aux femmes, un mode de relation oscillant entre viol (vergewaltigen) et bienfaisance (Wohltat). Mais où est la vérité ? Et qu’est-ce qui pousse notre Kunze à courir avec tant d’ardeur après l’autre sexe ? Le narrateur nous répond : « […] il suffit que je le raconte, à vous d’en saisir le sens. » 8 Disons-le tout de suite : au terme de notre enquête aucun sens univoque ne s’imposera.
Une chose semble établie : Kunze n’est pas un cas isolé. Dans l’établissement où il est admis pour suivre une cure, la plupart des curistes souffrent de la même maladie. « Qu’est-ce qui se passe, camarades ? Qu’est-ce qu’ils ont ou n’ont pas, les gens ? Cette maladie du peuple, qui étend ses ravages, qui surgit précisément lorsqu’on retire des rouages les personnes exténuées par le travail ! Quand ils sont censés se détendre et s’accorder un peu de réflexion, ils pénètrent sans réfléchir dans les fourrés. Sous les ombrages la curiste, au soleil du socialisme ! » 9 La métaphore nous suggère que ces déviances sexuelles pourraient être quelque chose comme le côté ombre (Schattenseite) du socialisme ‘ensoleillé’ ; ce sont précisément ces zones d’ombre que le narrateur/ auteur a décidé d’éclairer. Dans cette perspective, regardons de près l’épisode qui se déroule dans la plaine prussienne où Kunze, justement, succombe à une de ses crises. Il s’agit d’un passage où Braun se plaît particulièrement à brouiller les pistes et à troubler ses lecteurs. Plusieurs niveaux de réalité temporels et spatiaux se superposent, se croisent et interfèrent, oscillation entre la contrée berlinoise et les steppes du Far West, entre temps présent et Ancien Régime. Nos deux valeureux chevaliers, cependant, suivent une route rectiligne, ils chevauchent « DE L’AVANT », imperturbables : « […] ils ne déviaient pas de la route, le cap sur les objectifs quotidiens fixés par le plan […] » 10 Il s’avèrera cependant qu’ils changeront de cap pour poursuivre des objectifs d’un intérêt social pour le moins douteux. En chevauchant, nous apprend-on, le maître et son valet ne se racontent pas leurs histoires galantes, comme chez Diderot par exemple, mais, la place serait-on tenté de dire, le narrateur nous en livre une qui se passe lors de la même chevauchée, à la lisière d’un champ, entre Kunze et une femme, épisode qui de surcroît entretient un rapport intertextuel avec un récit de Jacques le Fataliste. Ce qui relie tout d’abord les deux histoires, c’est la perspective narratologique qui correspond à une ‘position’ précise du narrateur, et ceci au sens littéral du terme. Dans les deux cas, l’on raconte dans la perspective du valet, témoin auriculaire d’un acte sexuel. Jacques tend l’oreille tout près de la mince paroi qui sépare sa chambre d’auberge de celle des aubergistes ; Hinze, lui, est à aux aguets près des fourrés où son maître a rabattu son ‘gibier’. Ces récits, faits dans la position de celui qui écoute, nous semblent d’autant plus intéressants qu’ils passent entièrement par le canal de l’oreille.
Jacques devient témoin d’une dispute entre mari et femme dans le lit conjugal : l’homme a envie, la femme, elle, a peur de tomber enceinte une nouvelle fois. A vrai dire, elle a envie aussi, mais puisque cela ne peut se dire directement, elle a trouvé une jolie métaphore : l’oreille qui lui démange. C’est ainsi que se fait entendre ce dialogue plaisant, voire jouissant :
« […] Je suis sûre que je vais être grosse ! […]
Et cela n’a jamais manqué quand l’oreille me démange après,
et j’y sens une démangeaison comme jamais.
Ton oreille ne sait ce qu’elle dit.
Ne me touche pas ! laisse là mon oreille ! »
« Ah ! mon oreille ! Ah ! l’oreille ! » 11 Plaisir du jeu sexuel et plaisir du jeu de mots se combinent. Jacques, qui est à l’écoute, le ressent aussi, c’est comme si ses oreilles jouissaient : « … cela me fit plaisir. Et à elle donc ! » 12 Comment Braun met-il en scène cet épisode ? Juste à la pause du petit-déjeuner, il était en train de mâcher son biscuit, le désir de Kunze (où devrait-on parler de besoin ?) fut réveillé par la vue d’une femme qui travaillait dans les champs : « […] il abandonna au valet le reste de son biscuit, arracha le jabot de son cou et se précipita dans les labours, tel un coq courant sur des charbons. » 13 Ce qu’il aperçut, c’est plus exactement le postérieur de cette personne, penchée sur les raves, dans la boue jusqu’aux mollets. Quelle activité, quelle « position » indignes ! Kunze se devait d’intervenir, déjà dans l’intérêt de la société, il fallait faire en sorte qu’elle change de ‘position’. Dans les fourrés, il se mit à l’œuvre ; le valet tendait l’oreille et, tout comme celui de Diderot, il se délecta de ce qu’il entendait ; les paroles que son maître adressa à la femme, il les « buvait comme du petit lait » : « Non … pas comme ça, sans être préparée, que vont dire les gens ? » – Quels gens ? – Au village ! S’ils l’apprennent. » – « Commence d’abord, on en parlera plus tard. » […] La femme d’un ton plus rude : « Non, n’insiste pas, trop… » Le maître avec vivacité : J’en suis sens dessus dessous. Je te remets dans le bon sens. Bâtie comme tu l’es. – « Arrête … je ne peux pas… ah …vas-tu arrêter. » Le maître, criant : « Ta position ne se défend pas. Tu ne sais pas ce qui est bon . Serre les dents. » La femme fit entendre un gémissement. […] « Fais un effort. Mets-y du tien. Fixe-toi un objectif. » « Ah, toi, ah, ah, je … » – « Il faut que tu maîtrises les nouvelles techniques. » 14 Kunze obtint ce qu’il voulait, et la femme un stage de formation. C’est de la sorte que Kunze a, une fois de plus, œuvré à la promotion de la femme, améliorant sa ‘position’ qui, bien entendu, n’a absolument plus rien de commun avec celle qu’elle occupait dans la Prusse ancienne : « Elle n’était plus une servante, elle tenait son rôle d’homme dans la planification aussi bien que n’importe lequel, elle fut promue à son bonheur […] ». 15 La satire du narrateur est cinglante. En effet, comment ne pas être scandalisé ? Ce Kunze, cadre supérieur de l’Etat socialiste, est-il meilleur que le grand propriétaire capitaliste ‘antédiluvien’ Puntila dans la pièce de Brecht de 1930, qui, flanqué de son valet Matti, règne en maître sur ses terres et les femmes qui y travaillent ? Méfions-nous, le scandale n’est pas si évident. Il semble que la femme a quand même tiré du profit de cette histoire, et pas seulement à cause du stage de formation. On nous dit que sa « curiosenvie » (Neubegier) s’était réveillée : à nouveau une de ces créations de mot où « Neugier » (curiosité) et « Begehren » (désir sexuel) s’entrecroisent et se condensent. En fait, l’aventure sexuelle n’a pas été sans plaisir, ce que sa langue balbutiante (« Ah toi, Ah, je … ») nous laissait déjà supposer ; de plus, cette expérience érotique lui a ouvert les yeux ; en elle, quelque chose a bougé : « […] elle voudrait embrasser de plus grandes responsabilités que celles de la ‘mécanique’ », nous apprend le narrateur, jouant de l’équivoque comme il l’a fait tout le long de cette histoire. 16
Quant au langage de l’amour, la comparaison avec le dialogue chez Diderot est révélatrice. Dans les deux scènes, le langage est de nature équivoque, mais cette duplicité s’avère de facture et de visée différentes chez les deux auteurs. Ce qui ravit l’oreille de Jacques, c’est le jeu métaphorique plaisant, sur fond de substitution de l’oreille à l’organe sexuel. Il s’agit d’un échange verbal ludique et véritablement dialogique. Dans les fourrés de la plaine prussienne, par contre, c’est l’homme qui ‘commande’ ; son langage ‘amoureux’ est double, mais nullement au sens d’un jeu avec les mots ; il se révèle comme doublure, en quelque sorte, du discours politique officiel, dont il emprunte les formules (« Fixe-toi un objectif » – « Il faut que tu maîtrises les nouvelles techniques. ») C’est à travers ce langage que Braun dénonce à quel point la sphère des relations intimes est façonnée par le modèle social et politique qui, telle une carapace, la fige et l’étouffe. Dans cette même perspective d’une comparaison contrastive, lisons un autre passage de Diderot que Braun « transpose » dans la réalité du socialisme réellement existant. Après le récit que Jacques fait de la scène conjugale, un dialogue s’instaure entre le maître et son valet, qui reprend, en la filant, la métaphore de l’oreille pour introduire des considérations d’ordre général à propos de la femme et la sexualité :
« Jacques : Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers ?
Le Maître : Je crois que cela est écrit là-haut.
Jacques : Je crois qu’il est écrit à la suite qu’elles n’écoutent pas longtemps le même, et qu’elles sont tant soit peu sujettes à prêter l’oreille à un autre. » 17
Cet échange de mots galant et délicieusement équivoque au sujet des caprices sexuels de la femme conduit directement à la jolie « Fable de la Gaine et du Coutelet » où la Gaine et le Coutelet se disputent au sujet de l’infidélité sexuelle de la femme :
Gaine, ma mie, vous êtes une friponne, car tous les jours vous recevez de nouveaux Coutelets… La Gaine répondit au Coutelet : Mon ami, vous êtes un fripon, car tous les jours vous changez de Gaine. 18
La disposition symétrique des discours masculin et féminin reflète le principe d’égalité entre homme et femme par rapport à la pratique et au plaisir sexuels. C’est en ce sens que la querelle est réglée à l’amiable grâce à un arbitre ‘éclairé’ :
Vous Gaine, et vous, Coutelet, vous fîtes bien de changer, puisque changement vous duisait, mais vous eûtes tort de vous promettre que vous ne changeriez pas. Coutelet, ne voyais-tu pas que Dieu te fit pour aller à plusieurs Gaines, et toi, Gaine, pour recevoir plus d’un Coutelet ? 19
Les considérations sur l’infidélité sexuelle sont affranchies de tout jugement moral, prenant en compte, pour l’homme ainsi que pour la femme, le seul principe de plaisir, qui, de surcroît, se trouve légitimé en quelque sorte par la création divine.
A cette fable galante, « une fable pas trop morale, mais gaie », racontée par Jacques, Braun répond par sa fable satirique des « Queues et des Trous ». Braun se réfère tout d’abord à l’hypotexte pour aborder le thème de la fidélité sexuelle en critiquant, tout à fait au sens de l’auteur des Lumières, ces « situations régularisées » (ordentliche Verhältnisse), où l’on a assigné aux Queues leurs Trous dans lesquels ils se glissent sans désir et sans plaisir. On rappelle en même temps les conséquences désastreuses, patriotisme, plaisir organisé de la destruction etc., d’un tel détournement du désir. Mais la question qui se pose à présent est la suivante : qu’en est-il de cette affaire dans la situation actuelle, celle de la société nouvelle ? Pour débattre du problème les Queues tiennent congrès : une réunion exclusivement masculine, dans un gymnase décoré pour la circonstance : « Queues déléguées, triées sur le volet, appartenant toutes au mouvement PLUS VITE PLUS LONGUEMENT, PLUS PROFONDÉMENT, membres vaillants de notre société travailleuse. » 20 C’est précisément dans cette nouvelle société que les Queues se voient confrontées à un problème tout particulier : « naturellement » les Queues étaient de longueur et de grosseur inégale, alors que tout le monde, en principe se trouvait mis sur un pied d’égalité. Une contradiction se fait jour entre une inégalité individuelle, ‘naturelle’, et une égalité décrétée d’en haut. La discussion aboutit à la scène grotesque d’une mise à égalité (Gleichmachung) : ils sortaient des couteaux et « s’égalisaient à coups de lames ». 21 « Avec les couteaux ou avec la norme », commente Hinze, soulignant la dimension politique de cette automutilation. Les Trous, « tout en pouffant de rire au spectacle de la solution masculine », proposent leur solution : pour eux égalité n’a rien à voir avec « se tailler d’une façon égalitariste », mais signifie quelque chose comme un droit individuel (Gleichberechtigung) : « On arrivera bien à se mettre d’accord. A chacun son dû, c’est compris, et pas n’importe quel droit égalitaire. » Cette solution, cependant, demande un certain ‘effort’ : « Laissez-vous donc aller pour une fois, donnez-vous tels que vous êtes, abandonnez-vous. » 22 Ce qui est demandé ici, sur un ton léger et badin vise, en fait, un changement radical : faire éclater la carapace imposée par la norme, pénétrer jusqu’au tréfonds de sa propre subjectivité, devenir un ‘autre’. C’est cette utopie-là que Hermann imagine au travers de ce qu’il appelle sa ‘plus belle histoire d’amour’.
La plus belle histoire d’amour de Hermann
« Nous devons partir en voyage d’exploration vers l’intérieur, prêts à vivre une aventure. » 23
L’histoire de Hermann, en effet, ressemble à un récit d’aventure, étrange, exotique et fantastique, qui nous transporte sur une île lointaine ; étrange aussi le personnage qui raconte, l’un des deux curistes avec lesquels Kunze partage sa chambre ; en passant nous apprenons qu’il est artiste. Il raconte son histoire incroyable sur un ton étrangement objectif, comme s’il parlait d’affaires : « J’avais juste été invité à manger un cochon. » 24 Le festin commence de façon plutôt conventionnelle : l’invité échange un regard avec la maîtresse de maison, une belle femme mulâtre. Cet échange de regards provoque un renversement radical de la situation : c’est lui, l’invité, qui sera paré, épicé, rôti à petit feu, découpé en morceaux et dévoré par les autres convives. A propos de cette histoire on est tenté de rappeler ce que Braun dit dans son essai sur Rimbaud : « D’abord nous disposons de quelques points de référence, rares et troublants. Des cartes de randonnées esthétiques ne nous seront pas d’une grande utilité, nous devons trouver un sentier inconnu à travers les différents niveaux de signification. » 25 Une de ces pistes à explorer est le rapport intertextuel de ce passage avec le Chant X de l’Odyssée. 26 Nous connaissons l’histoire : sur l’île Eéa, lors d’un festin, la belle magicienne Circé transforme ses convives masculins, compagnons d’Ulysse, en cochons. Ulysse, lui, échappe à cet ensorcellement grâce à une ruse. Horkheimer et Adorno commentent cet épisode dans la perspective d’une ‘dialectique de la raison’ : « Ulysse résiste à la magie exercée par Circé. C’est précisément pour cette raison qu’il obtient ce que la magie de celle-ci a fait miroiter à ceux qui ne lui ont pas résisté : Ulysse partage sa couche […]. Le plaisir qu’elle accorde a un prix : Il faut que ce même plaisir ait été refusé. » 27 Ulysse est donc celui qui, au prix d’un renoncement à ses pulsions, a sauvegardé et confirmé son moi. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette perspective. Elle nous paraît cependant intéressante comme une sorte d’antithèse à la solution féminine proposée par les Trous d’une part, et à l’histoire de Hermann de l’autre. Hermann, lui, ne résiste pas à la magie de la femme, il‘s’abandonne’, et ceci au sens fort du terme : il abandonne son propre moi pour devenir autre : « Le noble maître de maison sépara d’un coup de couteau la queue du ventre. Alors je me mis enfin à crier, m’arrachant à moi-même, et en ricanant j’avalai le rhum et saisis sous la table la main de la maîtresse de maison, pour qu’elle brûle. Et elle brûla en effet. » 28 Cette ‘renaissance’ à un autre moi est présentée comme l’acte brutal d’un arrachement qui nous fait penser à la métaphore de la chenille et du papillon, image utopique qui clôt les Récits de Hinze et Kunze : « Tu vois le papillon ? Avant de prendre son envol, il est la chenille qui ne fait que ramper et manger et qui se retire dans son cocon de sorte qu’elle a l’air d’une momie : cet être ailé en devenir. » 29
Le maître découpe le rôti en portions et les ‘donne aux cochons’ qui les dévorent avec avidité. Ceux que l’on nomme les ‘cochons’, ce sont les autres compagnons de Hermann, les technocrates, venus avec leurs techniques allemandes de calcul pour « planifier » l’île. Ils sont restés au stade de la chenille, ‘qui ne fait que ramper et manger’ ; ils ne connaissent que le besoin animal, la possession et l’appropriation de l’autre, ce que la métaphore culinaire nous indique. Hermann, par contre, a connu le désir qui ne vise pas la possession de la femme aimée, mais qui signifie brûler et être brûlé. L’aventure de Hermann sur l’île lointaine se lit comme la représentation d’une transgression radicale des frontières de son propre moi. En ceci, elle est l’exact contraire de cette autre aventure, celle du voyageur Kunze qui franchit la frontière entre les deux Allemagnes pour échouer dans un bordel à Hambourg auprès d’une femme noire. Excédé par le marchandage interminable du prix, il passe à l’acte : « Il ferma les yeux, découvrit sa puissante mâchoire, appuya sa main molle et féminine contre le visage noir et procéda, plein de rage. La femme eut un bêlement d’effroi, mais retint tout de suite sa respiration et le voyageur, tel un porc écumant, ahanant, enjambant avec brutalité le fossé séparant le Nord et le Sud. » 30
L’utopie de Hermann n’est pas confinée à l’île exotique et lointaine. Des fils conducteurs se tissent jusqu’aux histoires d’amour de l’auteur/narrateur. Leur point de départ est le motif du regard, et plus précisément l’échange de regards, figure emblématique de la poésie d’amour depuis toujours. Dans l’aventure de Hermann, c’est bien par là que tout avait commencé : « Les gens avaient pris place sur un banc, penchés, salivant de convoitise. Or donc, voilà que la belle femme pénétra dans la cour, posant un tendre regard sur l’animal, le regard de la bête se prolongeant dans le mien : je le lui rendis. Et c’est à ce moment-là que ça arriva […]. » 31 C’est lors d’une lecture publique de poésies d’amour, à la tombée d’une nuit d’été, sous les arbres du Grand Jardin de Dresde, que notre auteur, à son tour, vit une aventure initiée par un échange de regards avec une jeune femme du public. Le décor ainsi que l’ambiance du lieu sont comme érotisés : le parfum enivrant qui monte des prairies, l’air qui grésille, les arbres géants qui se dressent « vie épanouie, organes déployés ». Soudainement il la voit qui le regarde : « […] elle me regardait sans détourner les yeux et je la regardais sans détourner les miens, même lorsque je lui tournais le dos […] ». 32 L’auteur est bouleversé de fond en comble, comme pris d’une ivresse inexplicable. Son état nous est décrit comme une véritable métamorphose : « La sueur perçait mon masque. Au bout d’un temps indéfiniment long, je me retournai à nouveau et remarquai qu’en faisant ce mouvement, une autre tête se détachait de mon tronc […]. » 33 Cette métamorphose rappelle les crises de Kunze, le rapprochement est fait par l’auteur lui-même, et ceci sans doute pour que le lecteur s’aperçoive de la différence : dans le Grand Jardin de Dresde, le réveil du désir érotique, contrairement à ce qui se passait dans le champ de la plaine prussienne, n’aboutit pas à la possession de la femme. Celle-ci disparaît ; mais juste avant, son regard a encore une fois joué un rôle important : « La femme observait ma métamorphose sans s’effrayer. Elle semblait saisir tout ce que je ne saisissais pas … ce que je décris. » 34
« Je ne le saisis pas, je le décris » (Ich begreife es nicht, ich beschreibe es.), c’est la formule poétologique sur laquelle s’ouvre le roman. La rencontre érotique avec la femme serait-elle une voie qui pourrait mener vers une certaine compréhension ? Mais une autre question s’impose aussitôt : comment raconter cette rencontre ? En tout cas, pour ce qui est de l’autre histoire, celle que l’auteur nomme expressément sa plus belle histoire d’amour, c’est la femme qui lui fait comprendre qu’il sera impossible d’en faire le récit. C’est Anna, qui ne veut pas que leur expérience amoureuse soit écrite : « elle trouvait impensable qu’on exploitât le passé. Comme si elle n’était pas en vie, maintenant ! Comme si maintenant elle n’aimait pas ! C’était maintenant cet instant dont je devais me souvenir, le plus beau peut-être, la véritable histoire. – Celle qu’il fallait écrire. » 35 Le désarroi de l’auteur est complet : « Bon, l’instant, oui, mais l’histoire ?
– Ah, cet instant, ces instants. – Et où est passée l’histoire ? » 36 Eternel dilemme entre l’immédiateté du vécu, que le mot « Augenblick » exprime dans toute sa dimension temporelle et érotique, et l’acte de narration qui se fonde sur le travail du souvenir : comment vivre et écrire, écrire et vivre ? Et il apparaît encore une fois, ‘combien il est difficile de s’en tenir au strict récit d’une histoire d’amour‘.
Notes
* I. Haag. Professeur à l'Université d'aix-en-Provence.
1. T, 119, « Wie schwer es ist, eine Liebesgeschichte strikt zu erzählen, kann man bei Diderot nachlesen. » (p. 133. Nous citons la traduction d’Alain Lance et de Renate Lance-Otterbein : Volker Braun, Le roman de Hinze et Kunze, Editions Messidor, 1988 (T + numéro de page). Le texte allemand est cité d’après : Volker Braun, Hinze-Kunze-Roman, Suhrkamp(st 1538), Frankfurt 1988.
2. T, 131, « eine sichere Bastion gegen die unzuverlässige Wirklichkeit » (p. 147).
3. T, 133, « Er hat den roten Faden verfitzt. Man erkennt die Masche nicht mehr ! […] Er muß sich nicht wundern, wenn der Leser den Rock nicht anziehen will. » (p.149).
4. T, 132, « Das zu zeigen ist uns, genehmigte Frau Prof. ironisch, ist uns jedes Mittel recht, selbst die Liebe, wenn sie so gehandhabt wird. » (p. 149).
5. T, 133, « Aber ein bloßer amoureuser Roman ( : Frau Messerle) befleckt … (sie verhaspelte, sie verhackselte sich) bekleckt … verdeckt unser Leben, das sich anständig entwickelt. » (p. 149).
6. T, 133, « Opfer seiner Triebe, seiner Antriebe, seiner, nun, Sehnsüchte, seiner, wir kennen das alle, Wunschvorstellungen … » (p. 150).
7. Winfried Grauert, Ästhetische Modernisierung bei Volker Braun, Würzburg 1995, p. 95.
8. T, 135, « […] es genügt, daß ich es erzähle, ihr müßt euch selber den Reim darauf machen. » (p. 152).
9. T, 111, « Was ist los, Genossen ? Was haben die Leute oder nicht ? Diese grassierende, diese Volkskrankheit, die gerade zum Ausbruch kommt, wenn man die abgearbeiteten Personen herausnimmt aus dem Getriebe ! Wenn sie ohnehin ausspannen und zur Besinnung kommen sollen, dringen sie besinnungslos ins Unterholz. In den Kurschatten, unter der Sonne des Sozialismus ! » (p. 125).
10. T, 34 sq., « […] und sie schlugen einen klaren Kurs ein, ein Tagessoll auf das Planziel zu […] » (p. 37).
11. Denis Diderot, Jaques le Fataliste et son maître, Pocket Classiques, 2006, p. 33 sq.
12. Ibid., p. 35. Brecht, lecteur de Diderot, a dû y trouver le même plaisir. C’est le personnage de Ziffel des Flüchtlingsgespräche qui l’exprime en réfléchissant sur la différence entre pornographie et art : « Und Diderot, solche Stellen wie die, wo jemand zuhört, wie die Frau beim Akt immer davon redet, wie sie ihr Ohr juckt, und wenn es dann heißt : « Mei-n …O-hr ! vereint mit dem darauffolgenden Stillschweigen, und wie ihr Ohrjucken auf irgendeine Weise zur Ruhe gekommen war, das machte mir Vergnügen. Und ihr erst ! An so was kann man sich immer nur mit Rührung erinnern. Das ist Kunst und wirkt aufregender als eine gewöhnliche Spekulation auf die Sinnlichkeit. » (Gesammelte Werke in 20 Bänden, edition suhrkamp, Franfurt 1967, Bd. 14, p. 1415sq.).
13. T, 36, « […] er überließ dem Knecht den Rest seiner Biscuits, riß sich das Jabot vom Hals und lief, wie der Hahn über die Kohlen, in den Acker. » (p. 38 sq.).
14. T, 36sq., « Nein … so mir nichts dir nichts - was sollen die Leute sagen. » - « Welche Leute ! » - « Im Dorf ? Wenn sie es erfahren. » […] Der Herr heftig : « Ich krieg dich herum. So wie du gebaut bist - « Hör auf … Ich kann nicht, hörst du, ach - « Der Herr schreiend ; « Du liegst schief. Du weißt nicht, was gut ist. Beiß die Zähne zusammen. » Die Frau stöhnte auf. […] « Streng dich an, mach mit. Hab ein Ziel vor den Augen. » - Ach du, ach, ha ich … » - « Du mußt die neue Technik meistern. » (39 sq.).
15. T, 37, « Sie war keine Magd mehr, sie war so gut ein Mann wie jeder in der Planung, sie wurde gefördert zu ihrem Glück. » (40).
16. T, 38. La traduction de Lance gomme quelque peu cette équivoque : « … Elle voudrait embrasser de plus grandes responsabilités que celles de la fabrique. » - « […] sie würde mehr Dingen obliegen wollen als der Mechanei. » (p. 41).
17. Jacques le Fataliste et son maître, op. cit., p. 158.
18. Ibid.
19. Ibid.
20. T, 136, « ausgesuchte , delegierte Schwänze, die alle der Bewegung SCHNELLER LÄNGER TIEFER angehörten […]. » (p. 153).
21. T, 138, « schnitzten sich auf ein Maß » (p. 156).
22. T, 139 sq. « Wir werden uns schon einig. Jeder soll zu seinem Recht kommen , versteht ihr : zu seinem, nicht zu irgendeinem gleichen. » […] Laßt euch einmal gehn, gebt euch wie ihr seid, gebt euch hin – ». (p. 157).
23. « Wir müssen uns auf eine Forschungsreise begeben, ins Innere, bereit, ein Abenteuer zu bestehen. » (« Das innerste Afrika » In Rimbaud. Ein Psalm der Aktualität, Reclam, Leipzig 1990, p. 119).
24. T, 117, « Geladen war ich nur, ein Schwein zu essen. » (p. 132).
25. « Wir haben zunächst spärliche oder verwirrende Anhaltspunkte. Ästhetische Wanderkarten helfen nicht weiter, wir müssen einen unbekannten Pfad finden durch die Bedeutungsschichten. » (Ibid., p. 119 sq.).
26. Cf. à ce sujet Isabella von Tretzkow, Französische Aufklärung und sozialistische Wirklichkeit, Würzburg 1996, pp. 127-134.
27. « Odysseus widersteht dem Zauber der Kirke. Darum wird ihm gerade zuteil, was ihr Zauber nur trugvoll denen verheißt, die ihr nicht widerstehn. Odysseus schläft mit ihr. […] Auf die Lust, die sie gewährt,, setzt sie den Preis, daß die Lust verschmäht wurde. » (Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Fischer Taschenbuch, 1995, p. 80. (Trad. I. H.).
28. T, 118, « Der Hausherr stolz schnitt jetzt den Schwanz vom Bauch. Da schrie ich endlich und riß aus mir mich und goß den Rum grinsend in mich hinein und hielt der Hausfrau Hand unter dem Tisch, daß sie verbrenne, und sie brannte auch. » (p. 133).
29. « Siehst du den Schmetterling ? Bevor er sich in den Wind hebt, ist er die Raupe, die nur kriecht und frißt, und sich einpuppt, bis man sie für eine Mumie ansehen kann : dies werdende Flügelwesen. » Volker Braun, Berichte von Hinze und Kunze, ed. suhrkamp, 1983, p. 86. (Trad. I. H.).
30. T, 82, « Er schloß die Augen, entblößte sein kräftiges Gebiß, preßte seine weiche, weiberhafte Hand auf das schwarze Gesicht und ging wütend vor. Die Frau bläkte erschrocken auf, hielt aber sofort die Luft an, und der Reisende, ein schäumendes, röchelndes, das Nord-Süd-Gefälle brutal nutzendes Schwein – » (p. 92).
31. T, 117 sq. « Die Leute saßen vor gier krumm auf der Bank. Indessen trat in den Hof die schöne Frau, ihr Blick sanft auf dem Tier, des Tieres Blick geweitet in meinem : ich gab ihn ihr zurück. Sodann geschahs […]. » (p. 132).
32. T, 197, « […] sie sah mich unverwandt an, und ich sah sie unverwandt an, auch als ich ihr den Rücken kehrte […]. (p. 197).
33. T, 174, « Schweiß brach mir aus der Maske. Ich wandte mich nach unendlich langer Zeit wieder herum und merkte wie in der Bewegung ein anderer Kopf aus meinem Rumpf schnellte […]. » (Ibid.)
34. T, 175, « Die Frau betrachtete meine Verwandlung, ohne zu erschrecken. Sie schien alles zu begreifen, was ich nicht begriff … was ich beschreibe. » (p. 198).
35. T, 123, « […] es war ihr ganz undenkbar, etwas Vergangenes auszuschlachten, als wäre sie jetzt tot. Als lebte sie nicht jetzt. Als liebte sie jetzt nicht! Jetzt, jetzt war der Augenblick, an den ich mich erinnern mußte, der schönste womöglich, die eigentliche Geschichte. - Die zu schreiben war. » (p. 139).
36. T, 123, « Gut, der Augenblick … und die Geschichte ? - Ah, dieser Augenblick ! Die Augenblicke ! - Und wo ist die Geschichte ? » (p. 139).
Avec le temps, la recherche littéraire dédiée à l'œuvre de Volker Braun est devenue aussi riche que complexe. Si je ne m’abuse, il lui manque encore un dictionnaire, un index des mots traversant l’ensemble de l’œuvre de cet écrivain (ou seulement un genre, la poésie par exemple), comme il en existe aujourd’hui pour une multitude de grands auteurs, de Goethe à Celan. Il lui manque également un inventaire de la bibliothèque de notre auteur, ou plus exactement un commentaire de ce qu’il a lu et intégré dans sa vie. Cela existe déjà, avec plus ou moins d’exhaustivité et de précision pour Gottfried Benn et, une fois encore, pour Celan. Si j’évoque ces exemples, c’est simplement parce qu’ils me sont assez familiers et que j’utilise les outils dont je parlais pour mes propres recherches. Pourquoi ce genre d’instrument m’apparaît-il souhaitable aussi dans le cas précis de Volker Braun ? Eh bien ces index lexicaux permettent d’avoir une idée précise des concepts et des mots qui revêtent une signification particulière pour un auteur, ils peuvent même donner une perspective pour la lecture de son œuvre. Et l’analyse des titres constituant la bibliothèque d’un écrivain nous ouvre la porte de son atelier ; concrètement, elle nous apprend s’il a lu certains textes littéraires, philosophiques ou autres, et si oui, lesquels, quand et comment il les a intégrés.
Pour le Roman de Hinze et Kunze, écrit entre 1980 et 1981, mais publié seulement en 1985, j’affirmerai deux choses. De fait, il s’agit bien là d’affirmations et non d’assertions dûment prouvées. D’abord, le mot « vie » (Leben) ainsi que ses dérivés comme « vivant » ou « vécu », « les vivants » et quelques mots composés à partir de là ont pour Braun une signification centrale. Il suffit de penser au titre du cycle poétique « Matière à vivre » (Der Stoff zum Leben 1) ou bien à des expressions du poème « Dans la vallée de l’Ilm » (Im Ilmtal) telles que « Un jour je vécus ainsi, rempli de joie / Avec les camarades » et « Je ne peux vivre sans les amis / Et vis et vivote ainsi ! ». Ce poème se termine ainsi : « Et ce que je commence, avec eux / J’adviens seulement / Et puis vivre, et me ressens à nouveau /dans mon cœur. » 2 – Un autre exemple serait le poème devenu célèbre « La propriété » (Das Eigentum) avec ce vers paradoxal et magnifique : « Ce que je n’ai pas vécu me manquera toujours. » 3 Un vers que l’on peut d’ailleurs considérer, soit dit en passant, comme une clé du Roman de Hinze et Kunze. Le titre d’une nouvelle de 1995, « Ce qu’on n’a pas vécu » (Das Nichtgelebte 4), souligne encore une fois cette négation de la « vie » ou du « vécu », d’où cette expression dans le titre de ma communication. Ces différentes utilisations du mot « vie » et de ses variantes (« vivre ») ont toutes en commun l’emphase avec laquelle elles sont employées. Le mot, qu’il s’agisse du substantif ou du verbe, n’est jamais prononcé incidemment. Il est chargé tout d’abord d’une signification positive. Ou bien, ce qui finalement revient au même, la déclinaison sur le mode du (se) laisser vivre (comme dans le poème « Ilmtal ») donne à entendre qu’il manque encore quelque chose de décisif pour atteindre à une vie pleine et véritable (ici, ce sont les amis, les camarades). Le poème « La vie freinée » (Das gebremste Leben 5) constitue aussi une réflexion programmatique sur le même thème.
Voici maintenant ma seconde affirmation : on le sait, le Roman de Hinze et Kunze établit un lien avec Diderot, Hegel, Cervantès, Brecht, Franz Fühmann, Faust ou l’histoire de Don Juan – mais pas seulement. Le livre renvoie également, et cela me paraît essentiel, aux écrits du jeune Karl Marx. Cela est tout à fait frappant dans un passage du roman. Kunze se remémore l’époque agitée où il essayait de former à la politique sa compagne et future « épouse » encore jeune, Trude (Kunze se sert toujours de cette expression pour désigner celle qui est encore sa femme). Il l’avait inscrite à des cours du soir et lui avait mis dans la main un classique dont il avait déjà surligné « presque chaque ligne ». L’origine du long passage en italique 6 n’est pas stipulée, mais il est facile de la deviner. Il s’agit d’un extrait de L’Idéologie allemande de Marx et Engels, autrement dit, de l’un des premiers écrits de ces deux auteurs à être « canonisé » après sa publication en 1845-1846. Je reviendrai sur ce passage, qui bien entendu n’est pas intégré par hasard dans le roman. Mais ce qui me semble constituer le véritable pré-texte du roman, ce sont en réalité ces Manuscrits parisiens de 1844, plus connus sous le titre de Manuscrits économico-philosophiques.
Bien sûr, on m’objectera que la référence à Marx chez Braun n’a rien de nouveau, nous savons depuis longtemps que notre auteur est un marxiste cultivé. Certes, mais j’estime que la référence à l’œuvre de jeunesse de Marx – lequel n’a jamais été canonisé en RDA – est fondamental car il y est explicitement question du « gaspillage » (de « l’hinzation » ou de la « kunzation » 7) de l’homme dans le système capitaliste, et plus particulièrement des multiples formes d’« aliénation » des travailleurs à de nombreux points de vue, et de l’annulation possible, mais en aucun cas automatique, de cette aliénation dans le « communisme ». Il ne fait pas de doute que ce qui, dans le Roman de Hinze et Kunze, relève du roman au sens traditionnel du terme, à savoir les trois personnages Kunze, Hinze et sa femme Lisa ainsi que les relations qu’ils nouent entre eux, est ancré dans ce socialisme « réel » ou « réellement existant ». C’est l’une des raisons qui font que le roman de Braun nous donne presque à tous, et sans doute particulièrement aux plus jeunes d’entre nous, l’impression d’être un véritable roman historique. Après la fin de la RDA, le système, le milieu d’où provient ce texte et où il se passe est en effet de moins en moins relié à une vision du monde et à une expérience. Quoi qu’il en soit, on sait – et il n’y a aucune alternative à cette façon de voir les choses, aucune possibilité immédiate de transfert – que ce roman se réfère au « Socialisme » – et même, au-delà, au « Communisme ». Il convient donc de prendre cette référence au sérieux. Ce que je fais, en essayant de comprendre avant tout le triangle relationnel Hinze-Kunze-Lisa dans la perspective du socialisme/communisme, entendu dans le sens de Braun comme l’alternative à une autre vie, totalement différente, « vraie ». Autrement dit, en recoupant des passages du roman avec des passages des Manuscrits éonomico-philosophiques de Marx ainsi qu’avec la citation explicite de L’Idéologie allemande 8.
Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 précédemment évoqués, Marx rend la notion de propriété privée (et pas seulement celle des moyens de production) responsable de la vie totalement fausse et aliénée que mènent, dans le capitalisme moderne, non seulement les travailleurs mais aussi finalement les autres membres de la société. Ainsi, le communisme en tant qu’alternative au statu quo se définit pour lui comme « l’expression positive de la suppression de la propriété privée », tout d’abord sous la forme d’une « propriété privée universelle. » 9 Cette formule peut paraître hermétique au premier abord. Marx veut dire par là – si l’on en croit le projet qu’il échafaude pour l’avenir – que les hommes, dans la première phase succédant à la propriété privée capitaliste, ne sont encore capables de penser que de manière égoïste à leur intérêt personnel. Cela signifie que, face à la propriété privée telle qu’elle existait jusqu’alors mais étendue maintenant et subitement accessible à tous, ils ne sont pas encore capables d’un autre comportement que celui qui consiste à vouloir posséder, à posséder sans partage. Marx démontre cela à travers l’exemple des relations entre hommes et femmes dans le monde « communiste » qu’il envisage : « D’autre part, tendant à opposer à la propriété privée la propriété privée universelle, ce mouvement trouve son expression bestiale dans le fait d’opposer au mariage (qui est certes une forme de la propriété privée exclusive) la communauté des femmes […]. » Et Marx d’ajouter : « Cette idée de la communauté des femmes constitue, à n’en pas douter, le secret révélé d’un communisme qui est encore tout vulgarité et instinct. De même que la femme passe du mariage à la prostitution universelle, de même tout l’univers de la richesse […] passe de son mariage exclusif avec le propriétaire privé à l’état de la prostitution universelle avec la communauté. […] Le communisme vulgaire ne fait que parachever cette envie et ce nivellement en imaginant un minimum. […] Dans le comportement à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté commune, s’exprime l’infinie dégradation [dévalorisation, humiliation, NdlA] de l’homme vis-à-vis de lui-même, car le secret de ce comportement trouve sa manifestation non équivoque, décisive, évidente, nue, dans le rapport de l’homme à la femme et dans la manière dont le rapport direct et naturel des sexes est conçu. […] Du caractère de ce rapport, on peut conclure jusqu’à quel point l’homme est devenu pour lui-même [!] un être générique, humain et conscient de l’être devenu. » 10
Ne peut-on pas dire que le comportement des deux hommes, Hinze et Kunze, tel que le présente Braun, en particulier lorsqu’il s’agit de la désirable Lisa, est un bel exemple de cette version immature, « encore très vulgaire », du communisme ? J’essaierai de montrer cela en détails. Quoi qu’il en soit, on n’entend tout d’abord guère parler du rapport de Hinze à sa femme Lisa. Il la voit « penchée sur la table, l’embrassa d’un tendre regard mais ses mains se contentèrent des cuisses, à la naissance de la courbe, facile à atteindre sous la blouse ; elle se tourna subitement vers lui, déçue » et dit : « Traite-moi au moins comme ta bagnole » – HINZE : « Comment ça ? » – LISA : « Là, c’est par le haut qu’tu commences. » Et elle tourna la clé de contact et le levier des vitesses mais elle avait le fer à repasser au poing et marcha vigoureusement sur le pied de Hinze : T’apprendras donc jamais ! » 11
Hinze est déçu et en colère, il frotte son pied meurtri et la douleur le tire de son état d’ivresse. La première rencontre érotique que décrit Braun entre un homme et une femme se solde par un échec : l’homme encore empêtré dans le rituel bien connu d’une prise de possession de la femme considérée comme objet sexuel, tandis que celle-ci s’élève contre cette attitude. Ils parviennent tout de même à s’embrasser affectueusement une page plus loin. Ce sont des échanges beaucoup plus violents qui ont lieu bientôt entre Kunze et Lisa. Auparavant, Hinze, le chauffeur, se rend à la cantine d’une usine. Mais au lieu de manger un ou deux des plats proposés, il dévore les quatre menus du jour : « côte de porc choucroute, pommes de terre et une pomme, 1 mark ; petits pois saucisse et une mandarine, 0,50 mark ; goulasch, pommes de terre et chou en salade, 1 mark ; nouilles à la vanille avec beurre, sucre et une banane, 0,50 mark. » 12 Par là, il nous montre à nous, lecteurs, qu’il vénère un concept de liberté totalement primitif. Il ne connaît que la voracité, que cette faim pure qui équivaut à la satisfaction de besoins physiologiques, alors que « l’autre faim » 13 – pour parler comme le jeune Marx : les besoins pas seulement « animaux » 14 – reste sur la touche. Une sensualité crue donc, sans aucun sens (pour reprendre les mots sur lesquels joue le titre du roman de Jane Austen Sense and sensuality, publié en 1811). « Alors tu as mangé, mais tu n’es au courant de rien. » 15, l’admoneste ensuite son chef, Kunze – il plaide ainsi, sans doute avec la même intention que le narrateur, pour une forme de jouissance librement choisie, consciente et cultivée, une utilisation des sens et de la sensualité dotée d’un sens qui, dans l’esprit de Marx, est plus que simplement « animale ».
On peut se demander pourtant si Kunze, le chef, le fonctionnaire, le cadre, est bien lui-même en mesure de mettre en pratique ce qu’il professe à l’égard de Hinze. Pas le moins du monde. Nous nous rendons chez Hinze et sa femme, Lisa, une simple ouvrière à la langue bien pendue, typique de Berlin, au cœur du vieux Prenzlauer Berg prolétaire (avant donc le phénomène de « boboïsation » observé ces quinze dernières années). Et pendant que Hinze paie le prix de sa gloutonnerie et vidange ses intestins dans les toilettes situées à mi-étage, Kunze découvre ce que c’est que de désirer la femme de son prochain, qui n’a même plus besoin d’être son subalterne voire son esclave. Il est tout d’abord frappé de constater que, en dépit « d’une construction ancienne [dans laquelle] on ne fait pas dans la dentelle », il y a plus qu’il ne pensait dans ces immeubles prolétaires de la Lottumstrasse : « Disparue la façade, l’Etat à nu, mais il y avait là plus qu’il ne paraissait, et qui vivait sa vie. Pas officiellement. » 16 La vie vivante est donc visiblement justement là où les relations ne sont pas encadrées officiellement par des règles et des normes, tel est le message. Et lorsque Lisa, vêtue d’une simple blouse de travail, vient à la rencontre de Kunze, le lecteur découvre pour la première fois sa « vulnérabilité », « ses crises », sa « maladie », une convoitise puissante et aveugle de la femme, par laquelle il se laisse dominer jusqu’à en devenir violent. Sur « le ton habituel », il gueule ces « mots stupides des commandements venant de sa centrale » 17. Si Lisa éprouvait encore au début quelque chose de l’ordre de la concupiscence et du désir pour l’homme sensuel tel qu’est effectivement décrit Kunze, elle n’éprouve plus maintenant que la crainte et la désillusion, qui trouvent leur expression dans son cri : « Mais quels cochons, quels cochons ! » 18 Kunze n’est, du moins ici, rien qu’un « communiste vulgaire » au sens de Marx et en tant que tel, il représente seulement « [le parachèvement] de cette envie et ce nivellement [par] un minimum [imaginé] ». La façon dont Kunze entre en relation avec Lisa relève dans un premier temps du viol pur et simple, il ne la considère que comme « servante de la volupté commune »
– et en cela, il devient l’agent d’une « infinie dégradation », autrement dit d’une dévalorisation et d’une humiliation 19. Et lorsque ces deux hommes et cette femme se retrouvent ensuite devant une bière dans une sorte de vaudeville où « les taureaux l’ignoraient d’un œil torve. » 20, cela n’efface en rien ce qui vient de se passer. Du reste, la banalisation de cet épisode par le narrateur/auteur un peu plus loin n’y réussit pas non plus, avec la reprise de ce calembour chauviniste et machiste : « vergewohltätigen » (où, au croisement entre « vergewaltigen » et « Wohltätigkeit », le viol devient caritatif [NdlT])
– ah, cette passion fatale de Braun, brillant homme d’esprit, pour le calembour ! Dans son monologue intérieur, Kunze divague au sujet d’une « femme fantastique », un « corps utopique », et le bilan qu’il tire alors : « Nous avons pris du retard, le sujet est dépassé » 21 n’ouvre aucune perspective d’avenir sensé pour cette relation triangulaire. Cela ne veut pas dire pour autant que le héros littéraire Kunze, et avec lui son créateur, le narrateur, n’essaie pas à de nombreuses reprises d’actualiser malgré tout ce « non-vécu », ce qui, précisément, mériterait d’être vécu dans la relation entre un homme et une femme, et de donner ainsi à ce « non-vécu » un 'sens dans la sensualité’. On assiste finalement à l’union sexuelle de Kunze et Lisa, désirée maintenant par cette dernière – toutes fenêtres ouvertes cependant dans ce vieil appartement où l’on vit à l’étroit, ce qui donne à Kunze le sentiment de « le » faire au vu et au su de tout le monde, tandis qu’en plus, quelque part, quelqu’un regarde la télévision de l’Ouest. A la fin, c’est cette fois Kunze qui n’est plus vraiment à l’affaire. Lisa aura un orgasme sans l’homme, qui s’est ‘absenté’. Elle jouit de l’acte de tous ses sens – mais sans que cela ait un sens finalement. Encore une fois, ils ont fait l’amour en passant à côté de l’essentiel, sans réaliser cette part de « non-vécu » (après le coït presque interrompu en plein milieu de la première rencontre). Pour Hinze, le chauffeur, il n’y a de toute façon que ce vieil adage de soldat qui vaille : « Attendre [est] la moitié de la vie », mais cela vaut de façon générale, comme nous l’explique le narrateur après la scène de sexe qui vient d’être esquissée. « C’était le lot de chacun, tous ici attendaient quelque chose. Une bière, garçon, un poste, la retraite, le communisme. L’avenir s’étendait devant eux, là rien n’avait changé, même si c’était un avenir meilleur, même si on le laissait derrière soi ! » 22 Autrement dit, le communisme, qui serait peut-être tout de même cet Autre radical (je reviendrai sur la description laudative qu’en fait Marx), n’est pas encore advenu : il relève toujours bien de « ce qui n’a pas été vécu ».
Par la suite, le roman nous place dans des situations très différentes dans lesquelles se pose aussi bien aux protagonistes qu’au narrateur et aux lecteurs la question de ce qui vaudrait la peine d’être vécu mais ne l’est pas encore : notamment à travers le personnage de Hinze qui, rétrospectivement, éprouve le travail de tourneur comme une charge et une jouissance (le ‘travail’, soit dit en passant, est présenté comme une « guerre » et une « bataille » – ce qui nous rappelle désagréablement le mythe du travailleur moderne, « puissance et forme » chez Ernst Jünger). Mais aussi, à travers la « découverte sensationnelle » que fait Hinze lorsqu’il en arrive à se dire que « rien d’autre qu’eux-mêmes ne donnait un sens à leur vie » 23. Cette question se pose encore différemment dans l’épisode où Kunze, en voyage à l’Ouest, se retrouve dans un sex-shop de la Reeperbahn à Hambourg où il couche avec une prostituée noire, ce qui l’amène à réfléchir à une façon peut-être moins autoritaire de construire le « socialisme réel » et à inciter Lisa, simple opératrice, à devenir ingénieur en électronique. Enfin, avant que Lisa ne parte pour sa formation, le fil de la narration nous ramène à la relation que celle-ci entretient avec Kunze et à leur récente rencontre sexuelle, qui leur a fait éprouver « plus de peur que d’amour. » 24 Mais le lendemain surgit pourtant LE moment d’utopie au cœur de la vie vécue : « Lorsqu’au matin ils allèrent à la boulangerie au coin de la Lottum et de la Wilhelm-Pieck, Lisa tout d’un coup pressa brièvement et énergiquement les doigts de sa main. Il rentra la tête dans les épaules, le bras pareil à un trésor des fouilles, on ne pouvait rien trouver de plus. Une joie qu’il avait oubliée pavoisait sur son épiderme. – Ce fut l’instant essentiel de ces années-là. » 25
De fait, c’est une scène touchante que cet instant d’amour réalisé, c’est presque une épiphanie, et ce n’est pas un hasard s’il n’est justement pas connoté sexuellement. Mais ce moment de proximité humaine a-t-il pour autant à voir avec l’autre, la nouvelle forme sociale ? Avec le communisme « brut » ou si l’on veut, le communisme ‘authentique’ ? Ne vous déplaise, je dirais qu’il n’en est rien. En effet, il s’agit d’un instant de proximité possible partout et nulle part, dans tous les systèmes politiques et dans aucun, et qui se caractérise précisément par son autonomie par rapport aux conditions propres à ces systèmes. Dans le Roman de Hinze et Kunze de Braun, ce moment demeure ponctuel et finalement sans conséquence. « L’évolution » de Lisa, sa qualification professionnelle, imposée par Kunze, est visiblement un succès, mais ne fait pas d’elle pour autant une femme plus heureuse. A son retour (elle y a tout de même laissé quatre ans de sa vie), elle fait partie désormais des puissants – Kunze suggère même que Hinze pourrait maintenant être son chauffeur à elle, mais cela ne l’intéresse pas. Kunze voit en elle, qui brusquement « roule sur le parquet » avec Hinze, son mari, elle, la supérieure hiérarchique qui, dans un « mélange des genres », s’unit à son serf, une utopie devenue réalité : « Elle était différente, elle n’était pas devenue sa pareille. […] Kunze constatait tout réjoui : elle n’était pas de ce monde, un être du futur. » 26
Mais stop, le narrateur s’interrompt lui-même à cet endroit pour nous faire savoir à nous, lecteurs, que « les choses ne se déroulaient pas aussi simplement » ; « je ne travaille pas selon le schéma ordinaire, comme je l’ai dit, mais selon la nature, pour que ce soit épouvantable. » 27 Ce qui s’impose en réalité, cette version appelée ensuite B, c’est le vieil égoïsme brut de Kunze, sa maladie, ses accès de concupiscence sans égard pour qui que ce soit. Plus tard, Lisa, qui est tombée enceinte (comment, nous ne le saurons pas), accouchera d’une petite fille dont le père est sans doute Hinze, l’époux légitime, mais dont le narrateur prophétise déjà qu’elle ne ressemblera à aucun de ses deux pères potentiels. Mais surtout, lorsque Lisa apprend par ouï-dire que Hinze n’accorde aucune importance à son rôle de père et qu’il est tout à fait prêt à remettre son enfant aux mains de l’institution sociale, elle tourne définitivement le dos à celui qui est encore son mari (« C’gars-là, il me fait honte », dit-elle 28) – mais elle envoie également au diable un Kunze étonné 29. Sur quoi, elle s’autoproclame mère célibataire. Notons bien que le narrateur ne considère pas que cette décision et ses conséquences fassent d’elle une héroïne, mais il ne minimise pas non plus son acte. Lisa considère sans illusion ce qui l’attend et elle le dit au narrateur qui essaie de la consoler : « Je n’attends rien. Cette vie-là, j’en ai assez. (Les larmes coulèrent) » 30.
Ce bilan sans concession, tiré à la fois par le narrateur et par sa protagoniste, me semble très important, car il va à l’encontre de tendances observées habituellement dans l’interprétation des textes de Braun et particulièrement de notre roman : on veut y voir en général des personnages féminins qui seraient l’incarnation d’une utopie et la promesse d’un avenir forcément meilleur (et c’est là seulement que les avis divergent, certains trouvant cela fantastique, d’autres émettant des réserves à cet égard). La réflexion que se fait Braun au sujet de la constellation Hinze-Kunze et de la place de Lisa en particulier, est plus modérée, ainsi qu’on peut le lire dans une note du 6 sep-tembre 1985 : « le roman de Hinze et Kunze, la description d’un état qui montre à quel point nous sommes englués dans des contradictions que nous avons-nous-mêmes provoquées ; ce texte ne conduit à rien, il ne fait pas exploser son monde. Même Lisa, l’héroïne positive qui passe de mains en mains, ne possède aucun pouvoir de transformation, elle se qualifie seulement un peu plus, en tant que camarade émancipée, mais elle garde un état d’esprit conventionnel ; elle ne se réalise pas dans ces misérables relations, et elle est trop peu impliquée dans des processus ‘‘génératifs’’ pour en arriver ne serait-ce qu’à un délire égocentrique. l’histoire ne débouche pas sur une utopie (sauf peut-être à la fin, en privé). » 31 Cette interprétation personnelle de Braun me semble être ce que j’ai lu de plus convaincant sur le roman.
Mais comme nous le savons, Volker Braun n’aime pas seulement la contradiction en général : il se contredit aussi souvent lui-même. Dans un autre commentaire, destiné d’emblée à un public, certes, il voit tout de même en Kunze un homme qui, « dans ses sentiments les plus profonds est aussi un homme de demain. La véritable démarche du livre », dit Braun un peu plus loin, « consiste à réfléchir à cette étrange soif ou aspiration de Kunze que l’accomplissement du devoir professionnel n’apaise pas et qu’il cherche à étancher dans une action privée, utopique, grotesque en faisant prendre conscience à d’autres de leurs chances, de l’égalité de leurs chances. Il s’adresse en particulier aux femmes, à celle de Hinze également, si bien que Lisa devient ainsi en secret le personnage principal de ce livre. Peut-être cette aspiration ne devient-elle acceptable qu’à la fin, lorsque l’auteur lui-même est assailli par elle. » 32 Je doute que cette étrange « soif » ou « aspiration » de Kunze puisse jamais être « acceptable ». J’ajouterais sans humour aucun que, par principe, rien ne saurait justifier un assaut sexuel. Quoi qu’il en soit, vers la fin, le roman se détourne effectivement de ses personnages de fiction et fait partir le narrateur (auteur) – un homme sans chauffeur, son propre « cocher » 33 – pour une lecture publique dans sa ville natale de Dresde. Lors de cette lecture de poèmes d’amour, on assiste à une belle ‘communion’ entre l’auteur et son auditoire, puis à une rencontre d’un seul instant ou presque avec une jeune auditrice qui ne donne lieu à aucune intimité physique ni à aucune intrigue sexuelle au sens courant du terme, mais qui est pourtant indéniablement chargée sur le plan érotique : le narrateur, un homme qui raconte à la première personne, se retrouve dans un état de trouble avancé, il est excité, fiévreux, sans voix et, en même temps, immensément heureux. Visiblement, il vit dans la réalité ce qui, quinze pages auparavant, avait été débattu abstraitement dans une dernière confrontation entre Hinze et Kunze. En dépit de leur perplexité face à ces questions, ils avaient déjà postulé « la vie » en soi comme le bien suprême 34. Reste encore sans réponse cette question posée par Hinze : « Comment l’accomplissement de la vie procure-t-il du plaisir ? Comment passerons-nous de l’homme de fait à l’homme du possible ? » 35 Il est intéressant de voir que seule la « fin en privé », comme dit l’auteur, semble indiquer une solution : par exemple (mais il ne s’agit que d’un exemple !) l’acceptation et la jouissance (individuelle) d’un ressenti érotique et sensuel sans que cela dût être absolument vécu en actes. Cela irait effectivement dans le sens de ce que Marx ébauche dans les Manuscrits économico-philosophiques comme l’utopie d’un comportement communiste (plus évolué). Il dit en effet : « L’homme s’approprie sa nature universelle d’une manière universelle […]. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l’objet, l’appropriation de celui-ci : ce comportement et cette appropriation sont l’affirmation de la réalité humaine […]. » 36 Cependant, constate Marx, « la propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu’un objet est le nôtre uniquement quand nous l’avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous […]. » 37 Et pour résumer tout cela en quelque sorte, il emploie une formule désormais célèbre : « L’éducation des cinq sens est l’œuvre de l’histoire universelle tout entière. Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n’a qu’un sens borné. » Il s’ensuit une définition du communisme comme « humanisme accompli [équivalant à] un naturalisme » et comme « résolution de l’énigme posée par l’histoire » et se comprenant comme « cette solution » 38. Ce sont là sans doute de grands et magnifiques mots qui rappelleront, non sans émotion, au lecteur plus âgé comme moi l’époque de la première lecture vers 1970. En même temps, il réalise combien le fossé est profond entre cette exigence – rien moins que la fin de l’aliénation de l’homme et l’acquisition d’une faculté à agir librement et en toute conscience – et la réalité sociale et politique de la RDA dans les années 1970-1980.
Mais c’est justement ce fossé qui constitue le thème récurrent, le fil conducteur du roman de Braun. Deux choses sont mises en lumière clairement et sans concession : « la communauté » de ce pays n’était pas de nature à permettre à l’individu de « développer complètement ses possibilités […] » et d’atteindre à une « liberté personnelle » 39. Inversement, l’être humain, l’individu tel qu’il est sorti de l’ancien système, doté de son « sens de la possession », n’est pas encore totalement dépassé. Bien sûr, c’est pourtant précisément ce que le Manifeste du Parti Communiste avait postulé dans la dernière phrase de sa deuxième partie intitulée « Prolétaires et communistes ». Il était écrit que « le libre développement de chacun » – donc des individus – devait être « la condition du libre développement de tous » 40. En disant cela, on voit le paradoxe de la vision marxiste-communiste de l’avenir ramené à ce concept : il n’y a pas de communauté nouvelle, libre, sans justement ce genre d’individus ayant déjà laissé derrière eux l’Ancien – mais il n’y a pas non plus d’individus nouveaux, non aliénés, libres, sans une telle communauté pour leur servir de terreau. L’un est condition de l’autre et réciproquement, de sorte que le serpent se mange la queue ce qui signifie qu’il y a une erreur dans le raisonnement logique. Si l’on voulait considérer avec bienveillance l’histoire et la fin de l’Etat est-allemand au bout de quarante ans, on pourrait dire qu’elles ne font en réalité que confirmer dans les faits l’aporie que Marx avait formulée en théorie (sans bien sûr la définir ni la souligner comme telle).
Comment une société nouvelle, communiste, pourrait-elle bien se constituer à partir d’un tas de « vieux Adams », en d’autres termes, comment des hommes nouveaux pourraient-ils grandir sous une tutelle permanente et au sein d’une société dont l’organisation repose sur l’autorité, la défiance et l’absence d’amour ? Volker Braun non plus ne peut résoudre ce dilemme. Le Roman de Hinze et Kunze malmène cette aporie (en allemand, « l’absence de voie ») tout à la fois sur le mode du jeu et de la rigueur, avec humour et plus de sérieux encore. C’est pourquoi, cinq ans avant la chute de l’Etat RDA, ce livre est aussi une sorte d’épilogue désespéré qui anticipe la mort de ce projet historique que l’auteur, et beaucoup d’autres avec lui, considérait comme sa « propriété ». Ses censeurs auront au moins eu le mérite d’avoir reconnu le sens profond de cette ‘post-histoire’.
Dans l’histoire Le territoire inoccupé (Das Unbesetzte Gebiet) de 2004, Volker Braun a introduit une sorte de manifeste personnel qui, à mon avis, pourrait aussi s’appliquer à la relation qu’il entretient aujourd’hui à son Roman de Hinze et Kunze : « A présent, je suis dans l’histoire [il est question ici de celle du territoire temporairement ‘‘inoccupé’’ autour de Schwarzenberg dans les Monts métallifères, entre le printemps et le début de l’été 1945, NdlA] qui ne pose pas d’autre question, même si elle appartient au passé ; même si elle est passée et perdue, et que l’on distingue maintenant ce qui fut vrai et ce qui ne fut pas. Car c’est mon propre territoire qui est inoccupé par les troupes de la doctrine et de la foi et seul peut-être l’espoir s’installe, l’espoir qui nous trompe et nous porte un peu plus loin. » 41
(Traduction : Marguerite Gagneur)
Notes
* W. Emmerich. Professeur à l'Université de Brème.
1. Braun, Volker, Der Stoff zum Leben 1 – 3. Gedichte, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1990. Il s’agit de la première édition complète des trois parties.
2. Braun, Volker, « Im Ilmtal » (avril 1970) in Texte in zeitlicher Folge, Bd. 4, Halle/Leipzig, Mitteldeutscher Verlag, 1990, p. 78 : « Einmal lebte ich so, freudig / Mit den Genossen […] Ich kann nicht leben ohne die Freunde / Und lebe und lebe hin! […] Und was ich beginne, mit ihnen / Bin ich erst / Und kann leben, und fühle wieder / Mich selber in meiner Brust. »
3. Braun, Volker, « Das Eigentum » (juillet 1990) in : Texte in zeitlicher Folge, Bd. 10, Halle/S., Mitteldeutscher Verlag, 1993, p. 52 : « Was ich nicht lebte, werd ich ewig missen. »
4. Braun, Volker, Das Nichtgelebte. Eine Erzählung, Leipzig, Mitteldeutscher Verlag, 1995.
5. Braun, Volker, « Das gebremste Leben » (1983) in : Texte in zeitlicher Folge, Bd. 8, Halle/S., Mitteldeutscher Verlag, 1992, p. 71-73.
6. Braun, Volker, Hinze-Kunze-Roman, Halle/Leipzig, Mitteldeutscher Verlag, 1985, p. 107. La référence sera dorénavant indiquée par les initiales HKR suivies du numéro de page. Voir aussi Marx, Karl, Die deutsche Ideologie, in : Marx Engels Werke (MEW), Bd. 3, Berlin (Ost), Dietz, 1959, p. 32.
7. Ici, l’auteur joue sur la proximité phonique entre Verhunzung, Verhinzung et Verkunzung, les deux derniers termes établissant un lien entre le premier et les personnages éponymes du roman, jeu de mots habile que la traduction peine à rendre en français.
8. Juste avant que ne commence le 19 janvier 2008 à Paris le colloque organisé autour du Roman de Hinze et Kunze de Braun, je pus lire les « Aides à la lecture du Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun » que leur auteur, Jean Mortier, avait achevées quelques jours seulement avant la rencontre et qu’il venait de publier. A ma grande surprise – mais à ma grande satisfaction également – Mortier propose, outre des commentaires utiles de certains extraits, un appendice (p. 28 sq.) dans lequel il a collé des citations tirées des Manuscrits économico-philosophiques qui recoupent largement les passages que j’ai moi-même mis en jeu par la suite. On notera que Mortier n’a pas été en mesure de citer des phrases précises du roman de Braun pour étayer son propos. Ce qui ne fait que confirmer mon hypothèse selon laquelle le roman de Braun a été écrit « dans l’esprit » du jeune Marx et a, sans doute (c’est une réflexion personnelle) évité des citations fidèles pour ne pas offrir à la censure plus de raisons encore de refuser la publication du livre. Lorsque j’ai abordé ce sujet avec l’auteur ce 19 janvier 2008 à Paris, il ne s’est pas expliqué très clairement et a simplement suggéré que ses pensées autour de ce thème avaient été plutôt influencées par la lecture de Rudolf Bahro.
9. Marx, Karl, Pariser Manuskripte, in Texte zu Methode und Praxis, Bd. 2, Reinbek, Rowohlt, 1968, p. 73. La référence sera dorénavant indiquée par les initiales PM suivies du numéro de page. Traduction Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1968, p. 76 : « der positive Ausdruck des aufgehobenen Privateigentums […] [des] allgemeine[n] Privateigentum[s] ».
10. PM 74, trad. pp. 77-78 : « Endlich spricht sich diese Bewegung, dem Privateigentum das allgemeine Privateigentum entgegenzustellen, in der tierischen Form aus, daß der Ehe (welche allerdings eine Form des exklusiven Privateigentums ist) die Weibergemeinschaft, wo also das Weib zu einem gemeinschaftlichen und gemeinen Eigentum wird, entgegen gestellt wird. Man darf sagen », so Marx weiter, « daß dieser Gedanke der Weibergemeinschaft das ausgesprochene Geheimnis dieses noch ganz rohen und gedankenlosen Kommunismus ist. Wie das Weib aus der Ehe in die allgemeine Prostitution so tritt die ganze Welt des Reichtums […] aus dem Verhältnis der exklusiven Ehe mit dem Privateigentümer in das Verhältnis der universellen Prostitution mit der Gemeinschaft. […] Der rohe Kommunist ist nur die Vollendung dieses Neides und dieser Nivellierung von dem vorgestellten Minimum her. […] In dem Verhältnis zum Weib als dem Raub und der Magd der gemeinschaftlichen Wollust ist die unendliche Degradation [Abwertung, Erniedrigung, WE] ausgesprochen, in welcher der Mensch für sich selbst existiert, denn das Geheimnis dieses Verhältnisses hat seinen unzweideutigen, entschiedenen, offenbaren, enthüllten Ausdruck in dem Verhältnis des Mannes zum Weibe und in der Weise, wie das unmittelbare, natürliche Gattungsverhältnis gefaßt wird. […] Aus dem Charakter dieses Verhältnisses folgt, inwieweit der Mensch als Gattungswesen, als Mensch sich [!] geworden ist und erfaßt hat. »
11. HKR 15, traduction Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Messidor, 1988, p. 15 : « über den Tisch gebeugt, umfaßte sie mit einem zärtlichen Blick aber mit den Händen nur ihre Schenkel, den Ansatz der Wölbung, leicht zu erlangen unter der Kittelschürze, und sie fuhr enttäuscht herum » und sagt : « Behandle mir wenigstens wie deinen Wagen. – HINZE Wie den Wagen ? – LISA Da fängste ooch von oben an. – Und sie drehte Zündschlüssel und Schalthebel, hatte aber das heiße Plätteisen in der Faust, und trat hart auf Hinzes Fuß: Daß du et nie lernst ! ».
12. HKR 41, trad. p. 39 : « geschmorte Rippchen mit Sauerkraut, Kartoffeln und ein Apfel, 1,- M ; Erbseneintopf mit Bockwurst und eine Mandarine, -,50 M ; Zigeunergulasch, Kartoffeln und Krautsalat, 1,- M ; Vanillenudeln mit Butter, Zucker und eine Banane, -,50 M. »
13. HKR 43, trad. p. 40 : « der andere Hunger ».
14. PM 55, trad. p. 61 : « die nicht nur ‘tierischen’ Bedürfnisse ».
15. HKR 44, trad. p. 41 : « Dann hast du gegessen, aber weißt von nichts ».
16. HKR 47, trad. p. 44 : « Die Fassade weg, der nackte Staat, aber es war mehr als es schien. Das lebte ein Leben. Inoffiziell. » C’est Wolfgang Emmerich qui souligne.
17. HKR 50, trad. p. 46 : Im « gewohnten Ton ‘brüllt er’ blöde Worte Kommandos aus seiner Zentrale ».
18. HKR 50, trad. p. 47 : « Aber die Schweine, die Schweine ! »
19. « Nur die Vollendung dieses Neides und dieser Nivellierung von dem vorgestellten Minimum her. » Voir à la note 9 les passages cités tirés des Manuscrits économico-philosophiques.
20. HKR 51, trad. p. 47 : « Die Stiere stierten vorbei » – « eine fantastische Frau » – eine « utopische Körperschaft ».
21. HKR 54, trad. p. 50 : « Wir sind im Rückstand. Das ganze Thema ist veraltet. »
22. HKR 68, trad. p. 63 : « Warten ist das halbe Leben. […] Warten musste jeder, alle warteten hier auf was. Auf ein Bier, Herr Ober, auf einen Posten, auf die Rente, auf den Kommunismus. Die Zukunft lag vor ihnen, da hatte sich nichts geändert, auch wenn es eine bessere war, auch wenn man sie hinter sich ließ ! »
23. HKR 85, trad. p. 78 : Hinzes « sensationelle Entdeckung », dass « nichts außer ihnen selbst » existierte, « was ihrem Leben Sinn gab ». C’est Wolfgang Emmerich qui souligne.
24. HKR 94, trad. p. 86 : « mehr Angst als Liebe ».
25. HKR 94, trad. p. 86 : « Als sie am Morgen zum Bäcker liefen, Lottum, Wilhelm-Pieck, drückte Lisa miteinmal kurz und fest die Finger seiner Hand. Er zog den Kopf ins Genick, hielt seinen Arm wie eine kostbare Ausgrabung, mehr gab es nicht mehr zu finden. Eine Freude, die er nicht mehr gekannt hatte, flaggte aus allen seinen Poren. – Es war der wesentliche Augenblick dieser Jahre. »
26. HKR 161, trad. p. 145 : « Sie war anders, sie war nicht seinesgleichen geworden. […] Kunze sah es beglückt, sie war nicht von dieser Welt, ein zukünftiger Mensch. »
27. HKR162, trad. p.146 : dass es so « harmlos nicht zu[ging] » ; « nach dem Schema F wie gesagt arbeite ich nicht, nach der Natur, daß es entsetzlich ist. »
28. HKR188, trad. p. 169 : « Mit den Mann schäm ick mirja in Abjrund rin. »
29. HKR 189, trad. p. 170.
30. HKR 190, trad. p. 170 : « Ick erwarte nischt. Ick ha so jenuch vons Leben. Die Tränen rannen. »
31. Braun, Volker, Arbeitsnotizen, in : Texte in zeitlicher Folge, Bd. 7, Halle/S., Mitteldeutscher Verlag, 1991, S. 223 : « der HINZE-KUNZE-ROMAN eine zustandsbeschreibung, der unsere festgefahrenheit in der selbstverschuldeten divergenz zeigt ; er hat nichts transitorisches, er sprengt seine welt nicht auf. Auch lisa, die kolportierte positive heldin, hat nicht die verwandelnde kraft, sie wird nur qualifiziert, als eine sozialistische emanze, mit konventionellem gemüt ; sie kommt nicht zu sich in diesen armen beziehungen und ist zu wenig in generatives verstrickt, kommt nicht einmal bis zum ego-trip. Die fabel ragt nicht in die utopie (erst der private schluß vielleicht). »
32. Braun, Volker, Antworten auf (verlorene) Fragen von Wilfried F. Schoeller, in Texte in zeitlicher Folge, Bd. 7, Halle/S., Mitteldeutscher Verlag, 1991, S. 228 : « Der eigentliche Vorgang des Buches ist das Nachsinnen über jene seltsame Sucht oder Sehnsucht Kunzes, die der Dienst offenbar nicht stillt, und die er sich in einem privaten, utopischen, grotesken Vorgriff erfüllen will, indem er andern ihre Chancen bewußt macht, ihre Chancengleichheit, Frauen zumal, auch Hinzes Frau Lisa, die so die heimliche Hauptfigur des Buches wird. Vielleicht wird diese Sehnsucht erst geheuer, wenn sich am Schluß auch der Verfasser von ihr befallen zeigt. »
33. HKR 193, trad. p. 173 : sein « eigener Kutscher ».
34. HKR 177, trad. p. 159.
35. HKR 181, trad. p. 163 : « Wie wird der Lebensvollzug zur Lust? Wie kommen wir vom faktischen zum möglichen Menschen ? »
36. PM 79, trad. p. 83 : « Der Mensch eignet sich sein allseitiges Wesen auf eine allseitige Art an […]. Jedes seiner menschlichen Verhältnisse zur Welt, Sehen, Hören, Riechen, Schmecken, Fühlen, Denken, Anschauen, Empfinden, Wollen, Tätigsein, Lieben, kurz alle Organe seiner Individualität, wie die Organe, welche unmittelbar in ihrer Form als gemeinschaftliche Organe sind in ihrem gegenständlichen Verhalten oder in ihrem Verhalten zum Gegenstand die Aneignung desselben, die Aneignung der menschlichen Wirklichkeit […]. »
37. PM 79, trad. p. 83 : « Das Privateigentum hat uns so dumm und einseitig gemacht, daß ein Gegenstand erst der unsrige ist, wenn wir ihn haben, [er] also als Kapital für uns existiert, oder von uns unmittelbar besessen, gegessen, getrunken, an unserem Leib getragen, von uns bewohnt etc., kurz gebraucht wird. […] ».
38. PM 81, trad. p. 85 : « Die Bildung der fünf Sinne ist eine Arbeit der ganzen bisherigen Weltgeschichte. Der unter dem rohen praktischen Bedürfnis befangene Sinn hat auch nur einen bornierten Sinn. » - « Kommunismus » als « vollendeter Humanismus = Naturalismus » und als « aufgelöste Rätsel der Geschichte », der « sich als diese Lösung » weiß.
39. Voici l’allusion à un passage de L’Idéologie allemande de Marx évoquée précédemment. Cf. note 6, HKR 107, trad. p. 97 : « Die Gemeinschaft » dieses Landes war nicht so beschaffen, dass sie dem « Individuum die Mittel, seine Anlagen nach allen Seiten hin auszubilden […] und damit die persönliche Freiheit ermöglicht hätte. »
40. Marx, Karl, Engels, Friedrich, Das kommunistische Manifest, 8. Autorisierte deutsche Ausgabe, Berlin, Buchhandlung Vorwärts, 1921, p. 45. Marx, Karl, Engels, Friedrich, Manifeste du Parti Communiste, Paris, Editions sociales, 1966, p. 70 : « die freie Entwicklung eines jeden ist die Bedingung für die freie Entwicklung aller. »
41. Braun, Volker, Das unbesetzte Gebiet. Im schwarzen Berg, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2004, S. 48 : « Jetzt bin ich in der Geschichte [hier : die des im Frühjahr/Frühsommer 1945 zeitweilig ‘unbesetzten Gebiets’ um das erzgebirgische Schwarzenberg ; WE], und eine andere Frage stellt sie nicht, auch wenn sie vorbei ist ; vorbei und verloren ist, und man sieht nun, was wahr war und was nicht war. Denn es ist jetzt mein eignes Gebiet, das unbesetzt ist, von den Truppen der Doktrin und des Glaubens, und nur Hoffnung vielleicht siedelt, die uns betrügt und weiterträgt. » (Trad. MG)
Un critique littéraire du journal Die Frankfurter Rundschau, Martin Lüdke, écrivait le 23 novembre 1985 à propos du Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun : « J'ai rarement eu entre les mains un livre qui m’oblige à prendre autant d’autres livres entre mes mains ». Son article s’intitulait : Diderot multiplié par Hegel divisé par Marx 1. Il pointait par là ce qui constitue l’une des caractéristiques, mais aussi l’une des difficultés majeures de ce roman, à savoir son recours massif à l’allusion philosophique. Nous sentons bien qu’il y a là quelques clés indispensables à sa compréhension, et ce d’autant plus que certains instruments conventionnels de l’analyse littéraire, en particulier les outils psychologiques, semblent inadaptés à son élucidation : en effet, on chercherait en vain à comprendre ce texte en s’attachant exclusivement à la vie affective de ses personnages, à leur évolution morale, leurs émotions, leurs désirs intimes. Une œuvre d’art, nous disait Volker Braun dans son discours à l’occasion du Prix Büchner en 2000, a « ce privilège unique que la pensée y devient action immédiate, c’est une pensée façonnée d’une matière concrète, mais sans oublier l’agir ni s’isoler des autres éléments, comme cela se passe dans le domaine scientifique » 2. Klaus Höpcke, ministre adjoint de la Culture de RDA, qualifiait pour sa part le roman d’« essai comique » 3, soulignant ainsi au passage, par cette appellation, sa dimension théorique. On comprend, à la lumière de ces assertions, qu’ici, le ressort de l’action romanesque est moins à rechercher dans une psychologie agie, que dans une philosophie en actes. C’est pourquoi il faut substituer à l’introuvable décryptage psychologique un décryptage philosophique.
Le titre du roman, qui reprend la configuration centrale de tout le texte, nous autorise d’ailleurs d’emblée à interroger la filiation philosophique à laquelle il se réfère. Un maître et son chauffeur, voilà qui nous renvoie à Jacques le Fataliste et son maître, dont l’auteur, Diderot, était aussi un philosophe encyclopédiste ; puis à Hegel et à son attelage du Maître et de l’Esclave, fondamental pour la Phénoménologie de l’Esprit ; mais aussi à Marx et Engels qui s’en sont tout à la fois inspirés et détachés pour formuler leur propre analyse des rapports de domination, ou encore à Brecht, dont la pièce Maître Puntila et son valet Matti jette un pont entre la philosophie de Hegel, Marx et Engels d’une part, et son incarnation romanesque dans le Roman de Hinze et Kunze d’autre part. Après avoir rappelé les grandes lignes de ces approches philosophiques successives de la constellation du maître et de l’esclave, nous dégagerons ce que le roman de Volker Braun leur doit, mais aussi en quoi il s’en démarque.
Diderot
Chez Diderot déjà, la marche – fût-elle du monde ou du roman – est déterminée par l’attelage d’un maître et d’un valet. On comprend dès les premières lignes que cet attelage a valeur de parabole et ne constitue pas seulement une constellation particulière d’individualités : « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » 4 Le but du voyage, ou, pour parler déjà comme Hegel, la fin de l’histoire, est pour le moins incertain ; mais les péripéties, elles, sont légitimées par Dieu ou par la « nature », vocables que Jacques utilise de manière interchangeable pour désigner le principe qui préside à la marche de l’attelage : « Si vous vouliez vous opposer à la volonté de nature », dit Jacques à son maître, « vous n’y feriez que de l’eau claire » 5, avant de préciser qu’il a appris tout cela « dans le grand livre » 6. Ainsi, nous en sommes encore à l’époque où la marche du monde et les liens de servilité sont la volonté de Dieu, ou de la nature comprise comme manifestation de Dieu. Seule l’ironie de Diderot, qui, au contraire de Jacques, écrivait dans l’Encyclopédie qu’« aucun être n’a reçu de la Nature le droit de gouverner aux autres » –, seule son ironie, donc, laisse entrevoir quelles lézardes fragilisent déjà cette ancestrale construction. Car il y a du tirage entre le valet et son maître, et les rôles prescrits semblent au fur et à mesure du voyage tourner à la révolte du valet : « JACQUES : Un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre. / LE MAITRE : Jacques, tu te trompes, un Jacques n’est point un homme comme un autre. / JACQUES : C’est quelquefois mieux qu’un autre. / LE MAITRE : Jacques, vous vous oubliez. Reprenez l’histoire de vos amours, et souvenez-vous que vous n’êtes et ne serez jamais qu’un Jacques » 7. Il s’ensuit une dispute, au cours de laquelle le maître ordonne à son valet de descendre et celui-ci refuse de le faire, tous deux appelant finalement leur hôtesse à la rescousse pour trancher le différend. La solution qu’elle prône est que chacun obéisse au désir de l’autre : « Jacques descendra, et quand il aura descendu, il remontera » 8. Le contrat de soumission ainsi restauré n’a cependant plus rien à voir avec la soumission vécue comme une évidence d’inspiration divine. Il devient formulable en termes de droit, et comme tous les accords d’inspiration humaine, il est susceptible d’être révisé : « J : Stipulons 1° qu’attendu qu’il est écrit là-haut que je vous suis essentiel, et que je sens, que je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, j’abuserai de ces avantages toutes et quantes fois que l’occasion s’en présentera. [...] / Stipulons 2° qu’attendu qu’il est aussi impossible à Jacques de ne pas connaître son ascendant et sa force sur son maître, qu’à son maître de méconnaître sa faiblesse et de se dépouiller de son indulgence, il faut que Jacques soit insolent, et que, pour la paix, son maître ne s’en aperçoive pas » 9. Les rôles stables du dominant et du dominé vacillent, mieux : ils s’inversent, puisque le valet se révèle être le plus fort et le maître le plus faible. Le maître de Jacques confirme cette inversion. A un marquis qui le complimente sur son serviteur, il répond : « Un serviteur, vous avez bien de la bonté : c’est moi qui suis le sien ; et peu s’en est fallu que ce matin, pas plus tard, il me l’ait prouvé en forme » 10. Deux réalités opposées coexistent dès lors : celle des apparences, où le maître domine, et celle de la vérité, dans laquelle le valet détient le pouvoir effectif. La contradiction entre les apparences et la vérité, porteuse de conflit, est apaisée par le consensus entre les deux hommes sur cette contradiction. Mais s’ils en venaient au conflit, c’est-à-dire pour le maître à vouloir mettre la réalité en conformité avec l’apparence et pour le valet à vouloir mettre l’apparence en conformité avec la vérité, l’attelage ne tiendrait plus.
Et c’est là que nous en venons à nous demander comme Volker Braun : mais qu’est-ce donc qui les retient ensemble ? La loi divine et naturelle, répond Jacques : « Tout cela [...] fut scellé là-haut au moment où la nature fit Jacques et son maître. Il fut arrêté que vous auriez les titres, et que j’aurais la chose » 11. Et pourtant, on assiste dans le même temps à l’émergence d’une critique sociale d’un type nouveau, particulièrement sensible dans l’emploi significatif du terme de « classe » : « Jacques demanda à son maître s’il n’avait pas remarqué que, quelle que fût la misère des petites gens, n’ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens ; s’il n’avait pas remarqué que ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, [...] cette éducation les avaient rendus les plus malheureuses bêtes du monde. D’où il conclut que tout homme voulait commander à un autre ; et que l’animal se trouvant dans la société immédiatement au-dessous de la classe des derniers citoyens commandés par toutes les autres classes, ils prenaient un animal pour commander aussi à quelqu’un. Eh bien, dit Jacques, chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi, le premier commis est le chien du ministre, la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme. Lorsque mon maître me fait parler quand je voudrais me taire [...] ; lorsqu’il me fait taire quand je voudrais parler [...] : que suis-je autre chose que son chien ? Les hommes faibles sont les chiens des hommes fermes » 12. C’est ainsi que l’on voit ici poindre, chez Diderot, deux approches de cet attelage, qui vont sous-tendre au XIXe toutes les conceptions des rapports de domination sociale. Jacques, sa loi naturelle et divine, annoncent sans aucun doute Hegel et la nécessité de cet attelage du maître et de l’esclave pour la marche de l’histoire et l’avènement de l’Esprit.. Mais sa peinture d’une société définie par la domination d’une classe sur toutes les autres annonce aussi Marx et Engels. Pourquoi le maître et le valet restent-ils ensemble, quand apparence et réalité tirent à hue et à dia ? Parce que la marche de l’histoire l’exige, répondra Hegel ; parce que les conditions de la révolution mondiale ne sont pas encore réunies, répondront Marx et Engels.
Hegel
Hegel s’est attaché à retracer l’épopée de l’esprit humain à travers l’histoire. La Phénoménologie de l’Esprit s’efforce de conceptualiser une réalité empirique ; les divers états de l’esprit sont donc étudiés à partir de leurs manifestations. La philosophie n’intervient qu’après coup, comme réflexion sur le réel, sur l’histoire humaine telle qu’elle s’est déjà produite. Volker Braun reprend à son compte cette approche phénoménologique quand il fait répéter à son narrateur : « Je ne comprends pas, je décris » 13. Hegel ne considère cependant pas pour autant que le monde évolue sans finalité. La conscience est au contraire doublement déterminée : par la nature, dans ses prémisses – c’est-à-dire qu’elle évoluera selon les possibilités que cette nature lui offre –, et par l’Esprit dans son aboutissement, car l’histoire du monde est aussi celle des diverses étapes de la conscience humaine pour atteindre à l’Esprit absolu. On retrouve ici, comme chez le Jacques de Diderot, la certitude d’un principe régissant la marche du monde: pour Jacques, la nature et Dieu, qui se confondent ; pour Hegel, la nature et l’Esprit, à chacune des extrémités chronologiques de l’histoire humaine. Pour Hegel, l’attelage du maître et de l’esclave est le moteur de l’histoire. L’évolution de la conscience, qui détermine l’avènement de l’Esprit absolu dans l’histoire, est le produit de cet attelage : la première étape historique est déterminée par la domination du maître, la deuxième apparaît au moment où l’esclave prend conscience de son existence servile, et le processus s’achève dans un troisième temps, comme chez Diderot, par une synthèse des deux premiers états.
A la question : « Comment l’histoire humaine a-t-elle pu se développer ? », Hegel répond que celle-ci tient au fait que l’homme n’est pas simplement, comme chez Descartes, un animal pensant, mais un être qui a conscience de lui-même. L’animal est aliéné à son objet (sa proie) par le besoin physiologique qu’il en a ; mais l’homme, lui, a surtout le désir non d’un objet, mais d’un autre désir humain. Pour être humain, l’homme doit agir non pas en vue de se soumettre une chose, mais encore de se soumettre un autre désir : « La conscience de soi n’accède à la satisfaction que reconnue par une autre conscience de soi » 14. Et même quand l’homme désire une chose, c’est en réalité qu’il désire faire reconnaître par autrui son désir de cette chose : l’homme risquera donc sa vie biologique pour satisfaire sa vie non biologique. De là surgissent les guerres, et la séparation entre guerriers victorieux (les maîtres) et guerriers vaincus (les esclaves) 15, qui accompliront seuls le travail. La guerre et le travail constituent les deux phénomènes entraînant l’évolution de la conscience. Mais une fois l’attelage formé, seul l’esclave est en mesure de pouvoir dépasser le donné ; par son travail, mais aussi par le développement de sa conscience, il est, dans ce tandem, le seul vecteur de progrès. Tout processus historique présuppose donc quatre prémisses : tout d’abord, l’existence, chez l’homme, d’une conscience du monde extérieur ; puis l’existence d’un désir négateur du donné; ensuite l’existence de plusieurs désirs pouvant se désirer mutuellement, et enfin l’existence d’une différence entre le désir du maître et celui de l’esclave – ce qui leur permet à tous deux de rester en vie.
La lutte entre le maître guerrier et l’esclave travailleur marque le début de l’histoire. Et l’histoire s’arrête quand disparaît cette opposition : on atteint alors à la fin de l’histoire, qui se réalise quand les guerres s’arrêtent et que l’Etat rationnel assure la reconnaissance de toutes les consciences – quand l’esprit humain rejoint l’Esprit absolu, stade que Hegel voulait voir réalisé dans l’Etat prussien de son époque. Entre temps, les conflits de reconnaissance permettent l’élaboration des différentes figures de la conscience – en l’occurrence surtout celle de l’esclave. A la différence du maître, celui-ci n’a que l’idée de la liberté. Pour survivre, il élabore des idéologies de la liberté, à travers lesquelles se développe sa conscience de soi. Ces idéologies de la liberté, où Hegel décèle trois stades, sont successivement et dialectiquement : le stoïcisme, le scepticisme, et, pour la conscience malheureuse, la justification de l’existence humaine par le christianisme 16. A chaque fois que la conscience prend conscience de son état, elle accède à un nouvel état d’elle-même. La conscience stoïque est indifférente au monde. Mais comme elle se détourne du monde, elle reste stérile. Quand elle prend conscience de cette aporie, elle devient sceptique : elle réalise le caractère inébranlable du stoïcisme, dans le même temps qu’elle se met à douter de tout. Il en résulte que la conscience sceptique est une conscience double, contradictoire. Quand cette contradiction lui apparaît, le scepticisme cède la place à une nouvelle figure de la conscience, qui voit ses propres déchirements: la conscience malheureuse. Elle peut alors chercher à justifier la contradiction de l’existence humaine par le christianisme : l’esclave se libère du maître réel en s’asservissant à un maître divin. Le dépassement de ces trois idéologies n’est possible que lorsque la réalisation de la liberté va de pair avec l’acceptation de la mort.
L’Etat rationnel assure cette réalisation de la liberté pour tous. Il permet la fusion de l’intérêt particulier et de l’intérêt universel, de la liberté et de la nécessité grâce à l’équilibre des droits et des devoirs des citoyens : les individus doivent reconnaître leur propre volonté dans l’organisation sociale et étatique, et ainsi renoncer à leurs intérêts privés. L’histoire du monde est donc l’épopée de la conscience, mue par la guerre et le travail et portée par l’attelage du maître et de l’esclave, au sein duquel c’est l’esclave qui dirige la manœuvre. Cette épopée s’élabore suivant une logique dialectique. Dans un premier temps, la conscience n’existe qu’en soi, ce qui correspond au stade de l’être sensible ou à celui des peuples primitifs, qui prend fin quand l’esprit se distingue du corps en s’y opposant. Dans un deuxième temps, la conscience existe pour soi : c’est l’époque du contrat social, la période de violence des Etats. Dans un troisième et dernier temps enfin, la conscience atteint au stade de l’en-soi pour-soi, donc à la synthèse, lorsque l’Esprit se révèle. Cette logique dialectique s’oppose à la métaphysique classique qui définit une chose pour ce qu’elle est, de manière pérenne. Pour Hegel, une chose est ce qu’elle est devenue. Et ce processus dialectique résulte du travail du négatif, un travail dur et forcé sur soi-même, car l’enfantement de toute nouvelle figure de la conscience se fait toujours dans des conditions historiques marquées par la scission, la déchirure, la terreur.
Marx et Engels
En 1845, dans L’idéologie allemande, Marx et Engels se livrent à une réfutation de Hegel. Ils lui empruntent pourtant de nombreux éléments : sa logique dialectique, qu’ils considèrent comme étant porteuse d’une dynamique révolutionnaire, la distinction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif, ainsi que la place prépondérante du travail dans la marche de l’histoire. La différence fondamentale tient cependant au fait qu’ils ne conçoivent pas l’histoire comme celle des états de la conscience, mais comme celle des existences concrètes, déterminées par une activité productive et les rapports sociaux qui en découlent : « Pour distinguer les hommes des animaux, on peut évoquer la conscience, la religion, tout ce qu’on veut. Eux-mêmes commencent à s’en distinguer lorsqu’ils commencent à produire leurs moyens de subsistance [...]. Ce que sont les individus, cela dépend donc des conditions matérielles de leur production » 17. Les idées sont le produit des conditions sociales et économiques, et non l’inverse : « L’imagination, la pensée, les échanges intellectuels des hommes apparaissent ici [...] comme une émanation directe de leur situation matérielle » 18. L’attelage particulier du maître et de l’esclave disparaît chez Marx et Engels au profit d’un attelage collectif entre classes dominantes et classes dominées, dont l’analyse se confond avec celle du travail et des rapports qu’il instaure. Est-ce à dire que cet attelage n’est plus, comme chez Hegel, le moteur de l’histoire ? Bien au contraire, puisque toute l’histoire humaine se confond avec l’histoire de la lutte entre dominants et dominés.
La division du travail nous livre donc la clé pour comprendre les rapports d’exploitation : « Le développement des forces de production d’une nation se mesure de la manière la plus patente au degré de développement de la division du travail. Toute nouvelle force de production [...] a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail » 19. Rare dans les premières sociétés, la division du travail se précise dans l’antiquité avec l’instauration d’un clivage entre les citoyens propriétaires et les esclaves travailleurs. Ce clivage se prolonge à l’époque féodale par l’enchaînement des serfs à la propriété foncière d’un seigneur, mais il se perfectionne surtout au fur et à mesure que les modes de production deviennent plus sophistiqués – même si au départ c’est l’état de nature qui préside à son instauration. Or, la division du travail implique une « contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier et l’intérêt collectif » 20, termes en lesquels le lecteur reconnaîtra un des principaux leitmotivs du Roman de Hinze et Kunze : « Dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive qui lui est imposée et dont il ne peut sortir [...]. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappe à notre contrôle, réduit nos attentes à néant, constitue l’un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. » 21 Mais là où Hegel considère que l’Etat rationnel permet la fusion de l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif, Marx et Engels voient dans l’Etat l’émanation directe d’un intérêt collectif opposé à l’intérêt individuel, et même plus, d’un intérêt collectif qui n’est que l’habillage idéologique de l’intérêt de la classe dominante : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes ; en d’autres termes, la classe qui détient le pouvoir matériel dominant de la société en est en même temps le pouvoir intellectuel dominant » 22. En toute logique, une société communiste doit donc signifier la fin de la division du travail, principal instrument d’asservissement, et la disparition de l’Etat en tant qu’émanation de la classe dominante : « [...] dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive mais peut se former dans chaque domaine [...], la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre [...], selon mon bon plaisir » 23, expliquent-ils avant de conclure : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la société devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » 24
La fin de l’attelage du maître et de l’esclave, fondé par la division du travail, est donc par excellence le but vers lequel tend la lutte des classes. Mais la vraie révolution ne peut survenir que si une masse très importante d’individus se retrouve démunie de tout, et ce dans un monde de richesse et de culture existant réellement. Classes dominantes et classes dominées restent donc ensemble tant que ces conditions précises de la révolution ne sont pas rassemblées. On ne saurait clore ce bref exposé de la problématique de l’esclavage chez Marx et Engels sans dire un mot encore sur la place dévolue aux femmes, éclairante pour la lecture du Roman de Hinze et Kunze : Marx et Engels considèrent en effet que le germe de la propriété réside dans « la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme » : « Avec la division du travail [...] apparaît également la répartition inégale du travail et de ses produits, donc la propriété, qui est en germe dans la famille, où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. Cet esclavage au sein de la famille, certes encore peu élaboré et latent, constitue la première forme de propriété. » 25
Brecht, Maître Puntila et son valet Matti
L’attelage brechtien de Puntila et Matti est une illustration de la thèse marxiste de la lutte des classes. Le lien qui retient le valet auprès du maître est celui de l’argent. La double nature de Puntila, pingre et autoritaire quand il est sobre, chaleureux et généreux quand il a bu, correspond, pour la première, à la réalité de la domination économique, et, pour la seconde, au toilettage idéologique par lequel la classe dominante cherche à masquer la réalité de l’exploitation. Le fait que Puntila confie son portefeuille à Matti quand il se saoule ne signifie pas qu’il lui confie réellement son argent, mais seulement qu’il cherche à le séduire par une fausse confiance. Dans la réalité, Matti est obligé, quand son maître se saoule plusieurs jours de suite, de rester auprès de lui à attendre qu’il en ait fini, ce qui accroît sa charge de travail. Peu dupe des débordements affectueux dont son patron le submerge, il s’applique à démasquer l’impitoyable réalité économique de cette prétendue amitié en ramenant sans cesse la conversation vers des considérations financières. Comment mettre fin à cet attelage ? Là où Diderot suggérait une synthèse et un partage du pouvoir entre le symbole (pour le maître) et la réalité (pour le valet), là où Hegel croyait au règlement des rapports de domination par l’instauration d’un Etat rationnel, Brecht teste plusieurs solutions. Puntila veut tout d’abord neutraliser Matti en lui cédant sa fille : on reste ici dans l’approche marxiste selon laquelle la femme et les enfants sont les esclaves du chef de famille. Puntila cherche donc à acheter son esclave en lui donnant un autre de ses esclaves (sa fille). C’est pourquoi Matti met les qualités d’esclave d’Eva à l’épreuve : mais elle n’a pas la capacité d’être l’esclave de l’esclave de son père, elle ne sait ni repriser les chaussettes ni accueillir un chauffeur au retour de son travail. Puntila teste alors sa seconde solution : l’appel au patriotisme. L’amour de la patrie commune doit encourager le serviteur à adopter sans discussion les valeurs du maître. Mais Matti n’est pas plus dupe de ce subterfuge que du précédent. Ainsi, les deux classes restent irréconciliables. Il n’y a pas ici de dialectique de dépassement par la fusion, mais une logique d’affrontement, qui se concrétise par le départ de Matti et se résume dans la formule empruntée à Lénine : « Wer wen ? », habituellement traduite par : « Qui l’emporte sur qui ? », mais suffisamment ouverte pour que l’on puisse ici l’investir d’autres significations, par exemple : « qui exploite qui ? ».
« Der Freundschaftsbund konnt freilich nicht bestehn
Der Rausch verfliegt. Der Alltag fragt : Wer wen ? [...]
's wird Zeit, daß deine Knechte dir den Rücken kehren. » 26
Pour résoudre l’antagonisme de classe, ne reste donc plus que la révolution.
Volker Braun, Le roman de Hinze et Kunze
A la lumière de ces lectures, le Roman de Hinze et Kunze semble sous-tendu par deux questions philosophiques, toutes deux formulées dès la première page : pourquoi le maître et son chauffeur restent-ils ensemble ? 27 ; quel est désormais le moteur de l’histoire ? 28 La première question se pose parce que le livre est censé dépeindre un monde situé au-delà du capitalisme. Nous sommes prétendument chez Marx, mieux encore : au-delà de Marx. De Hinze, le narateur écrit : « Il vivait depuis longtemps en des temps meilleurs. Il possédait tout disait-on. C’est à lui qu’appartenaient les machines, en tout cas pas à Krupp Flick Thyssen » 29. Pour Kunze, le capitalisme se résume à « l’autre côté » : « Kunze ignorait si les gens de l’autre côté étaient capables de sentiments, mais entre lui et eux, il n’y avait pas grand-chose de possible » 30. Cet apparent dépassement du stade capitaliste est illustré par l’inversion des initiales : le maître (Herr) porte un nom commençant par l’initiale du valet (Knecht – Kunze), tandis que le chauffeur (Knecht) porte un nom commençant par celle du maître (Herr – Hinze). Le chassé-croisé de leurs origines sociales 31 confirme l’abolition des rapports traditionnels de domination : « Finalement, ils se tenaient du même côté de la barricade générale, ni leurs biens ni leur naissance ne les rivaient à une position; ils auraient pu tout aussi bien échanger leurs rôles » 32. Contrairement à Matti chez Brecht ou à Jacques chez Diderot, Hinze a la liberté de se taire quand il le souhaite : « Nous posons trop de questions, Hinze n’est pas payé pour ça » 33. L’amitié entre le maître et son chauffeur semble donc reposer sur un dépassement réel de l’antagonisme de classe : Kunze l’appelle « un pote », « mon ami » 34. Dans les tractations entre Hinze et Kunze, Lisa remplace ici comme monnaie d’échange le personnage d’Eva chez Brecht, mais avec cette différence essentielle que chez Braun, c’est désormais le chauffeur, Hinze, qui en est le propriétaire initial.
Pourtant, quelque chose subsiste de ce monde capitaliste, à savoir la division du travail. L’un conduit, l’autre est conduit, l’un donne les ordres, l’autre les suit. Comme chez Diderot, le chauffeur est le chien du maître : « Hinze attendait sur un stationnement interdit, le chien » 35. Le passé de Kunze le rattache au monde de la production, et le classe parmi les travailleurs. Or le travail en usine est dépeint comme une aliénation, et ce pour trois raisons qui toutes trois renvoient à la division du travail et à Marx : 1. parce que ce travail s’apparente à un combat contre la mort, comme au temps passé du capitalisme : « Ce n’était pas un sport, c’était impitoyablement sérieux. Tous ces gens vivants, ces supers tourneurs, cette crème des ouvriers étaient en guerre contre des objets morts qui s’accumulaient, contre le passé défunt qui se déversait dans les ateliers comme de la lave » 36. 2. parce que ce travail ne génère de solidarité qu’à la condition de surmonter la concurrence entre travailleurs 37, voire entre nations 38 ; 3. parce que chacun n’a de pouvoir que sur une infime partie de l’objet produit, et que la division des tâches tue le sens de l’activité : « La bataille [...] rivait les gens à leurs chaînes de montage ou les propulsait à des hauteurs vertigineuses, vers des bureaux où ils clamaient d’une voix vivante des phrases mortes » 39. Il en résulte que, même dans un univers socialiste, le travail fragmenté reste vécu comme une puissance extérieure aliénante. La ressemblance de l’Est avec l’Ouest est patente. On ne s’étonne donc pas de découvrir que la confiance du maître relève en réalité de la manipulation : « Ils recouraient aux armes habituelles, à la plus terrible : la confiance » 40. On ne s’étonne pas non plus de voir que la division du travail engendre une classe privilégiée : « Ceux qui étaient aux manettes n’étaient pas obligés de se mettre la pression, bien au contraire : l’état pénible qui était le leur devait leur être rendu plus supportable [...]. Sur un plan personnel, ils étaient les meilleurs, et ils pouvaient avoir ce qu’il y avait de mieux, de toutes façons ils étaient aussi les moins nombreux » 41. De plus, la structure pyramidale de l’Etat, que Volker Braun associe dans une discussion publique 42 aux monuments non seulement égyptiens mais aussi incas 43, est présentée comme une forme étatique ancienne, héritée du passé et qui perdure en tant qu’émanation de la classe dominante : « Les institutions, produits de longues années de travail à partir du sommet, qui s’étaient solidement implantées dans le paysage telles des pyramides égyptiennes, se défendaient en recourant aux mêmes vieilles méthodes grossières, à ces mêmes vieilles grosses ficelles dont leurs momies étaient encore capables » 44.
Qu’est-ce qui retient l’esclave auprès du maître ? Eh bien, ce sont précisément la division du travail et l’aliénation qui continuent paradoxalement de souder le duo, comme l’atteste un des premiers dialogues du roman : « KUNZE : Je suis toujours étonné de voir ce que nos gens supportent. / HINZE : Et qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’autre ? Ils n’ont pas le choix. / KUNZE : Qu’est-ce que ça veut dire : ils n’ont pas le choix ? / HINZE : Justement, c’est plus fort qu’eux » 45. A ceci s’ajoute le fait que cet état d’aliénation semble figé dans un immobilisme inquiétant, puisque rien ne doit changer, comme que le révèlent l’aménagement du bungalow de Kunze, intact depuis les années 50, ainsi que l’horloge cassée et ses aiguilles tremblantes 46. Est-ce à dire que chez Braun comme chez Brecht, seule une révolution peut mettre fin à cette situation ? Dans la Lottumstraße, où les pompes funèbres côtoient la maison d’édition militante 47, la probabilité d’une révolution semble bien mince. L’amorce de révolte de Hinze quand Lisa l’évince (il s’en prend à la voiture) produit un échange momentané des rôles, mais la menace d’une guerre atomique a tôt fait de remettre le chauffeur sous la coupe du maître. Au sauna, Kunze demande à Hinze de « monter » (au contraire de chez Diderot) ce qu’il refuse 48 : cette illustration toute brechtienne de la théorie marxiste d’un antagonisme de classe irréconciliable ne permet pas de remédier à la domination, elle ne fait que la figer.
Comment dès lors remettre du mouvement dans la marche du monde ? C’est là la seconde question philosophique qui traverse le roman. Ici, Volker Braun n’a plus recours à Marx, mais à Hegel. Pour remettre le monde en marche et quitter une paix qui n’est qu’une longue mort 49, il faut reconstituer l’attelage qui est le moteur de l’histoire. C’est pourquoi Hinze a quitté la production pour devenir le chauffeur de Kunze : « Dans ma voiture, je suis plus près du pouvoir, j’ai mon petit mot à dire » 50. Les deux hommes doivent continuer ensemble, car sans eux, la Tatra resterait immobile. Dans le monde de Hegel au-delà de Hegel, la répartition des rôles entre maître et esclave semble alors se faire de la manière suivante : à Hinze revient le commentaire hégélien sur les états de conscience et l’approbation finale de l’Etat rationnel. A Kunze incombe en revanche tout ce qui relève du désir et de la négativité. A Hinze le donné hégélien, à Kunze la quête du mouvement pour dépasser ce donné. Le donné hégélien est suggéré par petites touches. Dans l’épisode de la cantine, Hinze est incapable de faire un choix entre différents plats : il incarne le stade hégélien de la conscience en soi, c’est-à-dire le début de l’histoire quand l’homme, tel l’animal, est encore aliéné à sa proie par son besoin physiologique. Quelques pages plus loin, en bon spécialiste de l’exégèse hégélienne, il explique à Kunze qu’il est sorti d’affaire, qu’il n’est plus aliéné, puisqu’il vit de la conscience : « HINZE : Tu es pour ainsi dire guéri. / KUNZE : Qu’est-ce que tu veux dire. / HINZE : Tu es sorti d’affaire parce que tu as tiré ton épingle du jeu, ou de ta fraiseuse. Tu vis de la conscience » 51. A Kunze qui lui objecte que les travailleurs aussi ont une conscience, Hinze rétorque : « Certes, mais ils n’en vivent pas. Oui, c’est cela : ils ont la conscience, mais ils continuent d’avoir aussi le travail, comme avant » 52. Ce qui renvoie à la distinction hégélienne entre le maître, qui a la réalité de la liberté, et l’esclave, qui n’en a que l’idéologie.
Hinze accède un peu plus tard à un état de conscience double, qui n’est pas sans évoquer la conscience sceptique ou malheureuse de l’esclave chez Hegel : « Hinze pouvait s’imaginer dans [la] peau de [Kunze] [...]. Il avait une conscience double » 53. Hinze, donc, se situe donc par ses actes et ses commentaires du côté du donné hégélien. Le Hinze marxiste se tait, parce que c’est son droit ; le Hinze hégélien au contraire parle, pour commenter les états de la conscience. D’où une contradiction, qui n’est qu’apparente. Et lorsque Hinze, pour finir, approuve la politique de réarmement en partisan de l’Etat rationnel et militarisé en place, il reprend avec la Raison et la guerre des thèmes hégéliens, mais sur un mode statique. Le mouvement, lui, est généré, dans cet attelage hégélien renouvelé mais inversé, par un maître, Kunze, qui porte seul les vraies forces motrices de l’histoire : le désir et la négativité. Le désir, tout d’abord. Son désir des femmes est un avatar de son désir de reconnaissance en général, et de son désir d’être reconnu par Hinze en particulier. Ce désir soude l’attelage: un cadre du parti veut être reconnu par le peuple. Kunze propose à Hinze d’assister à un congrès avec lui ou de l’aider à gouverner, mais il se heurte à un refus : « KUNZE : Aide-moi à gouverner, quoi! /HINZE : Laisse tomber. Je suis trop stressé » 54. Ce refus de reconnaissance oblige la quête du désir de l’autre à prendre des voies détournées. Pour obtenir le désir de Hinze, Kunze doit s’approprier l’objet de son désir, c’est-à-dire Lisa. Pour ce faire, il va la lui rendre inaccessible en l’encourageant à acquérir une qualification de plus en plus poussée. Une fois Lisa élevée à la conscience supérieure, Hinze aura perdu, quelle que soit sa réaction. S’il cesse de la désirer, il la perd ; s’il la désire encore, alors il désirera un double féminin de Kunze et donnera à celui-ci par personne interposée le plaisir d’une reconnaissance qu’il lui avait d’abord refusée. Nous connaissons la suite : dans un monde en mouvement, même les objets sexuels peuvent dialectiquement accéder à la liberté par un cheminement de leur conscience. Lisa est l’esclave hégélienne par excellence. Tout d’abord servile sans même le savoir, elle incarne la conscience en soi, quand l’esprit est aliéné au corps. Un premier éloignement, puis un second, lui permettent d’accéder au stade de la conscience d’elle-même (conscience pour soi), puis à une synthèse de ces deux états précédents (conscience en soi pour soi), quand elle revient à la fois qualifiée et enceinte. La liberté ainsi conquise l’amène à flanquer à la porte les deux individus qui la traitent encore en objet de tractations. La problématique du maître et de l’esclave est ici clairement identifiable. En ce qui concerne Hinze et Kunze, l’affaire est plus confuse. Cela tient à ce que le roman n’est pas un essai philosophique, mais une description des états de la conscience : il faudrait, à partir de lui, écrire ensuite une phénoménologie. Comme Hegel, Braun procède empiriquement, à tâtons, ce que souligne l’assertion répétée : « Je ne comprends pas, je décris » 55.
Le désir de Kunze, pour en revenir à lui, va de pair avec une capacité de haine et de négation qui, pour Hegel, est indispensable au dépassement du donné et à la marche de l’histoire. L’épisode avec Agatha-arrête-le-massacre, ainsi que Le chant de la haine de Georg Herwegh 56 renvoient à cette négativité, qui est l’apanage de Kunze : « En lui, très profondément, tout n’était que colère mauvaise » 57. La dernière séquence du roman dans l’abri antiatomique est l’aboutissement de cette démarche marquée au sceau de la négativité et qui aspire à un renversement de situation. Hinze, fidèle à la théorie hégélienne, veut le réarmement, car la guerre est un des moteurs de l’histoire. Mais la guerre d’aujourd’hui recourt aux armes nucléaires, et l’atome, négativité radicale, renvoie les consciences à l’âge de pierre, au stade où l’esprit, aliéné au corps, ne possède pas encore la faculté de s’élever au-dessus des exigences physiologiques immédiates : et c’est bien ainsi qu’il convient de comprendre le besoin subit de déféquer que Hinze éprouve à son arrivée dans l’abri, illustration sans fioriture de ce retour à l’âge primitif, à la conscience en soi. Ni Marx ni Hegel ne permettent plus donc de répondre de manière satisfaisante à la question du but, si souvent évoquée. L’injonction « en avant ! » (vorwärts) devient à la fin un simple « allez, on continue » 58. La Tatra censée porter maître et chauffeur à travers l’histoire ne décrit que de misérables déplacements dans un espace clos et réduit, le plus souvent berlinois, qu’elle ne quitte qu’à deux reprises. Tantôt ambulance 59, tantôt corbillard 60, elle ne vogue pas vers de glorieux lendemains. Où vont-ils ? On a le choix entre d’étranges options, toutes plus sinistres les unes que les autres : ou bien nulle part (et le texte tend alors à parodier Diderot), ou bien à la catastrophe, comme nous le suggère un fond sonore d’émission ouest-allemande : (« Où est-ce que vous êtes allés vous fourrer, crétins ? Sur la Voie Nouvelle. Avec le corbillard ! Laisse-le filer, frère, tire-toi. Descends de cette bagnole. Elle fonce dans le ravin, vraiment [...] » 61), ou bien encore vers une nouvelle guerre mondiale.
V. Braun fait pourtant une autre proposition, d’inspiration libertaire : « Faites l’amour, pas la guerre » 62. La distinction entre Hinze et Kunze correspond à la dichotomie entre l’amour purement corporel et l’amour-désir. L’onanisme de Hinze exprime une impuissance du désir, tandis que l’érotomanie de Kunze représente une quête de l’objet parfait, c’est-à-dire de l’objet désirant en retour. Le premier départ de Lisa remplit Kunze d’allégresse, car ici enfin, il y a communauté de désirs. Le désir partagé peut donner un sens à l’histoire. Il faut « orgasmiser la concurrence » 63, ériger le plaisir au rang de but suprême de l’histoire : « Vive la paix, vive l’orgasme dans le monde ! » 64 Lorsque, dans le sauna, Hinze refuse de monter rejoindre Kunze, l’auteur invente pour les aider l’épopée des queues, qu’un égalitarisme effréné a réduites à l’état de moignons sanglants, et que les trous viennent consoler. Il suggère par là une réconciliation par l’amour désirant, pour qui l’important n’est pas l’égalité à tout prix, mais la chance de trouver le bon objet : « Chacun doit pouvoir obtenir ce à quoi il a droit, comprenez-vous : ce à quoi il a droit, lui, pas n’importe quoi qui y ressemblerait » 65. Et cette fable permet en effet une réconciliation magique : « Peu après, je vis Kunze et Hinze, main dans la main, sauter dans le bassin d’eau froide [...] » 66. Kunze reprendra d’ailleurs complètement à son compte cette manière de dépasser l’antagonisme quand, à la fin du roman, il couvrira Hinze de son corps afin de lui donner chaleur et sécurité 67. Est-ce vraiment la solution ? La séance de lecture à Dresde, par laquelle le roman se clôt, est ambiguë : elle reprend certes le thème de la réconciliation par l’amour désirant, avec le surgissement d’une seconde tête de l’auteur et son attirance avouée pour une auditrice du deuxième rang, mais par ailleurs cette scène n’est pas non plus sans évoquer une sorte d’auto-parodie, ce qui n’est jamais très loin de l’autocritique. Nous devrons néanmoins nous contenter de cette proposition ouverte, de cette indécision, que Volker Braun confirmera des années plus tard dans son discours pour le prix Büchner : « Etais-je attaché à une idée ? A aucune de celles qui dominent le monde, cela est sûr » 68. Et nous conclurons sur cet aveu désabusé, quelques lignes plus loin : « Il m’est impossible d’associer à l’histoire aucune espérance fondamentale » 69.
Notes
* A. Lemonnier-Lemieux. Maître de conférences à l'Ecole Normale Supérieur de Lyon.
1. Martin Lüdke, « Diderot mal Hegel durch Marx. Volker Brauns philosophischer Unterhaltungsroman über Hinze und Kunze », in : Frankfurter Rundschau, 23. 11. 1985 : « Selten ein Buch in der Hand gehabt, das mich dazu zwang, so viele andere Bücher in die Hand zu nehmen. »
2. Volker Braun, Die Verhältnisse zerbrechen, Frankfurt/Main : Sonderdruck edition Suhrkamp, 2000, p. 21 : « [...] der einzigartige Vorzug der Kunst, dass in ihr Denken unmittelbares Tun ist, ein Denken in Material, das nicht wie in der Wissenschaft vom Tun abgelöst und verselbständigt wird. »
3. Klaus Höpcke, « Ein komischer Essay », in : « Lisa oder ein Gewinn für alle », Die Weltbühne, Wochenzeitschrift für Politik, Kunst, Wissenschaft, n° 34, 20 août 1985, p. 1068.
4. Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, Paris : folio Gallimard 763, 1981, p. 35.
5. Ibid., p. 212.
6. Ibid., p. 213.
7. Ibid., p. 207.
8. Ibid, p. 210.
9. Ibid., pp. 211-212.
10. Ibid., p. 215.
11. Ibid., p. 212.
12. Ibid., pp. 214-215.
13. Volker Braun, Hinze-Kunze-Roman, suhrkamp taschenbuch 1538, 1988, p. 7 : « Ich begreife es nicht, ich beschreibe es. »
14. G. W. F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, in : Werke 3, Frankfurt/Main : suhrkamp taschenbuch wissenschaft 603, 1986, p. 144 : « Das Selbstbewußtein erreicht seine Befriedigung nur in einem anderen Selbstbewußtsein. »
15. Cf. ibid., pp.148-149 : « Das Verhältnis beider Bewußtsein[e] ist also so bestimmt, daß sie sich selbst und einander durch den Kampf auf Leben und Tod bewähren. [...] Das Individuum, welches das Leben nicht gewagt hat, kann wohl als Person anerkannt werden ; aber er hat die Wahrheit dieses Anerkanntseins als eines selbständigen Selbstbewußteins nicht erreicht. » Nous traduisons : « Le rapport entre les deux consciences est donc ainsi fait que chacun doit se justifier pour soi et pour l’autre par un combat à la vie et à la mort. [...] L’individu qui n’a pas risqué sa vie peut toujours être reconnu en tant que personne ; mais il n’atteint pas à la vérité de la reconnaissance en tant que conscience autonome. »
16. Cf. ibid., « Freiheit des Selbstbewußtseins », pp.155-177.
17. Karl Marx, Friedrich Engels, Die deutsche Ideologie, Berlin : Dietz Verlag, 1960, p. 17 : « Man kann die Menschen durch das Bewußtsein, durch die Religion, durch was man sonst will, von den Tieren unterscheiden. Sie selbst fangen an, sich von den Tieren zu unterscheiden, sobald sie anfangen, ihre Lebensmittel zu produzieren [...]. Was die Individuen also sind, das hängt ab von den materiellen Bedingungen ihrer Produktion. »
18. Ibid., p. 22 : « Das Vorstellen, Denken, der geistige Verkehr der Menschen erscheinen hier [...] als direkter Ausfluß ihres materiellen Verhaltens. »
19. Ibid., p. 17 : « Wie weit die Produktionskräfte einer Nation entwickelt sind, zeigt am augenscheinlichsten der Grad, bis zu dem die Teilung der Arbeit entwickelt ist. Jede neue Produktivkraft [...] hat eine neue Ausbildung der Teilung der Arbeit zur Folge. »
20. Cf. ibid., pp. 29-30 : « Ferner ist mit der Teilung der Arbeit zugleich der Widerspruch zwischen dem Interesse des einzelnen Individuums [...] und dem gemeinschaftlichen Interesse aller Individuen [...] gegeben. » Nous traduisons : « En outre, la division du travail pose en même temps la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier et l’intérêt collectif de tous les individus [...]. »
21. Ibid., p. 30 : « Sowie nämlich die Arbeit verteilt zu werden anfängt, hat Jeder [sic] einen bestimmten ausschließlichen Kreis der Tätigkeit, der ihm aufgedrängt wird, aus dem er nicht heraus kann [...]. Dieses Sichfestsetzen der sozialen Tätigkeit, diese Konsolidation unseres eigenen Produkts zu einer sachlichen Gewalt über uns, die unserer Kontrolle entwächst, unsere Berechnungen zunichte macht, ist eines des Hauptmomente in der bisherigen geschichtlichen Entwicklung [...]. »
22. Ibid., p. 44 : « Die Gedanken der herrschenden Klasse sind in jeder Epoche die herrschenden Gedanken, d. h. die Klasse, welche die herrschende materielle Macht der Gesellschaft ist, ist zugleich ihre herrschende geistige Macht. »
23. Ibid., p. 30 : « [...] während in der kommunistischen Gesellschaft, wo Jeder [sic] nicht einen ausschließlichen Kreis der Tätigkeit hat, sondern sich in jedem [...] Zweige ausbilden kann, die Gesellschaft die allgemeine Produktion regelt und mir dadurch eben möglich macht, heute dies, morgen jenes zu tun [...], wie ich gerade Lust habe. »
24. Ibid., p. 33 : « Der Kommunismus ist für uns nicht ein Zustand, der hergestellt werden soll, ein Ideal, wonach die Wirklichkeit sich zu richten haben wird. Wir nennen Kommunismus die wirkliche Bewegung, welche den jetzigen Zustand aufhebt. »
25. Cf. ibid., p. 29 : « Mit der Teilung der Arbeit [...] ist zu gleicher Zeit auch [...] die ungleiche [...] Verteilung der Arbeit und ihrer Produkte gegeben, also das Eigentum, das in der Familie, wo die Frau und die Kinder die Sklaven des Mannes sind, schon seinen Keim hat. Die freilich noch sehr rohe, latente Sklaverei in der Familie ist das erste Eigentum. »
26. Bertolt Brecht, Herr Puntila und sein Knecht Matti, Frankfurt/Main : suhrkamp, 1981, monologue final. Nous traduisons : « Le pacte amical ne pouvait certes pas s’établir / L’illusion se dissipe. Au quotidien, on se demande : qui l’emporte sur qui ? / [...] Il est temps que tes valets te tournent le dos. »
27. Volker Braun, Der Hinze-Kunze-Roman, op.cit., p. 8 : « Was hielt sie zusammen ? »
28. Ibid. : « Was heißt sagte, was heißt machte ? Nein, so ging es nicht zu. » Nous traduisons : « Comment cela : disait, comment cela : faisait ? Non, ça ne marchait pas comme ça. »
29. Ibid. p. 87 : « Er lebte längst in den besseren Zeiten. Er hatte alles hieß es. Ihm gehörten die Maschinen, jedenfalls nicht Krupp Flick Thyssen. »
30. Ibid., p.100 : « Ob die Leute da drüben fähig waren zu empfinden, wußte Kunze nicht, aber zwischen ihm und ihnen war nicht viel möglich. »
31. Cf. ibid., pp. 36-37.
32. Ibid., p. 45 : « Schließlich, sie standen auf der selben Seite der allgemeinen Barrikade, nicht durch Geburt oder Besitz auf einen Posten genagelt; sie hätten ebensogut die Rollen tauschen können. »
33. Ibid., p. 9 et p. 98 : « Wir fragen zuviel, dafür wird Hinze nicht bezahlt. »
34. Ibid., p. 8 : « ein Kumpel », « mein Freund ».
35. Ibid., p.10 : « Hinze wartete im Halteverbot, der Hund. »
36. Ibid., p. 84 : « Das war kein Sport, das war grausamer Ernst. Diese lebendigen Leute hier, Spitzendreher, Bestarbeiter, standen im Krieg gegen tote Dinge, die sich anhäuften, das Vergangne, das Erloschene, das sich wie Lava in die Halle wälzte. »
37. Cf. ibid., p. 85 : « [...] sie waren eine Truppe, ausgelernte Haudegen. [...] Auch wenn sie im Wettebwerb standen sie beieinander. » Nous traduisons : « Ils étaient une troupe, des sabreurs qualifiés [...]. Jusque dans la compétition ils se tenaient côte à côte. »
38. Cf. ibid., pp.18-19.
39. Ibid., p. 85 : « Die Schlacht [...] nagelte die Leute in die Maschinenstraßen oder hob sie in schwindelnde Büros, auf die Kommandoposten, wo sie mit lebendiger Stimme tote Sätze riefen. »
40. Ibid., p. 86 : « Sie setzten die üblichen Waffen ein, die furchtbarste : das Vertrauen. »
41. Ibid., pp. 33-34 : « Die ohnehin am Drücker waren, sie mußten sich nicht selbst drücken, im Gegenteil : der schwere Stand, den sie hatten, mußte ihnen erleichtert werden [...] Das waren persönlich die Besten, sie konnten das Beste haben, und es waren ja auch die wenigsten. »
42. Discussion publique à l’Institut Goethe de Lyon, 18 janvier 2008.
43. La structure de l’empire inca, son système économique dirigiste et strictement planifié lui ont parfois valu d’être qualifié de « socialiste ». Cf. article « Incas », in : Le petit Robert 2, Paris, 1983, p. 883.
44. Ibid., p. 86 : « Die Institutionen, Produkte langjähriger Arbeit von oben herab, die sich in der Landschaft festgesetzt hatten wie ägyptische Pyramiden, wehrten sich mit den alten plumpen Methoden, Tricks, zu denen ihre Mumien noch fähig waren ». Souligné par moi.
45. Ibid., p. 31 : « KUNZE : Ich staune immer, was unsere Menschen machen, was sie aufsichnehmen. / HINZE : Was sollen sie denn machen. Sie können nicht anders. / KUNZE: Was heißt : sie können nicht anders ? / HINZE : Genau, es ist ein Zwang. »
46. Cf. ibid., p. 82.
47. Cf. ibid., p.192.
48. Cf. ibid., pp.151-152.
49. Cf. ibid., p.182, la citation du texte de Kant Zum ewigen Frieden, qui renvoie à une enseigne illustrée d’un cimetière.
50. Ibid., p. 71 : « In meinem Wagen [...] sitz ich näher bei der Macht, rede ein Wörtlein mit. »
51. Ibid., p. 31 : « HINZE : Du bist geheilt sozusagen. / KUNZE : Wie meinst du das. / HINZE : Dir ist geholfen, weil du aus dem Schneider bist, oder aus dem Schlosser. Du lebst vom Bewußtsein. »
52. Ibid., p. 32 : « Freilich, aber sie leben nicht davon. Das ist es ja, sie haben das Bewußtsein, aber die Arbeit wie eh und je. »
53. Ibid., p. 117 : « Hinze konnte sich in ihn [Kunze] hineinversetzen [...] - er hatte ein doppeltes Bewußtsein. »
54. Ibid., p. 26 : « KUNZE : Hilf mir regieren, Mensch! / HINZE : Laß man. Ich steh so im Streß. »
55. Cf. note 13.
56. Ibid., p.129 : « Das Lied vom Haß ».
57. Ibid., p. 111 : « Bei dem war es weit hinein böse. »
58. Ibid., p. 195 : « weiter halt ».
59. Cf. ibid., p. 121.
60. Cf. ibid., p. 166.
61. Ibid. : « Wohin seid ihr gefahren, ihr Kaffern ? Auf dem Neuen Weg. In dem Leichenwagen! Laß ihn sausen, Bruder, kratz die Kurve. Steig aus der Karre. Die rollt in den Abgrund, wahrlich [...]. »
62. Cf. ibid., p.183 : « Make love, not war ».
63. Ibid., p. 120 : « Wir müssen den Wettbewerb orgasimieren [...]. »
64. Ibid., p. 121 : « Es lebe der Frieden, es lebe der Orgasmus in der Welt ! ».
65. Ibid., p. 157 : « Jeder soll zu seinem Recht kommen, versteht ihr : zu seinem, nicht zu irgendeinem gleichen. »
66. Ibid. : « Gleich darauf sah ich Kunze und Hinze, Hand in Hand, ins Kaltwasserbecken springen [...]. »
67. Cf. ibid., pp. 189-190.
68. Volker Braun, Die Verhältnisse zerbrechen, op. cit., p. 24 : « War ich einer Idee verbunden ? Keiner herrschenden, gewiß. »
69. Ibid. : « Ich kann mit der Geschichte keine grundsätzliche Hoffnung verbinden. »
En 1985, quand paraît le Roman de Hinze et Kunze, Volker Braun n'est pas un débutant en matière de prose, mais il est plus connu comme poète et comme auteur dramatique que comme prosateur 1. L’écriture de ce roman, on le sait, fait scandale en RDA. Elle est l’une des raisons, non la moindre, pour lesquelles sa parution est retardée pendant quatre ans : ce n’est pas la prose facile à lire que la politique culturelle de la RDA voudrait garantir à ses citoyens – et il est évident que ce reproche en recouvre d’autres, idéologiques. La postface 2 qui accompagne l’édition du roman chez Reclam à Leipzig en 1990 est composée d’un ensemble de lettres et de notes, écrit par Dieter Schlenstedt, critique littéraire connu et ami de Volker Braun, pour soutenir la parution du roman entre 1981 et 1985. Dans ces textes, adressés à l’éditeur, à l’auteur lui-même, à un représentant de l’Union des écrivains de la RDA, Schlenstedt prend la défense du Roman de Hinze et Kunze contre ses détracteurs (instances officielles sur la défensive, éditeur inquiet, public désemparé) et le caractérise de la façon suivante : « les romans qui ont du succès auprès du public sont faits autrement ». Il s’agit, écrit-il, d’« une prose organisée de façon complexe, qui demande du travail aux lecteurs », d’« un matériel dont le centre, le sens, restent ouverts », d’« une langue qui produit de façon très consciente des recoupements et des déplacements de signification, qui pose la question du sens qu’ont des expressions et des listes de vocabulaire courantes, et qui montre leur absurdité ». Par là-même, Dieter Schlenstedt définit une prose de roman moderne. Mais chez le poète qu’est Volker Braun, il est intéressant de constater la parenté de celle-ci avec l’écriture poétique. Dans ce domaine, cet article ne proposera aucune nouveauté théorique. Il se contentera de relever quelques principes de l’écriture poétique de Volker Braun, puis de montrer dans quelle mesure ils sont mis en œuvre dans le roman et quel rôle ils y jouent, rendant peut-être le texte particulièrement difficile d’accès, mais aussi particulièrement expressif.
Quelques principes de la langue poétique de Volker Braun
Pour essayer de mettre en avant quelques principes de la langue poétique de Volker Braun, nous avons choisi deux exemples, assez éloignés dans le temps pour donner une image d’un large pan de sa production. « Espoirs communs » (Allgemeine Erwartung) 3 est paru en 1974, c’est encore un poème de jeunesse, dans lequel le locuteur, ouvrier de base et activiste politique, exprime dans un long monologue (cent trente neuf vers) les espoirs, mais aussi les frustrations et le découragement que lui inspire son engagement quotidien pour la réalisation du socialisme. La plus grande partie de « La Paix » (Der Frieden) 4, paru en 1987 (à l’ouest), est consacrée à la description d’une figure allégorique de la paix, personnage tellement blindé et armé qu’il en devient monstrueux. A treize ans de distance, Volker Braun évolue à l’intérieur de la même position (celle que nous lui connaissons dans le Roman de Hinze et Kunze), celle de la « critique constructive » du régime de la RDA, d’une critique dont la force et les domaines d’application varient, mais qui ne remet pas en cause l’adhésion du poète aux principes fondamentaux de la RDA. A partir de ces deux poèmes, nous allons tenter de dégager un vocabulaire et une syntaxe poétiques caractéristiques de Volker Braun. Nous envi-sagerons la critique de la langue de bois, l’élaboration (en réponse à celle-ci) d’une langue qui repose sur l’association d’idées plus que sur la logique, et le jeu avec les sonorités et les doubles sens de la langue.
La parodie de la langue de bois, à laquelle V. Braun se consacre à toutes les époques de sa création, apparaît déjà dans le premier poème. Pendant quinze vers (v. 30 à 45), le lecteur entend se dérouler le cours monotone d’une propagande bien réglée. Des formules toutes faites sont énumérées. C’est en tant que slogans d’incitation adressées à la collectivité qu’elles sont courantes : leur application à la situation personnelle d’un ouvrier précis (le je), et le fait qu’elles soient présentées comme réalisées, les rend caricaturales. Le ridicule de ce contraste entre théorie et pratique culmine dans « Ich, der, materiell angereizt [...] das Volkseigentum vor sich schützt sowie mehrt… » (moi qui [...], intéressé matériellement [...] protège la propriété du peuple contre moi-même et l’augmente) 5. L’accumulation des chevilles rhétoriques, caractéristiques d’un discours effectivement dans une large mesure pratiqué oralement, lors de meetings ou de réunions d’agitation, relève de la même parodie du discours politique courant. On remarque l’accumulation des « im Prinzip » (en principe) et des « womöglich » (peut-être), des « abgesehen davon » (indépendamment du fait que) jusqu’à la cascade comique de « und nicht einmal / Sondern ohnehin womöglich » (et même pas / Mais de toute façon peut-être…).
« La paix » est également un modèle de parodie de la langue de bois : les chants socialistes fondateurs, devenus matériel de propagande d’Etat en RDA, sont cités, mais réduits à des formules toutes faites, à un ronron vide de sens, et tournés en dérision. La direction de l’avenir qu’ils indiquent est mise en cause : « Brüder zur Sonne, zur Freiheit / Brüder zum Lichte empor » (Frères, marchons vers le soleil, vers la liberté, / Frères, montons vers la lumière) début d’un des hymnes historiques du Parti socialiste, devient « Brüder zur Sonne – ja wohin ? » (Frères, marchons vers le soleil – vers quoi ?) « Brüder zum Posten empor » (frères, montons dans la hiérarchie), ou même « Brüder zur Kasse » (Frères, passons à la caisse). « Vorwärts und nicht vergessen / Worin unsre Kraft besteht » (En avant, et n’oublions pas / D’où vient notre force), texte de l’un des songs qui rythment le film Kuhle Wampe 6, devient « Vorwärts und sehen wo du bleibst» (En avant, et débrouille-toi), et « Vorwärts und nicht vergessen anzustellen » (en avant, et n’oublie pas de prendre la queue). On pense bien entendu au « en avant » vide d’un sens précis que Hinze, dans sa fonction de chauffeur, connaît bien.
L’élaboration d’une langue non logique, qui fonctionne par associations, se manifeste, dans « Espoirs communs », dans la structure en leitmotiv. Au cours de ce long poème, on assiste à la constitution progressive de son objet par le texte, au fil d’une structure répétitive, qui procède par essais et erreurs. Tout au long du poème se relaient et s’entrecroisent des thèmes, souvent soulignés par la reprise des mêmes mots, familles de mots ou expressions. Les conditions physiques de travail sont dures (la chaleur fait transpirer, trouble la vue, les ventilateurs sont insuffisants, le bruit est assourdissant). La fatigue physique engendre la confusion intellectuelle : le verbe « confondre » revient régulièrement, appliqué à tous les contextes. L’incertitude gagne, sur le travail à réaliser, mais aussi sur sa justification idéologique : les variations sur le champ lexical de « demander », « se demander », « se poser des questions », « dire » / « ne pas pouvoir dire », « comprendre » / « ne pas comprendre » se développent largement. Le locuteur et ses compagnons sont cependant portés par une attente, une espérance : les termes de « possible », « attendre » et « attentes » (erwarten et Erwartungen) rythment le texte. Des résultats ont été obtenus, mais peut-on s’en satisfaire ? Les leitmotivs « das kann nicht alles sein », (cela ne peut pas être tout), « was wollen wir mehr ? » (que voulons-nous de plus ?), « was können wir mehr » (que pouvons-nous de plus ?), « macht das was ? » (est-ce que cela fait quelque chose), « das ist doch etwas » (c’est tout de même quelque chose)… reviennent périodiquement. Cette structure répétitive et hésitante n’est pas celle d’une démonstration logique, elle rend compte d’une exploration tâtonnante du sujet, c’est un mode d’expression particulièrement adapté à l’expression d’une incertitude, d’un doute, d’une recherche.
Dans « La paix », c’est sous la forme du montage, du collage qu’est représentée la structure non-logique. Ce poème repose sur le montage de fragments de textes de différentes origines. On y trouve un fragment de texte littéraire, un extrait de « Die Frühlingsfeier » (La fête du printemps) de Klopstock (v. 1, v.14-16). Ces vers, chez Klopstock, décrivaient l’approche du nuage d’orage comme le signe de la toute-puissance divine : preuve de la puissance destructrice, mais aussi de la présence protectrice de Dieu. Dans le contexte du XXe siècle, la citation est complétée de telle façon qu’elle prend un sens opposé, elle évoque l’approche d’un autre nuage noir (chimique, atomique), duquel les hommes sont responsables, mais dont ils ne sauront pas se protéger eux-mêmes. On y trouve également des fragments de textes politiques, sous la forme de slogans pacifistes largement répandus à l’ouest dans les années 80 (« FREIHEIT FÜR GRÖNLAND SCHMELZT DAS PACKEIS / STELL DIR VOR ES IST KRIEG UND KEINER / GEHT HIN [...] / ENTRÜSTET EUCH »…) (LIBÉREZ LE GROENLAND FAITES FONDRE LA BANQUISE / IMAGINE QUE CE SOIT LA GUERRE ET QUE PERSONNE N’Y AILLE [...]) 7. Ces slogans sont énumérés, situés idéologiquement (« à Amsterdam »), mais ne sont pas discutés. A travers cette partie du poème, un réseau de signification se tisse autour du thème de la menace de la guerre et de la volonté de préserver la paix. Il est complété par la description de l’être monstrueux qu’est devenue la Paix armée. L’accumulation des images et des allusions finit par exprimer une position claire – mais celle-ci n’est nulle part argumentée. Certainement pour une raison idéologique (Volker Braun ne renonce sans doute pas à l’espoir de voir ce texte paraître en RDA), mais certainement aussi pour une raison proprement littéraire : le texte poétique n’en est pas le lieu.
Le jeu avec et sur les mots caractérise également la langue poétique de Volker Braun, comme celle de nombreux poètes, ses contemporains. « Espoirs communs » se développe largement autour du jeu sur la sonorité des mots. Dans les exemples suivants, une ressemblance formelle, qu’elle soit due à une analogie phonétique fortuite ou à l’emploi systématique de mots d’une même famille, donne une forte cohérence à la phrase, donne un air d’évidence à ce qui est affirmé 8 : « (wo ich), abgespannt, alle Kraft anspanne » (où, épuisé, je mobilise toute ma force), « den Vorgaben nachgeben » (se laisser diriger par les directives), « die Beschlüsse begrüßen » (être d’accord avec les décisions), « … in der ich die Worte verwechsle / Oder vergesse » (où je confonds les mots, et où je les oublie)… Ce poème repose également sur un jeu, sur la polysémie des mots. Le poète joue sur deux sens différents du même mot : « Seite » est tantôt la page d’un livre et tantôt prend son sens dans l’expression « être aux côtés de quelqu’un ». Il utilise fréquemment parallèlement le sens propre et le sens figuré d’un même terme : décrivant l’atelier, un lieu étouffant, il reprend à plusieurs reprises l’expression « es lässt mich kalt » (cela me laisse froid), au sens figuré. Les verbes « abziehen » et « verdampfen » présentent tous les deux la même polysémie, et le poète joue avec ce parallélisme : techniquement, ils signifient tous les deux « se dissoudre en fumée », « partir en vapeur », mais leur sens figuré est également le même : « disparaître », « filer à l’anglaise ». Tous les deux mettent donc en scène à la fois la chaleur étouffante de l’atelier, et la tentation qu’éprouve l’ouvrier de disparaître au plus vite dès la fin de son temps de travail (ce qu’il ne fera pas, bien entendu, car il restera pour participer à la discussion politique). Parfois, il cherche à rénover une expression imagée ressentie comme usée, donc à lui donner un sens supplémentaire. Dans « [...] was wir uns geben, womöglich / Ist erst der kleine Finger / Und nicht die Hand » (ce que nous nous donnons, peut-être / N’est que le petit doigt / Et pas la main), l’image du rapport entre le petit doigt et la main ne désigne plus la peur de s’en faire prendre plus qu’on ne voulait, mais la peur de ne pas en donner assez, de ne pas s’engager assez.
Dans « La paix », le texte des chansons non seulement est tourné en ridicule, mais il se défait, les mots eux-mêmes se défont, aboutissant dans le meilleur des cas à une série d’alternatives peu glorieuses, dans le pire à un bégaiement d’ivrogne ou à une sonnerie de trompette qui proclame stupidement sa propre gloire. Du vers de Brecht bien connu du public de RDA « Vorwärts und nicht vergessen : die Solidarität » (en avant, et n’oublions pas : la solidarité), Volker Braun tire « Vorwärts und nicht ver / ver / vergammeln / blöden / raten » (en avant, et n’ou- / n’ou- / n’outillons / n’outrons / n’ouvrons pas) et « die Solidität / die Solidari / Täterätah ! » (la solidité / la solidari / taratata !).
L’écriture poétique dans le Roman de Hinze et Kunze
Quand le poète écrit un roman, on peut s’attendre à ce qu’il continue à pratiquer, d’une certaine façon, ce langage qu’il a fabriqué à sa mesure. Et nous allons effectivement retrouver, dans le Roman de Hinze et Kunze, la langue non logique, la critique de la langue de bois, et le jeu sur la sonorité et la polysémie des mots.
Le principe d’une langue non discursive, sous la forme du leitmotiv ou sous la forme du collage, du montage, est central dans toute la production littéraire de Volker Braun, y compris, bien entendu, dans son théâtre. Une étude du fonctionnement de l’intertextualité dans le Roman de Hinze et Kunze, une étude de la structure même du roman seraient à leur place sous l’intitulé « technique du montage ». En effet, le lecteur voit alterner des scènes où Kunze joue son rôle de permanent du parti, des scènes de discussion dans la voiture où Hinze oppose aux principes de Kunze sa propre vision de la réalité, des scènes où Kunze court le jupon, d’autres où Hinze et Kunze (d’une façon ou d’une autre) se partagent Lisa, des scènes où le narrateur-auteur commente son travail… C’est paradoxalement ce principe de construction qui donne son unité au roman, de même que les formules, tantôt répétées à l’identique et tantôt objets de variations (comme « je ne le saisis pas, je le décris », « qu’est-ce qui les maintenait ensemble », « l’intérêt de la société »), qui reviennent en leitmotiv et font évoluer le roman, le font avancer vers son dénouement. Cet article ne prendra pas de telles dimensions. Nous nous en tiendrons ici à l’étude de quelques exemples simples.
Le premier exemple sera le chapitre où Hinze attend Kunze à la cantine en essayant successivement les différents menus, et en particulier la discussion sur la goulasch et la liberté 9. Pendant tout le cours de ce dialogue, le lecteur (qui en cela est bien un citoyen de la RDA, puisqu’il croit en la fonction de pédagogue de l’auteur littéraire) réclame du narrateur-auteur qu’il lui explique ce qu’est la liberté. Très embarrassé par une telle question, le narrateur se dérobe – entre autres en donnant pour réponses des formules stéréotypées, qui font de sa réponse un collage de fragments de langue de bois.
« La liberté consiste à reconnaître la nécessité » est un résumé de la définition de Hegel. Mais cette dernière est intégrée dans la définition marxiste-léniniste, c’est-à-dire dans la théorie officielle, donc dans le discours officiel de la RDA, auquel la réponse du narrateur se conforme parfaitement. Si nous prenons pour exemple l’article « Liberté » d’un des ouvrages philosophiques de référence des années 70 10, nous y trouvons, dans l’ordre, plusieurs des arguments et des citations utilisés par le narrateur.
Le narrateur affirme dès la première question du lecteur (espérant sans doute, par cette réponse stéréotypée, le faire taire) : « La liberté consiste à reconnaître la nécessité et à se comporter en conséquence ». Le dictionnaire dit : « La liberté consiste à reconnaître la nécessité objective et à être capable, à partir de celle-ci, d’utiliser et d’exploiter les nécessités consciemment et avec compétence ». La question de la « compétence » abordée à cet endroit dans le dictionnaire apparaît également dans notre dialogue, avec l’opposition des termes de « compétence » et de « méconnaissance ». « La nécessité est la condition préalable de (sa) liberté », phrase prononcée par le narrateur, est le résumé de la formule du dictionnaire, « dans la relation dialectique qui unit la nécessité et la liberté, la nécessité est toujours la condition de la liberté ». « En devenant liberté par des actes lucides, la nécessité ne disparaît pas », phrase citée par le narrateur, s’avère être un mot de Lénine, également donné par le dictionnaire.
La question n’est bien entendu pas de savoir si c’est de ce dictionnaire-là ou d’un autre que s’est servi Volker Braun – en marxiste-léniniste bien formé, il n’a vraisemblablement pas eu besoin d’un ouvrage de référence pour aligner les passages obligés d’une argumentation figée et de formulations stéréotypées, que ses lecteurs connaissent aussi bien que lui. Mais dans le roman, ce montage de stéréotypes du discours a une fonction parodique et critique certaine. Il met en scène, entre le narrateur-auteur et son lecteur, un dialogue de sourds, puisque le premier tente d’échapper aux questions gênantes que lui pose le second, montrant une fois de plus ce qui est peut-être le thème principal du roman, c’est-à-dire que la théorie politique officielle ne répond pas aux questionnements des individus, en d’autres termes que la communication est interrompue entre le parti et la base. Ce montage a bien entendu une fonction satirique, puisqu’il confronte la théorie politique, et même des citations de Lénine, avec (entre autres) la goulasch. Mais c’est également lui qui permet ce dialogue subversif, qui le dédouane : la présence de ce discours politique officiel, même maltraité, rend difficile au censeur de demander la suppression du passage.
Parfois, l’application de la technique du montage dans le Roman de Hinze et Kunze donne naissance à un texte d’apparence plus poétique. La familiarité (ne serait-ce que typographique) entre les pages 11 qui seront notre deuxième exemple et le poème « La paix » est évidente. A la fin de cette conversation entre Hinze et Kunze dans la voiture, de nombreux fragments d’origines diverses se glissent dans le texte. Comme dans « La paix », on reconnaît dans ce passage du roman un certain nombre de slogans politiques de l’ouest, des slogans de mai 68 en France :
« SOYEZ RÉALISTES, DEMANDEZ L’IMPOSSIBLE »,
« L’IMAGINATION AU POUVOIR ! »,
« RÉVOLUTION, JE T’AIME. » 12),
des slogans de mai 68 en RFA :
« MERDE AUX MANDARINS ! », « ANCIENMOYENHAUTALLEMANDETGOTHIQUE : IDIOME IDIOT, ANTIÉROTIQUE » 13,
des slogans du mouvement pacifiste de RFA :
« DES BAISERS, PAS DES FUSÉES », « PLUS DE MORTS AU CHAMP D’HORREUR » 14 ou du mouvement pacifiste international :
« MAKE LOVE, NOT WAR ».
On reconnaît des allusions historiques, représentées par un certain nombre de citations en italiques difficilement identifiables. Le texte les attribue à différents idéologues (Lénine, Ulbricht, Dieter Duhm, Michail Schatrow) – une recherche sur le détail de ces citations nous mènerait trop loin de la question de l’écriture poétique. On identifie également des citations littéraires : « JE NE COMPRENDS PLUS LE MONDE », réplique fort connue de Maître Anton, dans Maria Magdalena de Hebbel, « Tout est possible », que, dans le contexte, on est fortement tenté d’attribuer à Georges Moustaki, une citation de Jacques le fataliste …
A propos de ces citations se pose la question des attributions : nous venons de qualifier les dernières citations de difficilement identifiables, mais certaines des sources indiquées sont visiblement volontairement décalées : attribuer « MAKE LOVE, NOT WAR » à la « sagesse populaire », faire de « SOYEZ PRÊTS. TOUJOURS PRÊTS » 15 un « mot d’enfant» (il s’agit du « mot de passe » des Pionniers, de l’organisation de jeunesse de RDA) induit pour le moins une redéfinition de ce que sont la sagesse populaire et un mot d’enfant – et pourquoi, parmi les slogans de mai 68 cités, le slogan « L’IMAGINATION AU POUVOIR ! » est-il attribué à des « Français portés disparus », pourquoi « Tout est possible » est-il attribué à « l’auteur de la présente » 16 ? Quant à la citation de Diderot, elle est présentée ouvertement comme inexacte : « Jacques le Fataliste, qui n’a pas bien retenu son texte »… Ce montage introduit une joyeuse pagaille dans le lieu clos qu’est, d’habitude, la voiture où Hinze et Kunze, à l’abri du monde, commentent celui-ci, et ce n’est pas son moindre mérite. Au-delà de cet effet, à quoi sert ce passage dans le roman ?
Il arrive à la fin d’un dialogue entre Hinze et Kunze sur la paix et le surarmement, dans lequel Hinze s’est laissé aller à une telle débauche de langue de bois 17 que Kunze, habitué à animer des discussions publiques, est obligé de susciter « d’autres questions» pour recentrer la discussion. Contre toute vraisemblance (la scène, nous l’avons dit, se passe dans la voiture), d’autres voix s’élèvent effectivement, et c’est leur variété que le collage décrit ci-dessus représente : de Walter Ulbricht au mouvement pacifiste américain en passant par Hebbel et Moustaki. Cette scène est une impressionnante démonstration de révolte contre le totalitarisme : au discours conforme à l’idéologie de la RDA que vient de tenir Hinze répondent tout simplement d’autres voix, ce qui est déjà beaucoup. Mais ce renfort semble soudain donner à Hinze le courage de dire ce qu’il pense, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il disait au début de la scène : il tient à la fin du chapitre un discours aussi critique qu’il était conforme au début. Quand Hinze reprend la parole, c’est pour poser une série de questions, elles aussi apparemment incohérentes, en apparence encore moins politiques que ne l’étaient les fragments du collage. Ces demandes d’explications sont presque enfantines, enfantines non pas dans le sens d’une éventuelle naïveté, mais dans le sens de la curiosité et de la radicalité. Elles portent sur les phénomènes naturels, les mystères du vivant, (« Comment fait la semence d’hiver pour maintenir la circulation de l’eau par une température de moins 20 degrés ? », « Pourquoi une main brûlée guérit-elle plus vite dans un champ de vibration électriques que par application d’onguent ? »), donc sur l’humain, dans sa dimension physique et existentielle (« Pourquoi le mal de tête peut-il disparaître quand on aime ? Pourquoi aime-t-on ou n’aime-t-on pas ? »), et sur ses aspirations à une vie différente (« Com-ment l’accomplissement de la vie procure-t-il du plaisir ? Comment passerons-nous de l’homme de fait à l’homme du possible ? »), c’est-à-dire par définitions les questions auxquelles la politique ne répond pas (même – et surtout – quand elle prétend le faire). L’univocité, voire l’obstruction du discours politique est battue en brèche par l’irruption de toutes ces voix et de toutes ces questions.
Ce chapitre est un bon exemple de la langue non logique que pratique Volker Braun dans sa prose comme dans sa poésie. Les éléments du discours sont juxtaposés, énumérés, mélangés, ils ne sont pas regroupés pour donner naissance à un ensemble discursif. Fonctionnant par association d’idées, cette langue oppose son foisonnement au discours rationnel, au discours univoque en général, et au discours bien rodé de la propagande en particulier. Le résultat est ici un texte qui met en rapport entre eux des pans entiers de la discussion publique (le discours pacifiste, la question de la place de l’homme dans la nature…) de façon allusive, fragmentaire, chaotique. Ce choc de citations est expressif, dans la mesure où il laisse au lecteur le soin de déterminer lui-même le rapport qui les unit, d’associer lui-même les idées entre elles. C’est un des modes d’expression de la poésie moderne. C’est aussi une façon détournée de donner voix à des idées subversives, qui ne pourraient pas être présentées en RDA sous la forme d’une argumentation qu’il soit possible de suivre de façon logique.
Dans le Roman de Hinze et Kunze, un autre des principes de la langue poétique de Volker Braun est à l’œuvre : la parodie, donc la critique de la langue de bois. Parfois, il semble suffisant de citer le discours officiel, ce qui met l’accent sur son omniprésence – ce qui peut aussi mettre l’accent sur la réalité de son contenu. Quand Hinze et Kunze descendent dans l’abri anti-atomique, Kunze rappelle qu’il faut avant tout garantir « la capacité de travail de la direction » 18 – c’est-à-dire une fois de plus qu’il y aura de la place pour sauver ceux d’en haut et pas ceux d’en bas. Dans certains passages, le discours officiel n’est pas adapté à la situation, et le locuteur ne s’en aperçoit pas. Lorsque Kunze monte dans la chambre de la prostituée noire sur la Reeperbahn à Hambourg 19, il s’obstine (ou le narrateur qui lui donne voix à la troisième personne s’obstine) à décrire cette rencontre comme un exemple de solidarité tiers-mondiste (« une pauvre femme venue d’Afrique qu’il lui fallait soutenir », « Le voyageur versa la somme sur un compte de solidarité qu’elle gérait dans une petite boîte »). A ce moment, ne disposant pas d’autres concepts, le locuteur n’est pas à même de décrire la situation d’une façon pertinente (au chapitre suivant, parlant à la première personne à Hinze, Kunze montre qu’il a en fait beaucoup réfléchi aux différences qui séparent le socialisme du capitalisme).
Le roman présente parfois des pans entiers de discours vide, sans objet : dans la voiture 20, Hinze et Kunze passent une demi-page à réaffirmer le parallélisme de leur point de vue – mais le lecteur ne sait toujours pas de quoi ils parlent. Dans ce type de discours redondant, les mots s’usent, entraînant une inflation de mots, qui bien entendu s’usent à leur tour : après la scène de la cantine, Hinze et Kunze se livrent à un dialogue étourdissant 21 dans lequel Hinze, ayant commencé par faire l’éloge de la nouveauté, « du nouveau », se voit bientôt obligé de préciser que ce qui est important est « la nouveauté dans le nouveau » – mais même en celle-ci, on ne peut pas avoir confiance (« par ailleurs le nouveau dans la nouveauté (paraît) souvent ancien »), Hinze devra donc aller jusqu’à conclure : « Alors c’est le nouveau du nouveau dans le nouveau. J’y applaudis des deux mains. »
On voit la langue politique se réduire, à des listes de mots, par exemple : Kunze, quand il prépare son grand discours 22, pense à une cascade de mots isolés : « élan, confiance, bilan. Ponctuellement, en avance sur les délais, avec continuité… ». Quand il écoute le discours de la femme aux boucles noires 23, la réduction de la langue à ses éléments est telle que les mots ne sont plus classés par sens (ce qui était encore le cas dans l’exemple précédent), mais par catégorie grammaticale. Kunze n’entend plus que des séries de substantifs : « intérêt commun objectif augmentation richesse développement personnalités … » ou « que des adjectifs : matériel spirituel universel formé socialiste, politique matériel culturel social essentiel. » Dans d’autres passages, les mots n’apparaissent même plus intégralement, mais tronqués : « Peuple et direction fraternellement ré… », « les professionnels de … » 24 – le lecteur de RDA aura complété lui-même ces termes éculés. Dans le Roman de Hinze et Kunze, la parodie de la langue de bois atteint incontestablement la même virtuosité que dans la poésie de Volker Braun.
Le jeu sur la sonorité et la polysémie des mots est, nous l’avons vu, un élément important de la poésie de Volker Braun – mais peut-être d’avantage de sa poésie de jeunesse. Dans le Roman de Hinze et Kunze, il l’utilise de différentes façons, dont on peut dire qu’elles ne sont pas toutes aussi convaincantes. Un exemple incontournable est le discours public de Kunze, où celui-ci n’arrive plus à masquer son obsession sexuelle derrière la langue de bois. Dans ce passage, et dans celui qui y prépare 25, on retrouve ces principes poétiques très largement appliqués, mais uniquement sous la forme du lapsus freudien, de la réapparition du contenu sexuel dissimulé. L’application obstinée de ce principe, certes justifiée par la « maladie » de Kunze, peut lasser – mais on peut aussi l’expliquer.
On retrouve le jeu sur les similitudes phonétiques que nous constations dans « Espoirs communs » : La bien réelle Husemannstrasse devient « Hosemannstrasse », refocalisant l’attention du lecteur sur le pantalon. Mais les passages les plus intéressants sont ceux où c’est précisément le vocabulaire politique (le discours que veut tenir Kunze) qui est contaminé par le vocabulaire sexuel (par son refoulé). « L’organisation » devient « l’orgasination », « organiser » devient « orgasminer ». Le principe d’action « die Lage erkennen » (reconnaître la situation avant d’agir) devient « Erkennt die Laken » (prenez la juste mesure des draps), le slogan « der Klassenfeind schläft nie » (l’ennemi de classe ne dort jamais) devient « der Klassenfeind schläft nie bei » (il ne dort pas avec nous).
On retrouve le jeu sur le double sens des mots, avec « nos mains ne doivent pas rester inactives », « le travail de nuit », « ce que nous ne prenons pas en main », « engouffrez-vous dans la brèche ! », où le deuxième sens est toujours sexuel. Ce jeu sur le double sens est tout de même assez efficace, dans la mesure où ce sont des expressions politiques que Kunze pervertit en y introduisant un sens sexuel. Quelques slogans courants en RDA pour encourager la productivité (« la réalisation à cent pour cent » 26, « satisfaire des besoins qui augmentent sans cesse ») sont tournés en ridicule par le second sens qui leur est soudain donné. Même les citations des grands modèles politiques sont contaminées : « Prolétaires, unissez-vous ! » prend lui aussi un sens inattendu, d’autant plus irrespectueux que la citation est canonique. Mais l’exemple « Nous devons maîtriser la technique… Comme a dit Staline. » va plus loin, dans la mesure où, dans cette phrase, le discours laisse s’exprimer non seulement la sexualité refoulée, mais bien aussi le passé politique refoulé : Kunze, comme il le faisait certainement dans sa jeunesse, se réfère soudain à Staline.
Du point de vue de la poétique, le jeu de mots est ici singulièrement réduit, simplifié, voir abêti par le caractère systématique de l’obsession de Kunze. On est « redescendu » d’une langue poétique inventive à une langue somme toute très univoque. Du point de vue du roman, c’est bien entendu une scène-clé : dans une société répressive, Kunze ne trouve pas d’autre moyen pour exprimer ses désirs de liberté individuelle (sexuelle bien sûr, mais tout aussi évidemment politique) que sa « maladie », et la destruction de sa capacité à s’exprimer en langue de bois par le retour en force de sa sexualité refoulée.
Du point de vue du jeu sur le double sens des mots, la scène de la cantine, dont nous avons déjà parlé, est également intéressante. Le lecteur et le narrateur s’y livrent à un dialogue de sourds fort éloquent et fort explicite autour des mots de « goût » et de « faim » – et de « liberté » et de « nécessité ». Ces quatre mots sont systématiquement employés tantôt dans un contexte philosophique, tantôt dans un contexte alimentaire, dans lesquels ils prennent bien entendu des sens différents. Un sens « philosophique », prétend le texte (« Nous ne discutons pas de la faim, mais de la philosophie »), qu’on pourrait aussi appeler « politique » – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, et un sens alimentaire farcesque, burlesque (qui donne une importance exagérée aux petits pois et aux nouilles à la vanille) et scatologique, puisque les excès de Hinze le conduisent en urgence dans les toilettes de la Lottumstraße, où il s’enferme, laissant auprès de Lisa le champ libre à Kunze. On trouve dans ce passage un jeu sur double sens du « goût », dont, au sens propre, il vaut mieux ne pas discuter (« il bouffe la viande et imagine le goût de la vanille et des petits pois, une horrible mêlée sur la langue »). Le ton rabelaisien a ici une fonction de brouillage. Mais au sens figuré, c’est le goût qui ouvre la discussion (« Liberté, quel est ton goût ? » 27, et qui y prend une part active : « En devenant liberté par des actes lucides, la nécessité ne disparaît pas, elle laisse un goût » est la traduction, l’intégration dans le dialogue à double sens d’un des éléments de la définition univoque que donne le dictionnaire philosophique, dont nous avons parlé. Mais ce passage joue surtout sur le double sens des termes « avoir faim » et « être rassasié » : au-delà de la question de l’appétit de Hinze, la question centrale est celle de l’approvisionnement (en particulier en bananes, fruit dont la valeur symbolique est apparue clairement en 1989) et du prix des denrées alimentaires, thèmes récurrent en RDA et objets de comparaisons avec la RFA (comparaison favorable à la RDA : le prix des denrées alimentaires, comparaison défavorable : l’approvisionnement). Déjà à ce niveau, la polémique bat son plein. Mais bien entendu, plus que tout cela, ce passage introduit le thème de « l’autre faim », dont le narrateur fait semblant de ne pas comprendre la nature (« Quelle autre faim ? »), mais qui est assez forte pour rendre le lecteur physiquement malade (« Mais quelle mine tu as, mon lecteur, tout pâlot ? – Je me sens mal, tellement j’ai faim. ») – il s’agit évidemment de l’aspiration à la liberté.
Les termes de « liberté » et de « nécessité » sont plus abstraits, mais l’intérêt de la discussion proposée par Volker Braun à ses lecteurs passe quand même par le camouflage d’un double sens. De la liberté politique, il ne peut pas être question autrement que dans les termes du dictionnaire, nous l’avons vu. Mais le thème de la liberté du choix alimentaire, en soi peu excitant, revient tellement obstinément, aux deux places stratégiques que sont le début et la fin du dialogue, que le lecteur le moins averti perçoit qu’il cache quelque chose (« Nouilles, petits pois, goulasch... O liberté ! »). En effet, les passages où apparaît le mot de liberté sont fondamentalement ambigus, la dimension alimentaire ayant bien entendu une fonction de distraction, une fonction de brouillage. Dans les formules « Liberté, quel est ton goût », ou « Quand la pause sera terminée, Hinze n’aura plus la liberté sur laquelle tu pourrais écrire maintenant », la première partie de la phrase indique bien qu’il s’agit du repas de Hinze, mais la deuxième partie ouvre la possibilité qu’il s’agisse d’autre chose (l’« autre faim »), d’un sujet digne qu’on profite de l’occasion qui s’offre de le traiter. De même la « nécessité », qui s’affirme dans le domaine alimentaire (« Quelle nécessité ? Qu’il bouffe des nouilles ou des petits pois sucrés à la vanille, c’est égal. – La nécessité de choisir entre petits pois, nouilles à la vanille, et côte de porc choucroute. »), est en même temps, nous l’avons vu, un élément essentiel de la discussion sur la liberté. Ici, le jeu sur les doubles sens ne donne pas au texte une qualité poétique particulière. Mais il produit un excellent brouillage du texte, sans lequel une telle discussion sur le sujet brûlant de la liberté n’aurait pas passé la barrière de la censure. Le sens propre, le sens rabelaisien, qui met en avant l’abondance de la nourriture, cache et dédouane la réflexion politique.
Nous venons d’essayer de montrer en quoi un certain travail technique sur la langue, familier au poète Volker Braun, contribue non seulement au caractère satirique, mais aussi au caractère codé, crypté de son roman. Sans doute, lisant un certain nombre de passages ambigus, le censeur s’est-il dit qu’un très petit nombre de lecteurs iraient jusqu’au bout du sens du texte, donc que celui-ci n’était pas très dangereux. Et que pour le petit nombre de ceux qui le liraient sinon jusqu’au bout, du moins jusqu’au fond, l’édition de littérature critique en RDA, une fois de plus, jouerait son rôle de soupape dans une société fermée. De même que Kunze fait le détour par le lapsus freudien pour arriver à parler de ce qui l’intéresse (la liberté sexuelle, image d’une autre liberté), Volker Braun fait le détour par la langue poétique, pour attirer l’attention sur ce qui, dans le monde qu’arpentent Hinze et Kunze, n’est pas conforme à l’image que le régime en donne. Une nouvelle fois, le texte de Dieter Schlenstedt, déjà cité en introduction, s’avère un excellent résumé, quand il explique au lecteur de RDA, un peu déboussolé, que le « sens ouvert » « ne signifie pas rien, mais signifie que quelque chose n’est pas clair, et que nous devons nous-mêmes nous mettre en recherche ». Volker Braun réussit ainsi à mettre en scène dans le roman, donc à initier du côté du lecteur une discussion politique qui, quand on a trouvé la méthode qui permet de la lire, est d’une clarté sidérante – on s’étonne à maintes reprises que le roman, pour finir, ait pu paraître en RDA.
Notes
* C. Millot. Maître de conférences à l'Université de Reims.
1. A cette date sont parues les oeuvres en prose suivantes : Der Schlamm, 1959 ; Die Bühne, 1968 ; Das ungezwungene Leben Kasts, 1972 ; Die unvollendete Geschichte, 1975 ; Die Tribüne, 1979 ; Berichte von Hinze und Kunze, 1983.
2. « Anhang », pp. 132-149, dans Hinze-Kunze-Roman, Reclam, Leipzig, 1990, qualifié p. 4 de « schöngeistige Lesehilfe » (« aide à la lecture pour les amis des belles-lettres »).
3. Dans Gegen die symmetrische Welt (Contre le monde symétrique), Mitteldeutscher Verlag, Halle, 1974, pp. 51-55.
4. Dans Langsamer knirschender Morgen (Matin lent et grinçant), Suhrkamp, Francfort, 1987, pp. 42-44.
5. Traduction des poèmes : C.M.
6. Scénario de Brecht et Ernst Ottwald, mise en scène de Slatan Dudow, musique de Hanns Eisler, 1931.
7. Dans « entrüstet euch », le contexte ajoute au sens courant de « sich entrüsten » (s’indigner) un sens induit par parallélisme avec « Aufrüstung », « Nachrüstung » (« réarmement », « surarmement ») – le verbe voudrait alors dire « (se) désarmer ».
8. La traductrice regrette de ne pas pouvoir rendre ces jeux de mots.
9. Pp. 41-44 /pp. 38-41 - Pour les références des passages du roman, qui suivent, nous indiquons d’abord la page du texte en allemand, puis celle de la traduction : Hinze-Kunze-Roman, Suhrkamp Taschenbuch 1538, Suhrkamp, Francfort, 1988 / Le roman de Hinze et Kunze, traduit par Alain Lance, Messidor, Paris, 1988.
10. Kleines Wörterbuch der marxistisch-leninistischen Philosophie (Dietz Verlag, Berlin, 1974, Manfred BUHR u. Alfred KOSING Hrsg.), article « Freiheit », pp. 102-104.
11. Pp.182-4 / pp.161-163.
12. En français dans le texte.
13. « KAPPT DIE KATHEDER ! » « ALTFRÜHMITTELDEUTSCHUNDGOTISCH / FACHIDIOTISCH, UNEROTISCH. »
14. « PETTING STATT PERSHING », « ORDEN MORDEN ».
15. « SEID BEREIT. IMMER BEREIT. »
16. Ou « un auteur contemporain » ??? – proposition de traduction C.M. pour « Verfasser des Gegenwärtigen ».
17. Appelée ici « Packpapiersprache ».
18. P. 184 / p. 164.
19. Pp. 88-92 / pp. 79-82.
20. P. 116 / pp. 103-104.
21. Pp. 46-47 / pp. 42-43.
22. P. 115 / p. 103.
23. P. 27 / p. 25.
24. « Volk und Führung brüderlich ge- », « die Berufs- », p. 57 / p. 51.
25. Pp. 115-116 et 120-121 / pp.103 et 107-108.
26. « Hundertprozentige Erfüllung » – « Erfüllung » est en allemand encore plus explicite.
27. Egalement : « Wie kommt man auf den Geschmack ? » (« Comment y prend-on goût ? ») (non traduit).
Es hilft nun aber nichts, zu sagen, es gebe für uns keine Tabus, wenn es sie gibt.
(Volker Braun : Tabus, 1972)
Ma propriété
Je suis là encore et mon pays va vers l'Ouest.
GUERRE AUX CHAUMIERES PAIX AUX PALAIS !
Je l’ai mis à la porte comme on fait d’un vaurien.
Il brade à tout venant ses parures austères.
L’été de la convoitise succède à l’hiver.
Et à mon texte entier on ne comprend plus rien
On me dit d’aller voir là où le poivre pousse.
On m’arrache ce que je n’ai jamais possédé.
Ce que je n’ai vécu va toujours me manquer.
Comme un piège sur la route : l’espoir était à vif.
Ma propriété, la voici dans vos griffes.
Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ? 1
Si, après 1989/90 et durant toute la décennie des années 1990, on attendait le grand roman de la réunification allemande, le poème Das Eigentum (1990) de Volker Braun que l’on peut traduire aussi bien par « Le Patrimoine » que par « La Propriété », peut être considéré comme un des poèmes les plus importants de cette période, comme un poème « classique » de la période de la réunification. En tant qu’auteur de l’ex-RDA jusque là considéré comme l’un des plus virulents de la dissidence intérieure du pays, Volker Braun exprime ses regrets quant à la réunification allemande: poussé par le désir de consommation, son pays « part à l’Ouest ». Après les années de disette, « d’hiver » en matière de consommation ; l’Est ne résiste plus aux sirènes de l’Ouest, le système politique et social de la RDA s’effondre. Braun est conscient d’avoir lui-même contribué à la chute de son pays, de lui avoir donné le coup de pied fatal (vers 3 : Ich selber habe ihm den Tritt versetzt). Mais maintenant que son pays est en train de se dissoudre dans le processus de la réunification allemande, le dissident se transforme en défenseur des «maigres» acquis de la RDA (vers 4 : magre Zierde) tout en réduisant l’Ouest à un capitalisme sauvage que Braun, en inversant la fameuse devise büchnerienne, présente comme un système qui déclare « la guerre aux chaumières, la paix aux palais ». La deuxième partie du poème est la plus intéressante dans le cadre de notre questionnement sur le canon littéraire : le moi lyrique du poème, facilement identifiable à son auteur Volker Braun, se voit obligé de rester « là où il est », dans cette RDA trahie et abandonnée par sa population. Dans cette nouvelle situation historique, le poète dissident s’identifie à son pays en déliquescence, il craint que « son texte entier », ses œuvres en général, deviennent incompréhensibles avec la fin de la RDA. L’utopie d’un socialisme à visage humain auquel il aspirait lui est arrachée, le rêve de cette utopie s’évanouit avec la disparition du pays du socialisme allemand réellement existant. Braun est conscient que c’est justement cet espoir, cette utopie du socialisme idéal qui l’a piégé et qui a barré la route à la réalisation du socialisme rêvé. Les « griffes » qui s’emparent de la propriété de l’auteur, ce ne sont probablement pas seulement celles du capitalisme de l’Allemagne de l’Ouest qui, aux yeux de Braun, est en train de phagocyter la RDA, ce sont aussi les œuvres de l’écrivain qui tombent sous les griffes de nouveaux lecteurs qui vont lire les textes hors du contexte de la RDA. Braun redoute donc qu’avec la disparition de la RDA, avec la disparition des conditions réelles dans lesquelles il a conçu et réalisé ses œuvres, celles-ci deviennent incompréhensibles, il craint de perdre les lecteurs capables de lire et de comprendre ses ouvrages, de se trouver hors-champ avec sa production littéraire. Il exprime ainsi une position souvent entendue à l’époque de la réunification, la thèse que les lecteurs de la RDA étaient les meilleurs lecteurs de la littérature de la RDA, qu’ils savaient lire entre les lignes et comprendre au mieux la critique cachée dans les textes, qu’ils étaient de connivence avec leurs auteurs et seuls à-mêmes de répondre aux schibboleths formulés dans 'leur’ littérature. Or, cette position réduit la validité de cette littérature au seul contexte de la RDA, elle suggère qu’en dehors de ce contexte, elle perdrait sa lisibilité.
Le cadre stable dans lequel se positionnait la littérature de la RDA était la théorie esthétique du « réalisme socialiste ». Contrairement aux thèses de la théorie du champ littéraire de Pierre Bourdieu, les auteurs de la RDA n’étaient pas libres de définir leurs règles de l’art 2 ; dans l’espace des pays du bloc de l’Est, les luttes pour la canonisation n’avaient pas lieu entre auteurs autonomes, c’était toujours le nomos politique qui définissait le cadre très strict de la théorie esthétique et même le travail de subversion des auteurs d’avant-garde se définissait par rapport au dogme du réalisme socialiste. Si, pour Bourdieu, tout auteur est lié à la tradition propre de son champ et doit, même dans une perspective de subversion, inévitablement se situer dans l’espace des possibles qu’elle impose 3, les écrivains de la RDA devaient se situer dans l’espace très rigide du canon esthétique du socialisme réaliste qui visait à contrôler et à discipliner la vie et la communication littéraire de la RDA. Martina Langermann constate que, bien qu’ils soient généralement en décalage et en contradiction avec le canon contraignant du réalisme socialiste, tous les textes écrits en RDA se réfèrent au canon officiel imposé par les autorités politiques 4. Carsten Gansel observe qu’une querelle du canon existait de manière larvée et permanente en RDA 5.
En ce qui concerne la position de V. Braun exprimée dans son poème « La propriété », il s’agit de savoir si, avec la disparition brusque du contexte politique du réalisme socialiste, il regrette le cadre contraignant mais stable de son écriture ou si, avec la projection hors du champ habituel de sa créativité, il craint de perdre la raison d’être de son travail dans un champ élargi inconnu. En ce qui concerne la lutte pour le canon littéraire, toujours lié à la question de la durée de la littérature, la position de Braun semble contradictoire : dans son poème de 1990, il place son écriture dans une perspective de courte durée, où son « texte » serait périmé dès l’abolition du contexte politique et social. Dans un texte théorique paru en 1972, il est vrai bien antérieur et formulé en réaction à une réunion plénière du bureau politique du SED traitant de la littérature, Braun aspire à une durée dans le temps et donc à une certaine valeur canonique de sa propre littérature, en soulignant qu’il fallait de toute urgence donner de la durée à la poésie de la RDA qui jusque-là ne s’inscrivait que dans l’éphémère. Il considère qu’au-delà de la pure protestation, il fallait s’en servir de manière universelle, qu’il fallait enraciner la poésie dans l’espace des possibilités humaines pour la rendre plus ouverte, plus sobre, plus rigoureuse et plus réaliste. Cet ancrage est pour Braun la source véritable et profonde du plaisir que procure la poésie 6. Est-ce que le Volker Braun de 1990, peut-être face à la nouvelle réalité politique allemande, abandonne l’idée d’une littérature universelle de la durée au profit d’une littérature du jour mêlée aux affaires courantes et à date de péremption à brève échéance? Pour répondre à cette question, on se penchera sur Le roman de Hinze et Kunze de Volker Braun qui l’a occupé durant une période d’au moins dix-sept ans, de 1968 à 1985, de la première version sous la forme d’une pièce de théâtre, en passant par des aphorismes et textes de petite prose publiés en 1983, jusqu’à la publication du roman en 1985, après bien des déboires avec la censure.
Dès le début, V. Braun situe l’écriture du roman dans le contexte du canon officiel de l’écriture du réalisme socialiste. Après avoir présenté dans un exposé de quelques lignes les trois leitmotivs centraux du roman, – à savoir la question de ce qui maintient ensemble Hinze et Kunze, l’affirmation de décrire purement et simplement sans comprendre ce qu’il écrit et l’intérêt de la société, « cette chose au nom de laquelle j’écris » 7, il passe à la présentation des personnages éponymes, Hinze, le chauffeur, et Kunze, son patron, qui se retrouvent dans la voiture de fonction, une Tatra noire. Ce deuxième paragraphe du roman se termine par la remarque « et nous les connaissons déjà. » (RHK 8/HKR 7.) La présentation des personnages semble donc êtres faite de manière conventionnelle. Mais la narrateur n’en reste pas là, il se reprend : « Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passaient ; ce n’est pas selon le schéma commun que je travaille si je fais l’effort de travailler, quand je m’y mets que ce soit selon la nature, que ce soit un plaisir. » Et le narrateur/auteur de présenter une deuxième version qui fait ressortir les rapports amicaux et cordiaux entre Hinze et Kunze. Kunze demande à son chauffeur : « eh bien conduis-nous à, tu sais bien, encore un bout, tu es formidable, [...] ». De la version allemande il ressort encore plus clairement ce que Kunze demande à son chauffeur, la désignation elliptique de la destination, « so fahren wir ins, du weißt es selbst, noch ein Stück, du bist großartig, [...] » (HKR 8), ne peut être complétée que par « ins Blaue », qui signifie rouler sans but précis au petit bonheur. On verra par la suite que ce seront les mollets d’une jeune personne à jupe jaune qui sont le but à suivre, filature difficile qui obligera le chauffeur Hinze à emprunter, entre autres, un sens unique à contre-sens. Ce n’est qu’après cette deuxième présentation qu’on connaît les personnages et l’action du roman qui, dès les premières pages, prend l’allure d’un roman galant plutôt que d’un roman engagé de la littérature du réalisme socialiste.
L’allégorie du début du roman est éloquente, d’emblée l’auteur du Roman de Hinze et Kunze réfute les critères principaux du réalisme socialiste qui, avec l’élément principal, la théorie du reflet, la mimesis, la présentation « fidèle » de la réalité (Widerspiegelungstheorie), sont la partialité en faveur de la classe ouvrière (Parteilichkeit), la perspective socialiste (Perspektive) et l’écriture populaire (Volkstümlichkeit). Un narrateur qui déclare dès le début de son roman ne pas comprendre ce qu’il décrit, ne répond pas à l’exigence de la littérature engagée « partiale », un roman qui présente des personnages manifestement déboussolés ne s’inscrit pas dans cette perspective concrète et la forme du Roman de Hinze et Kunze est de toute façon une forme inhabituelle et peu populaire. Avant de laisser partir ses personnages filer les mollets d’une jeune personne, l’auteur prend pourtant ses précautions en affirmant qu’il prend bien appui sur la théorie officielle quand il déclare : « mais à présent, nous pouvons les (Hinze et Kunze, R.Z.) suivre, on peut tout déballer. Une fois les positions fermement assurées, il n’y a pas de tabous. » (RHK 8/HKR 8.) Volker Braun cite ici le représentant du nomos politique et culturel le plus important de la RDA de l’époque : à la réunion du Comité central du SED des 16 et 17 décembre 1971, le nouveau secrétaire général du parti, Erich Honecker, avait déclaré : « En partant des positions fermes du socialisme, il ne peut à mon avis pas y avoir de tabous dans le domaine de l’art et de la littérature. » 8 De manière ironique, V. Braun profite ici du flou de la définition des normes du canon esthétique du réalisme socialiste. Tout en nageant à contre-courant du canon officiel, il déclare avoir des positions fermement ancrées dans le canon esthétique officiel. Il prétend adopter les mêmes positions fermes que les représentants du pouvoir idéologique tout en minant la validité de la théorie bâtie sur cette idéologie. Dans ce passage, Braun oublie délibérément un autre discours du même Erich Honecker qui, deux ans plus tard, déclarait qu’il fallait, à tout prix et par tous les moyens, défendre les progrès de la RDA sur le terrain de la culture et de l’art, en s’opposant fermement à toute concession à la « déformation moderniste de l’art » 9. Dans son travail de sape du canon esthétique du réalisme socialiste, Braun adopte habilement les mêmes stratégies que les détenteurs du pouvoir canonique de l’époque, qui se servaient bien volontiers du flou des définitions esthétiques pour asservir et contrôler la vie littéraire de la RDA. Martina Langermann constate que les concepts flous du réalisme socialiste se prêtaient bien à être instrumentalisés par le pouvoir 10. Ici, l’écrivain subvertit la langue de bois du pouvoir politique pour se débarrasser du carcan de l’idéologie esthétique et pour la prendre à rebours. Ce qui pose le plus de problèmes dans la théorie du réalisme socialiste et dans toutes les théories esthétiques ‘réalistes’ depuis Aristote, c’est le flou de son élément maître, la théorie de la mimesis qui s’y trouve sous forme de la théorie du reflet (Widerspiegelungstheorie). Tandis que, pour les théoriciens du marxisme vulgaire, la présentation de ce qu’on appelle la ‘réalité’ ne semble pas poser de problème et ne prête pas à discussion, l’écrivain qui se bat concrètement avec ce problème, comprend très vite que le rapport entre cette ‘réalité’ et sa représentation dans l’art, plus particulièrement dans la littérature, n’est pas simple : en donnant deux versions du début du roman, Braun nous le fait comprendre 11. Le débat le plus important du réalisme socialiste concernant cette théorie a eu lieu dans les années 20 et 30 du XXe siècle, dans les querelles autour du réalisme et du formalisme (Realismusdebatte/Formalismusdebatte) dont les protagonistes les plus importants en Allemagne furent Georg Lukács et Bertolt Brecht. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que Lukács basait sa théorie d’écriture réaliste sur la littérature classique et le réalisme critique du XIXe. Pour Lukács, l’écrivain du réalisme socialiste devait suivre l’exemple de ces auteurs du XIXe, les auteurs de la modernité du XXe, ceux de l’expressionnisme en particulier, étaient jugés décadents et formalistes. Brecht en revanche, dans sa recherche d’un réalisme adapté aux luttes de classes du XXe, était ouvert aux formes nouvelles. Selon lui, il ne fallait pas renouer avec les bonnes vieilles formes littéraires, mais avec les mauvaises formes nouvelles des expressionnistes pour les adapter aux besoins d’une littérature socialiste moderne destinée aux masses modernes 12. Pour Brecht, Lukács tente de faire entrer de force des nouveaux contenus dans des moules anciens 13, ce qui, aux yeux de Brecht, disqualifie sa théorie esthétique. En RDA, depuis la fin des années cinquante, la querelle semble avoir tranché en faveur de Brecht et Lukács être tombé en disgrâce 14. Dans le dictionnaire philosophique de Klaus/Buhr, on reproche à Lukács de vouloir réduire la littérature socialiste à une « simple copie de l’existant » 15. Or, rien ne semble moins sûr que cette prétendue suprématie canonique des concepts brechtiens dans la réalité du réalisme socialiste de la RDA. Le consensus esthétique des années soixante et soixante-dix en RDA était encore fortement imprégné des concepts de Lukács. Dans un ouvrage collectif intitulé Einführung in den sozialistischen Realismus, publié en RDA en 1975, cinq ans après la déclaration de Honecker, les rares références à Lukács sont presque toujours négatives et pour la plupart sans indications bibliographiques 16. Mais en regardant de près la façon dont sont traités les courants de la littérature moderne et avant-gardiste tels que le Surréalisme, le Nouveau Roman ou la littérature du Popart, les positions avancées sont clairement plus proches du conservateur Georg Lukács que du novateur esthétique Bertolt Brecht, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant dans une théorie esthétique qui se revendique fortement de « l’héritage classique et humaniste » du XIXe, concept hérité de ...Georg Lukács. Les auteurs de l’ouvrage mettent en garde contre un « réalisme sans bornes » se revendiquant de Bertolt Brecht ; pour eux, il serait dangereux de se servir du prétexte de « l’ampleur et la multiplicité de l’écriture réaliste » revendiquée par Brecht 17 pour ériger « l’art bourgeois tardif en exemple esthétique » 18.
On comprend donc que Volker Braun, peut-être le plus brechtien des écrivains de RDA, ait rencontré des difficultés pour faire publier son Roman de Hinze et Kunze 19 et qu’il puisse encore être considéré comme un provocateur quand il cite des auteurs de la modernité classique tels que Kafka (RHK 55/HKR 61) et anticipe une critique virulente de son propre livre avant que cette critique ne soit effectivement rédigée et publiée (RHK 131s./HKR 147s.). Les canons esthétiques du nomos politique étant stables et prévisibles, la provocation était facile à concevoir mais bien sûr pas sans risques pour l’auteur provocateur.
Mais revenons à la critique du concept du « reflet de la réalité » du marxisme vulgaire. Dans un article intitulé « Querelle autour de la boîte noire », Lothar Baier se penche sur la question du « schématisme » de la théorie du reflet, du rapport entre couples de termes tels que base et superstructure, forme et contenu, réalité et reflet dans la théorie du réalisme socialiste. Pour Baier, ces couples théoriques utilisés dans la théorie de l’art socialiste éclipsent la véritable question de savoir ce qui se passe entre les deux. Baier constate que le parti pris commun aux conceptions classiques et marxistes est de postuler que l’œuvre et sa fonction dans la société se trouvent à la fin du processus de création, qu’en son début se situe l’auteur et son appartenance de classe. Baier conclut que « ce qui se passe entre les deux, se joue dans la boîte noire. » 20 Pour rendre cette boîte plus transparente, Baier propose d’abandonner l’idée du mimétisme, de ne plus concevoir la création littéraire d’après le schématisme binaire et simple de base/superstructure, situation originale/aboutissement, réalité/reflet de la réalité, mais d’observer le processus de création dans le contexte social, « d’historiser » les significations et de les comprendre dans le contexte de la réception des œuvres. C’est l’idée qui se trouve exprimée à la dernière page du Roman de Hinze et Kunze, où son auteur, prétendant une dernière fois ne pas comprendre ce qu’il écrit, délègue la compréhension de son poème à une auditrice à l’occasion d’une lecture publique. Ce n’est plus l’œuvre qui se trouve à la fin du processus de la création, c’est sa réception, et cette réception est changeante et historique parce qu’elle varie avec les générations qui ‘réceptionnent’ l’œuvre. Peu importe si Volker Braun a eu connaissance de l’article de Lothar Baier ou non 21, il se sert de la même image de la « boîte noire » pour analyser les tenants et aboutissants de l’écriture à l’époque du règne canonique du réalisme socialiste. C’est la voiture de fonction de Hinze et Kunze, la « Tatra noire », qui lui permettra d’observer ce qui se passe à l’intérieur de la boîte noire : à la première page, la voiture de fonction de Hinze et Kunze est présentée comme une « boîte étincelante » qui héberge son « chauffeur maigre, comme un insecte » (RHK 7/HKR 7). D’emblée, la voiture apparaît comme une sorte de boîte d’observation et d’expérimentation. Plus tard dans le roman, Kunze s’interroge à propos de Hinze : « Ne devrait-il pas le délivrer de cette capsule, de cette boîte noire ? » (RHK 152/HKR 171) Pour poursuivre à pied la filature de la jupe jaune au début du roman, « Kunze bondit hors de la réserve ambulante » (RHK 9/HKR 9), le mot de « réserve » (Reservat) soulignant encore une fois l’aspect de modèle réduit propice au regard observateur. Plus tard, le narrateur constate : « Dans cette entreprise à deux personnes, tout fonctionnait d’une façon modèle. Les réunions avaient lieu pendant les trajets : on prenait sur les heures de travail, pour éviter de perdre du temps. » (RHK 103/HKR 116.) Mais le « bousier noir » (RHK (-), 151/HKR 97, 170) ne sert pas seulement de salle de réunion, la voiture exerce d’autres fonctions, elle se transforme en ambulance noire qui transporte le malade obsédé sexuel et incurable qu’est Kunze (RHK 102, 107/HKR 114, 121) ; quand Hinze s’oppose ouvertement à la demande de Kunze de désormais aussi conduire Lisa et qu’il endommage la voiture de fonction, les programmes de l’Ouest des postes de télévision voisins attisent la haine de Hinze en l’appelant « à laisser tomber », « à se tirer », « à descendre de la bagnole » et en traitant la voiture de « corbillard qui fonce vers le précipice » (RHK 147s./HKR 166) ; à d’autres occasions, « la voiture noire si commode » fait office de camionnette, de camion de déménagement ou de « roulotte noire » hébergeant Hinze (RHK 72, 170s./HKR 81, 192s.). La Tatra noire n’est donc pas seulement une simple voiture de fonction, on peut aisément l’interpréter comme une allégorie de la RDA, la voiture officielle est le modèle réduit qui permettra à son auteur de présenter la société de la RDA et sa théorie esthétique de manière satirique. Produite en Tchécoslovaquie, la Tatra pourrait même symboliser l’esthétique en vigeur dans tous les pays du bloc de l’Est. L’allégorie de la boîte noire roulante permet d’ironiser sur la direction politique à adopter. On a vu que, dès le début du roman, la voiture noire encore étincelante ne prend pas les chemins battus de l’idéologie politique et esthétique officielle, qu’elle prend au contraire les sens uniques à contre-sens : elle devient ainsi une image, appliquée à la RDA, de la fameuse thèse de Walter Benjamin selon laquelle toute transmission culturelle est aussi toujours un témoignage de la barbarie : dans la sixième thèse de son texte Sur le concept d’histoire, Benjamin écrit : « Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. C’est pourquoi l’historien matérialiste s’écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil. » 22 Pour Benjamin, une théorie à la Lukács 23 qui érige en exemple absolu l’héritage culturel du XIXe siècle, en véhicule aussi les aspects barbares et totalitaires ; pour lui, le processus de transmission doit être interrompu, les normes canoniques du passé doivent êtres passées au crible et analysées par les générations suivantes. Si Benjamin oppose ainsi le véritable matérialiste critique au « matérialiste » soumis à la tradition qui ne fait que perpétuer la barbarie, l’impact d’une telle théorie dans le contexte de la littérature du réalisme socialiste qui se réfère au patrimoine culturel classique, est manifeste. Les personnages de Volker Braun qui brossent l’histoire et en particulier l’histoire de littérature à rebrousse-poil, se positionnent ainsi dans la lignée subversive du matérialisme benjaminien. Le premier texte littéraire de Benjamin, publié après sa propre conversion au matérialisme, s’appelle d’ailleurs « Sens unique », il est dédié à Asja Lacis qui a initié Benjamin au matérialisme marxiste et qui, d’après la dédicace, a « brisé en lui » la pensée à sens unique 24.
Les mouvements de la voiture noire permettent à Braun d’ironiser également sur les notions politiques de gauche et de droite. Quand le chauffeur Hinze demande s’il faut tourner à droite ou à gauche, son patron Kunze, politiquement correct, lui demande de tourner à gauche (RHK 11/HKR 11). Mais comme on tourne en rond en toujours tournant à gauche, Kunze donne une autre direction à la « ligne du récit » (RHK 10/HKR 10) en demandant à Hinze de lui présenter sa femme, ce qui écartera encore le roman du droit chemin du socialisme réaliste, le transformant définitivement en roman galant. Kunze et son auteur préfèrent toujours se laisser guider par un jupon plutôt que par la doctrine esthétique officielle, ce que leur reprochera plus tard la critique à la foi fictive et réelle Frau Professor Messerle (RHK 133/HKR 149). Tandis que les théoriciens du réalisme socialiste semblent bien connaître la direction à prendre, les personnages dans la boîte noire et leur auteur semblent bien désorientés. Au milieu du roman, enflammé par une discussion politique avec Kunze, le chauffeur se met à couper les virages pour, ainsi que le constate son auteur, « sortir des voies habituelles » (RHK 84/HKR 94). Une fois encore, la boîte noire ne suit pas les chemins tracés par la doctrine officielle. Quelques pages plus loin, lorsque, dans une autre discussion politique qui a encore lieu dans la voiture noire, Kunze déclare qu’il s’agit de trouver la ligne, Hinze rétorque « Et de savoir comment prendre le virage ». (RHK 94/HKR 106) La réplique résume bien les différences de caractère politique des deux personnages : tandis que Kunze cherche à trouver sa propre ligne, certes extravagante, Hinze ne cherche qu’à se débrouiller et à s’arranger avec l’Etat socialiste.
Les mouvements de la voiture noire permettent également de railler le concept de progrès du socialisme réellement existant et la langue de bois des discours officiels qui l’accompagnent. Ainsi, Braun ironise sur les devises officielles glorifiant le progrès du socialisme commençant par le mot « en avant » (vorwärts). Lorsque, après la deuxième rencontre, cette fois-ci plus musclée, avec le policier, ce dernier somme Hinze et son auteur de circuler sans indiquer la direction à prendre, Hinze demande « alors en avant » tout en partant en sens inverse : « et le bousier noir et bosselé se faufila en marche arrière dans les embouteillages. » (RHK 151/HKR 170.) Au paragraphe suivant, c’est la politique de la « direction nouvelle », du « Nouveau cours » (Neuer Kurs) adoptée en 1953 qui est soumise à un traitement satirique : tout comme cette « direction nouvelle » (conçue pour atténuer les méfaits de la construction accélérée du socialisme décrétée en 1952) ne changeait pas grande chose à la réalité du socialisme réellement existant, de la même façon le maître et son chauffeur s’engagent dans une « direction nouvelle » à travers le centre ville « qui était en gros l’ancienne » (RHK 151/HKR 170). Cette direction nouvelle des protagonistes du roman qui ne change rien aux faits, n’est pourtant pas conforme à l’idéal du progrès et à la perspective socialiste souhaitée pour les romans du réalisme socialiste, les deux personnages qui tournent en rond ne seraient pas non plus dignes de figurer dans un roman de formation classique, ils n’évoluent pas.
Mais la boîte noire qu’est la voiture de fonction de Hinze et Kunze ne fournit pas seulement l’image allégorique et satirique de la bonne voie à prendre (où à ne pas prendre), elle est un modèle réduit qui permet d’observer les rouages de la société est-allemande. La voiture est à la fois un endroit public et privé, ou plutôt un espace privé qui évolue dans l’espace public, la boîte noire montre à la fois à quel point il est difficile de les distinguer clairement. Si Jacques et son maître et même encore Puntila et son valet Matti agissaient dans un espace où les rôles étaient encore clairement définis, le socialisme prétend avoir aboli la lutte des classes et les distinctions sociales, les intérêts particuliers des individus semblent définitivement conciliés avec l’intérêt public, leitmotiv principal du roman pourtant systématiquement soumis à un traitement subversif et satirique. Vers la fin du roman, l’auteur se demande : « Dans l’intérêt de la société / disent mes lecteurs. / Bof, bien sûr, / que je réponds : mais qui pose la question de savoir ce que c’est au juste ? » (RHK 152/HKR 171.) C’est dans la « boîte noire » que la question taboue est traitée. Dans un article de 1966 intitulé « La vérité simple ne suffit pas » 25, Volker Braun présente Brecht comme le dernier dramaturge à avoir eu affaire aux luttes de classe. Braun se demande dans la lignée de Marx, comment, dans une société apaisée où l’individu et le citoyen font un, où les gens ne font plus partie de classes différentes et où les protagonistes sont amis, une dramaturgie nouvelle peut encore présenter les antagonismes persistants entre dirigeants et dirigés qui se distinguent encore par le pouvoir dont ils disposent. Pour Braun, cette nouvelle dramaturgie ne doit pas proposer de solution, c’est au public de la trouver, il faut tout simplement donner un maximum d’informations sur la structure de la société. Bien que l’article soit de vingt ans antérieur à la publication du roman et qu’il puisse paraître naïf de considérer la RDA de l’époque comme une société sans classes, Le roman de Hinze et Kunze, au départ conçu sous forme de pièce de théâtre, semble suivre ces consignes : le narrateur prétend sans cesse ne pas comprendre ce qu’il décrit et c’est au lecteur de trouver la réponse aux contradictions du roman. Vus de loin ou de l’extérieur de la boîte d’expérimentation, les rapports entre Hinze et Kunze sont effectivement amicaux. Ce n’est qu’en proposant de regarder de près ce qui se passe à l’intérieur de la boîte noire où se rencontrent les domaines privés et publics que l’auteur nous permet de mieux saisir les antagonismes subsistants. Dans le chapitre déjà évoqué de l’entreprise à deux personnes fonctionnant à merveille, les différences entre Hinze et Kunze sont présentées dans une réflexion auctoriale à double fond satirique : l’auteur constate que Kunze, situé en haut de l’échelle sociale, avait une vision uniforme du monde, tandis que Hinze avait une conscience double et se cramponnait avec entêtement à son barreau en bas de l’échelle : « Il restait en bas, dans la bagnole, et se laissait guider. » (RHK 104s./HKR 117.) Cela ne signifie pas, au contraire, que la vision uniforme de Kunze lui permette de voir plus clair que Hinze. On apprend que Kunze ne tolère pas la vision double de son ami Hinze, qu’il exige son accord et que des divergences de principe le déchireraient. C’est sa situation sociale qui lui permet de concevoir de manière simple, voire simpliste, les rapports entre base et superstructure. Sa façon de considérer les choses « de haut en bas en haut, saisissant les pôles » est devenue sa « seconde nature, sa vision politique bondissant de la même façon entre base et sommet. [...] son regard allait de haut en bas / de bas en haut pour compenser la différence. » (ibid.) Ce regard qui saisit les pôles, lui donne une certaine supériorité, surtout sur ses ‘objets’ préférés, les femmes, même sur Lisa : à leur première rencontre, Kunze, en regardant la tête de Lisa, a l’impression que ses lèvres « n’avaient à jamais rien à me dire » qu’elle était « belle et inaccessible. » (RHK 20/HKR 21.) C’est en regardant ensuite la « base » de Lisa, ses pieds nus, « deux animaux confiants » aux « dix orteils en plein mouvement comme s’ils jouaient du piano » qu’il reprend confiance, il relève rapidement la tête et surprend un regard doux sur le visage de Lisa qui exprime de la curiosité et de l’intérêt qui, pour Kunze, devient intimité. Kunze est d’emblée convaincu que « sans elle me manquerait quelque chose d’important, quelque chose de moi-même. Ensemble nous serions autres. » (RHK 20s./HKR 21s.) C’est le départ de l’histoire d’amour entre Kunze et Lisa. Le paragraphe se termine de la façon suivante : « J’avais les yeux fixés sur l’admirable base, sans être en mesure de lire les pensées dans la superstructure. C’était un rapport qui ne m’apparaissait pas clairement, pouvais-je en avoir un avec elle ? J’étais fou de désir. » (RHK 21/HKR 22.)
Bien qu’il ne soit pas tout à fait sûr de bien comprendre le rapport entre base et superstructure, dont le schématisme, nous le savons, se passe dans la boîte noire, Kunze saisit et conquiert Lisa dans sa totalité en regardant les pôles extrêmes. A aucun moment Kunze n’est conscient d’abuser tout simplement de sa position sociale supérieure quand il condescend à « compenser la différence » (RHK 104/HKR 117). Sa façon de s’intéresser à « Ce qui était plus bas », aux femmes du peuple (RHK 51/HKR 56), pourrait certes être interprétée comme une version marxiste de la pulsion platonicienne qui recherche sa partie manquante pour re-constituer le tout et pour réaliser l’union harmonieuse des prolétaires et prolétariennes prônée par Kunze (RHK 107/HKR 120), mais on oublierait que c’est surtout sa position sociale qui permet à Kunze de se transformer en une sorte d’activiste à la Adolf Hennecke qui fait exploser les normes dans le domaine sexuel. Hinze, en revanche, avec sa conscience double (RHK 104 / HKR 117), apparaît comme un personnage incohérent, mais c’est tout au contraire cette perspective double qui lui permet de voir les contradictions de façon plus claire. Avec sa façon d’aller dans le vif du sujet, il échoue certes auprès de Lisa : quand il la saisit aux « cuisses, à la naissance de la courbe » (RHK 15/HKR 15) pour la saluer, Lisa, déçue, lui demande de la traiter au moins comme sa voiture en commençant par le haut (on comprend pourquoi plus tard, Kunze aura plus de succès auprès d’elle), mais en matière d’empathie, Hinze, l’homme à conscience double, est capable de se mettre à la place de Kunze et de le comprendre, sans pour autant adopter ses positions politiques et idéologiques. En s’accrochant à son barreau en bas de l’échelle sociale, il ne se trouve certes pas en position d’imposer l’unité et l’union des hommes (ne serait-elle que charnelle), mais sa perspective double, qui est aussi une perspective du bas vers le haut, lui permet de mieux cerner les antagonismes du socialisme réellement existant. Cette clairvoyance ne le pousse pourtant pas à l’engagement social ou politique, il s’en sert au contraire pour mieux s’installer dans sa niche sociale. En brossant ce tableau des messieurs tout le monde de la RDA, le dirigeant aveugle aux réalités sociales et le sujet désabusé, Volker Braun donne une image réaliste de la société des quinze dernières années de la RDA, réalisme qui ne correspond pas du tout aux normes du réalisme socialiste. Le regard à l’intérieur de la boîte noire donne de tout autres résultats que ceux escomptés par l’idéologie esthétique.
Le regard dans la Tatra noire permet à son auteur de bien faire ressortir un aspect qui explique ce désenchantement des dernières années de la RDA : l’attente de jours meilleurs et de l’avènement définitif du communisme. De manière ironique, la population de la RDA qualifiait son pays de « communauté d’attente socialiste » (sozialistische Wartegemeinschaft). Pour traiter cet aspect, la profession de Hinze est encore une fois très bien choisie : le chauffeur passe beaucoup de temps à « rester en bas, dans la bagnole » (RHK 105/HKR 117) à attendre son patron. Dès le début du roman, on apprend que « le chauffeur maigre, comme un insecte dans la boîte étincelante attendit un long moment ». Le fait de devoir attendre ne le dérange pas, il semble plutôt bien s’accommoder de ce temps vide. C’est seulement quand l’attente professionnelle s’entremêle avec la vie privée, quand il s’agit d’attendre en bas pour qu’en haut, dans son propre appartement, son patron Kunze en finisse avec sa femme Lisa, que le chauffeur s’impatiente. Dans le chapitre clé en la matière, Hinze constate en discours indirect-libre : « Le pire pour Hinze, ce n’était pas les attentes au troquet tandis que Kunze comblait l’humanité de ses bienfaits. Attendre était la moitié de la vie ; c’était le lot de chacun, tous attendaient quelque chose. Une bière garçon, un poste, la retraite, le communisme. L’avenir s’étendait devant eux, là rien n’avait changé, même si c’était un avenir meilleur, même si on le laissait derrière soi ! On attendait d’une manière ou d’une autre, longtemps. » (RHK 63/HKR 70.) En empruntant à sa façon bien particulière à la fameuse neuvième thèse de Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin 26, Hinze se fabrique sa propre philosophie de l’histoire, il essaie ensuite de se faire une raison quant à sa situation personnelle en se rappelant ses privilèges par rapport à d’autres professions qu’il n’est pas obligé d’exercer. Mais malgré tous ses arguments et le nombre élevé de bières ingurgitées, il n’arrive pas à faire définitivement abstraction du fait que c’est sa propre femme et non l’humanité que son patron est en train de combler : « Il était assis au bistrot où on lui passait la bière et devinait que dans le coin d’autres choses se passaient sans lui. Parce qu’il ne sortait pas de ses gonds, pour prendre une résolution. Il écoutait au fond de lui, où s’engouffrait la bière, si personne n’irait dire à Kunze ses quatre vérités. Et retrousser ses manches ! Mais rien ne bougeait. » (RHK 64/HKR 71.)
Hinze réalise qu’il est en train de se faire berner par son patron et que sa soumission, sa patience et son inactivisme sont les conséquences d’une idéologie qui promet des avenirs qui chantent tout en laissant les choses en l’état. En adoptant le genre du roman galant ou le plus intime se lie au public, en présentant le patron Kunze en activiste sexuel, Volker Braun réussit à faire comprendre à travers son personnage Hinze que, même dans le socialisme, ceux du bas de l’échelle sont toujours en train de se faire b... par les fausses promesses de bonheur de ceux qui détiennent le pouvoir. Malgré sa souffrance, Hinze ne réagit pas. Le chapitre se termine de la façon suivante : « Une fin n’est pas prévisible : certes il n’allait pas se tuer. Il se réservait pour des temps meilleurs, pour l’avenir : celui qui s’étendait devant eux. (A ta santé.) Mais dans son dos il serrait, nous l’avons vu, le poing. » (RHK 64/HKR 72.) Ce n’est plus l’image de « l’Angelus Novus » benjaminien poussé, le dos en avant, vers l’avenir par la tempête du progrès et qui n’arrive plus à refermer ses ailes déployées 27, c’est le poing serré dans le dos qui devient le leitmotiv de la révolte avortée de Hinze. Ce n’est qu’à première vue que Hinze ressemble encore au chauffeur Matti de Bertolt Brecht qui déclare que les chauffeurs sont des gens particulièrement rebelles qui n’ont pas de respect pour leurs patrons à force de les entendre parler au fond de leur voiture 28. Le chauffeur de Kunze représente le citoyen de la RDA ayant compris que les fausses promesses d’un avenir meilleur le tiennent en échec, que la perspective socialiste était un leurre, et qui, désabusé, baisse les bras et cache sa révolte. Il n’est pas le seul, son auteur regrette de rencontrer souvent le « regard voilé, battu » de « ces gens qui regardent joyeusement l’avenir dans les yeux tout en évitant ceux des autres. » (RHK 158/HKR 178.) C’est cette attitude, partagée par une grande majorité de la population, qui fut à l’origine de l’implosion de la RDA 29. A l’autre bout de l’échelle sociale, les efforts du côté du pouvoir sont timides : dans son seul moment de lucidité, Kunze, lui aussi, se met à la place de Hinze : « Tout songeur, [...], voilà qu’il se mettait à la place de Hinze, son chauffeur digne de confiance, cet expert. (Quand l’avait-il essayé ? Cette fois-là seulement.) Toute la journée à attendre et à conduire, à rouler et à l’attendre, lui ! Le volant en mains, sans diriger ? Ne devrait-il pas le délivrer de cette capsule, de cette boîte noire ? Comment pouvait-on oublier cela. A présent, Kunze était assis derrière et devant en même temps, et cela le déchirait, une douleur vive et enivrante qui le ramenait à lui. A l’autre en lui, qui était chauffeur, lui aussi. Comme s’il trouvait l’apaisement en étant ensemble. En poussant un soupir, il s’enfonça au fond de lui-même, là où l’autre l’attendait. Il le prit dans ses bras, le pressa contre sa poitrine, bouleversé par une joie muette. » (RHK 151s./HKR 171.) Même dans son seul moment d’empathie profonde avec son chauffeur, Kunze est incapable d’abandonner sa vision unique du monde, tout se passe en lui-même, ce n’est pas son véritable chauffeur qu’il découvre, mais le chauffeur en lui. De cette façon, il peut s’imaginer « assis derrière et devant en même temps » sans abolir les « devant » et « derrière » et sans renoncer à sa recherche d’harmonie, à l’apaisement que lui procure la sensation d’être « ensemble ». Cette phrase est encore plus révélatrice dans le texte original : « Als fände er seine Ruhe miteinander. » Gramma-ticalement fausse, la phrase fait clairement comprendre que Kunze ne fait pas la paix avec son chauffeur en chair et en os en changeant la réalité sociale, mais que, dans son solipsisme d’homme de pouvoir, il se solidarise avec le Hinze qui est en lui, donc un Hinze factice et modulable à sa guise. C’est encore sa position de dirigeant qui lui permet de vivre dans sa subjectivité sans être déchiré par la réalité sociale. Ses réflexions n’ont pas d’impact, c’est une empathie complètement individuelle qui ne change rien à la situation réelle des différences de classe. Les phrases qui suivent l’expriment clairement : « Hinze ne se doutait de rien, il ne partageait pas sa joie, il filait tout droit dans le sens indiqué par Kunze (traduction modifiée par R.Z.). Rien d’autre ne se passa. » (RHK 152 / HKR 171.)
Dans ses réflexions sociales, Kunze vit lui-même dans une sorte de boîte noire hermétiquement bouclée dont les structures fonctionnent hors contexte, sans contact véritable avec la réalité extérieure. Dans son attitude qui le maintient éloigné de la réalité, le monde intérieur de Kunze ressemble au salon de son épouse Trude dont voici l’impression de Hinze à l’occasion de sa première (et dernière) visite : « Il pénétra dans le vestibule. L’épouse fit son apparition. [...] Il ne vit que des meubles, des pièces encombrées. Elle trônait sur le canapé, Biedermeier berlinois, velours rouge. Une dame dans la cinquantaine, du massif, en chêne. C’était richement ouvragé, sans une rayure. Table mise, le beau service de café. Le gâteau sablé comme de la poussière dans la gorge. Elle passait de la dentelle devant les lèvres pincées. Des petits yeux comme des nœuds de bois sous le vernis. » (RHK 73/HKR 81s.) Hinze cligne des yeux, et en la regardant à nouveau, l’épouse se transforme en « grande desserte sombre à placage, inamovible, pleine de verres et de bibelots, ce qu’on possède, et par-dessus une imposante horloge abîmée aux aiguilles tremblotantes. » Le salon de Trude au « Biedermeier berlinois, velours rouge » est l’allégorie de l’Etat aussi bien que de la doctrine esthétique de la RDA, tout encombrée de normes solidement bâties. Tandis que, dans la « Lotterstraße », Kunze ne pénètre pas seulement dans le salon de Lisa, le salon verni de Trude reste figé et impénétrable pour Hinze. Quelques vingt pages plus tôt, son auteur constatait que tout devenait problématique quand la société se mettait à réfléchir à la place des autres et il ajoutait : « Alors tout s’accordait à la maison, sauf qu’on attendait dehors. » (RHK 55/HKR 60s.) Autant Hinze se sent exclu du salon de Trude qui ne lui convient pas, autant il est exclu des réflexions de Kunze qui réfléchit à sa place. Tout ce qui rappelle une quelconque ouverture dans la description du salon de Trude, c’est l’horloge aux aiguilles tremblotantes : le temps semble s’y être arrêté, mais les aiguilles de l’horloge expriment une certaine nervosité et contradiction intérieure de ce salon petit-bourgeois, formant une « image dialectique » dirait Walter Benjamin qui appelle à être interprétée 30. En offrant un regard à l’intérieur de la boîte noire, Volker Braun nous appelle à soumettre à cette lecture critique le salon esthétique trop bien arrangé qui ne laisse pas de place à la réflexion autonome. Dans Le roman de Hinze et Kunze, Braun va droit au fait et ne laisse pas les choses en place. En nous introduisant dans le salon, en le décrivant, et les descriptions ne sont pas aussi anodines que le prétend le narrateur, il appelle le lecteur à soumettre le mobilier à une analyse critique qui ne le laissera pas intact. Braun montre comment se présente, pour un écrivain de la RDA des années soixante-dix et quatre-vingt, l’intérieur de la boîte, à savoir les rapports entre gauche et droite, entre l’intérieur et extérieur mais tout d’abord entre le haut et le bas, entre base et superstructure. La question centrale qui en résulte, celle de savoir comment présenter la réalité sociale qui se pose et repose dans le roman, en fait un texte lisible hors du contexte restreint de la RDA, car la question du traitement de ce qu’on appelle la ‘réalité’, du réalisme, est une question intrinsèque à toute littérature et à l’art en général qui se pose toujours de nouveau sous d’autres auspices.
En s’attaquant à la boîte noire du réalisme socialiste, Volker Braun fait son devoir d’auteur autonome selon Bourdieu, il s’engage dans la lutte pour la canonisation en se situant dans l’espace des possibles de son époque et de son contexte politique pour en modifier le mobilier et pour imposer son propre capital symbolique. Dans le cadre de la théorie très contraignante et surannée du réalisme socialiste, il mène un combat à l’ordre du jour depuis plus de cinquante ans, à savoir le combat pour la libération du lecteur, émancipation qui intègre mieux le lecteur et le fait participer à l’action. Pour ce faire, la littérature ne peut plus être prescriptive. C’est pour cette raison que le narrateur ne cesse de souligner qu’il décrit l’action sans la comprendre. A la fin du roman, le narrateur qui se confond ici encore avec son auteur, nous décrit le lecteur idéal de ses textes. L’auteur/narrateur manifestement conscient de sa situation de privilégié qui a fait du plaisir et du luxe son métier (RHK 174/HKR 196s.), son « propre chauffeur, qui se dirige et pense par lui-même » (RHK 175/HKR 198), Hinze et Kunze à la fois, découvre dans le public une jeune femme qui le regarde sans poser de questions, tandis que l’auteur se trouve « confronté aux questions d’un expert » (RHK 174/HKR 198). Auditrice et probablement également lectrice idéale, la femme muette semble intuitivement comprendre en observant : « Elle semblait saisir tout ce que je ne saisissais pas... ce que je décris. » (RHK 175/HKR 198). V. Braun n’est probablement pas le seul écrivain pour qui le lecteur idéal ressemble à une jeune personne de connivence avec son écrivain admiré, capable de comprendre ses textes par pure intuition sans poser des questions «d’expert». Or, toute littérature, au moins celle qui compte rester, doit pouvoir se confronter à des lecteurs qui la lisent en dehors de son contexte historique d’origine. Dans son roman, Braun revendique systématiquement la participation du lecteur, mais celle-ci ne devrait pas se limiter aux lecteurs contemporains en connivence muette avec lui. Comme dans son poème cité au début, Braun semble sous-estimer le capital symbolique de son propre ‘patrimoine’ littéraire en réduisant sa valeur au seul contexte de la RDA. Vu l’importance qu’il accorde au lecteur et à la réception de ses textes, V. Braun doit savoir qu’une fois publiées, ses œuvres ne sont plus sa « propriété » intellectuelle. Ce qu’il semble craindre dans son poème « La Propriété », c’est de se trouver engagé dans un processus de décanonisation qui brade tout le patrimoine de la littérature de la RDA. En ce qui concerne son Roman de Hinze et Kunze, ces craintes sont injustifiées et les lecteurs de l’après-RDA peuvent se féliciter de pouvoir se mettre sous la dent (ou d’avoir sous ses griffes, comme il est dit dans le poème) cette lecture à première vue indigeste. Au delà de la réception intuitive et empathique, le roman gagne à être lu et relu, et à être analysé, et il ne doit craindre ni les questions de l’expert ni l’avis du grand correcteur tel que l’auteur fictif et réel à la fois l’invoque dans le post-scriptum de son ouvrage : « [...] ; tel que c’est sur le papier, cela ne demeure pas. Oh, s’écria-t-il, si l’on voulait ainsi lire pour correction tous nos livres, o grand correcteur, puissant correcteur! Et il tourna au coin de la rue, vers une région non (d)écrite. »
Notes
* R. Zschachlitz. Professeur à l'Université Lumière Lyon 2.
1. Traduction d’Alain Lance (sur le site internet www:lyrikline.org, sans indication de la source.) Original : « Das Eigentum / Da bin ich noch: mein Land geht in den Westen. / KRIEG DEN HÜTTEN FRIEDE DEN PALÄSTEN. / Ich selber habe ihm den Tritt versetzt. / Es wirft sich weg und sein magre Zierde. / Dem Winter folgt der Sommer der Begierde. / Und ich kann bleiben wo der Pfeffer wächst. / Und unverständlich wird mein ganzer Text / Was ich niemals besaß, wird mir entrissen. /Was ich nicht lebte, werd ich ewig missen. / Die Hoffnung lag im Weg wie eine Falle. / Mein Eigentum, jetzt habt ihrs auf der Kralle. / Wann sag ich wieder mein und meine alle. » In : Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, Band 10, Halle, Mitteldeutscher Verlag 1993, p. 52. Dans l’interprétation qui suit, je me réfère à la version originale.
2. Cf. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris (seuil) 1992, p. 191. Pour l’utilité de la théorie du champ littéraire pour la théorie du canon littéraire cf. R. Zschachlitz : « Blocage canonique », « espace des possibles », « dialectique à l’arrêt » – Eléments d’une théorie du canon chez Assmann, Bourdieu et Benjamin, in : Etudes Germaniques 62, 2007, pp. 543-557.
3. Cf. Bourdieu, ibid., pp. 149, 413.
4. Cf. Martina Langermann, Kanonisierungen in der DDR. Dargestellt am Beispiel des ‘sozialistischen Realismus’, in : Heydebrand, Renate von: Kanon, Macht, Kultur. Theoretische, historische und soziale Aspekte ästhetischer Kanonbildungen, Stuttgart / Weimar (Metzler) 1998, pp. 552, 549, 559.
5. Carsten Gansel : Für « Vielfalt und Reichtum » und gegen « Einbrüche bürgerlicher Ideologie ». Zu Kanon und Kanonisierung in der DDR ; in : H.L. Arnold (dir.) : Text und Kritik, Literarische Kanonbildung, München 2002, p. 243.
6. Cf. Volker Braun : Unnachsichtige Nebensätze zum Hauptreferat, in : Texte in zeitlicher Folge, Band 4, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1990, p. 275.
7. Volker Braun : Le roman de Hinze et Kunze, Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris (Editions Messidor), 1988, p. 7. Cette édition sera citée dans le texte sous le sigle « RHK », suivi de l’indication de la page de l’édition allemande sous le sigle « HKR » : Volker Braun : Hinze-Kunze-Roman, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1988. (première édition : Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1983).
8. « Wenn man von festen Positionen des Sozialismus ausgeht, kann es meines Erachtens auf dem Gebiet von Kunst und Literatur keine Tabus geben. « Références dans : Lesehilfen zu Volker Brauns Hinze-Kunze-Roman, Zusammengestellt von Jean Mortier, unter Mitarbeit von Birgit Dahlke, Polycopié (31 p.) distribué à la Journée d’études consacrée à Volker Braun, Université de Lyon 2, 11 janvier 2008. Cf. aussi : V. Braun : Tabus, in : Texte in zeitlicher Folge, Band 4, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1990, p. 269sq.
9. « Wir sollten jeglichem Bestreben entgegentreten, unseren Fortschritt auf dem Gebiet der Kultur und Kunst durch Konzessionen an die modernistische Verzerrung der Kunst zu beeinträchtigen. » Erich Honecker : « Zügig voran bei der weiteren Verwirklichung der Beschlüsse des VIII. Parteitags der SED, in : Erwin Pracht (dir.) : Einführung in den sozialistischen Realismus, Berlin, Dietz-Verlag, 1975, p. 163.
110. Martina Langermann, Kanonisierungen in der DDR. Dargestellt am Beispiel des ‘sozialistischen Realismus’, in : Heydebrand, Renate von : Kanon, Macht, Kultur. Theoretische, historische und soziale Aspekte ästhetischer Kanonbildungen, Stuttgart / Weimar 1998, p. 553. Il semble en revanche difficilement défendable de prétendre à l’instar de Carsten Gansel que des critères précis n’existaient pas pour le canon du réalisme socialiste. (C. Gansel, Für « Vielfalt und Reichtum » und gegen « Einbrüche bürgerlicher Ideologie ». Zu Kanon und Kanonisierung in der DDR; in: H.L. Arnold (dir.): Text und Kritik, Literarische Kanonbildung, München 2002, p. 244 et note 52.) Les termes évoqués ci-dessus, sont des critères de définition largement reconnus du réalisme socialiste qui furent enseignés aux futurs professeurs en RDA : cf. par exemple Hellmuth Barnasch: Grundlagen der Literaturaneignung, Verlag Volk und Wissen 1972.
11. Cf. aussi RHK 67-69 / HKR 74-76, où Braun présente deux versions du même chapitre.
12. Bertolt Brecht : Die Essays von Georg Lukács ; in : Bertolt Brecht, Schriften zur Literatur und Kunst 2, Gesammelte Werke Band 19, Frankfurt/M. 1967, p. 296 sq.
13. Bertolt Brecht : Über sozialistischen Realismus ; in : Bertolt Brecht, Schriften zur Literatur und Kunst 2, Gesammelte Werke Band 19, Frankfurt/M. 1967, p. 378.
14. Cf. par exemple : Klaus Völker: Brecht und Lukács. Analyse einer Meinungsverschiedenheit, in : Kursbuch, No. 7, 1966, pp. 80-101. Wener Mittenzwei : Marxismus und Realismus ; in : Jutta Matzner : Lehrstück Lukács, Frankfurt/M. 1974, pp. 125-164.
15. G. Klaus / M. Buhr : Philosophisches Wörterbuch, Leipzig 1974, p. 698, entrée « Kunsttheorie ».
16. Erwin Pracht e.a. (dir.) : Einführung in den sozialistischen Realismus, Berlin, Dietz-Verlag, 1975. Même ses anciens camarades du « Grand Hôtel Abîme » (p. 377), les auteurs de l’Ecole de Francfort, également mis à l’Index en RDA, y sont traités avec plus de respect en ce qui concerne les indications bibliographiques que le propagateur du socialisme réaliste dans l’espace germanophone lui-même.
17. Cf. l’article programmatique de Brecht : Weite und Vielfalt der realistischen Schreibweise ; in : Bertolt Brecht, Schriften zur Literatur und Kunst 2, Gesammelte Werke Band 19, Frankfurt/M. 1967, p. 340.
18. Erwin Pracht e.a. (dir.) : Einführung in den sozialistischen Realismus, Berlin, Dietz-Verlag, p. 308.
19. Cf. York-Gothart Mix (dir.) : Ein ‘Oberkunze darf nicht vorkommen’. Materialien zur Publikationsgeschichte und Zensur des Hinze-Kunze-Romans von Volker Braun, Wiesbaden (Harrassowitz) 1993.
20. Lothar Baier : Streit um den schwarzen Kasten. Zur sogenannten Brecht-Lukács-Debatte, in : Jutta Matzner : Lehrstück Lukács, Frankfurt/M. 1974, p. 253.
21. L’article de Baier a été publié deux fois dans deux publications qui devaient intéresser l’écrivain, l’une consacrée à Brecht dans la revue Text und Kritik (Sonderband Bertolt Brecht 1, München, 1972, p. 37ff.), l’autre dans le recueil consacré à Lukács cité ci-dessus.
22. Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 433.
23. En opposition à la théorie du reflet du marxisme vulgaire et en contact directe avec son ami Bertolt Brecht, Walter Benjamin a développé sa propre théorie du schématisme esthétique : cf. Ralf Zschachlitz: Walter Benjamins « Traum von einer Sache », in : Etudes Germaniques, Walter Benjamin, No. 1 1996, pp. 59-80.
24. Cf. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften IV.1, Frankfurt/M. 1974, p. 83.
25. Volker Braun : Es genügt nicht die einfache Wahrheit ; in : Volker Braun, Texte in zeitlicher Folge, Band 1, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1990, p. 236s.
26. Cf. Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434.
27. Cf. ibid., p. 434.
28. Cf. Bertolt Brecht : Herr Puntila und sein Knecht Matti ; in : Bertolt Brecht, Grosse kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe, Band 6, Berlin / Weimar / Franfurt/M. 1989, p. 321.
29. Si, dans son roman, Braun choisit pour référence la neuvième thèse de Benjamin pour stigmatiser le mythe du progrès à l’origine de la chute de la RDA, Heiner Müller, dix ans plus tard, se réfère au texte de petite prose Les armes de la ville de Kafka pour expliquer la chute par l’attentisme politique dû aux concepts de progrès du marxisme vulgaire : cf. Karl-Heinz Götze : Der Turm zu Babel oder : Heiner Müller läßt Kafka erzählen, wie die DDR untergegangen ist ; in : Cahiers d’Etudes Germaniques, No. 51, 2006, pp. 217-236. Cf. aussi: R. Zschachlitz: La notion de progrès chez Walter Benjamin ; in : F. Malkani (dir.), Etudes Allemandes, Institut d’Etudes Allemandes et Scandinaves de l’Université Lyon 2, à paraître.
30. Cf. Walter Benjamin: Paris, capitale du XIXe siècle, Paris (cerf) 1989, p. 479 s. , N3, 1.
Ecrivain et poète, Volker Braun entretient avec le langage un rapport ludique et sensuel, voire charnel. Dès les premières poésies dans les années soixante-dix 1, le lecteur est frappé par le retour incessant à une nature sauvage et à l'animalité, que sert une langue « nouvelle et forte » (Alain Lance 2). Définitivement citadin, le Roman de Hinze et Kunze, publié en 1985 après quatre longues années de tractations avec la censure, se joue majoritairement dans le huis clos de la Tatra noire qui sillonne le pays sans guère quitter l’asphalte. La nature pourtant n’est pas totalement absente de ce texte étrange qui se déroule malgré tout dans ce que l’auteur qualifie, de manière euphémistique, comme « la plus verte des provinces » 3. Plus faune que flore, la nature reprend ses droits de manière inopinée, à travers toute une série de figures animales surgies au détour d’une description ou d’une comparaison. Il n’y a pas chez Volker Braun de bestiaire à proprement parler, au sens traditionnel que recouvre ce terme dans la littérature et la culture du moyen âge : on chercherait en vain un « recueil de fables, de moralités sur les bêtes » [Le Robert]. Braun ne pratique pas non plus de « poésie animalière » dans la veine de la Tierdichtung germanique en vogue à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Cependant, la mention régulière et parfois systématique de tel ou tel animal dans les œuvres en prose de Volker Braun bâties autour du couple Hinze et Kunze 4 n’est pas l’effet du hasard. Elle semble obéir à la logique poétique de l’auteur et traduit la volonté assumée d’inscrire ses personnages dans un règne animal où ils sont mus par les mêmes pulsions et les mêmes instincts. Ainsi, il semble plus indiqué de parler ici de bestiaire littéraire ou figuré. S’il paraît difficile d’établir une ligne directrice reliant les uns aux autres les différents animaux qui peuplent Le Roman de Hinze et Kunze et les Libres propos, on peut cependant tenter dans un premier temps un classement par catégories de ce bestiaire imaginaire, avant d’essayer de dégager la fonction à la fois symbolique et poétologique de ces images.
Les éléments du bestiaire
Insecte, poisson, chien, cheval, taureau, cochon, souris, âne, cerf, singe, rapace, coq, fourmi, tortue géante, méduse, scarabée, larve ou papillon, les occurrences animalières animent de manière singulièrement foisonnante le discours d’un narrateur-auteur qui prétend fort justement décrire sans comprendre 5, mais dont la langue trahit incontestablement les origines poétiques et la richesse de l’imaginaire.
Un premier classement du bestiaire de Volker Braun dans le Roman de Hinze et Kunze et les Libres propos permet de procéder par catégories fonctionnelles pour constater d’emblée la prédominance des animaux terrestres par rapport aux espèces aériennes et aquatiques. L’ancrage physique dans le sol et la terre, qui constitue par ailleurs un des leitmotive de la poésie de Volker Braun 6, trouve ici son corollaire naturel. Aux côtés des mammifères (chien, cochon, cheval, taureau, cerf, âne, singe, souris), poisson, coq, fourmi, tortue, méduse, scarabée et larve incarnent encore un rapport étroit au sol et au sous-sol dans sa profondeur invisible (terre, eau). Aucune figure animale dans l’entourage du couple Hinze/Kunze ne s’élève vers le ciel. Les seuls oiseaux qui apparaissent dans le texte sont envisagés d’un point de vue métaphorique et dépréciatif : il s’agit de l’image du rapace appliquée une première fois aux musiciens du salon de thé de l’opéra qualifiés par le narrateur d’« oiseaux de proie gris et hirsutes» (Trad. 90) (HK, 100 : « graue zauslige Raubvögel »). Cette image est réemployée une seconde fois par l’auteur de manière indirecte et métonymique à l’endroit du personnage de Maria, une des nombreuses conquêtes féminines de Kunze qui s’avère à l’usage plus prédatrice que prévu et que Kunze qualifie avec lucidité de « charogne » au sens de « garce » (HK, 114 : « Maria hat mich drauf gebracht, das Aas »). Enfin Agatha, membre vigoureux du personnel de l’établissement d’Etat où Kunze suit sa cure, est une forte femme dotée de « cheveux d’un noir de corbeau » (HK, 126 « ein glitzerndes Haarnetz über dem Rabenhaar ») La fonction figurée du rapace renvoie sans ambiguïté à l’enserrement et au sol, et non à l’envol. Toutes les figures animales convoquées par l’auteur, à l’exception de la larve qui porte en germe la possibilité d’un mouvement ascendant et surtout d’une modification d’état lorsque « le papillon fait éclater le cocon » (Trad.78) (HK, 87 : « wie der Falter die Larve sprengt »), ramènent à la terre ferme et révèlent un ancrage vital dans le sol nourricier.
Un second classement de ce bestiaire imaginaire peut se faire à partir de la fonction narrative des animaux évoqués. La plupart des figures animales qui apparaissent dans le roman ne sont pas intégrées à la diégèse, elles sont convoquées par le narrateur-auteur dans le cadre du récit, par le biais de comparaisons, et ne jouissent pas d’une autonomie réelle. Les bêtes ne surgissent généralement que de manière fugace, le temps d’une image. Ainsi en va-t-il de la comparaison du chauffeur avec un insecte sur laquelle s’ouvre le roman : « le chauffeur maigre, comme un insecte dans la boîte étincelante » (Trad. 7) (HK, 7 : « der magere Fahrer, wie ein Insekt in der blitzenden Schachtel »). Volker Braun recourt souvent aux figures animales dans la description physique des personnages : Kunze présente ainsi de « petits yeux vifs de souris » qui plaisent à Lisa (Trad., 45) (HK, 49 : « kleine, mausschnelle Augen »). Même la voiture de fonction que conduit Hinze, la Tatra, n’échappe pas à ce zoomorphisme puisqu’elle se transforme, au contact d’un chauffeur déjà insecte, par deux fois en scarabée (HK, 97 : « der magere Fahrer mit dem Mistkäfer 7 », HK, 170 : « der zerbeulte schwarze mistige Käfer »), la couleur noire du véhicule se prêtant particulièrement bien à cette comparaison. Mais dans la plupart des occurrences, l’animal en soi ne joue qu’un rôle mineur qui est avant tout un rôle de faire-valoir, de catalyseur.
Car si la plupart des animaux mentionnés dans les deux textes ne le sont que de manière anecdotique, la mise en relation est cependant toujours fondamentalement signifiante. A chaque fois, la référence animalière vient renforcer un trait déjà caricatural et s’accompagne ainsi souvent d’une réflexion politique ou sociale. Hinze est comparé à un singe savant dans la scène rétrospective qui relate son combat contre la machine, du temps où il était encore ouvrier : « Elle le forçait à accomplir toujours les mêmes mouvements, qu’il exécutait en se jouant, comme un danseur, ou comme un singe, en fin de matinée, comme un idiot ! » (Trad. 75) (HK, 84 : « Sie zwang ihn zu immer denselben Bewegungen, die er spielerisch, wie ein Tänzer vollführte, oder wie ein Affe, am späten Vormittag, wie ein Idiot ! »). La tonalité péjorative qui perce à travers les éléments successifs de la comparaison ne laisse aucun doute quant à la dénonciation de l’aliénation par le travail. Dans la même veine thématique et un registre de comparaison voisin, Hinze utilise la figure de l’âne pour expliquer à Kunze que les ouvriers sont « occupés à se déchaîner comme des bourriques » (Trad., 30) (HK, 32 : « weil sie beschäftigt sind, immer wilder zu werden, wie die rammdösigen Esel »). La traduction française, en dépit de sa grande qualité, ne rend pas vraiment compte de la dimension imagée de l’expression allemande dans son ensemble, car la comparaison en allemand est en réalité double : « wie die rammdösigen Esel » (HK, 32) indique de fait une parenté du prolétariat non seulement avec la figure traditionnellement peu flatteuse de l’âne, mais encore – à travers l’adjectif composé –, avec celle du bélier et du mouton (d’après le DUDEN, rammdösig signifie « dösig wie ein Schaf », en référence à la pratique paysanne qui consistait à laisser au soleil les moutons afin qu’ils perdent toute agressivité). La double connotation péjorative de l’adjectif « rammdösig » (à la fois « dumm » et « überreizt », bête et surexcité) renforce encore le portrait négatif que Hinze, dans ce passage, dresse du prolétariat socialiste encore aliéné selon lui. A un autre moment, c’est Lisa qui compare son mari Hinze à un âne, dans un long passage au cours duquel elle semble découvrir la véritable nature du personnage, proche de l’animal : « Un âne. J’aime un âne […] Je tiens sa tête d’âne, la partie la plus précieuse de tout le livre, et j’embrasse sa gueule teigneuse. Sa grande gueule. » (Trad.156) (HK, 176-177 : « Een Esel. Ick liebe einen Esel. […] Ick halte sein Eselskopp, det teuerste Teil vont janze Buch, und küsse sein borstijes Maul. Sein jroßes Maul. »). A travers la figure de l’âne, Lisa reproche à Hinze son attachement aveugle pour Kunze : (HK, 176 : « Sein Herr Kunze reitet auf ihm wie Jesus nach Jerusalem durch Berlin Mitte. » Trad. 156-157 : « Son Seigneur Kunze, monté sur son dos, le fait trotter à travers Berlin, comme Jésus en route vers Jérusalem. ») La comparaison tourne finalement à l’avantage de Hinze auquel Lisa trouve des excuses : « Il ne peut pas se défendre, le pauvre animal » (Trad. 157) (HK, 177 : « Er kann sich nicht wehren, das arme Tier. ») Et c’est d’une « voix humaine » qu’elle l’entend proclamer la vérité à l’instar de l’ânesse Balaam. Le recours à l’épisode biblique confère à la comparaison animale une dimension métaphorique qui transcende le caractère trivial de l’image populaire.
Parfois, la mention d’un animal s’apparente à une expression proverbiale. Par exemple dans le passage où le maître et son valet chevauchent par la plaine de Prusse, on peut lire que le maître, ayant aperçu une femme à la lisière de la forêt, « se précipita dans les labours, tel un coq courant sur des charbons » (Trad., 36) (HK, 39 : « lief, wie der Hahn über die Kohlen »). L’expression est attestée depuis le douzième siècle 8 et vise à souligner la rapidité, la vélocité du maître dans cette scène. Mais il est évident dans ce cas que la comparaison n’est pas fortuite : l’appétit sexuel du maître, double historique et littéraire de Kunze, se trouve mis en avant par la figure du coq, traditionnellement associé à une autre expression : « Hahn im Korbe sein » (être comme un coq en pâte) qui renvoie aux conquêtes féminines du maître. D’ailleurs on trouve confirmation de cette lecture un peu plus loin dans le roman lorsque le narrateur mentionne littéralement les « comportements de coq » de Kunze que ses collègues considèrent « comme une maladie » (Trad. 92) (HK, 103 : « seines hahnenhaften Verhaltens wegen, das sie einschätzen als eine Krankheit »). De la même façon, la figure du cerf évoquée à propos de Kunze dans l’un des premiers face-à-face avec Lisa n’est pas exempte de connotation sexuelle. C’est en effet à l’éveil des sens que fait allusion la comparaison avec l’animal des bois : « Il y avait quelque chose en lui qui se mettait en marche, un cerf se frayait un chemin dans le sous-bois » (Trad. 46) (HK, 50 : « Es ging etwas in ihm los, ein Hirsch wuchtete durchs Unterholz »). Si la figure du cerf est traditionnellement employée en allemand pour signifier la rapidité (laufen, springen, tanzen wie ein Hirsch), on trouve depuis le début du vingtième siècle dans tout l’espace germanophone des références à la vigueur sexuelle de l’animal (Hirsch désigne ainsi le jeune homme célibataire et « ein flotter Hirsch » un homme à femmes 9). Parmi ces images populaires qui ont fixé les emplois analogiques de certaines figures animales dans le domaine des comportements amoureux, on peut encore noter la référence au taureau qui apparaît dans le cadre de la caractérisation du couple Hinze/Kunze dont les deux protagonistes se posent en rivaux face à Lisa : « Les deux hommes heurtèrent leurs verres comme des taureaux leurs cornes. Ils essuyèrent la mousse de leur mufle et soufflèrent bruyamment. » (Trad. 47) (HK, 52. « Die Männer stießen mit den Gläsern an wie Stiere mit den Hörnern. Sie wischten sich den Schaum vom Maul, schnoben vor sich hin.) ». Kunze confirme l’image sexuelle attachée au taureau dans une autre scène, avec Maria cette fois qu’il vient d’ailleurs de qualifier, non sans à-propos, de « kalte Kuh » : « Sinon, nous continuerons à vivre comme les taureaux pour la monte » (Trad. 102) (HK, 114 : « Sonst leben wir weiter wie die Rucksackbullen »).
Si la référence zoomorphique recèle toujours un sens figuré dans ce bestiaire, rares sont les animaux qui interagissent directement dans le texte, en tant qu’acteurs du roman. La seule exception est constituée par un chien policier qui joue un petit rôle lors de deux scènes au registre comique. Lors de sa première apparition, le chien est décrit comme l’attribut du policier : « ein Polizist mit einem Hund » (HK, 112). Il n’intervient pas de manière spectaculaire dans le scénario. Seule sa sortie est soulignée par le narrateur qui distingue volontairement ici l’homme de l’animal : « Du livre donc disparurent le policier tête haute et le chien savant baissant la sienne » (Trad. 100) (« Der Polizist verschwand erhobenen, der kluge Hund gesenkten Hauptes aus dem Buche » HK, 113). Le lecteur perçoit déjà dans ce passage la nature particulière de l’animal, qui semble mieux saisir la situation que son maître comme en témoigne sa qualité de « chien savant » aux allures modestes que l’on retrouve dans la seconde scène lorsqu’il poursuit Hinze : « le chien savant sur ses talons, Hinze, effrayé, fourra les pierres dans sa poche de pantalon » (Trad. 148) (« Gefolgt von dem klugen Hund, Hinze steckte die Steine verschreckt in die Hosentasche », HK 167). Or le chien ne se contente pas de tenir son rôle de chien policier féroce en mordant Hinze (Aber das Tier biß barsch hinein, HK 167). A la fin de la rencontre, il arbore encore un comportement anthropomorphique en reconduisant Hinze et Kunze à la Tatra en lieu et place du policier après l’épisode agité de la tentative de destruction du véhicule officiel par le chauffeur : « Le chien savant conduisit les deux passagers » (Trad. 151) (« Der kluge Hund geleitete die beiden Insassen » HK, 170). Toutefois, cet eXemple d’animal acteur du texte demeure l’exception dans le bestiaire de Volker Braun : plus généralement, l’animal occupe une fonction métaphorique, symbolique et poétique dont il convient de mesurer la portée.
De l’homme à l’animal
La question de savoir si la comparaison entre un animal et un humain est méliorative ou péjorative pour notre espèce n’est pas simple à trancher. Lorsque Hinze est d’entrée de jeu comparé à un insecte dans sa boîte, le narrateur met en évidence le manque d’envergure et de marge de manœuvre du personnage. De même, les nombreuses allusions au comportement bestial de Kunze envers les femmes qui se traduisent par l’image du porc ne sont guère flatteuses pour la gent masculine puisque Kunze, dans l’épisode de Hamburg, est décrit « tel un porc écumant, ahanant, enjambant avec brutalité le fossé séparant le Nord et le Sud » (Trad. 82) (« Ein schäumendes, röchelndes, das Nord-Süd-Gefälle brutal nutzendes Schwein », HK, 92). On retrouve une image analogue dans le récit onirique de l’un des compagnons de chambrée de Kunze, Hermann, où la métamorphose en cochon se termine sur une note érotique : « Alors je me mis enfin à crier, m’arrachant à moi-même, et en ricanant j’avalai le rhum et saisis sous la table la main de la maîtresse de maison, pour qu’elle brûle. Et elle brûla en effet. Le cochon, monsieur, c’était moi le cochon. » (Trad. 118) (« Da schrie ich endlich und riß aus mir mich und goß den Rum grinsend in mich hinein und hielt der Hausfrau Hand unter dem Tisch, dass sie verbrenne, und sie brannte auch. Das Schwein war ich, mein Herr : ich war das Schwein. » HK, 133). Cette image négative de l’homme face à la femme se retrouve de manière récurrente dans le discours de Lisa, qui ne se prive pas d’insulter « ses » hommes en les traitant de : « Cochons » (Trad. 68) (« Schweine », HK 76) / « Mais quels cochons, quels cochons ! » (Trad. 47) (« Aber die Schweine, die Schweine ! » HK, 51) / « Espèce de cochons » (Trad. 129) (« Ihr Schweine » HK, 145). C’est d’ailleurs Hinze qui explique à Kunze dans le roman la vision particulière et zoomorphique que les femmes ont des hommes en s’appuyant encore une fois sur la même image : « Tu es pour elle une sorte d’animal, un – cochon, une série cochonnée. » (Trad., 71) (« Du bist für sie eine Art Tier, ein – Schwein, eine versaute Serie » HK, 79). Les Libre propos confirment cette vision féminine du « gâchis humain » : « Il n’est bon à rien » (Trad. 31) déclare la femme de Kunze à propos de son mari, utilisant encore une fois la même image (« Er ist versaut », Berichte 37). Au-delà de la comparaison fortement péjorative, c’est le fossé entre les seXes et une nouvelle « cassure » sociale que dénonce l’auteur.
Si la figure du cochon qui parcourt le texte ne pose pas de problème majeur d’interprétation, l’image du chien en revanche se révèle plus complexe à analyser. Dans l’épisode avec le policier déjà mentionné, le chien jouit manifestement d’une considération supérieure (« der kluge Hund »). Mais Hinze, lorsqu’il se trouve comparé plusieurs fois à un chien 10, hérite à la fois du caractère soumis de l’animal, fidèle compagnon de l’homme (et que l’on peut rapprocher du manque d’autonomie associé par Lisa à la figure de l’âne), tandis que la fidélité même apparaît à d’autres moments comme une qualité appréciable à l’instar de la fin de la scène dans la laverie où Kunze, éconduit par une ouvrière sévère, trouve en « Hinze le chien » une consolation immédiate : « Il s’éclipsa sur la pointe des pieds, se traîna jusqu’à la voiture. Hinze, ce chien, bondit à sa rencontre tout frétillant. » (Trad. 29) (« Er stöckelte hinaus, schleppte sich an den Wagen. Hinze, der Hund, sprang ihm wedelnd entgegen. » HK, 31). L’un des Libres propos s’intitule d’ailleurs « Hinze der Hund » (Hinze le chien 11) et on peut y lire une autre dimension, complémentaire, de l’image canine : Hinze en effet est d’abord présenté comme un « chien buté » qui refuse toutes les propositions du fonctionnaire du parti Kunze. Mais une fois abandonné par ce dernier, Hinze le chien se révèle plus autonome que prévu : « En situation de décider lui-même, ce chien de Hinze, à la surprise de tous, prit des initiatives. » (Trad. 86) (Berichte, 66 : « In der Lage, selbst zu entscheiden, Hinze der Hund ergriff überraschend die Initiative. »)
Il semblerait toutefois que l’intention de l’auteur ne soit pas directement à visée anthropologique morale, mais tende simplement – à travers les différentes figures animales dont l’homme se rapproche dans son comportement quotidien –, à empêcher tout surgissement d’une vision idéalisante de l’être humain. Une série de verbes récurrents trahit dans les deux textes l’animalité de l’homme : grogner/knurren (Berichte, 8/11), haleter/japsen (HK, 9/143), souffler/schnauben (HK, 52), bêler/blöken (HK, 92/129). Même l’enfant de Lisa naissant, tel que le décrit le narrateur du Roman de Hinze et Kunze, est affecté par ce zoomorphisme : « C’est avec ce bec maussade qu’il saisira les seins » (Trad. 155) (« mit diesem grämlichen Schnabel wird er nach den Brüsten greifen » HK, 174). D’ailleurs homme et animal se confondent au point parfois de faire totalement abstraction de l’humain pour ne plus laisser subsister que l’animal : Lisa n’a plus des hommes face à elle, mais un mari dont elle a toujours soupçonné le caractère « inquiétant, bestial » (Trad. 156) (« Ich hatte schon wat jespürt an meinem Hinze, so wat Unheimliches, wat Viehisches HK, 176) ou encore des taureaux : « Les taureaux l’ignoraient d’un œil torve. » (Trad. 46) (HK, 52. « Die Stiere stierten vorbei. »). L’humain recule, disparaît derrière la pulsion animale.
Les nombreuses métamorphoses qui affectent les personnages au cours du roman apparaissent alors comme un travail conscient de brouillage des frontières entre l’homme et l’animal. Kunze est le premier affecté par un dédoublement de personnalité qui l’interpelle : « Qu’est-ce qui feulait gémissait hurlait dans son corps ? Qu’est-ce qui voulait en sortir, et pour quelle manifestation ? » (Trad. 26) (« was fauchte stöhnte brüllte aus seinem Leib ? Was wollte aus ihm heraus, zu welcher Kundgebung ? » HK, 28). Dans un des Libres propos, il se transforme même en monstre à trompe, ne se faisant aucune illusion sur sa situation : « Il s’était mué en un monstre. […] Sa trompe tâtonnait, cherchant à posséder sa proie. » (Trad. 82) (« Dass er sich in ein Monster verwandelt hatte […] Sein Rüssel tastete nach dem Besitz. » Berichte, 62). A la fin du roman, le narrateur lui-même est atteint d’une semblable métamorphose : « La sueur perçait mon masque. Au bout d’une temps indéfiniment long, je me retournai à nouveau et remarquai qu’en faisant ce mouvement une autre tête se détachait de mon tronc, visage spontanément joyeux, que mes bras à mon insu commençaient à remuer comme ceux d’un boXeur sûr de lui, que ma bouche méduse folle était aspirée dans le tourbillon » (Trad. 198) (« Der Schweiß brach mir aus der Maske. Ich wandte mich nach unendlich langer Zeit wieder herum und merkte wie in der Bewegung ein anderer Kopf aus meinem Rumpf schnellte mit mühelos fröhlichem Gesicht meine unbeachteten Arme wie die eines selbstsicheren BoXers zu schlenkern begannen mein Mund eine irrsinnige Qualle in den Sog geriet. » HK, 197-198). Ce dédoublement incontrôlé est vécu comme un traumatisme mêlé d’une curiosité existentielle. Le narrateur, comme Kunze, s’interroge sur ce qui lui arrive : « Ce type joyeux grimpa dans mon corps, s’y balançant à en faire valser les branches. Je ne puis l’expliquer, que dois-je répandre ? » (Trad. 175) (« Der fröhliche Kerl stieg in meinen ganzen Körper schaukelte sich darin daß die Äste flogen. Ich kann es nicht erklären, was soll ich verbreiten ? » HK, 198). L’intrusion de l’animalité déclenche chez l’individu la réflexion métaphysique.
Fonction symbolique du bestiaire
En révélant l’animal tapi en chacun des personnages, Volker Braun semble témoigner d’une sorte de propension au « totémisme ». On remarque que très souvent un même animal est systématiquement associé à un des deux personnages : ainsi Kunze est-il caractérisé à la fois par le poisson et par le cheval. La figure du poisson est mentionnée plusieurs fois à l’endroit de Kunze dans le cadre d’une caractérisation physique métaphorique : « ces lèvres qui s’allongeaient comme celles d’un poisson en train de crever » (Trad. 9) (« der die Lippen ausstreckte wie ein verreckender Fisch » HK, 9) et encore : « Kunze dans son désir, lèvres palpitantes, comme un poisson hors de l’eau » (Trad., 127) (« Kunze in sein fischlippiges, japsendes Verlangen » HK, 143). L’assimi-lation au poisson agonisant souligne le caractère extrême du désir d’assouvissement sexuel chez Kunze et révèle sa fonction éminemment vitale. De manière générale, l’érotisme des images liées à la figure de Kunze fonde le caractère de séducteur du fonctionnaire du Parti qui se trouve décuplé par la parenté avec des animaux dont la puissance est notoire. Plus important que le motif pisciforme, c’est le rapprochement avec la figure animale du cheval qui semble définir le mieux Kunze : le narrateur a souligné dès le départ la stature trapue du fonctionnaire, et dans la scène centrale du discours érotique, Kunze est associé à l’image d’un cheval par l’entremise d’un même adjectif appliqué aux deux figures : ainsi « der Stämmige » (HK, 7) devient-il dans le contexte du meet-ing politique socialiste dénoncé du même coup comme une ridicule mise en scène par l’analogie avec le cirque, un « cheval de cirque trapu » (Trad. 105) (« ein stämmiges Zirkuspferd » HK, 118). Quelques lignes plus loin, l’image est renforcée par celle de l’animal de trait : « Tel un animal de trait attelé aux tâches de l’entreprise, il balançait sa nuque robuste. » (Trad. 106) (« Wiegte den festen Nacken wie ein Zugtier, vor den Betrieb gespannt » HK, 119).
La figure du chauffeur Hinze se rattache également à deux images animales : celle de l’insecte qui évoque la maigreur physique extrême du personnage et celle du chien qui correspond à la psychologie en partie soumise et résignée du valet. Mais l’image de l’âne n’en demeure pas moins significative, appliquée à l’ensemble du prolétariat socialiste comme à son porte-parole autodésigné dans le roman en la personne du chauffeur Hinze. Cette conception « totémique » de l’humain qui se révèle à travers la récurrence des figures animales n’obéit cependant pas à un système absolument rigoureux puisque plusieurs figures animales peuvent être appliquées à un même personnage.
A l’opposé du totémisme, symbolisme anthropologique, on note la mise en scène d’au moins deux figures animales dont la fonction métaphorique est clairement d’ordre politique. Il s’agit d’abord du papillon, auquel est consacré de manière tout à fait emblématique le dernier dialogue des Libres propos intitulé « Larvenstadium 12 ». Dans cet ultime échange entre Hinze et Kunze, le représentant du parti clôt le débat sur une envolée lyrique sous forme de parabole destinée à transcender le stade larvaire où se trouve la société socialiste : « Vois-tu ce papillon ? Avant qu’il ne s’élève dans le vent, il est chenille, ne faisant que ramper, dévorer, s’entourant d’une chrysalide tant et si bien qu’on ne peut y voir qu’une momie, créature ailée en devenir. Ainsi Lénine écrivait qu’il se pourrait que la différence politique entre le socialisme et le communisme soit plus grande encore que celle qui sépare le capitalisme du socialisme. Voilà qui est vrai. Mais une chose est tout aussi vraie et tout aussi importante, dit Kunze, c’est notre malaise devant ce nouvel espace qui nous paraît étroit et sombre comme un cocon, et notre pression qui le fera éclater. » (Trad. 110) (« Siehst du den Schmetterling ? Bevor er sich in den Wind hebt, ist er die Raupe, die nur kriecht und frißt, und sich einpuppt, bis man sie nur für eine Mumie ansehen kann: dies werdende Flügelwesen. So schrieb Lenin, der politische Unterschied des Sozialismus zum Kommunismus werde möglicherweise größer sein als der des Kapitalismus zum Sozialismus. Wie wahr. Aber ebenso wahr und wichtig, sagte Kunze, ist unser Unbehagen, dem der neue Raum eng und dunkel dünkt wie eine Hülse, und unser Druck, der sie sprengen wird. » Berichte, 86). Cette parabole de la chenille capable de faire éclater son cocon est également présente dans le texte du roman (« wie der Falter die Larve sprengt » HK, 87) en lien avec l’espoir de révolution prolétarienne et constitue l’un des pôles porteurs d’utopie chez Braun.
La parabole des fourmis que l’on peut lire dans les Libres propos (« Le pouvoir des fourmis » / Die Macht der Emsen) contient également un symbolisme politique. Cette fois Hinze est à l’origine du discours métaphorique qui vise à interroger la condition des travailleurs est-allemands une fois qu’ils se sont emparés du pouvoir : « Lorsque, dit Hinze, les ouvriers s’emparèrent du pouvoir dans l’Etat des fourmis rouges, ils pensaient que leur vie allait en être radicalement transformée. » (Trad. 62) (« Als die Arbeiter, sagte Hinze, im Staat der Roten Waldemsen die Macht ergriffen, dachten sie an nicht weniger, als daß sich ihr Leben gänzlich ändern werde. » Berichte, 48). Or les choses se révèlent plus compleXes que prévu : le travail n’est pas plus facile qu’avant, on doit finalement restaurer « le système hiérarchisé » et surtout : « On avait pris le pouvoir souverain et on était livré à la tyrannie brutale de la réalité sociale » (Trad. 64) (« Man hatte die Herrschaft angetreten und sah sich angeherrscht von den Verhältnissen. » Berichte, 50). A travers cette parabole de la prise de pouvoir des fourmis rouges, qui parodie de manière à peine déguisée et très lucide le passage au socialisme en RDA, Hinze tente pourtant de montrer à Kunze qu’un avenir révolutionnaire est toujours possible du côté du prolétariat, en posant que les fourmis doivent comprendre « que leur pouvoir n’est pas la solution de leurs problèmes, mais une condition pour la transformation totale de leur société » (Trad. 65) (« begreifend, daß ihre Macht nicht die Lösung ihrer Probleme ist sondern eine Bedingung für die Umwandlung ihrer Gesellschaft. » Berichte, 50). Même si Kunze semble ne pas vouloir saisir l’analogie (« A quoi bon parler des Fourmis rouges, dit Kunze, les hommes ne sont pas des fournis » (Trad. 65) « Was redest du von den Roten Emsen, sagte Kunze, die Menschen sind keine Emsen.» Berichte, 50), Hinze en profite pour renvoyer la balle dans le camp des « idéologues zélés » (« unsere emsigen Ideologen »), invitant par là discrètement les élites à repenser l’implication du prolétariat dans l’architecture de la société socialiste.
Fonction poétologique du bestiaire
Considérées d’un point de vue strictement poétique, les métaphores animales constituent des moments à part dans l’écriture de Volker Braun. Le surgissement de ces figures qui finissent par constituer un véritable bestiaire s’apparente à d’autres formulations à caractère poétique qui concourent à reconstruire l’imaginaire du poète dans l’espace du roman, comme en témoigne les exemples suivants : « er knüllte plötzlich seine Miene zusammen wie eine trostlose Zeitung » (HK, 8) (il chiffonna brusquement son visage comme un journal désespérant et le jeta) (Trad., 8)/ « [Kunze] lachte lautlos wie ein Toter, wie ein Maiplakat, wie ein glückliches Kind » (HK, 60) ( [Il] se mit à rire sans bruit, comme un mort, comme une affiche du Premier mai, comme un enfant heureux.) (Trad., 54)/ « Dem Furchtsamen rauschen alle Blätter » (HK, 63) (L’oreille pusillanime entend murmurer toutes les feuilles) (Trad., 57)… Mais au-delà de la poésie se manifeste aussi l’intention poétologique. Il semble que l’écrivain revendique par là un espace de liberté inédit dans un processus de création en butte au carcan étroit du roman socialiste. L’auteur use des comparaisons animales pour vivifier le caractère descriptif du récit et rompre avec la monotonie du réalisme castrateur imposé par la politique culturelle officielle qu’incarne Frau Messerle.
En ce sens, on peut d’ailleurs considérer que le zoomorphisme à l’œuvre dans les écrits autour du couple Hinze-Kunze relève au premier chef de la technique du « konspirativer Realismus » mise en avant par l’auteur de manière tout à fait autoparodique dans le roman 13. Ce réalisme conspirateur concourt à susciter l’empathie du lecteur rompu au discours préformaté de l’art socialiste en jouant sur l’ironie et la distanciation. Les nombreuses métaphores animales qui émaillent le texte se lisent finalement comme un parti pris stylistique et plus encore poétique, une manière détournée de souligner sans y paraître un contenu critique, de renforcer par la symbolique une description sinon anodine, un moyen de rendre plus sensibles, plus visuelles certaines scènes ou situations.
On notera pour conclure que la maigreur, caractéristique physique majeure du valet dans le couple Hinze/Kunze, est d’emblée donnée à voir par l’auteur à son lecteur, en quelque sorte rendue à sa matérialité, habilement visualisée grâce à l’image de l’insecte enfermé dans un écrin : dès les premières lignes du roman, Hinze se trouve « épinglé» comme un papillon de collection dans sa boîte. La comparaison animale permet, par le biais de l’image visuelle, de mettre au jour un comportement humain particulier. De la même façon, grâce au motif pisciforme qui le fait apparaître sous les traits d’un poisson agonisant hors de l’eau, Kunze est d’entrée de jeu décrit de manière particulièrement saisissante comme un animal en manque, privé de son milieu vital, donné comme un être porteur d’utopie en quête d’absolu. Ainsi l’auteur parvient-il en quelques images seulement à révéler la psychologie de ses personnages, tout en donnant l’impression par ailleurs de contenir son imaginaire en s’auto-fustigeant à intervalles réguliers : ne pas dévier de la droite ligne du récit, ne pas poser trop de questions, rester au plus près du corps nu, se tourner vers « l’action proprement dite, la représentation essentielle de la réalité » (Trad., 14) (« wenden wir uns der eigentlichen Handlung zu, der wesentlichen Darstellung der Wirklichkeit » HK, 14). Or c’est précisément le caractère réducteur de telles affirmations qui fonde en retour le recours à l’imaginaire animalier et à la force symbolique du bestiaire littéraire.
Sans être vraiment dominante ni cruciale, la présence animale dans Le Roman de Hinze et Kunze et les Libres propos se lit comme un motif récurrent de l’écriture de Volker Braun. Elle contribue sans aucun doute à la tension et à l’équilibre entre intellectualité et animalité au sein d’une œuvre dominée par le questionnement. Le lecteur est d’emblée frappé par l’efficacité visuelle invariable des mentions animales au sein du récit. Les images surgissent à l’improviste, plus surprenantes les unes que les autres, au détour d’un texte qui parvient ainsi à déjouer le carcan formel du réalisme socialiste. L’animal présent en chacun des personnages se révèle au travers de nombreuses figures de comparaison. Le mode d’écriture « animalière » adopté par l’auteur demeure d’ordre métaphorique. Les analogies entre l’humain et l’animal composent une sorte de bestiaire poétique dont la présence soulève la question d’une véritable pensée anthropologique qui guiderait l’auteur. Mais plus qu’une vision particulière de l’humain, le recours à la figure animale chez Braun semble participer de l’élan vitaliste qui sous-tend une « écriture forte » qui n’est pas sans rappeler le style du jeune Brecht (Baal, Im Dickicht der Städte). La composition du bestiaire littéraire qui peuple l’œuvre en prose de Volker Braun projette les personnages dans l’irrationnel et l’irrévérencieux, tandis qu’il renvoie la censure à ses propres limites et le lecteur à ses propres fantasmes.
Notes
1. Volker Braun, Provocations pour moi et d’autres, traduit et présenté par Alain Lance, Pierre-Jean Oswald : Honfleur, 1970.
2. Cf. Alain Lance, « Ein Freund, ein guter Freund, Das ist das schönste, was es gibt auf der Welt », Volker Braun in perspective, German Monitor 58, Rolf Jucker (Ed.), Amsterdam, NY : Rodopi, 2004, 65-70.
3. Cf. « 300 km, in die grünste Provinz. » Hinze-Kunze-Roman, Suhrkamp, 1988, p. 118. Toutes les références au texte allemand renvoient à cette édition. Pour la traduction française, voir Le Roman de Hinze et Kunze, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Messidor, 1988 (ici p. 105).
4. On examinera ici non seulement les occurrences présentes dans le texte du Hinze-Kunze-Roman, mais également celles qui figurent dans un écrit que l’on peut considérer comme complémentaire, composé parallèlement à l’écriture du roman et publié en 1983 : Berichte von Hinze und Kunze (Suhrkamp) / Les Libres propos de Hinze et Kunze, (Paris Messidor, 1985, Texte français de Gilbert Badia et Vincent Jezewski). Le recours à ce texte nous semble indispensable dans la mesure où plusieurs scènes et situations des Libres propos, dont un certain nombre de comparaisons animales, se trouvent reprises et développées dans le roman.
5. Cf. « Ich begreife es nicht, ich beschreibe es. » Hinze-Kunze-Roman, op. cit, p. 7. (Trad. p. 7)
6. Plusieurs commentateurs ont étudié le rapport à la nature dans la poésie de Volker Braun, en particulier Katrin Bothe, « Der Text als geologische Formation. 'Archäologisches Schreiben’ als poetologisches Programm im Werk Volker Brauns », in : Volker Braun in perspective, German Monitor 58, Rolf Jucker (Ed.), op.cit., 1-37.
7. Ce groupe prépositionnel a été omis dans la traduction française.
8. Cf. Röhrich, Lexikon der sprichwörtlichen Redensarten, Herder, 1973, 1988, Bd. 2, p. 525. « Wie der Hahn über die Kohlen laufen » : sehr flüchtig, eilig.
9. Cf. Röhrich, op. cit., Bd. 2, 425.
10. Parfois de manière très crue comme dans la première scène avec le policier : « Meint er meinen Schwanz ? » (HK, 112) (Trad. 100 : « Parle-t-il à ma queue ? »). Dans les Libres propos, Hinze le chien se comporte vraiment comme tel, se « meurtrissant les pattes qui revendique par là un espace de liberté inédit, un espace de création en butte au carcan étroit du réalisme socialiste. à chercher la bonne porte : ‘dann tappst du wieder die Pfoten wund’ » (Berichte, 39).
11. Cf. Volker Braun, Berichte von Hinze und Kunze, Suhrkamp, 1983, p. 66. Traduction française de Gilbert Badia et Vincent Jezewski, Libres propos de Hinze et Kunze, Messidor, 1985, p. 86.
12. Klaus Schumann voit dans cette image une analyse politique de la situation du socialisme : « Daß Braun in den letzten Jahren schonungsloser als früher die bestehenden gesellschaftlichen Zustände im ‘Larvenstadium’ zeigt (wie im gleichnamigen Gedicht) [...] erklärt sich au seiner Erfahrung, daß der Übergangsprozeß, der zur Herausbildung kommu- nistischer Produktions- und Lebensweisen führt, in größeren historischen Dimensionen gesehen werden muß als bisher. » Cf. Der Stoff zum Leben –Welt im Gedicht (74-102), in : Klaus Schuhmann « Ich bin der Braun, den ihr kritisiert... » Wege zu und mit Volker Brauns literarischem Werk , Leipziger Universitätsverlag, 2004.
13. Voir passages pp. 184, 185 et 189 du Hinze-Kunze-Roman.
On ne connaît pas assez Lothar Trolle, que ce soit en France ou même en Allemagne. Il n'est pourtant pas né de la dernière pluie : 1944, en Thuringe. Plus exactement à Sangerhausen, sur le flanc sud du Harz, non loin du Kyffhäuserberg, lieu mythique où l’empereur Frédéric-Barberousse attend l’heure de sa résurrection. Lothar Trolle se montrera, dans son œuvre, très inspiré par les mythes. La parution récente de ses Gesammelte Werke nous donne l’occasion de réparer nos dettes. Sous le titre ironique de Nach der Sintflut, ce volume considérable de soixante textes, qui ne correspondent pas à la totalité des écrits de l’auteur (autre ironie), rassemble une production indubitablement originale. 1 Jusqu’à la fin de la RDA, il n’a été apprécié que d’un petit cercle de « théâtreux », et tenu sous le boisseau par les autorités culturelles. Etudiant en philosophie à la Humboldt-Universität, il refusa de se présenter aux examens pour signifier son refus de la pensée unique. Il a écrit tout jeune, en 1965, ayant trouvé refuge comme machiniste au Deutsches Theater de Berlin-Est, une sorte de farce à la Hans Sachs, complètement opposée au genre « réaliste socialiste » prôné par le pouvoir établi : Papa Mama. C’était l’époque de la « voie de Bitterfeld », et le quotidien de la RDA était illustré par des auteurs aujourd’hui oubliés : Kerndl, Hammel, Baierl, Rudi Strahl. Ceux qui tentaient de faire entendre une voix « vraiment réaliste », à l’opposé du « tout va très bien », étaient expulsés ou interdits de la scène théâtrale : Heiner Müller, Volker Braun, Peter Hacks, Hartmut Lange. Il était ainsi impensable de faire paraître sur une scène une histoire invraisemblable de papa-maman qui s’entre-assassinnent, en « vers de mirliton » (Knittelverse), qui parodie Faust, convoque la figure de Hanswurst (la « grande bouffe »), dans une économie de pénurie. Ce texte emblématique ne sera créé qu’en 1979… en RFA, et sur la scène provinciale de Krefeld. Un autre texte sulfureux, Hammel und Bammel als Verkehrspolizisten (1970), n’avait aucune chance d’affronter les feux de la rampe : des policiers ridicules, qui font de l’auto-stop, se retrouvent en caleçon, se transforment en anges – ça ne mène pas à la prison, mais sûrement à la non-existence artistique (création, là aussi, en RFA, en 1980, à Heidelberg, dans un théâtre « de poche »).
En fait, d’entrée de jeu, Lothar Trolle est fait pour le « cabaret » (Kleinkunstbühne), comme en d’autres temps un Wedekind ou un Karl Valentin. Quand le Mur tombe, en 1989, il a quarante-cinq ans, et n’a même pas connu la fortune hasardeuse d’un Heiner Müller, de quinze ans son aîné, devenu intouchable à cause de sa renommée tardive, d’abord en RFA, puis même en RDA. A bien des égards, Trolle est le double et le « fils spirituel » de Heiner Müller, qu’il a rencontré pendant cette période d’« exil intérieur ». Il lui rend hommage dans un texte de 1972, Heiner Müller im VP-Krankenhaus : dans son hôpital, les infirmières et les médecins portent l’uniforme de la Volkspolizei sous leur blouse.
Autre signe de la filiation müllérienne : en 1974, Trolle écrit Weltuntergang in Berlin, un court texte de cinq scènes, qui se confronte à la « scène fondatrice » de l’Allemagne d’après-guerre : la chute de Berlin en avril-mai 1945. Ce qui fut célébré plus tard en RDA comme une « libération du fascisme » est montré en scènes lapidaires comme une authentique fin du monde : des soldats se suicident en s’accusant mutuellement (déserteur ! – dénonciateur !), une mère et sa fille mangent le père, qui revient les tourmenter sous sa forme de squelette, tout le monde est fou, partout des ruines et des cadavres. Cette vision grotesque de l’apocalypse sera créée en 1979, mais à Berlin-Ouest, dans les voies désaffectées de Gleisdreieck. 2 Lothar Trolle est plus radical que Brecht sur ce sujet. Il avait écrit un prologue à sa mise en scène d’Antigone, en 1948, en Suisse, sous le titre Berlin, avril 1945 : les deux sœurs, comme chez Sophocle, sont devant leur frère, déserteur et pendu pour ce fait. L’une le renie, l’autre risque sa vie en voulant couper la corde. Mais Trolle est aussi fantastique que Müller, qui a présenté des scènes analogues dans La Bataille : le cannibalisme entre soldats à Stalingrad, le père de famille qui tue ses enfants, sa femme, puis se demande s’il ne vaut pas mieux rester en vie, en attendant des jours meilleurs. Trolle n’eut pas la chance de Müller : son spectacle fut monté en 1975 à la Volksbühne de Berlin-Est, par le duo Karge-Langhoff, et vint même à Paris. Pendant deux décennies (années 70 et 80), Trolle écrit beaucoup, et pas forcément pour le théâtre : des monologues, des poèmes, des parodies, publiés dans une revue « dissidente », vendue sous le manteau (Mikado). 3
La première mention, à l’Ouest, du personnage atypique qu’est Lothar Trolle, date de 1977. La revue bien connue Theater heute publie un article sur lui, et un texte de lui, très allusif : Wenn einer Stücke schreibt. 4 On y apprend qu’il vit retiré, n’ayant de contacts qu’avec les milieux du théâtre (Heiner Müller, B.K. Tragelehn). Il se dit influencé par le jeune Brecht, par Beckett, par le théâtre de marionnettes et la figure de Hanswurst, de Kasperl. Il a commencé une pièce, qu’il laissera inachevée : Le dernier paysan indépendant. Il collabore avec Thomas Brasch pour écrire deux pièces, qui seront mises en scène, mais sans laisser beaucoup de traces. 5 La seconde mention de Lothar Trolle figure dans l’ouvrage essentiel de Wolfram Buddecke et Helmut Fuhrmann, Das deutschsprachige Drama seit 1945, qui étudie en parallèle la production dramatique des quatre pays de langue allemande, en fonction de leur évolution politique. Comme la RFA, l’Autriche et la Suisse, la RDA a droit à ses sept chapitres (83 pages au total). Dans le chapitre final (Die bedingte « Liberalisierung » nach Ulbricht und deren Ende, 1971-1980), Trolle est nommé parmi les quatre auteurs « expérimentaux » des années 70 : Stefan Schütz, Thomas Brasch, Kurt Batsch et lui. Ils ont en commun de recourir aux mythes et à l’histoire (ancienne), faute de pouvoir dire sans détours ce qu’ils pensent de la société est-allemande. Le seul qui le tenta fut Thomas Brasch, ce qui le conduisit à… passer à l’Ouest en 1976. De Lothar Trolle, les auteurs disent qu’il est un peu comme un mirage insaisissable, et on ne prononce guère que le titre de sa pièce Papa Mama. De fait, il faudra attendre la fin de la RDA pour que les textes accumulés dans les tiroirs puissent paraître au grand jour. Ainsi dans un recueil de 1991, portant le titre Hermes in der Stadt. On y trouve bien entendu la série de textes qui donne son titre au recueil entier. Cet Hermès dans la ville est d’abord une suite de récits dans le genre « faits divers », peu faite pour une représentation théâtrale au sens classique (incarnation de personnages par des comédiens). 6 Le lieu de l’action est certes nommé (Berlin-Est), mais il n’est pas question de politique. L’objet est de montrer que le pays du « socialisme réellement existant » n’est pas exempt de criminalité à des degrés divers. Un récitant narre comment un jeune « pionnier » dérobe son porte-monnaie à une vieille femme qu’il est venu aider. Un autre : un quidam agresse une jeune femme avec enfant dans un jardin public désert, et lui dérobe son sac à main. Après : une jeune femme vole un bébé dans un supermarché. Un nommé F. (les personnages sont désignés par des initiales, pour souligner l’universalité du mal) étrangle G. avec un fil électrique. Trois adolescents (K., M., N.) s’en prennent à O., qui a une mobylette, et le compissent après l’avoir fait tomber. Trolle conclut ces récits par un poème rimé, qui sonne comme un poème expressionniste à la Georg Heym sur les catastrophes qui attendent les grandes villes. 7
Lothar Trolle revendique hautement son droit d’écrire pour la scène en tant que conteur, comme dans l’antique fonction du rhapsode. C’est une situation limite. Dans La travailleuse à domicile, 8 il prend en quelque sorte la suite de F.X. Kroetz, qui avait écrit en 1971 Concert à la carte, une « pièce » faite uniquement de didascalies, où une jeune femme esseulée préparait méticuleusement son suicide. Dans son récit théâtral, Trolle raconte aussi méticuleusement l’avortement d’une jeune fille de dix-neuf ans, qui habite un « appartement réhabilité à Pankow ». Impossible « d’imager » ce récit sordide et sanglant, le traitement du foetus, son ensevelissement dans un parc, les remords et la reddition de la malheureuse au « bureau de police 17 de la rue Hadlich ». S’il est vrai, selon Antoine Vitez, que « tout texte peut faire théâtre », un texte où les didascalies sont le « corps » (au sens propre) est plutôt fait pour le cinéma. Dans un texte de 1985, 34 phrases sur une femme, Trolle frôle déjà la limite du « jouable ». Ce n’est pas vraiment un éloge du statut de « travailleuse » en RDA que cette « scène de ménage » (au pied de la lettre), dont la non-héroïne, Anna, est montrée dans ses fonctions de femme de ménage dans le foyer d’une entreprise VEB. Peu de paroles échangées avec la « responsable de la brigade », beaucoup de gestes précis dans un décor hyperréaliste. La seule évolution entre le début et la fin est l’annonce d’une prime de 250 marks attribuée à Anna à l’occasion du 1er mai. Ainsi auréolée, elle doit néanmoins accepter de remplacer un collègue malade le dimanche qui suit. Une tension est perceptible dans ce microcosme, comme dans l’un des premiers spectacles d’Ariane Mnouchkine, La Cuisine (de l’Anglais Arnold Wesker, 1957), où un grand restaurant était montré du point de vue des marmitons quasiment muets, avec toute une hiérarchie entre les rôles, une gageure qui tenait cependant en haleine, tellement les allées et venues étaient (le mot est juste) « criantes de vérité ». La pièce de Trolle fut créée à Gera en novembre 1985, peut-être comme parangon de « réalisme socialiste »…
Si l’on admet qu’un monologue puisse être qualifié de drame (le personnage et le comédien sont identiques, selon la définition antique du mimus), les exemples ne manquent pas. 9 Le texte L’heure du Seigneur est dans ce cas. Un vieil homme, qui n’est plus totalement ingambe, parle de sa vie quotidienne et de ses souvenirs, qui sont ceux d’un historien, assez féru en ce qui concerne les « grandes » révolutions (1789, et 1917), qu’il mélange un peu. La dérision n’est pas loin, mais elle est compensée par le statut d’homme un peu gâteux (et par le sous-titre ironique de « comédie »). 10
Trolle est à coup sûr un maître de l’ironie. Ainsi, dans Hermès dans la ville, procède-t-il vis-à-vis de l’intertextualité. 11 Son « maître » Heiner Müller en fit largement usage, dans des contextes que l’on peut qualifier de sérieux. Dans la deuxième partie de son texte, 12 Trolle invente le personnage d’un ancien « taulard » cultivé, expert en « métrique du vers allemand ». Il commence par embarquer une auto-stoppeuse, l’invite dans un restaurant d’autoroute, et sous un prétexte crédible, la laisse en fait en plan, pour repartir avec son sac à main qu’elle a laissé dans la voiture. Ce qui ne l’empêche pas de disserter à voix haute sur son sujet favori : les iambes et les trochées. Il donne la palme à Kleist dans le registre du pentamètre iambique, et récite un passage de La Cruche cassée, puis de Penthésilée. Se succèdent des épisodes criminels et des citations. Le viol d’une jeune fille dans un bois (alors qu’il pense à la rareté de l’alexandrin en poésie allemande). Le meurtre d’un homosexuel qui l’a attiré dans son appartement (prétexte à chercher des alexandrins dans Schiller et Hölderlin). L’étranglement d’une autre jeune fille dans les toilettes d’un café (en poursuivant sa réflexion sur Klopstock). Même quand il est arrêté, il ne peut s’empêcher de citer, trouvant des sources plus modernes.
Dans la troisième partie, De l’enfance d’un dieu, Trolle s’exerce à la parodie bouffonne, à la manière d’Offenbach, mettant en musique les textes de Meilhac et Halévy. Le jeune Hermès, dans son landau, est accusé d’avoir volé les vaches du troupeau d’Apollon pendant une absence de quelques minutes de sa nounou (la nymphe Kyllène), de les avoir dépouillées et mis leur peau à sécher. C’est conforme à la mythologie mais pas à la vraisemblance. Cela ne fait rire que les satyres qui assistent à la scène. La quatrième partie (Hermès dans la ville – Mauvais sang) donne son titre à l’ensemble. Après un détour au cœur de l’Arcadie, le jeu intertextuel consiste à citer la mythologie des contes de fées. Le lieu n’est pas situé : « quelque part dans la ville ». Le temps non plus : c’est « aujourd’hui », Hermès est un collectif, un groupe de jeunes qui « boivent de la bière en écoutant de la musique ». Pour passer le temps, ils se racontent l’histoire de l’enfant resté seul l’après-midi, en attendant ses parents. Cet enfant existe-t-il ? Vit-il dans l’appartement situé au dessus ? Ils lui téléphonent, chacun son tour, comme dans un jeu de rôles : au nom du Père Noël, de l’Ogre, de la Belle au bois dormant. Tout est promesse de solitude, de déréliction. Même Isaac est abandonné par son père Abraham. Tous les pères finissent par mourir, même s’ils s’accrochent à la main de leur fils, condamné à attendre, au cimetière, que la main du père pourrisse et lâche prise. Cette génération est celle des paumés, des « Null Bock », des « Aussteiger ». Dans ces conditions, il ne reste plus qu’à disparaître, de façon moderne : en avalant des cachets de barbiturique. En guise de soutien par téléphone, le groupe Hermès donne des conseils à distance pour bien s’assurer de la mort du patient : 21 cachets, un verre d’eau, ou mieux encore, de vinaigre d’alcool. Ces jeunes sont un groupe de rock, et leur refrain revient sans cesse :
Qu’il vienne, qu’il vienne
Le temps dont on s’éprenne
Le moment
Des mers enlevées
Des embrasements souterrains
De la planète emportée
Des exterminations conséquentes
Dans les villes, les villages, les maisons
Il faut être absolument moderne. 13
La fortune théâtrale de Lothar Trolle en France est jusqu’à présent limitée. Il y faut le hasard d’une rencontre entre un texte, un traducteur et un metteur en scène – ce dernier étant inspiré par l’envie de faire surgir d’un texte rebelle aux canons du « dramatiquement correct » des signes identifiables et convaincants. Ce fut le cas pour Les 81 minutes de Mademoiselle A. Ce laps de temps est celui de la durée du spectacle, si on lit les didascalies (description d’un décor, récit d’une action corporelle) et si on dit toutes les répliques des « personnages ». En réalité, il faut les créer, ces compagnes de Mademoi-selle A. : ce sont des caissières de supermarché, au nombre de sept (Melle B., Melle C., etc.), quelque part en Thuringe (le pays de Trolle), si l’on en croit la transcription phonétique de leurs propos anodins. Elles sont saisies au moment où elles changent de tenue, dans leur vestiaire, ou bien font une pause-café. Ces propos deviennent ensuite des monologues intérieurs, ce qui se passe dans la tête des caissières et des vendeuses tandis qu’elles servent la clientèle. L’une se rêve en Léda, montée par un cygne du parc municipal. L’autre s’imagine triomphant d’une rivale en un combat singulier. De ces fragments de mots en l’air (au sens propre) naissent des fragments de récits : un voyage de vacances à Capri, le désamour au sein d’un couple.
La pièce de Trolle fut révélée à un grand public en 1997, au Festival d’Avignon, dans le cadre moins imposant, plus intimiste de la Salle Benoît XII. Michel Raskine signa la mise en scène, en grand découvreur de textes allemands hors du commun. Il était épaulé par Michel Bataillon (traducteur) et Marief Guittier (principale comédienne). Le même trio avait déjà conduit au succès une pièce de Manfred Karge, Max Gericke, ou de la pareille au même. Ils firent la preuve qu’une écriture relevant de ce qu’on appelle le « théâtre post-dramatique » peut fournir du grain à moudre à un spectacle pour sept comédiennes formées à l’invention d’un personnage singulier à partir de quelques répliques et d’une situation. La gageure fut surmontée avec art, un art rappelant les spectacles de Marthaler, misant sur le talent des comédiens et du scénographe. Comme c’est souvent le cas, une bonne mise en scène « épuise » un texte, qui trouve difficilement des « répliques », comme on le dit d’un séisme.
Lothar Trolle s’est rarement livré au jeu de l’interview. Dans un entretien avec Barbara Engelhardt, 14 il fait dépendre son style « monologué » des contraintes qui pesaient sur l’écriture dramatique du temps de la RDA : une fable, un sujet, des personnages, des dialogues, etc. Il n’en fait pas un acte d’opposition politique, mais « littéraire ». La contrepartie, ce fut la faible diffusion de ses textes, qui se fit principalement dans les milieux du Prenzlauerberg. La chute du Mur et ses suites ne l’ont pas « reconverti » au réalisme. Il prétend avoir trouvé seul sa « forme », sans avoir à prendre en compte les changements politiques, donc aussi esthétiques. Son credo est resté le même :
« Une pièce est quelque chose de relativement objectif, parce que l’auteur disparaît presque. Le « je » au théâtre est différent de celui de la poésie, il est une entité éclatée, parce que réparti en une dizaine de personnages différents. »
Quelles en sont les conséquences sur le jeu des acteurs ? Sa réponse peut sembler déroutante, voire provocante :
« On écrit aux acteurs quelque chose sur un bout de papier, qu’ils utilisent pour en faire ce qu’ils veulent [...] Il ne donne que des matériaux [...] Les comédiens doivent inventer des personnages qui ne sont jamais naturalistes ou réalistes [...] Le monologue est effectivement la forme la moins théâtrale du théâtre, mais il est pour moi l’expression de la solitude du personnage. »
Par de telles formules, Lothar Trolle rappelle ce que fut, au théâtre et dans les arts plastiques, la « révolution » expressionniste, symbolisée par Le Cri d’Edward Munch (il y fait implicitement référence en parlant de 34 phrases à propos d’une femme) :
« Une femme, la quarantaine, rentre chez elle après son travail : ce n’est au fond qu’un seul cri. Mais je dois le décrire très exactement, afin que nous puissions nous y reconnaître. »
Elles à trois sous un pommier 15 est un monologue assez long (81 p.) tenu par une comédienne qui s’apprête à jouer dans la pièce de Tchékhov La Cerisaie (rôle de Lioubov). Elle est à la campagne, dans la maison familiale et se remémore quelques instants de sa vie. Parmi les plus importants, la lecture du récit d’un voyage hasardeux de David Emmanuel Lifschitz pour assister aux funérailles de Boris Pasternak, en 1960. Trolle, comme slavisant, connaît très bien l’histoire de la Russie et la Russie des années 1960. Elle imagine un nouvel incendie de Moscou, qui détruit la maison de Maïakovski. Elle décrit les trains usés, les traces de la guerre, les téléphones vétustes. Dans sa tête défilent plusieurs personnages, qu’elle cite et mime en même temps. Il y a sa mère, le médecin de famille, l’acheteur potentiel de la maison (comme Lopakhine, dans la pièce de Tchékhov). Mais la maison ne sera pas vendue, elle est le lieu de la mémoire, de l’identité. Cette mémoire prend des aspects bouffons, comme l’histoire de l’homme-à-la-grande-queue, qui déçoit son épouse le soir de ses noces, car ladite queue a été mise en dépôt chez un usurier.
Bien d’autres textes de Trolle mériteraient d’être traduits, dans la perspective d’une mise en scène. On pourrait commencer par la courte scène qui donne son nom au recueil : Après le déluge. C’est un texte pour le cabaret : Noé se retrouve sur son arche, avec sa femme et ses enfants, eux-mêmes mariés. Seulement voici : pas moyen de prendre pied sur le sol, il n’y a plus que de la vase, on s’y enfonce jusqu’au cou. Soudain, l’un des fils trouve une pierre : nous sommes sauvés ! Dieu en personne fait son apparition et prononce son fameux « croissez et multipliez ». Trolle est toujours inspiré par le genre parodique, mais c’est pour en tirer des enseignements sérieux, pas pour divertir uniquement. Ainsi, dans La promenade de Pâques de Wagner, il reprend la célèbre scène de Faust, et la fait raconter par le factotum. Il se souvient des gestes et des paroles du grand professeur, et les cite. Mais tout cela est bien loin, la contrée de Wittenberg a bien changé, on y entend les sirènes des usines. Où sont les rivières et les ruisseaux d’antan ?
Le récit à la première personne est le mode narratif préféré de Trolle. Ainsi, dans La mort de mon voisin Otto Linke, le « je » se souvient, deux ans après, des circonstances de la mort de son voisin, terrassé par une crise cardiaque. Il ne s’est pas montré à la hauteur de la situation, tellement il était préoccupé de ne pas manquer son train. Il n’avait plus qu’une demi-heure avant le départ, et il s’est contenté d’une sorte de service minimum : appeler les urgences, prévenir la fille du mourant, lui fermer les yeux quand son cœur a cessé de battre. Puis il a couru vers la station de tramway.
La solitude est un thème central de l’œuvre de Lothar Trolle. Il réutilise la figure de Kasperl 16 pour l’illustrer dans Trois Kasperlspiele. Le pauvre bonhomme destiné à faire rire se retrouve tout seul dans son appartement avec son magnétophone à cassettes. Il enregistre sa propre voix, en la déguisant, pour l’écouter ensuite, comme si une autre personne lui faisait la conversation. Il s’ensuit une sorte de dialogue, forcément comique, entre le « vrai » Kasperl et le « faux ». Le faux Kasperl peut prendre l’identité de Faust, donnant des conseils au vrai pour qu’il ne s’ennuie pas (La voix de son maître). Il enregistre une fausse rencontre : une femme lui rend visite, elle lui parle, avec sa fausse voix, tandis qu’il essaie, avec sa vraie voix, de la faire céder à son désir. Mais rien ne s’est passé, les bruits de la bande ne font pas naître le personnage. Finalement, il se livre à l’onanisme. On frôle là une problématique pirandellienne : ce n’est pas parce que des personnages parlent et s’agitent sur une scène qu’ils sont saisissables. Dans les premiers temps du cinéma, on a vu, paraît-il, des cow-boys tirer sur l’écran pour se défendre.
La balle est, pour ainsi dire, dans le camp des traducteurs. Deux textes assez longs pourraient les tenter, pour ce qu’ils contiennent de jeu entre un hypotexte et un hypertexte. Dans le cas de klassenkampf (svendborg 1938-39), 17 l’hypotexte est ce que Brecht a pu écrire dans l’île du Danemark où il avait trouvé refuge : poèmes, notations pour son Journal de travail, correspondances, etc. Dans Novemberszenen 18, Trolle indique sa « source » : il s’agit du roman-fleuve d’Alfred Döblin, November 1918, écrit entre 1937 et 1943, et resté longtemps à l’état de manuscrit. Un vaste chantier est donc ouvert avec la publication de Nach der Sintflut – Gesammelte Werke. Il faut espérer qu’il trouvera ses défricheurs.
Notes
* J-C. François. Professeur émérite à l'Université de Nantes.
1. Lothar Trolle, Nach der Sintflut, Gesammelte Werke, Berlin, Henschel Schauspielverlag et Alexander Verlag, édité par Tilman Raabke, 2007, 605 p. Le Werkverzeichnis de Trolle commence par un texte de 1964 (Die Krebse) et se termine par un autre de 2006 (Eine Kurze Szene Annas). Ce sont 115 unités textuelles, dont plus de la moitié figurent dans ce volume qui n’est à proprement parler qu’un volumineux recueil. Difficile de dire si un second recueil sera publié un jour.
2. Le thème de l’apocalypse avait été dominant dans le mouvement expressionniste, de la poésie (van Hoddis, Trakl, Heym) aux arts plastiques (Beckmann, Dix, Meidner, Heckel). Toujours présent dans les années weimariennes, ce thème semble reprendre vie après 1945 (Borchert, Böll, etc.). En ce sens, Trolle serait un expressionniste de la troisième génération.
3. Cette revue exista pendant cinq ans (1985-1989). Lothar Trolle, ayant une formation de slaviste, y fit connaître le mouvement d’avant-garde russe nommé Oberiou, et le dramaturge Daniil Harms.
4. Nach der Sintflut, op. cit., p. 67. Il est aussi question d’une pièce qui restera inachevée, écrite dans les années 1971-74. Son titre : Tod Auferstehung Leben des Genossenschaftsbauern Greikemeir. Elle devait embrasser, dans une écriture non-réaliste, la vie d’un village en RDA, de 1953 (débuts de la collectivisation) au temps présent. Staline y apparaît… pour critiquer le prosaïsme des Allemands. Une femme émancipée se transforme en homme. Un acte se passe au ciel, avec tous les grands morts du socialisme. Cela rappelle, sur le mode onirique, la fameuse pièce de Müller, Die Umsiedlerin oder das Leben auf dem Lande, qui valut à son auteur tant de déboires en 1961. Sur ces déboires, on pourra consulter ces deux articles :
– Jean-Claude François, Die Bauern de Heiner Müller, Cahiers d’Etudes Germaniques, Aix-en Provence, n° 20, 1991, pp. 221-234.
– Jean-Claude François, Heiner Müller et « La vie à la campagne », Modèles et contre-modèles, Etudes germaniques, 48e année, n° 1 (189), de janvier-mars 1993, pp. 3-26.
5. Ce sont : Das beispielhafte Leben und der Tod des Peter Göring (représentée à la Polytechnische Hochschule Berlin, en 1971, interdite après la première) et Galileo Galilei – Papst Urban VIII. Ein Kampf (mise en scène au Foyer culturel « Hans Marschwitza » de Potsdam, en 1972).
6. Le texte français de Hermès dans la ville a été établi par Renate et Maurice Taszman, et publié par l’éditeur Zhar. Quatre autres volumes ont été publiés dans le même coffret. Voici la liste des textes traduits : Papa Mama, Après le déluge, Elles à trois sous un pommier, L’heure du Seigneur, La travailleuse à domicile, 34 phrases au sujet d’une femme, Textes et matériaux. Pour les citations nous indiquerons : coffret Zhar. Pour obtenir ces traductions : s’adresser à la Compagnie Pérédelkino, 13, rue Hégésippe Moreau, 75018 Paris. Trois pièces de Trolle existent par ailleurs en traduction française : Berlin fin du monde, Fin du monde Berlin II, Les 81 minutes de Mademoiselle A., Editions théâtrales, Paris, 1998. Texte français de Jean Jourdheuil, Jean-Louis Besson, Jörg Cambreleng et Michel Bataillon.
7. Dans une mise en scène présentée à Nantes en 2007, réalisée par le Théâtre Amok sous le titre « Cabaret Trolle », les textes des « faits divers » étaient dits par les clients d’un salon de coiffure pour hommes, lisant leur journal à voix haute. Les coups de ciseaux, claquant comme des castagnettes, rythmaient les récits.
8. Pièce de 1996, publiée dans la revue Theater der Zeit (revue officielle de la RDA devenue « libre » après la « Wende ») en 1997, et créée la même année au Berliner ensemble.
9. Quelques exemples de monologues théâtraux ayant eu du succès : Simplement compliqué, de Thomas Bernhard, Conversation chez les Stein, de Peter Hacks, La Contrebasse de Süsskind.
10. Pièce de 1988, créée en 1993 (donc après la réunification) au Volkstheater de Rostock, qui fut au temps de la RDA (avec des réserves) plus « libre » que d’autres.
11. Texte français dans le coffret Zhar. Quatre parties sans aucun lien composent ce volume (114 p.). La pièce (de 1989) fut créée au Deutsches Theater de Berlin, en février 1992, dans une mise en scène de Frank Castorf.
12. Titre : Le dieu flâne. Quelques exemples puisés dans les pièces de Heiner Müller : un extrait des Annales de Tacite dans Germania Tod in Berlin, un extrait du Prométhée d’Eschyle dans Zement, des emprunts à Tite-Live dans Der Horatier.
13. Coffret Zhar, p. 88. On peut noter qu’une mise en scène du texte Hermès dans la ville a été présentée à Bourg-en-Bresse, en février 2004 (sous la direction d’Olivier Maurin). D’autres représentations de pièces de Trolle peuvent être signalées :
– Berlin Fin du monde et Papa Mama, mise en scène d’Hélène Ninarola, avec l’Ensemble Carcara, à la Filature, scène nationale de Mulhouse (1995).
– Berlin Fin du monde, mise en scène de Sylvain Maurice, au Théâtre de l’Atalante, à Paris (en 1996).
14. L’interview a été publiée en 1995 par la revue Theater der Zeit, qui était, du temps de la RDA, un organe étroitement surveillé de « L’union des gens de théâtre ». Elle était éditée par le Henschel-Verlag, portant le sigle VEB. Après la « Wende », le Henschel-Verlag s’est transformé en SARL, avec une autre direction et une autre orientation. Cette interview, traduite par Julie Birman et Emmanuel Béhague, a été publiée dans le programme de la pièce Elles à trois sous un pommier, à l’occasion de sa création en 2006. Nous la citons sous le sigle Programme Elles. Pour se procurer le texte intégral, voir l’adresse de la compagnie Pérédelkino, donnée en note 6.
15. Rappelons lieu et date des représentations de cette pièce :
– dans la mise en scène de Maurice Taszman, avec Elise Levron dans le rôle unique de la narratrice actrice, à la Maison de la Poésie, à Paris, en 2006.
– Reprise à Nantes, au Studio-Théâtre (qui héberge le Conservatoire national de région), dans le cadre d’un séminaire consacré à Lothar Trolle (en présence de l’auteur), organisé par l’équipe de recherche CERCI du Département d’Etudes germaniques (novembre 2007).
– En Allemagne, la pièce de Trolle a été créée en 1993 au Städtisches Theater de Chemnitz, et Deutschland Radio Berlin en a donné une version radiophonique en 1994.
16. Ce personnage a été « inventé » vers 1770 par le comédien viennois Laroche. Cette figure comique pouvait improviser, ce qui inquiétait la censure. En fait, le Kasperl du « Alt-Wiener Volksstück » n’était que la continuation du bon vieux Hanswurst, présent dans le théâtre (populaire) allemand dès le 16e siècle. Il est apparenté au bouffon de Shakespeare, à l’Arlequin de la commedia dell’arte. Le comédien autrichien Stranitzky (1676-1726) l’a incarné à merveille, lui donnant le costume d’un paysan de la région de Salzbourg. Il fut en butte aux critiques véhémentes de Gottsched, mais défendu par le jeune Goethe.
17. Texte de trente pages, écrit en 1998, créé la même année au Freies Theater München.
18. Texte de plus de cinquante pages, écrit en 1999, publié la même année dans Theater der Zeit. Création au théâtre de Bielefeld.
Bien que Gabriele Wohmann, née à Darmstadt en 1932, soit surtout connue pour ses tableaux magistraux d'existences esseulées ou de couples à la dérive, il n’en demeure pas moins que le thème de l’éducation occupe dans son œuvre une place non négligeable. L’héroïne de sa première publication, Ein unwiderstehlicher Mann 1 (Un homme irrésistible) (1957), est une enseignante française qui lutte tout à la fois contre ses cheveux grisonnants et l’incurie dans l’emploi du subjonctif. La même année, Gabriele Wohmann dresse les portraits grinçants de deux femmes professseurs, portraits qui paraîtront dans des recueils ultérieurs sous le titre de Sie sind alle reizend 2 (Ils sont tous charmants) et Eine Zigarette, eine Zigarette 3 (Une cigarette, une cigarette). En 1967, soit un an avant les bouleversements sociaux entraînés par la révolte estudiantine, paraît le court roman Die Bütows 4 (Les Bütow) au centre duquel figure un père aux tendances nettement fascistes qui tyrannise toute sa famille dans le plus pur esprit nazi.
En 1968, alors que la plupart des intellectuels prennent parti, Gabriele Wohmann garde le silence, ce qui lui vaudra quelques reproches d’apolitisme de mauvais aloi. Toutefois, en 1974 elle publie un roman intitulé Paulinchen war allein zu Haus 5 (La petite Pauline était seule à la maison) dans lequel nombre de critiques verront une satire sans concession de l’éducation prétendument anti-autoritaire des soixante-huitards. Depuis, on ne compte plus dans l’œuvre le nombre de personnages d’adolescents négligés par des parents trop occupés à refaire le monde et en proie à une intarissable logorrhée. Dans la nouvelle Das Biotop 6 (Le biotop) (1994), Isaak, le fils de parents, parangons du politiquement correct, en vient même par ennui à se tourner vers l’extrême droite. Comme le démontre amplement cette galerie de portraits s’étalant sur plusieurs décennies, mieux que toute autre, l’œuvre de Gabriele Wohmann apparaît comme le reflet des mutations subies par l’éducation depuis les années 50 à nos jours. A l’heure où l’héritage de mai 68 est chaque jour davantage remis en question – quand on ne se propose pas de le liquider –, il peut sembler judicieux de se pencher sur cette œuvre littéraire afin de s’interroger sur le bien-fondé de cette nostalgie d’un âge d’or d’avant mai 68 ou, au contraire, sur les raisons de s’enorgueillir de cette révolution.
Une éducation hors du commun
Bien que la thématique d’un écrivain ne découle pas impérativement de sa biographie, l’enfance de Gabriele Wohmann semble avoir fortement marqué de son empreinte la curiosité du futur écrivain pour les questions relatives à l’éducation. Cet intérêt n’a rien de bien étonnant si l’on songe à quel point la jeune Gabriele Guyot, future Wohmann, fut élevée hors des sentiers battus. La jeune fille, née un an avant l’accession de Hitler au pouvoir, fut contrainte comme tous les enfants de son âge de fréquenter les bancs de l’école sous le nazisme. Toutefois, à la différence de ses jeunes camarades, la jeune Gabriele faisait dans le même temps à la maison l’expérience d’une éducation diamétralement opposée. Tandis qu’à l’école les élèves se voyaient inculquer, outre la lecture et l’écriture, les vertus de la discipline et de l’obéissance, il régnait chez les Guyot un climat de liberté absolue. Le père de Gabriele Guyot, pasteur de son état, avait opté pour une éducation à la Rousseau et se faisait fort d’appliquer ce principe de l’Emile selon lequel l’enfant doit avoir le droit de jouir de son enfance. Cet homme aussi sensible que lettré, doté d’une bibliothèque richement pourvue, avait l’arbitraire et la contrainte en abomination. Inlassablement, il rédigeait des lettres d’excuse lorsque ses enfants désertaient à l’occasion une institution scolaire régie par des principes contraires aux siens. A une époque où les châtiments corporels étaient considérés comme le moyen privilégié d’aguerrir le corps et l’esprit, il persistait à refuser la sanction. Tout comme la végétation pouvait se déployer librement dans le jardin du presbytère, les enfants du pasteur ne se voyaient pas opposer de contraintes. On comprendra aisément qu’un homme dont les considérations intempestives ne se limitaient pas au foyer ait eu maille à partir avec les autorités et que, dans ce combat inégal, il ne soit pas toujours parvenu à préserver sa progéniture de tout contact avec l’esprit du temps. Lorsque l’écrivain se remémore cette époque, les souvenirs qui lui reviennent sont les suivants : « Ma scolarité a coïncidé majoritairement avec le nazisme et, ne serait-ce que pour cette raison, cela a été l’horreur, avec tout ce qui allait de pair, marcher au pas, l’esprit d’équipe, mais même dans une situation politique normale, l’école, ce n’était et ne serait pas fait pour moi ; je ne parle pas là de difficultés d’apprentissage, mais d’absence de liberté, de cette idiotie d’esprit communautaire, de la stérilité intellectuelle des enseignants, de cette contrainte que constituent un gymnase, une cour d’école, de ces mécanismes de compétition et de plusieurs minutes d’intimité perdues chaque matin pendant bien trop d’années » 7. Malgré la répugnance que lui inspirait l’institution scolaire, Gabriele Guyot – qui avait un temps envisagé de quitter le lycée – finit par passer le bac avec succès mais ces souvenirs déplaisants d’enfance et d’adolescence devaient marquer son œuvre à tout jamais.
Sans doute les premières expériences acquises dans le monde du travail jouèrent-elles aussi un rôle déterminant car contre toute attente, l’étudiante en langues et civilisations romane et anglo-saxonne postula et obtint un poste de professeur à l’internat de Langeoog situé en bordure de la Mer du Nord. Gabriele Wohmann ne fit jamais une quelconque allusion à une vocation pédagogique. Il semble bien plutôt que cette activité n’ait été qu’un simple gagne-pain. Il convient toutefois de ne pas sous-estimer cette expérience si l’on garde présent à l’esprit que toutes les premières héroïnes de Gabriele Wohmann étaient, à leur tour, professeurs.
Le pédagogue comme sadique
Au centre de la première nouvelle 8 publiée en 1957 dans la revue Akzente figure une vieille fille française qui torture les étudiants d’une université américaine du Middle West avec les subtilités du subjonctif. Dans les deux autres nouvelles rédigées la même année ( Sie sind alle reizend et Eine Zigarette, eine Zigarette ), ce sont encore deux professeurs de langue qui occupent le devant de la scène. Ce qui est frappant dans ces trois récits, c’est le regard implacable porté par l’auteur sur ce corps enseignant auquel elle a, elle-même, appartenu puisque, après son baptême du feu pédagogique à l’internat de Langeoog, Gabriele Wohmann, avant de s’engager dans une carrière littéraire, a enseigné les langues dans le cadre de cours du soir organisés par la municipalité de Darmstadt ainsi que pour le compte d’une institution privée.
Certes, les personnages des nouvelles sont trop jeunes pour avoir servi la dictature nazie mais manifestement l’esprit de cette époque est toujours bien vivant… à moins que l’héritage ne soit plus ancien encore. Le lecteur ne peut guère s’empêcher de songer à l’éducation du personnage du sujet de l’Empereur dans le roman éponyme de Heinrich Mann (Der Untertan 9, 1918). Dans les classes des personnages de Gabriele Wohmann, c’est toujours, comme au début du siècle, le même ton de sous-officier prussien qui résonne. On sent les élèves se mettre au garde à vous lorsque les professeurs s’adressent à eux sur un mode qui ne supporte pas la réplique mais exige bien plutôt une obéissance absolue. Manifestement les professeurs reproduisent ici les mécanismes répressifs auxquels elles – puisqu’il s’agit toujours de femmes – ont été soumises durant leur propre scolarité. Certes, entre-temps l’Allemagne a été « libérée » mais dans les esprits, c’est toujours la même soumission – faut-il dire pathologique ? – à l’autorité qui prévaut.
Il serait toutefois réducteur de ne voir dans ces récits de Gabriele Wohmann qu’une simple critique de la société de son temps. Bien davantage, l’écrivain dresse un portrait terrifiant du métier de pédagogue qui rappelle à l’occasion le roman de Hermann Ungar Die Klasse 10 (La classe) (1927). Manifestement, tout détenteur du pouvoir est enclin à abuser de ce pouvoir qui est sien. Tel est apparemment le message qui s’inscrit en filigrane à travers ces récits. Tout comme le héros d’Ungar, les professeurs qui, chez Gabriele Wohmann, sévissent dans les classes incarnent la jouissance de l’arbitraire et du pouvoir absolu. Les élèves jugés ternes ou disgracieux sont systématiquement humiliés tandis que les adolescents avec lesquels la nature ne fut pas avare de ses charmes se voient octroyer le statut de favoris digne d’une cour royale. Pour le vulgum pecus, ces pédagogues qui font du favoritisme un art de gouverner, n’ont que le plus parfait mépris. Malheur à quiconque tombe en disgrâce ! Sa chute est rude, ses manquements sanctionnés publiquement avec un plaisir sadique non dissimulé. Le portrait que dessine Gabriele Wohmann est d’autant plus effrayant que toutes ses héroïnes présentent à un degré ou à un autre des traits névrotiques. Marcelle autour de qui tourne la nouvelle Ein unwiderstehlicher Mann se consume d’amour pour un collègue marié qui ne remarque pas même l’adoration dont il fait l’objet. Elle est atteinte du même mal que la Madame Bovary de Flaubert. Le romantisme lui a empoisonné les sens. Pourtant Emma est plus chanceuse car son amour est partagé tandis que Marcelle s’étiole avec, au fond du cœur, des réserves d’amour inentamées. L’unique plaisir qui lui soit concédé consiste à se repaître des déboires conjugaux d’autrui et à passer sa hargne sur des étudiants imperméables au raffinement de la grammaire française.
Les héroïnes de Sie sind alle reizend et Eine Zigarette, eine Zigarette apparaissent tout aussi déséquilibrées. Elles font les yeux doux aux jeunes coqs de la classe et se complaisent dans des fantasmes de midinettes. Le professeur d’anglais a l’intime conviction que les garçons la désirent et seraient prêts à tout pour ses beaux yeux. Elle entrevoit déjà son destin tragique : « Rivalité de deux adolescents passionnément amoureux de leur professeur d’une beauté exceptionnelle. La malheureuse, victime d’une admiration excessive, sera inhumée demain midi à douze heures trente au cimetière municipal. Le délit commis par ces disciples d’Eros tombe sous le coup de l’ordonnance d’amnistie pour les mineurs » 11. Les deux professeurs au centre de ces nouvelles flairent partout des allusions lourdes de sous-entendus égrillards, entr’aperçoivent des regards qui en disent long et oscillent sans cesse entre désir de séduire et haine farouche. Comme à la lecture de La classe d’Ungar, roman dans lequel un professeur paranoïaque plonge peu à peu dans les ténèbres de la folie, on ne peut s’empêcher ici de frémir en songeant que des adolescents sont abandonnés sans défense aux délires de névrosées.
Il est ici une question qui s’insinue presque obligatoirement : Gabriele Wohmann a-t-elle traité ici sous forme littéraire des expériences personnelles. Le professeur d’anglais de la nouvelle Eine Zigarette, eine Zigarette donne, comme Gabriele Wohmann au début de sa carrière, des cours du soir. Les deux matières qu’enseignent les protagonistes sont précisément celles-là mêmes qu’enseignait l’écrivain… et il existe entre Marcelle et Gabriele de troublantes assonances. Manifestement la nouvelliste connaît son sujet. Faut-il pour autant lui prêter le sadisme qui caractérise ses personnages ? Il est fort possible que Gabriele Wohmann se soit détournée de l’enseignement non seulement par manque d’intérêt pédagogique mais aussi parce qu’elle avait senti avec malaise quels instincts inavouables l’exercice du pouvoir réveille presque immanquablement et quels dangereux jeux de séduction se déroulent entre les quatre murs d’une salle de classe. A cet égard, les possibilités de lecture de ces nouvelles sont multiples. Ces récits ont quelque chose d’intemporel qui tient aux périls de la relation pédagogique en soi – d’où les parallèles possibles avec le roman d’Ungar publié en 1927 – mais dans le même temps, ils sont le reflet de l’atmosphère étouffante aujourd’hui disparue qui, à la fin des années 50, régnait en Allemagne dans l’institution scolaire, mélange de mépris et d’autoritarisme maladif répandu autour d’eux par des professeurs infatués d’eux-mêmes.
Education à la prussienne
Il n’y a pas que dans les écoles que les comportements furent façonnés par l’état d’esprit nazi. A la fin des années 50, nombreux étaient les parents qui, intérieurement, ne s’étaient pas encore libérés de l’embrigadement qu’ils avaient subi. Pourquoi, du reste ? Beaucoup de jeunes n’avaient pas perçu la discipline de fer et l’ambiance paramilitaire comme une insupportable contrainte car la vie dans les Jeunesses hitlériennes allait aussi de pair avec des excursions dans la nature, l’expérience de la vie en plein air, des veillées sous la tente autour de feux de bois dans la plus pure tradition romantique du mouvement Wandervogel 12 (Oiseaux migrateurs) fondé par Hermann Hoffmann et Karl Fischer à Berlin-Steglitz en 1896. Il n’est donc guère étonnant que des enfants qui avaient grandi ainsi aient été tentés, devenus adultes, de transmettre l’héritage de cette éducation spartiate. Nombreux étaient, du reste, ceux qui n’avaient jamais connu un autre modèle. Ce n’est pas un hasard si le roman publié en 1967 par Gabriele Wohmann a pour titre Die Bütows 13, nom aux consonances prussiennes, car Karl Bütow, le père, est un pur condensé de toutes les vertus – et de tous les travers – rattachés à l’esprit prussien. A lui seul, le titre du livre imprimé en raides caractères gothiques évoque déjà la nostalgie d’un monde rigide dont l’ordre n’avait pas encore disparu. C’est précisément ce goût de l’ordre qui anime le père, pharmacien de son état, jusqu’au fanatisme. Sa femme et lui peuvent s’enorgueillir à juste titre devant les étrangers de leur progéniture car on imaginerait difficilement enfants plus dociles. Pourtant, lorsque cela s’avère nécessaire, les parents ne répugnent pas à châtier leurs rejetons devant des invités car « la honte ajoute à la douleur des coups » 14. Du reste, les Bütow ne sont pas avares de châtiments. Le fils cadet ayant succombé au péché de gourmandise, cela fait six mois que les enfants sont privés de dessert. Lorsqu’un des enfants se fait remarquer, il peut s’attendre à se voir décerner le titre infamant de « mauviette », de « moins que rien » ou de « Polonais ». A noter que dans le roman, la liste des amabilités est plus longue encore. Tout aussi longue est la liste des sanctions : interdiction de parler, amendes, heures de consigne dans la chambre et obligation de réparer les fautes commises. Gabriele Wohmann s’étant attachée à faire ici le portrait d’un patriarcat outré jusqu’à la caricature, elle met en scène un père qui exige non seulement de ses enfants mais aussi de son épouse une obéissance absolue. Cette dernière n’a-t-elle pas promis en présence du pasteur de servir son mari jusqu’à la mort ? Impossible pourtant de taxer le monstrueux père d’insensibilité. A l’instar des nazis qui ne ménageaient aucun effort pour protéger les espèces animales – Hitler avait ordonné que l’on installât sur son domaine de l’Obersalzberg 5000 abris pour les oiseaux – Karl Bütow se montre généreux donateur lorsqu’il s’agit d’assurer « la subsistance du gibier local en période hivernale ». 15
L’éducation chez les Bütow semble obéir aux mêmes impératifs que celle des Jeunesses hitlériennes. L’objectif annoncé est d’aguerrir les enfants et de les « préparer à la vie » 16 : « Tous les enfants doivent apprendre le sens de la collectivité et la disponibilité » 17, rien que des mots d’ordre martelés à l’envi peu d’années auparavant dans toute l’Allemagne. Malheureusement, vingt ans après la fin de la guerre, ces « louables » vertus semblent sombrer dans une fâcheuse désuétude : « on ne porte plus guère d’uniformes, les idéaux sont en voie de disparition » 18. A défaut de juifs survivants à qui s’en prendre, Karl Bütow en est réduit à réserver ses tirades haineuses aux « ritals » et aux travailleurs immigrés en général. A première vue, les personnages peuvent paraître caricaturaux et il y a fort à parier que Gabriele Wohmann n’a jamais rencontré les Bütow en personne, à savoir une famille qui réunisse en son sein tous les traits de caractère les plus exécrables mais il est tout aussi probable qu’elle a connu dans les années 60 encore bien des familles résolues à élever leur progéniture dans le respect des valeurs du nazisme. Il convient toutefois de ne pas oublier que le nom « Bütow » renvoie prioritairement à la Prusse. Karl Bütow n’est donc pas seulement le fils spirituel du nazisme mais l’héritier de toute une tradition prussienne, l’émule de Diederich Hessling, le héros du roman de Heinrich Mann Le sujet de l’Empereur dont Kurt Tucholsky a pu dire : « ce livre […] est l’herbier de l’homme allemand. Il y est représenté tel qu’en lui-même : dans sa manie maladive de commander et d’obéir, dans sa brutalité et sa religiosité, dans son idolâtrie du succès et dans sa lâcheté sans nom au quotidien. » 19
C’est à une investigation analogue sur les sources du culte de l’autorité que procèdent des écrivains autrichiens comme Thomas Bernhard (L’origine, 1975) ou Josef Winkler (Le Serf, 1987) dont les œuvres apparaissent comme des règlements de compte avec leur propre enfance marquée par le nazisme (chez Bernhard) ou son héritage (chez Winkler). Dans leurs œuvres, l’obscurantisme religieux, la bigoterie et l’autoritarisme du clergé paraissent avoir ouvert la voie au nazisme et l’avoir entretenu. A chaque fois le constat est terrifiant. Tant chez Gabriele Wohmann que chez Thomas Bernhard, des années après sa défaite officielle, le nazisme continue à instiller son poison dans les esprits. On remarquera au passage à la lecture de Die Bütows (1967) à quel point la violence des acteurs de 1968 apparaît comme compréhensible. Lorsque, comme les enfants des Bütow, on a été élevé dans une prison, on ne peut s’en échapper que par la force. Qualifier les soixante-huitards de casseurs, c’est oublier un peu vite la férule sous laquelle ils ont grandi. Le « meurtre du père » qui n’a pas lieu dans le roman a été perpétré dans la rue, mais à en croire Gabriele Wohmann les coupables n’étaient pas les enfants. Du moins, force est, avec le recul, de leur accorder de notables circonstances atténuantes.
Education « anti-autoritaire »
A la lecture du roman Paulinchen war allein zu Haus 20 (1974) publié sept ans seulement après Die Bütows (1967) on mesure l’ampleur, la profondeur des bouleversements qui ont eu lieu en 1968 et immédiatement après. Ce n’était pas une simple rébellion estudiantine mais bel et bien une révolution qui avait ébranlé les fondements de la société. Dans Paulinchen war allein zu Haus, l’héroïne est une petite fille de huit ans dont les parents et les frères et sœurs ont péri dans un accident de voiture. Après avoir passé quelque temps chez ses grands-parents dans un environnement délicieusement vieillot, l’enfant est adoptée par Kurt et Christa, deux authentiques soixante-huitards. Tous deux sont journalistes free-lance et travaillent à domicile. Christa collabore entre autres à la revue Le monde de l’enfant. Pour ne commettre aucun faux-pas, ils ont, avant et après l’adoption, ingurgité une telle somme de manuels que Paula donne parfois l’impression d’être un cobaye sur lequel deux savants fous de la pédagogie se livreraient à des expérimentations in vivo. Très vite, l’enfant qui aspire davantage à recevoir de la tendresse qu’à se soumettre à des impératifs pédagogiques a la nostalgie de l’univers de ses grands-parents dont Kurt et Christa s’acharnent pourtant à dénoncer l’insupportable kitsch.
Petite fille d’une étonnante maturité – exagérée volontairement par l’auteur pour servir ses ambitions satiriques – Paula porte sur ses parents adoptifs, lesquels se considèrent pourtant comme une famille modèle, des jugements accablants, ce qui donne lieu à de joyeux règlements de compte avec les soixante-huitards et leurs marottes. Ce qui frappe d’emblée chez Kurt et Christa, c’est un intellectualisme exacerbé. De même qu’au cours des assemblées générales dans les amphithéâtres, tout devait être longuement discuté, débattu, disséqué, à la maison rien ne doit être abandonné au hasard. C’est ainsi que l’utilisation nocturne du pot de chambre par Paula est le prétexte à d’interminables ratiocinations. Il est clair que Gabriele Wohmann persifle ici allègrement le goût des soixante-huitards pour le verbiage : « Une fois encore, le pot de chambre était considéré sérieusement en tant que sujet, phénomène, symptôme et cette fois-ci comme base de discussion » 21. On a peut-être oublié aujourd’hui que les soixante-huitards étaient tout autant des réformateurs zélés que d’intarissables bavards. Paula traite ses parents adoptifs chez qui, le soir, ont lieu des « causeries » 22 de « faiseurs de phrases au cœur sec » 23. La sensibilité de l’enfant est, en effet, cruellement lésée car en guise de câlins ses parents lui offrent les lumières froides de la raison. Ils tentent ainsi de la détourner de jeux puérils comme la poupée et de sa prédilection pour la poésie d’un sentimentalisme dégoulinant. Aux yeux de Kurt et Christa, tous les jeux doivent obéir à une ambition pédagogique et les lectures ne sont pas faites pour se vautrer dans la mièvrerie mais pour avancer dans l’usage de la raison. Lorsque la petite fille rêve, on lui reproche de « vouloir se défiler face aux réalités et à la vérité » 24. Incarnations parfaites de l’esprit de 68, ses parents ne jurent que par les acquis de la psychanalyse ; ils mettent donc tout en œuvre pour « priver par avance de leurs fondements de futures névroses » 25. Comme chacun sait, c’est à cette époque que naquirent un engouement collectif pour les médecines dites douces, naturelles ou encore parallèles et un enthousiasme aveugle pour les thaumaturges en tous genres de la psyché. Kurt et Christa se conforment donc à l’esprit du temps et traînent Paula qui n’en demande pas tant chez une psychosomaticienne.
Quoique les deux parents se targuent volontiers de leur générosité d’adoptants, Gabriele Wohmann démasque l’inavouable égoïsme qui sous-tend leur entreprise. Ce qui les intéresse, c’est moins le bien-être de l’enfant que leur propre expérience. En réalité, Paula n’est pour eux qu’un « objet d’observation particulièrement riche, une pièce d’exposition, un matériau pédagogique de premier ordre » 26. Leur tolérance prétendument sans limite n’est que grossier mensonge. Malheur à l’enfant si elle s’avise de tirer du sommeil à une heure indue ces lève-tard. Mais les journalistes étant les acrobates du langage et s’entendant à merveille à emballer joliment des réalités moins plaisantes, ils n’avoueraient pour rien au monde obliger l’enfant à rester au lit. Ils préfèrent dire : « On ne la force pas à continuer de dormir, on lui apprend à vouloir continuer de dormir » 27. Tout est dans la nuance. Kurt et Christa ont un point commun avec les dictatures communistes en vogue dans ces années-là : eux aussi affirment ne vouloir que le bien de l’enfant et, c’est bien connu, la fin justifie les moyens. C’est donc le bien supérieur de l’enfant qui impose que Paula se détourne de la nourriture, des lectures et des jeux qui l’attirent. Avec leur tolérance portée en étendard, les parents sont soudain démasqués dans leur double langage. Officiellement, l’enfant « baigne dans la tolérance » 28 et il est « interdit d’interdire » 29 mais, en réalité, les interdictions sont simplement rebaptisées et deviennent des conseils bienveillants. Bien que les parents se réfèrent en permanence à des ouvrages pédagogiques, ils méconnaissent manifestement les besoins élémentaires de l’enfant. Cette dernière ne dispose d’aucune véritable intimité, d’aucune chambre dans laquelle elle pourrait se réfugier. En effet, pour ne pas nuire à la décoration intérieure de leur loft-atelier, les parents se sont contentés de lui aménager un coin couchette…
Tous comme les Bütow voulaient faire de leurs fils des hommes, le couple féministe composé de Kurt et Christa entend faire de Paula une enfant fière d’être une petite fille. Il est donc plus que regrettable que Paula aime à se faire appeler Paul et préfère souvent les jeux de garçons. Ses parents tentent désespérément de lui montrer le droit chemin de la féminité. Ils se flattent d’être des parents progressistes, de meilleurs parents. Paula semble être d’un autre avis. Pour créer un contraste, Gabriele Wohmann fait entrer en scène dans le rôle de personnages secondaires plusieurs couples du voisinage. Il y a là par exemple deux épaves avec le cœur sur la main vers lesquelles Paula se sent irrésistiblement attirée : « amour pour ce couple qui, dans son obscure thébaïde, demeurait malgré les drogues, les coups de fil suicidaires, les côtés ingérables de leur situation psychique et les accès de processus de désintégration du moi un couple très doux, tendre, auprès duquel elle sentait la nostalgie l’envahir » 30. Certes, à la différence de Christa, obnubilée par la diététique, la femme mène une vie malsaine – mais elle a le mérite de prendre Paula dans ses bras. Un autre couple, les Bechstein, fournit un contraste similaire. Aux yeux éclairés de Kurt et Christa, la mère est une matrone, une mère poule qui engraisse ses enfants, le père un « employé de bureau abruti » 31, « un abruti fini » 32, en un mot, « les Bechstein sont des petits-bourgeois » 33 – mais c’est précisément chez eux que Paula trouve ce « nid douillet » 34 qui lui manque tant chez parents adoptifs.
Faut-il voir dans cet ouvrage un roman réactionnaire, un plaidoyer pour le bon vieux temps de l’éducation petite-bourgeoise ? Plus exactement, le roman apparaît comme une critique acerbe du délire psychopédagogique des soixante-huitards, d’une éducation qui veut prématurément émanciper les enfants, qui en guise d’amour offre de la liberté et pare son égoïsme foncier d’atours trompeurs. Au-delà des personnages de Kurt et Christa, c’est à l’esprit du moment que s’en prend Gabriele Wohmann, cet esprit qui idolâtre le collectif et pour qui tout solitaire est suspect voire pervers, comme il ressort de ces paroles d’un médecin, ami de Kurt et Christa : « Moi aussi j’émettrais mes réserves quant à cette pulsion qui incite Paula à vouloir jouer les exceptions, à vouloir être différente de tout le monde. » 35 Est-ce à dire que l’éducation anti-autoritaire ne vaut pas mieux que la férule d’antan ? Même si le propos peut sembler provocant, il n’existe aux yeux de Gabriele Wohmann pas de différences notables entre les deux tyrannies pédagogiques. Seule la forme du fanatisme varie, le fanatisme, lui, perdure. A chaque fois, on est en présence de systèmes prônant l’esprit communautaire et incapables de respecter la sensibilité personnelle. A chaque fois, c’est l’individu qui est lésé dans son individualité. Il n’est donc guère étonnant que dans le roman, la préférence de Paula aille à Kurt, son père adoptif : « Kurt me comprend. Il a la volonté de m’aimer telle que je suis véritablement » 36. Telle devrait être selon Gabriele Wohmann l’ambition de toute éducation digne de ce nom mais, à en juger par son roman, les soixante-huitards ont fait passer leurs théories avant la spécificité de chaque enfant, une faute que l’écrivain semble avoir quelque mal à leur pardonner.
Bien-pensants mais mauvais parents
1968 fut l’année des grandes expériences. On innova dans tous les secteurs et dans toutes les directions, que ce soit dans la mode, dans les mœurs ou encore dans l’éducation. En 1974, lorsque parut Paulinchen war allein zu Haus, il était encore trop tôt pour apprécier avec le recul nécessaire les approches pédagogiques révolutionnaires car ce n’est qu’à ses fruits que l’on reconnaît la valeur d’un arbre. Les décennies qui suivirent se prêtèrent donc davantage au bilan qui prit, à l’occasion, la tournure d’un règlement de comptes. Dans Les particules élémentaires 37 (1998), Michel Houellebecq instruit ainsi le procès des soixante-huitards et de leurs compagnons de route. Dans ce roman fortement autobiographique dont le héros ne s’appelle pas Michel par hasard, Houellebecq montre une mère qui, dès le début des années 60, fréquente le fondateur d’une communauté réunie autour de la drogue et de l’échangisme sexuel. Lorsqu’un jour le père du narrateur, séparé de sa femme, rend visite à son fils, il le découvre abandonné, nageant dans l’urine ou les excréments. Pendant ce temps, la mère est à la plage. Son amant barbu, ivre mort, est affalé sur le lit. Le père conduit donc l’enfant chez les grands-parents où il grandit heureux – tout comme Paula avait grandi, heureuse, chez ses grands-parents avant que Kurt et Christa ne jettent sur elle leur dévolu. Depuis, la mère de Houellebecq a vertement répliqué à son fils dans un livre au titre éloquent : L’innocente 38. Il n’en demeure pas moins que Houellebecq voue une haine tenace aux soixante-huitards. A ses yeux, ils ont sacrifié leurs enfants pour pouvoir jouir sans entraves et cultiver en parfaite bonne conscience leur égoïsme. A quoi ressemble le bilan dans l’œuvre de Gabriele Wohmann ? Que sont devenus les enfants élevés dans l’esprit de 68 qui, dans les livres des années 80 et 90, apparaissent sous les traits d’adolescents ou de jeunes adultes ? Même si, à la différence de Houellebecq, irréconciliable, Gabriele Wohmann ne prononce pas un jugement sans appel, il n’en demeure pas moins que le bilan est nettement négatif.
Dans la nouvelle Freu dich nicht zu früh 39 (Ne te réjouis pas trop tôt) (1991), Kerstin, la mère, 36 ans, est un pur produit caricatural des années 60. Son métier – ethnologue – est à lui seul un clin d’œil au foisonnement anarchique des sciences humaines dans ces années-là. Comme Christa dans Paulinchen war allein zu Haus cette mère est une intellectuelle pure – et surtout dure. Apparemment, l’enseignement qu’elle a retiré du féminisme est que, tout comme « le sexe faible », « la sensibilité féminine » n’est qu’un vestige du patriarcat obsolète. C’est la raison pour laquelle elle met un point d’honneur à ne juger que rationnellement et à étouffer toute émotion. Il en résulte dans les rapports qu’elle entretient avec Regine, sa fille, une inquiétante froideur qui confine au cynisme. La jeune fille qui, pendant la nouvelle, récite l’un de ses poèmes dans lequel tout n’est qu’impressions fugitives est proprement tournée en ridicule par sa mère – qui, on ne s’en étonnera guère, n’utilise jamais de sucre mais seulement de l’édulcorant de synthèse. La mère reproche vaguement à sa fille de « se complaire dans les enfantillages » 40 et lui fait savoir qu’il est temps « d’accélérer le processus de maturation » 41, à savoir d’écarter toute sensiblerie au profit du seul usage de la raison. Au lieu de se répandre dans des tableaux impressionnistes à la manière de poètes dont les œuvres croupissent sous la poussière, Regine serait davantage inspirée d’exprimer des idées. Il n’y a pas un vers du poème de la jeune fille qui trouve grâce aux yeux de sa mère. En effet, Regine ne craint pas d’écrire : « Images de la beauté : le lourd et sombre avion militaire au-dessus de nous/ l’odeur amère dans la voiture/ Notre trajet à toute allure/ le vent froid du Nord-est » 42. Pour une authentique soixante-huitarde aux œillères de pacifiste, décidément, c’en est trop. Bien que cette mère comme les femmes de sa génération porte la tolérance comme un ostensoir, sa prétendue ouverture d’esprit atteint vite ses limites. « Et de toute façon, un avion militaire n’est jamais beau » 43, objecte-t-elle, péremptoire, en se retranchant derrière des considérations qui se veulent esthétiques.
Bien que le concept ne se soit implanté qu’au milieu des années 90, Gabriele Wohmann décoche dès 1991 ses flèches en direction des Gutmenschen, ces bien-pensants, politiquement corrects, proches des futurs « bourgeois-bohème » alter-mondialistes à la française. Une incertitude entoure l’étymologie du mot mais ce qu’il recouvre, ce sont des individus dont le comportement, en dépit de discours foncièrement mora-lisateurs, est loin d’être exempt de tout reproche. Chez ces gens, il y a un fossé de la parole aux actes et l’enfer est pavé de leurs bonnes intentions. Leurs desseins affichés sont toujours nobles et purs puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de sauver la planète et l’humanité mais les méthodes employées pour parvenir à leurs fins et leurs agissements au quotidien sont loin d’être aussi éthérés. Dans le cas présent de la nouvelle, Freu dich nicht zu früh, Gabriele Wohmann met en scène une mère engagée dans le mouvement pacifiste et gentiment surnommée pour cette raison « l’ange de la paix » par son mari. Mais dans le même temps, cette femme a, à l’encontre de sa fille, une attitude d’une extrême agressivité sans jamais admettre la virulence de son intolérance. Cette mère qui, dans la nouvelle, s’apprête à rejoindre une manifestation pacifiste est, en réalité, une mégère qui met son éloquence au service de son agressivité. On ne s’étonnera donc pas que dans les années 90 les bien-pensants du politiquement correct aient parfois été taxés de pharisaïsme ou d’hypocrisie et que l’on soit même allé jusqu’à parler d’un terrorisme des bien-pensants. Dans la nouvelle, l’aveuglement de la mère agressive atteint un sommet lorsque, en raison de l’image de l’avion militaire dans le poème de sa fille, elle reproche à cette dernière d’être… belliciste.
Le regard porté par Gabriele Wohmann sur les bien-pensants en tant qu’éducateurs n’est pas particulièrement indulgent. Certes leurs enfants ne risquent pas la violence physique mais s’ils osent s’écarter un tant soit peu des principes inébranlables du politiquement correct soixante-huitard, ils récoltent dans le meilleur des cas des moqueries, dans le pire des cas de cuisantes humiliations. Les gifles ne sont plus que verbales mais la critique peut être tout aussi violente. Dans Freu dich nicht zu früh, la mère a pour ambition d’inculquer à sa fille « des valeurs et le sens des réalités » 44. Un refrain curieusement familier… Une fois encore, c’est ici la loi du plus fort – ou du plus cultivé – qui l’emporte. Le sentiment qui domine à la fin en dépit de toutes les simagrées pacifistes, ce n’est pas l’amour mais la haine 45. Unique bénéfice des années 60 : le féminisme a obligé les hommes à libérer leurs sentiments et à cultiver leur sensibilité, tant et si bien que dans les romans et nouvelles de Gabriele Wohmann postérieurs à 1968 ce sont les hommes qui apparaissent comme les plus sensibles tandis que leurs compagnes se conduisent comme des femmes libérées au cœur sec.
Si dans Freu dich nicht zu früh la capacité d’empathie du père parvient à contrebalancer la brutalité de son épouse, dans Die Mama hat Quartier gemacht 46 (Maman a élu domicile ailleurs) (1991), le mari et la femme sont tous deux d’insupportables parangons du politiquement correct qui abandonnent leur fille, Martina, à elle-même. Dans cette nouvelle, G. Wohmann poursuit la critique entamée dans Paulinchen war allein zu Haus. Ce n’est donc pas un hasard si les héros, les Ritsching, forment un duo de thérapeutes – la mère en tant que psychiatre et analyste, le père en tant que psychologue – car une fois encore, Gabriele Wohmann entend démontrer la vacuité du bavardage psychologique et l’égoïsme abyssal dissimulé sous un vernis de bienveillance et de générosité. Dans l’Allemagne des années 90, ces deux parents travaillent, bien sûr, et comme dans Paulinchen war allein zu Haus, ces deux individus qui théoriquement veillent au bien-être psychologique d’autrui sont, dans leur vie privée, le plus souvent indisponibles. Il est à noter que dans les deux œuvres les parents n’ont pas désiré un enfant parce qu’ils se seraient découvert une fibre maternelle ou paternelle. Pour Kurt et Christa, Paula était un objet d’observation bienvenu ; la naissance de Martina, elle, a été envisagée comme « possibilité éventuellement avantageuse » 47 et « après analyse approfondie de cette lacune psychophysiologique » 48. De tout cela il ressort qu’à la fin du XXe siècle en Allemagne, nombreux sont les enfants qui ne sont pas procréés avant tout par amour mais parce que leurs géniteurs espèrent de la procréation quelque bénéfice pour leur épanouissement personnel. Rien d’étonnant donc à ce que, par la suite, l’affection dispensée soit un peu maigre et que dans la nouvelle, Die Mama hat Quartier gemacht, Martina soit obligée d’étudier à distance ; « la paix dont les parents avaient besoin pour leur travail expliquait que Martina fût scolarisée dans un internat » 49. Même la fréquence de leurs entrevues est fixée par les parents ; ils souhaitent la visite de leur fille au moins quatre fois par an.
Ses parents étant avares de tendresse et d’affection, Martina se réfugie chez un couple du voisinage, les Adler, tout comme Paula se rendait chez deux épaves alcooliques dans le roman Paulinchen war allein zu Haus. G. Wohmann répète ici le même schéma car les Adler sont eux aussi rarement à jeun, d’autant que le mari et la femme viennent de perdre coup sur coup leur mère. Bien que les parents de Martina prétendent être les amis des Adler, ils sont incapables de partager leur tristesse. Ils s’en tiennent à une lettre de condoléances purement formelle. Malgré les mises en garde de ses parents qui, en connaisseurs professionnels des arcanes de la psyché, considèrent comme malsaines une trop grande proximité et une trop grande empathie, Martina rend visite à plusieurs reprises à ce couple en deuil, sans enfants, qui, sans un mot, la prend dans ses bras et lui offre une chaleur humaine bienfaisante qu’elle n’a jamais rencontrée auparavant. Le message est clair : les seuls êtres véritablement « humains » sont des personnes fragiles, affligées d’une infirmité, alcooliques ou droguées, car c’est précisément leur sensibilité exacerbée qui les rend capables d’empathie et qui fait qu’il émane de leur personne un sentiment de chaleur humaine. Les bien-portants débordant de santé et de vitalité qui nomment les plus faibles des oiseaux de malheur ne sont que des bavards au cœur sec et des parents indignes. Aux yeux de Martina, ses géniteurs incarnent le « terrible bon sens » 50, ce ne sont que des « gens heureux passant leur temps à classer toutes les émotions humaines » 51, incapables de se laisser aller à la confusion des sentiments pourtant seule capable de produire une humanité digne de ce nom. Il suffit que quelqu’un soit trop attaché à un être, comme la voisine à sa mère défunte, et aussitôt les condamnations pleuvent : « relation mère-fille psychotique […], extrêmement malsaine, […] le cordon ombilical n’a jamais été rompu » 52. Les sentiments doivent toujours être maîtrisés. Derrière chaque besoin d’amour un peu trop exacerbé, on flaire une névrose. Pour des femmes éclairées comme la mère de Martina ou la mère adoptive de Paula, les femmes maternelles sont des boniches, des mères-poules et des commères. Pour Gabriele Wohmann, ce sont apparemment les meilleures mères. Chez les experts de la psyché, Gabriele Wohmann déplore un fossé abyssal entre la théorie et la pratique. Le père de Martina, psychologue de son état, est par exemple en train de développer une méthode intitulée « Vivre à partir du corps » mais dans le même temps Martina s’interroge, même si elle ne formule pas sa question à voix haute : « Et moi, quand est-ce que vous me prenez dans vos bras ? » 53.
Bien qu’on ait à de multiples reprises reproché à Gabriele Wohmann de se cantonner à la description de la sphère privée de ses personnages et donc d’avoir produit une oeuvre dénuée de critique sociale, les récits examinés ici démontrent que le reproche n’est pas toujours justifié. Dans Freu dich nicht zu früh, elle n’instruit pas seulement le procès d’une mère indigne, ivre de ses certitudes, elle s’en prend aussi à travers elle aux verts, aux pacifistes et aux féministes dont elle dévoile habilement le double langage. Dans ce récit, Thomas, le père, suppose même que sa femme fréquente ces gens uniquement pour oublier que son contrat temporaire d’ethnologue universitaire n’a pas été renouvelé. En outre, G. Wohmann tourne en dérision un professeur, ami de la mère, dont le pull est plein d’asticots et dont l’antiaméricanisme est tout aussi mensonger que le pacifisme de la mère ; il « déteste les USA, mais il revient juste de '‘là-bas’’ comme il dit, il porte ces jeans et trouve chic que son fils étudie à Harvard » 54.
Dans la nouvelle, Die Mama hat Quartier gemacht, Gabriele Wohmann s’en prend cette fois-ci aux ravages de la « psy ». Ce n’est manifestement pas à la lecture de manuels que l’on développe la fibre maternelle ou paternelle. Les parents de Martina sont la preuve vivante que l’engouement post-soixante-huitard pour toutes les thérapies possibles et imaginables – comme celle du père : « Vivre à partir du corps » – n’ont en rien fait avancer les relations humaines, dans le cas présent les relations parent-enfant. Des thérapeutes renommés peuvent dans le même temps être des parents indignes. Du reste, chez Freud il est presque toujours question de libido, beaucoup plus rarement d’amour. Aussi amer que puisse être le constat, le père de la psychanalyse a admis que, d’un point de vue humain, la psychanalyse n’avait pas fait des analystes des êtres meilleurs, plus dignes 55 – ni de meilleurs parents, ajouterait Gabriele Wohmann.
L’héritage de 68
Lorsque l’on jette un regard rétrospectif sur l’œuvre de Gabriele Wohmann entamée en 1957 et qui recouvre désormais un demi-siècle, on mesure à quel point les relations entre parents et enfants ont évolué. Les enfants ne sont plus aujourd’hui des faibles qui tremblent devant leur père tout-puissant. Les Bütow appartiennent désormais au passé. Dans la nouvelle publiée il y a une dizaine d’années, Anders können sie nicht sein 56 (Ils sont incapables d’être autrement), (1995), l’héroïne, une étudiante, se comporte envers son père – chose impensable chez les Bütow – avec la plus grande familiarité : « avec mon père, on peut vraiment bien délirer, avec ma mère, ça c’est sûr ; toutefois, avec mon père qui donne aux autres l’impression d’être fermé et un peu strict, cela étonne davantage, mais alors quand il est en forme, il peut vraiment être drôle, spirituel et totalement adorable » 57. Elle appelle, du reste, ses parents « de vrais potes » 58. Dans la nouvelle Das Biotop 59 (1994), Isaak, vingt et un ans, salue ses parents « en camarade » 60 et les surnomme « Ma » et « Pep ». Les enfants sont-ils devenus plus heureux pour autant ? Ce qui est frappant, c’est le sentiment de solitude croissant qui a accompagné cette évolution. Il n’y a certes plus de conflits de générations, mais l’ancien affrontement intergénérationnel n’a pas fait place à une coexistence affectueuse, chacun vit côte à côte dans une pacifique indifférence. Le laisser-faire qui a supplanté la discipline de fer n’est ni une option pédagogique à la Rousseau destinée à laisser l’enfant donner le meilleur de lui-même à son propre rythme ni un emprunt aux vers de Goethe dans Hermann und Dorothea (1798) dont on oublie volontiers une partie :
« Denn wir können die Kinder nach unserem Sinne nicht formen
So wie Gott sie uns gab, so muss man sie lieben und haben
Sie erziehen aufs Beste und jeglichen gewähren lassen. » 61
Le laisser-faire actuel n’est bien souvent que le renoncement à toute volonté
d’éducation – contrairement aux préconisations de Goethe – et le masque souriant d’un parfait égoïsme. La liberté absolue peut conduire à un abandon total de toute com-munication. Il semble qu’avant même les sociologues, G. Wohmann ait vu se profiler les ravages d’un individualisme croissant. Dès 1981, dans la nouvelle Vor dem Schlafengehen 62, elle avait mis en scène une famille allemande typique avec enfant unique. Il est à noter que ces personnages peuvent être considérés comme les précurseurs des « bien-pensants du politiquement correct ». La mère est engagée dans une association féminine, le père pêche à la ligne. Exceptionnellement, durant le cours du récit, la famille est rassemblée devant le poste de télévision qui diffuse une émission sur les jeunes toxicomanes. En bien-pensante typique, la mère trouve les adolescents à problèmes à la télévision nettement plus intéressants que son propre fils Conny car il est beaucoup moins fatigant de compatir aux malheurs de jeunes drogués filmés que de faire la conversation à son fils. C’est pourquoi en toute discrétion, le jeune Conny avale des tranquillisants et un verre de vin tandis que devant l’écran sa mère continue à tenir des discours pontifiants selon lesquels elle serait prête à adopter d’aussi pauvres créatures. Ces dernières sont naturellement tellement plus émouvantes que son fils qui n’a rien de télégénique et végète la plupart du temps dans sa chambre au sous-sol. Ici le sentiment de solitude est perçu comme douloureux par le jeune protagoniste. Mais parfois cette même solitude est désirée. Parents et enfants veulent être laissés en paix. Dans la nouvelle Anders können sie nicht sein, l’étudiante qui n’est pas sans rappeler Monika, l’héroïne de Die Tochter 63 de Peter Bichsel, déclare : « Quand Noël approche ou n’importe quels jours de fête, je commence à apprécier jusqu’à cet idiot d’appartement à la cité universitaire. […] Je le compare, en effet, avec la maison de mes parents. Certes, là-bas, mon ex-chambre est mieux meublée, la salle de bains et les toilettes sont mieux également, mais je ne les ai pas pour moi toute seule et toute seule, c’est ça le mot le plus important » 64. C’est de ce besoin réciproque de solitude qu’est né ce que Gilles Lipovetsy évoque sous le nom d’« ère du vide » 65. Le désir effréné de s’épanouir individuellement a engendré une solitude grandissante : « Le ‘‘Moi n’habite plus un enfer peuplé d’autres ego rivaux ou méprisés, le relationnel s’efface sans cris, sans raison, dans un désert d’autonomie et de neutralité asphyxiantes. La liberté, à l’instar de la guerre, a propagé le désert, l’étrangeté absolue à autrui’’. ‘‘Laisse-moi seule’’, désir et douleur d’être seul. Ainsi est-on au bout du désert ; déjà atomisé et séparé, chacun se fait l’agent actif du désert, l’élargit et le creuse, incapable qu’il est de ‘‘vivre’’ l’Autre. » 66
Même s’il convient de ne pas idéaliser le passé, force est de convenir que les Bütow ne divorçaient pas – ou peu – tant et si bien que leurs enfants grandissaient dans une structure familiale qui, à défaut de leur offrir de la chaleur, leur offrait la stabilité. Aujourd’hui, les unions sont devenues fragiles, le « cocon familial » est plus souvent une aspiration qu’une réalité. Dans Anders können sie nicht sein, l’étudiante se plaint des querelles parentales incessantes. Il n’est donc guère étonnant qu’elle préfère rester éloignée du domicile familial. Bien que ce rôle n’incombe pas aux enfants, il n’est pas rare qu’ils soient contraints de se ranger du côté du père ou de la mère : « lorsque j’étais enfant, ils voulaient toujours m’amener à prendre parti. Dans ces moments-là, mon père qui veut que je rejoigne son parti me remet en mémoire tout le passé, il se souvient encore précisément de chaque détail par lequel elle [ma mère] l’a blessé et l’a fait souffrir, il connaît par cœur la longue liste de ses péchés. Dans ces moments-là, j’ai toujours pris mes jambes à mon cou » 67, peut-on lire dans la même nouvelle.
Manifestement, les relations familiales sont toujours aussi épineuses. L’autorité n’est certes plus un problème mais est-ce bien toujours positif sachant que nombre d’enfants auraient de bonnes raisons de se rebeller ? Toutefois comment se rebeller contre des parents qui se définissent comme foncièrement ouverts, tolérants et soi-disant toujours prêts au dialogue ? Aujourd’hui encore, les enfants qui ne sont pas respectés en tant qu’individus à part entière sont légion. Le droit rousseauiste de chaque enfant à jouir de son enfance est piétiné allègrement par tous les adultes qui privent prématurément les plus jeunes du droit à l’insouciance. Lorsque les enfants sont traités en alter ego, en interlocuteurs déjà adultes, il n’est pas rare que leur échoie en partage le rôle du thérapeute. Dans Anders können sie nicht sein, l’étudiante se souvient des confidences de sa mère : « Elle ne lui a jamais été vraiment infidèle, elle me l’a dit un jour ; je n’avais aucune envie d’entendre parler de cela mais elle avait un peu trop forcé sur la boisson et dans ses moments-là, elle adore se confier et bavarder » 68. En théorie, les parents devraient donner l’exemple d’une coexistence harmonieuse mais cela ne se vérifie que dans une infime minorité de cas. La plupart du temps, l’enfance, cette époque que l’on dit la plus belle de la vie, est assombrie par les querelles des adultes. C’est pour-
quoi l’étudiante que nous venons d’évoquer a le sentiment d’avoir été privée de son enfance : « Peut-être que ma petite cervelle d’enfant se manifestait déjà en exprimant cette exigence : tu as besoin d’une enfance, alors file. Ne reste pas là quand ils se disputent et qu’ils crient, n’écoute pas, c’est le seul moyen pour toi de profiter d’une enfance vraiment agréable et qui a son importance » 69. Certes la liberté presque absolue conquise en 1968 sur les barricades est une belle chose mais la liberté que les enfants ont obtenue – et qui va souvent de pair aujourd’hui avec la démission ou l’indifférence parentales – n’engendre pas en retour l’amour ou le respect des adultes. On rencontre même souvent un ressentiment envers leurs comportements coupables comme l’illustre cette question de l’héroïne d’Anders können sie nicht sein : « Comment ? Si je ne m’intéresse pas suffisamment à mes parents ? Ce qui voudrait dire que je ne les aime pas comme une fille devrait aimer ses parents. Alors, après tout ce à quoi je viens de faire allusion, vous arrivez encore à trouver cela vraiment étonnant ? » 70. A lire cela, on pourrait avoir facilement l’impression que tout ce qui a été fait depuis 1968 n’a été qu’une succession d’erreurs. Est-ce à dire que Gabriele Wohmann mérite l’étiquette de « nouvelle réactionnaire » que l’on a apposée par exemple à un Houellebecq 71 ? Il convient de noter que son discours n’est pas politique au sens strict du terme à l’inverse de celui du chroniqueur du Stern Hans-Ulrich Jörges ou de l’historien conservateur Arnulf Bahring. Jörges n’y va pas par quatre chemins : « On se fourvoie. Finissons-en avec les mythes de 68 ! Ceux qui étaient prétendument contre l’autorité étaient politiquement totalitaires. Ils n’ont pas frayé un chemin à la liberté mais au terrorisme et la répression exercée par l’Etat. […] Les soixante-huitards ont chassé l’air irrespirable de l’époque d’Adenauer ? Quelle idiotie ! La libéralisation de la société était en marche depuis longtemps déjà, elle avait débuté des années auparavant ! » 72. Bahring se souvient aujourd’hui, outré : « C’était la populace qui gouvernait, on exerçait des pressions sur les collègues si bien que les sujets d’examens circulaient sous le manteau » 73. Le discours de Gabriele Wohmann n’est toutefois pas dénué de connotations politiques. Si Andreas Okopenko voyait en 1964 dans son écriture « la révolte d’un tempérament individuel jeune, sensible, complexe et pas encore rentré dans le rang, contre les
normes de la vie petite-bourgeoise » 74, on pourrait ajouter qu’entre-temps Gabriele Wohmann a embroché sur la pointe acérée de sa plume les « bien-pensants du politiquement correct »… mais ne sont-ils pas, au fond, les petits-bourgeois d’aujourd’hui ?
Pourtant Gabriele Wohmann est demeurée fidèle à elle-même. Elle n’écrit pas pour dénoncer le chaos qui règne dans les écoles, le tourisme sexuel comme avatar de la libération sexuelle ni le dégoût de la politique qui a succédé au vide idéologique. Son terrain de prédilection reste la sphère privée. Aujourd’hui comme hier, ce qu’elle dépeint, c’est « la fragilité des relations, le caractère incertain des liaisons, l’angoisse face à la vie, le désarroi des individus, les malentendus qui les séparent » 75 et « l’incapacité à communiquer, à se comprendre, ne serait-ce qu’à nouer des contacts » 76. Que 68 y ait changé grand chose paraît plus que douteux. L’affirmer suffit-il pour être traité de « réactionnaire » ? Parmi les nombreux ouvrages ayant pour objet l’héritage de 1968, il en est un qui pourrait être propre à séduire Gabriele Wohmann. Eloge de la discipline. Pamphlet (Lob der Disziplin. Eine Streitschrift) 77, tel est le titre de ce livre signé Bernhard Bueb, lequel a passé son doctorat précisément en 1968 avant que de diriger de 1974 à 2005 le prestigieux internat de Salem. Son bilan est le suivant : « Pendant des décennies nous avons souffert du fait que l’autorité soit systématiquement remise en cause, que la discipline soit devenue un mot monstrueux et que le sacrifice soit devenu une notion étrangère, que les rituels, les conventions utiles, les formes précieuses dans les contacts entre individus aient été abolis et que l’individualisation ait connu des excès. En matière de pédagogie, les excès sont toujours fatidiques. Nous sommes, je crois, en train de trouver un juste milieu à la pratique pédagogique » 78. Voilà des propos auxquels Gabriele Wohmann souscrirait, à n’en pas douter, car lorsque, au cours d’un entretien qu’elle nous avait accordé en février 2008, nous lui avions demandé si elle considérait que les enfants étaient plus heureux aujourd’hui qu’avant 1968, elle nous avait répondu : « Plus heureux ? Les enfants ne le sont certainement pas. Je n’aurais aucune envie d’être un enfant dans ce monde d’ordinateurs. Aucune poupée. Aucun jeu qui stimule l’imagination. La seule chose qu’ils aient apprise de leurs parents, c’est ‘‘ce qui compte dans la vie, c’est de s’amuser’’ et ‘‘les vacances sont le meilleur moment e l’année’’. Pour moi, ce n’est pas la devise pédagogique idéale. Je trouve cela d’un ennui ! » 79 A l’en croire, le sort des pédagogues d’aujourd’hui n’est guère plus enviable. Lorsque nous lui avions demandé quel conseil elle souhaiterait prodiguer à un futur professeur, sa réponse avait été : « Assurez-vous bien d’avoir les nerfs solides ! Aujour-d’hui, enseigner est devenu plus difficile. Pour rien au monde, je ne voudrais être professeur l’espace d’une semaine ! » 80
Notes
1. Gabriele Guyot, Ein unwiderstehlicher Mann, Akzente, édité par Hans Bender et Walter Höllerer, Hanser Verlag, Munich, 1957.
2. Nouvelle écrite en 1957. Publiée dans le recueil Sieg über die Dämmerung, Munich, Piper, 1960, citée d’après l’édition DTV, Munich, 1981.
3. Nouvelle écrite en 1957. Publiée dans le recueil Trinken ist das Herrlichste, Darmstadt, Roether, 1963, citée d’après Alles zu seiner Zeit, Munich, DTV, 1987.
4. G. Wohmann, Die Bütows, Eremiten-Presse, Stierstadt im Taunus, 1967.
5. Paulinchen war allein zu Haus, Darmstadt, Luchterhand Literaturverlag, 1974.
6. Recueil « Das Salz, bitte ! », Munich-Zurich, Piper, 1994, p. 144 sq.
7. « Schulzeit : überwiegend Nazizeit und schon deshalb ein Schrecken mit den ganzen Gruppengeist-Marschtritt-Begleiterscheinungen ; aber auch unter politischen normalen Verhältnissen war und wäre die Schule nichts für mich, ich rede nicht von Lernschwierigkeiten, sondern von Unfreiheit, Gemeinschaftsblödsinn, Denköde der Pädagogen, vom Zwang einer Sporthalle, eines Schulhofs, von Wettbewerbsmechanismen und mehreren verlorenen Privatminuten jeden Morgen zu viele Jahre lang », cité d’après Hans Wagener, Gabriele Wohmann, Berlin, Colloquium Verlag, 1986, p. 9.
8. Ein unwiderstehlicher Mann, cf. ci-dessus.
9. Heinrich Mann, Der Untertan, 1918, traduction française : Le sujet de l’Empereur, Paris (Gallimard) 1982.
10. Hermann Ungar, Die Klasse, Berlin, Rowohlt Verlag, 1927. Traduction française de Béatrice Durand Sendrail : La classe, Toulouse, Ombres, 1989. cf. Benoît Pivert, « L’enfer de la classe », Paris, Le Nouvel Observateur, n° 2027, 11 septembre 2003.
11. « Rivalität zweier Halbwüchsiger, die ihre ungewöhnlich attraktive Lehrerin mit fanatischer Leidenschaft liebten. Das bedauernswerte, zu sehr verehrte Opfer wird morgen Mittag, zwölf Uhr dreißig auf dem Stadtfriedhof beigesetzt. Die Schuld der Jünger des Eros fällt unter die Jugendamnestie », G. Wohmann, Sie sind alle reizend, R. Piper & Co. Verlag, Munich, 1960, cité d’après l’édition DTV, Munich, 1981, p. 57.
12. A noter toutefois que le mouvement Wandervogel était initialement d’inspiration libertaire, prônait la révolte contre la bourgeoisie répressive et autoritaire, l’absence d’encadrement et la mixité sexuelle, ce qui lui valut d’être interdit par les nazis dès 1933.
13. G. Wohmann, Die Bütows, Eremiten-Presse, Stierstadt im Taunus, 1967.
14. « Scham verschärft den Schmerz der Schläge », ibid.
15. « für die Winterfütterung des einheimischen Wilds », ibid., p. 19.
16. « Vorbereitung fürs Leben », ibid., p. 15.
17. « Alle Kinder sollen Gemeinschaftsgeist und Einsatzbereitschaft lernen », ibid. p. 24.
18. « Uniformen werden kaum noch getragen. Ideale sind im Schwinden », ibid.
19. « Dieses Buch [...] ist das Herbarium des deutschen Mannes. Hier ist er ganz : in seiner Sucht zu befehlen und zu gehorchen, in seiner Rohheit und in seiner Religiosität, in seiner Erfolganbeterei und in seiner namenlosen Zivilfeigheit », Kurt Tucholsky, « Der Untertan », Die Weltbühne, 20. 03. 1919, Nr. 13, S. 317.
20. G. Wohmann, Paulinchen war allein zu Haus, Hermann Luchterhand Verlag, Darmstadt et Neuwied, 1974. Cité d’après l’édition Sammlung Luchterhand, 1988.
21. « der Nachttopf wurde [...] noch einmal ein Thema, ein Phänomen, ein Symptom und diesmal als Diskussionsgrundlage, ernstgenommen », ibid., p. 24. NB: en italique dans le texte original.
22. « Geselligkeitsplaudereien », ibid., p. 25.
23. « Kühle Sätzemacher », ibid., p. 39.
24. « sich vor den Wirklichkeiten und Wahrheiten drückt », ibid., p. 4.
25. « die Grundlage für spätere Neurosen abzubauen », ibid., p. 30.
26. « ein besonders ergiebiges Anschauungsobjekt, ein richtiges Schaustück, ein Lernmaterial erster Klasse », ibid. p. 9.
27. « Sie wird nicht gezwungen, weiterzuschlafen, sie wird gelehrt weiterschlafen zu wollen », ibid., p. 59.
28. « eingebettet in Toleranz », ibid., p. 53.
29. « Verbotsverbot », ibid., p. 12.
30. « Liebe zu dem Ehepaar, das in der düsteren Einsiedelei trotz der Drogen, Selbstmordtelefonate und Unzumutbarkeiten ihrer psychischen Lage und schubweisen Ichzerfallsprozesse dem Kind ein ganz sanftes, zärtliches, anheimelndes Ehepaar war», ibid., p. 173. NB: en italique dans le texte original.
31. « sturer Bürohengst », ibid., p. 137.
32. « ein sturer Heini », ibid.
33. « die Bechsteins sind Spießer », ibid.
34. « die Nestwärme », ibid., p. 139.
35. « Auch ich habe so meine Vorbehalte gegen den Trieb von eurer Paula, ein Ausnahmeexemplar zu sein, anders als alle andern », ibid., p. 126.
36. « Kurt versteht mich. Er will mich als das lieben, was ich in Wahrheit bin », ibid., p. 127.
37. Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
38. Lucie Ceccaldi, L’innocente, Paris, Scali, mai 2008.
39. Recueil de nouvelles Er saß in dem Bus, der seine Frau überfuhr, Hambourg – Zurich, Luchterhand Literaturverlag, 1991.
40. « sie reite auf ihrer Kindlichkeit herum », ibid., p. 226.
41. « ihren Reifeprozess an[zu]kurbeln », ibid.
42. « Was schön ist : Das schwere dunkle Militärflugzeug über uns / Der bittere Geruch im Auto/ Unsere schnelle Fahrt/ Der kalte Nordostwind [...] », ibid.
43. « Und ein Militärflugzeug ist sowieso niemals schön » ibid., p. 227.
44. « Wertmassstäbe und Sinn für Realität », ibid., p. 231.
45. « […] von nun an, Thomas spürte es, hasste sie [die Tochter] Kirsten [die Mutter] ». Ibid.
46. Recueil de nouvelles Er saß in dem Bus, der seine Frau überfuhr, Hambourg – Zurich, Luchterhand Literaturverlag, 1991, p. 32 sq.
47. « vielleicht gewinnbringende Möglichkeit », ibid., p. 32.
48. « nach gründlicher Analyse dieser psychophysiologischen Lücke », ibid.
49. « [der] Arbeitsfrieden der Eltern war das Motiv für Martinas Schulzeit im Internat », ibid., p. 44.
50. « fürchterlichen gesunden Menschenverstand », ibid., p. 37.
51. « glückliche, jede menschliche Regung einordnende Menschen », ibid. p. 39.
52. « psychotische Mutter-Tochterbindung, [...], extrem ungesund, [...] nie war diese Nabelschnur durchschnitten », ibid., p. 52.
53. « Und mich ? Wann umarmt ihr mich ? », ibid., p. 42.
54. [er] « hasst die USA, war aber doch gerade mal wieder ‘drüben’, wie er das nennt, trägt diese Jeans und findet es schick, dass sein Sohn in Harvard studiert », Freu dich nicht zu früh, p. 235.
55. Lire à ce propos Catherine Mayer, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux, Le livre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, septembre 2005, p. 248.
56. Dans le recueil de nouvelles Die Schönste im ganzen Land, Munich - Zurich, Piper, 1995, p. 243 sq.
57. «mit meinem Vater kann man Quatsch machen, mit meiner Mutter sowieso, aber bei meinem Vater, der auf andere eher verschlossen und etwas streng wirkt, erstaunt es mehr, ja und dann ist er witzig und geistreich und richtig süß, wenn’s ihm gut geht », ibid., p. 243.
58. « richtige Kumpels », ibid.
59. Dans le recueil « Das Salz, bitte ! », Munich - Zurich, Piper, 1994, p. 144 sq.
60. « kameradschaftliche Art », p. 145.
61. « Car nous ne pouvons façonner les enfants à notre guise/ Tels que Dieu nous les a donnés, il nous faut les aimer et les accepter/ Les éduquer de notre mieux et laisser faire chacun. » C’est nous qui soulignons. J.W. von Goethe, Hermann und Dorothea, 1798, http://www.goethezeitportal.de/index.php?id=3011.
62. Gabriele Wohmann, Vor dem Schlafengehen, Düsseldorf, Eremiten-Presse, 1981.
63. Peter Bichsel, Die Tochter in Eigentlich möchte Frau Blum den Milchmann kennen lernen, 1964. La date de parution montre que l’individualisme se dessinait déjà avant 1968. Dans ce texte, des parents, en adoration devant leur fille, Monika, passent leurs soirées à l’attendre. A son arrivée, elle n’a rien à leur dire.
64. « Wenn es auf Weihnachten oder sonst irgendwelche Feiertage zugeht, fange ich an, sogar mein blödes Apartment im Studentenwohnheim gut zu finden. [...] Ich vergleiche es nämlich mit zu Haus. Dort ist mein Ex-Zimmer zwar besser möbliert, Bad und WC sind auch besser, aber die habe ich nicht für mich allein, und allein, das ist schon das Stichwort », Recueil : Die Schönste im ganzen Land, Munich-Zurich, Piper, 1995, p. 243.
65. Gilles Lipovetski, L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Folio essais, 1993.
66. ibid. p. 68.
67. « als ich noch ein Kind war, da wollten sie mich schon dazu bringen, dass ich Partei ergreife. [...] Dann mahnt mein Vater, der will, dass ich bei ihm Parteimitglied werde, die samt und sonders in seinem Gedächtnis registrierte Vergangenheit an, er weiß wirklich noch jede Einzelheit, mit der sie ihn verletzt und ihm geschadet hat, die ganze lange Sündenlatte. Ich bin dann immer weggelaufen », op. cit., p. 245.
68. « Richtig untreu ist sie ihm nie gewesen, sie hat es mir einmal gesagt, ich wollte überhaupt nichts davon wissen, aber sie war damals gerade wieder ins Glas gefallen, und dann ist sie immer vertrauensselig und gesprächig », ibid., p. 246.
69. «Vielleicht hat sich mein kleiner Kinderverstand schon gemeldet mit der Forderung: Du brauchst eine Kindheit, also mach dich aus dem Staub. Zieh ab, wenn sie sich zanken und schimpfen, hör dir das nicht an, damit du zu deiner richtigen guten wichtigen Kindheit kommst », ibid.
70. « Wie bitte ? Ob ich mich nicht genug für meine Eltern interessiere ? Was bedeuten würde: Ich liebe sie nicht, nicht wie eine Tochter ihre Eltern lieben müsste. Ja, finden Sie das eigentlich nach allem, was ich hier angedeutet habe, denn wirklich erstaunlich ? », ibid., p. 248.
71. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Editions du Seuil, 2002.
72. « Irrweg. Schluss mit den Mythen von 68! Die vermeintlich Antiautoritären waren politisch totalitär. Sie haben nicht der Freiheit den Weg gebahnt, sondern dem Terror und der staatlichen Unterdrückung. [...] Die 68er haben den Muff der Adenauer-Zeit ausgetrieben ? Welcher Unsinn ! Die Liberalisierung der Gesellschaft war längst unterwegs, hatte Jahre zuvor begonnen», Hans-Ulrich Jörges, « Irrweg. Schluss mit den Mythen von 68! », Stern-Magazin, 3.01.2008, p. 84.
73. « Der Mob regierte, erpresste Kollegen, sodass die Prüfungsthemen unter der Hand gerieten », « Lasst Zeitzeugen sprechen ! », Stern-Magazin, 29.11.2007, p. 86.
74. « Protest der jungen gefühlsstarken, komplizierten, nicht gleichgebogenen Individualität gegen die Normen des Spießerlebens », Andreas Okopenko, Wort in der Zeit, 3/1964, p. 59.
75. « die Brüchigkeit der Beziehungen, die Fragwürdigkeit der Bindungen, die Angst vor dem Leben, die Ratlosigkeit der Menschen, die Missverständnisse, die sie voneinander trennen », Marcel Reich-Ranicki, « Bitterkeit ohne Zorn », in Gabriele Wohmann-Materialienbuch, édité par Thomas Scheuffelen, 1977, p. 61.
76. « Unfähigkeit, einander etwas mitzuteilen, einander zu verstehen oder auch nur Kontakte herzustellen », ibid., p. 58.
77. Bernhard Bueb, Lob der Disziplin. Eine Streitschrift, Ullstein TB, avril 2008.
78. « Wir haben Jahrzehnte darunter gelitten, dass Autorität grundsätzlich angezweifelt wurde, Disziplin zum Unwort und Verzicht zum Fremdwort geriet, Rituale, nützliche Konventionen, hilfreiche Formen des Umgangs abgeschafft worden waren und die Individualisierung übertrieben wurde. Übertreibungen sind in der Pädagogik immer des Teufels. Wir sind, so glaube ich, dabei, eine neue Mitte des pädagogischen Handelns zu finden », Bernhard Bueb, « Die Bilanz eines Pädagogen », Stern-Magazin, 6.12.2007, p. 88.
79. « Glücklicher sind Kinder sicherlich nicht. Ich möchte nicht ein Kind sein in dieser Computerwelt. Keine Puppen. Keine fantasieanregenden Spiele. Von den Eltern haben sie gelernt : ‘Spaß haben ist das Wichtigste im Leben, Urlaub die schönste Zeit des Jahres’. Für mich ist das kein gutes Lernmotto. Ich finde das so öde ! », entretien réalisé le 14 février 2008.
80. « Prüfen Sie, ob Sie gute Nerven haben ! Heute ist das Unterrichten schwieriger geworden. Ich möchte keine Woche lang Lehrer sein! », ibid.
Georges-Arthur Goldschmidt
et l'Allemagne
Cher Georges-Arthur,
nous fêtons ton quatre-vingtième anniversaire – avec un seul jour de retard puisque tu es né le 2 mai 1928 – et il a failli tomber à l’eau. Je me suis demandé s’il fallait y voir un signe du destin, adapté au parcours d’une vie, où tu as fait, tôt, à l’âge de dix ans, l’expérience de la fuite pour échapper à la fureur nazie. Mais n’est-ce pas un autre signe du destin que la défaillance du « Bistro romain » 1 nous ait conduit chez « Balthazar » dont le nom signifie en hébreu : « Que Baal (le maître, le seigneur) protège le Roi ». Balthazar est un des trois Rois mages (en allemand Heilige Drei Könige), il aurait été le fils de Nabuchodonosor, il était en tous cas « Roi protégé de Dieu ». Et c’est peut-être là qu’il faut voir le symbole le mieux approprié : tu as trouvé protection en France, le pays de l’accueil, le pays du refuge après le séjour à Florence où tes parents t’ont d’abord envoyé en même temps que ton frère. Et pourtant , tu n’étais pas un enfant juif, tu ne te considérais pas comme tel, tu n’étais devenu juif que par la volonté d’une dictature meurtrière. Tu étais chrétien réformé, originaire d’une famille juive libérale aisée de Hambourg, dégagée des coutumes ancestrales jugées « oppressantes », très influencée par les Lumières, un modèle d’intégration, voire de fusion avec la société allemande au point qu’on ait voulu y être encore plus allemand que les Allemands eux-mêmes. Cette fusion avait conduit à la conversion au christianisme et comme cela a été le plus souvent le cas au sein de la bourgeoisie juive allemande, pas tant au catholicisme qu’au protestantisme.
Avant d’évoquer ton parcours, je voudrais rappeler à tous ceux qui se sont joints à nous pour fêter avec toi ton quatre-vingtième anniversaire, ce qui nous lie depuis sans doute une quarantaine d’années. C’est à Allemagne d’aujourd’hui que nous nous sommes rencontrés, toi et moi, toi de près de vingt ans mon aîné, mais nous avons immédiatement été complices, peut-être parce que je m’étais installé en Allemagne et vivais ainsi à cheval sur deux pays. Comme toi d’une certaine manière, sans la séparation de ta famille par la fuite et l’épreuve de la traque, ces deux éléments essentiels pour toi. Mais nous avions cet intérêt commun pour l’Allemagne d’après 1945. Tu m’as dit un jour, c’était avant que tu ne te mettes à écrire en allemand : je ne suis pas un écrivain allemand et j’avais mis cette sortie au compte du rejet de l’Allemagne, je t’ai vu de ce fait essentiellement français. En relisant La traversée des fleuves, j’ai pris conscience à quel point tu étais resté marqué par la tradition allemande et sans doute d’autant plus que tu avais été forcé de t’en séparer. Tu as un souvenir de l’Allemagne de ton enfance et de ton adolescence qui est gravé en toi de façon indélébile. Même devenu français, tu ne cesses de penser l’Allemagne avec ce qu’elle t’a apporté de souffrances mais aussi avec ce qu’elle a connu comme évolutions positives depuis 1945.
C’est d’abord ton image de l’Allemagne que je voudrais évoquer avant de parler de la représentation que tu as de la langue allemande. Je relève en premier dans La
traversée des fleuves cette magnifique formule (p. 100) : « Il ne faut pas oublier [...] que le nazisme fut aussi et peut-être avant tout une entreprise d’éradication de l’Allemagne elle-même. » Certes, tu n’oses pas l’affirmer à 100 %, d’où le recours à cette formule à la fois restrictive et évolutive « aussi et peut-être avant tout », mais tu entends bien donner à penser que le nazisme ne constituait pas le parachèvement de l’histoire allemande, son aboutissement en quelque sorte prédéterminé. Par ailleurs, tu écris, 110 pages plus loin : « Pour moi, l’Allemagne gymnaste et forestière devenait à la fois gênante et étrangère. Le nazisme en était, je le sentais, sans pouvoir l’expliquer en quoi que ce soit, une dimension intime, presque corporelle. » J’ai d’abord vu dans cette deuxième formule une contradiction avec la première, la différence entre l’une et l’autre tenant sans doute au fait que la première était réfléchie, intellectuelle, l’autre plus viscérale, le produit de ta subjectivité ! En fait, les deux formules peuvent subsister côte à côte : tu donnes à entendre à tes lecteurs que le nazisme avait bien à voir avec l’Allemagne, les Allemands, leur histoire, leurs traditions mais que ce n’était pas cela la bonne Allemagne. Tu as, à un autre endroit encore, une formule qui associe les deux points de vue quand tu dis que l’Allemagne a été « occupée par le nazisme », que le nazisme était donc extérieur à la vraie tradition allemande. Je trouve cette réflexion essentielle de ta part parce qu’elle montre que, malgré quelques tentations de le faire, tu n’as jamais condamné l’Allemagne dans sa totalité et que, riche des expériences de ton enfance, tu as toujours eu la nostalgie d’une Allemagne elle aussi protectrice et démocratique, ce qui t’a permis d’être sensible aux évolutions de l’Allemagne fédérale vers la démocratie après 1949.
On retrouve ce même schéma face aux langues des deux pays, avec peut-être davantage d’affectivité rageuse contre l’allemand et d’admiration benoîte pour le français. Tu as, à l’occasion, des mots durs contre l’allemand qui te paraît gothique et guttural quand le français serait lui tout charme et séduction. Mais tu nous livres, dans les mêmes pages où tu vois dans le nazisme une expression de l’histoire et de la pensée allemande, une explication qui fait apparaître toute ta subjectivité quand tu distingues l’allemand de ton enfance et le français qui est à tes yeux « une langue d’adultes ». Evoquant les textes allemands de ton enfance, tu écris : « … je me rendis compte de l’espèce d’infantilité de ces textes généralement très boursouflés. Ils étaient écrits dans ma langue d’enfance, censément par des adultes. Que des adultes s’expriment en français, une langue de grandes personnes, distinguée et effilée, cela me paraissait parfaitement naturel, mais en allemand, ce n’était pas sérieux. Ces écrits étaient à la fois compliqués et dérisoires, entortillés et simplets, écrits par de gros enfants, dans une langue qui parlait toujours de '‘haute spiritualité’’, avec des mots à rallonge benêts et emberlificotés. » Tu évoques « ces Gundolf, ces Korff, ces Spengler et autres naïfs prolixes » pour conclure que tu « sus d’emblée à quoi [tu] avais à faire, à d’énormes paquets de mots, épais, confus et trop graves pour être pris au sérieux. » Et quelques lignes plus loin, ce constat dévastateur : « Cinquante ans plus tard, d’innombrables lectures n’ont jamais pu apporter le moindre démenti à cette toute première impression. Le théorique formulé en allemand est, d’une façon ou d’une autre, catastrophique. Qu’ils se nomment Adorno, Habermas ou comme on voudra, ce ne sont que de redoutables bavardeurs incapables de s’exprimer avec aisance et justesse. » (p. 211) Bizarrement, tu n’évoques pas ici nommément Heidegger, ta bête noire, à qui tu ne pardonnes pas son verbiage abscons et son engagement jamais remis en question pour le nazisme. On comprend que, dans ta fureur iconoclaste, tu voies un lien de cause à effet entre la langue et la pensée allemande. Mais la langue est aussi produit de son contexte historique, elle n’est pas immuablement telle qu’elle est perçue à un certain moment. A preuve d’ailleurs que la découverte de Kafka te réconcilie avec ta langue maternelle : « J’y lus (à la bibliothèque de la Sorbonne) dans un état d’exaltation permanent, l’ensemble de ses écrits et un grand apaisement me gagna, j’avais retrouvé ma langue maternelle humaine, précise, ouverte, poignante et d’une ironique rigueur, enfin libérée de ses wagnériennes lourdeurs. » (p. 281)
Les langues française et allemande n’ont cessé de t’intéresser tout comme le passage de l’une à l’autre. Tu as pour la langue allemande l’intérêt d’un linguiste (Quand Freud attend le verbe, 1996) et les linguistes apprécient mieux que je ne peux le faire personnellement, tes travaux et réflexions sur la langue allemande. Devenu professeur d’allemand, dans un premier temps, tu as évolué vers cette autre forme de médiation qu’est la traduction, traduisant Kafka, puis Peter Handke. Avec le recul du temps, je perçois mieux que c’est ce que sa langue représente de tabula rasa par rapport à la langue boursouflée du nazisme qui t’a séduit chez lui, comme chez Kafka.
On n’a peut-être pas assez relevé ce qu’il y a de remarquable dans le fait que tu aies traduit de l’allemand, ta langue maternelle, en français, chronologiquement ta deuxième langue, celle du cœur et de l’esprit. C’est dire à quel point tu es finalement devenu français tout en étant resté de façon latente allemand. Mais au final, tu as dans la citation de tout à l’heure les mêmes qualificatifs sobres et enthousiastes pour l’allemand que tu en as trouvé pour le français. C’est certainement cela qui explique qu’écrivain français, après une période de refus, tu sois, malgré tout, devenu aussi un écrivain allemand, écrivant en allemand. Mais t’a-t-on jamais dit que ta langue allemande, cet allemand que tu écris aujourd’hui dans Die Aussetzung, Die Absonderung et Die Befreiung, porte la marque très personnelle de ton passé, qu’elle est parfois surannée et académique, moins souple et fluide que ton français ? Le français serait ainsi devenu, dans le cadre du bilinguisme qui te caractérise – mais un chacun sait parmi nous qu’il n’y a jamais de bilinguisme parfait –, qu’il y a une langue I et une langue II – la première de tes deux langues ?
Georges-Arthur, tu es un homme pudique, mais un auteur impudique dans la tradition de l’écriture authentique et sincère de Montaigne quand il dit au début de ses Essais ne vouloir rien cacher de l’homme qu’il est. C’est par le détour de la littérature que tu as su/pu parler de tes souffrances et de tes émois d’enfant et d’adolescent, un thème récurrent dans ton autobiographie et les autres œuvres autobiographiques que sont tes récits et romans. Tu nous livres de l’internat du collège Florimontane en Savoie un tableau dans la tradition de Törless, avec de l’ironie, beaucoup d’ironie en plus 2. Tu évoques avec un réalisme cru les plaisirs charnels, le voyeurisme et l’homoérotisme comme phase transitoire vers une sexualité plus mûrement assumée, les punitions corporelles, le plaisir que tu prends aux fessées administrées par des femmes à qui on ne sait trop finalement si tu leur en veux vraiment. Tu rends très bien compte de ce petit monde qui vit replié sur lui-même et dans lequel les plaisirs du corps sont à ce point condamnés qu’ils ne peuvent s’exprimer que de façon indirecte et pervertie – par le biais des châtiments corporels qui unissent la fouetteuse au fouetté dans une relation trouble de plaisir partagé – et engendrent en même temps un profond sentiment de culpabilité. D’autant plus profond chez toi que, enfant poursuivi jusque dans ton refuge savoyard, il ne manque pas d’esprits bien-pensants pour te dire que d’autres ont laissé leur vie pour qu’un enfant comme toi puisse survivre. Autre façon de te culpabiliser ! Ce qui, je crois, t’a toujours sauvé, c’est au-delà de l’instinct viscéral de survie, une sorte d’étonnement constant d’être au monde et ta capacité à profiter d’être au monde. Ina Hartwig a fort bien perçu le secret de l’écriture autobiographique chez toi : « On peut faire abstraction dans le cas de Goldschmidt de la distinction entre récit et autobiographie, entre fiction et vécu. Le héros s’appelle Arthur Keller pour des questions de perspective. Rien ne relève ici de la fiction et pourtant le texte obéit parfaitement aux lois de la poésie. Goldschmidt sait que sa propre vie est devenue littérature. Cette transformation a pu s’opérer parce qu’il a fait et refait de multiples fois le parcours de sa vie. » 3
Le récit de ta jeunesse est poignant, tu as été un enfant peu équilibré, rêveur, fantasque sous l’influence de ta mère à laquelle tu es profondément attaché mais dont tu ne comprends pas les sautes d’humeur, tu te dis volontiers paresseux, il y avait chez toi quelque chose d’enragé (le terme est depuis 40 ans occupé par les enragés de Mai 68 !, mais il y a des similitudes comportementales plus que politiques ou idéologiques). Tu dis comment ta rage finalement fut maîtrisée au cours de ton adolescence. J’ai longtemps cherché le terme qui caractériserait le mieux le jeune garçon que tu fus, et j’ai finalement retenu celui d’« exalté », il me semble être resté une constante tout au cours de ta vie. Il me semble aussi avoir fait personnellement plusieurs fois l’expérience de ta capacité à t’exalter dans la conversation et le débat, te laissant séduire par une idée que tu développes avec toujours plus d’enthousiasme, sans pour autant perdre ta lucidité si jamais ton interlocuteur te demande de revenir plus prosaïquement sur terre. A cette capacité de t’enthousiasmer s’est adjoint très tôt un don d’observation qui modère les effets de l’exaltation. Tu as le sens des paysages et des lieux que des années plus tard tu es en mesure de reconstituer avec une authenticité étonnante. Tu enrichis tes obser-vations de réflexions profondes quand tu affirmes que le passage de l’horreur a modifié ces paysages, tout en sachant fort bien qu’ils sont restés semblables et que ce qui a changé, c’est la perception que nous en avons. Avec le recul, quand la réflexion l’emporte sur la sensation, tu es devenu un observateur lucide de ton temps, capable d’apprécier, au-delà des rancunes du passé, les efforts faits en Allemagne pour travailler et surmonter le passé. Ton histoire devenue, comme le dit si bien Ina Hartwig, littérature intéresse les lecteurs français, elle intéresse aujourd’hui, me semble-t-il, encore plus les lecteurs allemands, sans doute parce tu représentes leur mauvaise conscience et qu’ils se sentent confusément un devoir de réparation à ton égard. Nous te devons aujourd’hui, pour ton 80e anniversaire, Allemands et Français ici réunis, la même amitié.
Notes
1. Le repas amical donné en hommage à G.-A. Goldschmidt le samedi 3 mai 2008, pour son quatre-vingtième anniversaire, était initialement prévu au Bistro romain de l'avenue des Ternes à Paris. Celui-ci ayant fermé sans prévenir, le groupe d'amis réuni à cette occasion a été accueilli, en urgence mais de la façon la plus aimable et réussie, au restaurant Balthazar de l'avenue Niel.
2. L'article de B. Pivert, publié dans ce même numéro, sur le thème de l'éducation avant et après 1968 dans l'œuvre de G. Wohmann, illustre à merveille, du côté allemand, cette éducation autoritaire et castratrice.
3. « Der Unterschied zwischen Erzählung und Autobiographie, zwischen Fiktion und Leben, kann man bei Goldschmidt im Grunde ignorieren. Der Held heißt Arthur Keller um der Perspektive willen. Nichts dürfte hier fiktiv sein, und doch gehorcht der Text ganz und gar den Gesetzen der Poesie. Goldschmidt weiß: Seine eigene Lebensgeschichte ist Literatur geworden. Möglich wurde diese Transformation, weil er sich selbst regelrecht durchschritten hat. », Ina Hartwig in FR, Feuilleton, 05.09.07, p. 39.
Georges-Arthur Goldschmidt est né le 2 mai 1928 à Reinbek (Allemagne) d'une famille juive convertie au protestantisme. Professeur agrégé d’allemand, il est l’auteur de plusieurs essais : Molière ou la liberté mise à nu (1973) Julliard, Rousseau ou l’esprit de solitude (1978) Phébus, et à la suite Narcisse puni, Plon ; Un corps dérisoire (1971)et le Fidibus (1972) Julliard. G.-A. Goldschmidt publie ensuite plusieurs récits aux éditions du Seuil : Le miroir quotidien (1981) Un jardin en Allemagne (1984), la Forêt interrompue (1988) et, en 1999, à la demande de l’éditeur, son autobiographie La Traversée des Fleuves (1999) pour laquelle lui est attribué le Prix de l’Écrit intime (2000) et qu’il traduit lui-même en allemand, Über die Flüsse (Ammann) Zürich. 2001. En 1988 il publie son étude sur la langue de Freud,Quand Freud voit la mer (Buchet-Chastel) que suit Quand Freud attend le verbe (1996 republication en 2006). Il est le traducteur de l’écrivain autrichien Peter Handke dont il a traduit 24 oeuvres. Il a également retraduit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche (Livre de Poche) et donné une nouvelle traduction du Procès et du Château de Kafka (Presses-Pocket). Il a écrit de nombreux articles sur la littérature française dans le journal Frankfurter Rundschau et de nombreux articles dans de La Nouvelle Revue de Psychanalyse (Gallimard), il est collaborateur régulier de la Quinzaine littéraire. En 2004 il a reçu le Prix France-Culture pour son livre Le poing dans la bouche (Verdier). le Recours (Verdier) 2005, Le recours en 2006 et Celui qu’on cherche habite juste à côté, lecture de Kafka, en 2007. En allemand, il a successivement publié Die Befreiung (Ammann) 2007, Die Absonderung (Amman) en 2008. B. Grosse a traduit Die Faust im Munde (Eine Annäherung) en 2008.
G.-A. Goldschmidt a reçu de nombreux prix en Allemagne : les Prix Geschwister-Scholl, Nelly-Sachs, Ludwig-Börne et la Médaille Goethe du Goethe-Institut. En 2005, il a reçu le Prix Joseph-Breitbach. En 2007, la ville de Erlangen lui a attribué pour l’ensemble de son oeuvre de traducteur le Prix de la traduction de la Fondation culturelle de la ville.
Celui qu’on, cherche habite juste à côté (lecture de Kafka) Verdier 2007.
Le Recours, Verdier 2005.
Le Poing dans la bouche, Verdier 2004 (prix France-Culture).
En Présence du Dieu absent, Bayard 2001.
La Traversée des fleuves, Seuil 1999.
Molière ou la liberté mise à nu, Julliard 1973, Circé poche, 1997.
Quand Freud attend le verbe, Buchet-Chastel, 1996.
La Forêt interrompue, Seuil 1991.
Narcisse puni, Plon, 1990.
Peter Handke Seuil 1988.
Un jardin en Allemagne, Seuil 1986.
La ligne de fuite, Flammarion 1984.
Jean-Jacques Rousseau ou l’esprit de solitude, Phébus 1978.
Le Fidibus, Julliard 1972.
Un corps dérisoire, Julliard 1972.
Choix de traductions
Peter Handke La courte lettre pour un long adieu.
le Chinois de la douleur.
l’Après-midi d’un écrivain.
Lent retour.
L’Heure de la sensation vraie (1975).
Faux mouvement (1975).
La Femme gauchère (1976).
Le Poids du monde (1977).
Lent retour (1979).
La Leçon de la Sainte-Victoire (1980).
Histoire d’enfant (1981).
L’Histoire du crayon (1982).
Le Chinois de la douleur (1983).
L’Absence (1987).
L’Après-midi d’un écrivain (1987).
Poème à la durée (1987).
Essai sur la fatigue (1989).
Encore une fois pour Thucydide (1990).
Essai sur le juke-box (1990).
Essai sur la journée réussie (1991).
Un voyage hivernal vers le Danube (1996).
Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille (1997).
Don Juan (2004).
Walter Kempowski
ou la mémoire d'un siècle
Nul ne peut se targuer de l’avoir lu intégralement. « Vouloir remplir une piscine avec un arrosoir », écrit W. Kempowski, perplexe, à propos du projet extravagant qui a donné le jour à son fameux Echolot. Une perplexité que partage le lecteur naïf, dérouté par cette énorme somme d’archives, d’extraits de lettres datant de la seconde guerre mondiale et classées jour après jour sans autre critère que l’ordre chronologique. Une partie seulement d’une œuvre qui incluait déjà un cycle de six romans (Deutsche Chronik) décrivant en s’inspirant de l’histoire de sa propre famille, le déclin et le difficile redressement d’une famille bourgeoise allemande entre 1885 et 1960, ainsi que de nombreux journaux privés où l’auteur revient sur ses écrits tout en explorant sans relâche l’histoire allemande du vingtième siècle. Chroniqueur infatigable possédé par un besoin compulsif d’exhaustivité, W. Kempowski, qui avait toujours au moins trois livres en chantier, confesse s’être trouvé devant un vide après la parution en 2005 du dixième et dernier tome de son volumineux Echolot. Jusqu’à sa mort, survenue le 6 octobre 2007, il poursuit dans ses derniers romans cette confrontation têtue avec le nazisme et le passé allemand. Son tout dernier roman Alles umsonst (2007), se passe en Prusse orientale lors des derniers mois de la guerre et décrit la fuite des populations devant l’avancée de l’armée rouge.
C’est dans la biographie de l’écrivain qu’il faut chercher le noyau d’une œuvre qui n’a pas son pareil dans la littérature allemande tant elle se construit de manière obsessionnelle. Né en 1929 à Rostock, ville où il a passé son enfance et à laquelle il est resté très attaché (Mein Rostock, 1994), l’auteur grandit dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Son père meurt dans les derniers jours de la guerre, le fils aîné reprend la modeste entreprise familiale. Le 8 mars 1948, Walter Kempowski, alors âgé de 19 ans, est arrêté par quatre soldats appartenant aux forces d'occupation soviétique et condamné, ainsi que sa mère, accusée de complicité, à des peines de prison pour avoir communiqué aux Américains des documents attestant le démontage des entreprises allemandes par le régime soviétique. Les vingt-cinq années initialement prévues sont commuées en huit années qu’il purge à Bautzen, près de Dresde. Une expérience décisive dont W. Kempowski rend compte dans son premier livre Im Block. Ein Haftbericht (1969). Hormis cette douloureuse période d’incarcération marquée par une tentative de suicide, l’auteur a toujours vécu en Allemagne du nord. Une fois libéré, il quitte la RDA et s’installe en Basse-Saxe, entre Brême et Hambourg, dans le village de Nartum où il est instituteur jusqu’en 1979 avant de se consacrer à ses nombreuses publications. Marquées par le froid, la faim, la solitude, ses années de détention furent aussi pour celui que les vicissitudes de la guerre avait privé de toute possibilité d’étudier des années de formation, une « bénédiction », dira-t-il plus tard. Il lit Dante, Shakespeare, écrit des pièces de théâtre, s’exerce à la mise en scène et commence à rassembler des biographies. C’est le début d’une vocation littéraire reposant tout entière sur l’intérêt fasciné qu’il porte aux destinées individuelles, appréhendées dans leur dimension à la fois historique et quotidienne.
Le 1er janvier 1980 à minuit – détail piquant qui signale un goût pres que maniaque de la précision –, W. Kempowski fait part à quelques amis de son projet de constituer un fonds d’archives autobiographiques qui donneront naissance à son monumental collage Das Echolot, une entreprise stupéfiante à laquelle l’auteur travaille pendant vingt-cinq ans. Des milliers de pages sont ainsi collectées et mises bout à bout dans une présentation minutieuse du passé de la guerre, à partir de témoignages, photos, extraits de lettres, de mémoires, de journaux publiés ou privés, le tout simplement juxtaposé. Dix gros volumes en tout, dont la parution s’échelonne de 1993 à 2005. La première partie évoque en 4 volumes les mois de janvier et de février 1943, la seconde (Fuga furiosa, 1999) retrace les mois de janvier et de février 1945, tandis que Barbarossa 1941 (2002) retrace les combats autour de Leningrad, et le dernier volume, Abgesang 45 (2005), la fin de la guerre et les derniers jours apocalyptiques du troisième Reich. Une réalisation monumentale qui plonge ses racines dans son intérêt ancien pour le détail biographique et ce qu’il révèle de la psyché humaine: lors d’une tournée où, chargé par Die Zeit d’aller interviewer chez elles des personnalités en vue (Joseph Beuys, Marianne Hoppe, Arno Breker, Wolfgang Koeppen…) sur la manière dont ils avaient vécu l’arrivée d’Hitler au pouvoir, W. Kempowski déclare au journaliste qui l’accompagne : « Ces interviews ne m’intéressent absolument pas. Je veux savoir comment vivent ces gens, quel genre de maisons ils habitent et s’ils portent des pantoufles ». Un brin provocant, mais sûrement vrai.
Livrer en pâture au public un simple collage de citations a de quoi surprendre. Mais de cette juxtaposition étudiée (il a fallu opérer un tri dans cette gigantesque moisson de témoignages sollicités par voie de presse) s’élève un concert de voix dissonantes qui plonge le lecteur dans les abysses de l’âme humaine. Kempowski fait parler les morts sans distinction, les assassins comme les victimes, les gens célèbres comme les inconnus et privilégie l’immédiateté du vécu, qu’il soit banal, heureux, grotesque ou terrifiant. Au lecteur d’interpréter ce kaléidoscope étourdissant. Les textes, c’est vrai, parlent d’eux-mêmes, et de cette accumulation boulimique de paroles arrachées à l’oubli s’élèvent les murmures de cohortes de disparus, emportés par la même tragédie et balayés par le vent de l’histoire. D’où, en écho à ces voix qui nous parviennent d’outre-tombe, le sentiment de compassion qui s’empare de l’auteur : « Ce travail fit naître en moi les sentiments les plus divers : du mépris et de la compréhension, de la tristesse et du dégoût. Pour finir, lorsque j’eus fini de rassembler toutes les voix de cet immense chœur, je me retrouvai soudain au milieu d’eux tous, submergé par ce que le mot ‘’amour’’ ne désigne qu’imparfaitement », déclare-t-il dans son introduction au premier volume de Echolot. Au terme d’une vie passée à conjurer la culpabilité d’être allemand, W. Kempowski peut déclarer dans une interview parue dans la Frankfurter Rundschau quelques semaines avant sa mort : « Ah, les Allemands. Ça me plaît bien d’être Allemand. J’aime la langue allemande, les paysages allemands, j’aime aussi mes compatriotes, si cabochards soient-ils… »
Doté d’un tempérament particulièrement susceptible, W. Kempowski, qui ne cachait pas ses ressentiments, a souffert toute sa vie du peu de reconnaissance dont il fut longtemps l’objet de la part du public et des milieux littéraires allemands. Le succès d’un Walser, d’un Grass le remplissait d’amertume et renforçait sa tendance naturelle à se poser en victime. Paru en 1969, en pleine guerre froide, le récit de ses années de captivité à Bautzen n’avait guère intéressé un public matraqué par l’anticommunisme de l’ère Adenauer. Quant à la critique, elle y avait tout au plus vu l’œuvre d’un « dilettante plus ou moins doué ». Dans les années 1970, le succès des adaptations télévisées d’Eberhard Fechter, Tadellöser und Wolff, en 1971, et Uns geht ja noch Gold, en 1972, dans lesquels W. Kempowski raconte, sous une forme transposée, son enfance sous le nazisme ont fait connaître ses livres auprès du grand public. Les intellectuels soixante-huitards par contre ont boudé ces romans dans lesquels ils voyaient l’œuvre d’un épigone qui se contentait de compiler des épisodes de l’histoire allemande par manque d’ima-gination et de talent narratif. On lui
reprochait ses idées « réactionnaires » – W. Kempowski était farouchement anticommuniste – et ses goûts, petit-bourgeois. C’est son Echolot, qui lui a aussi valu pas mal de railleries, qui a focalisé sur lui l’attention d’un public médusé. Certes, un lecteur pressé aura du mal à apprécier comme il le mérite le fruit de ce travail colossal et l’exigence de probité qui l’anime. Les chercheurs actuels ou futurs verront, eux, dans ce remarquable travail d’édition une manne à exploiter. Ulcéré par les critiques qu’on lui adressait, Kempowski a poursuivi son œuvre envers et contre tout. Durant l’été qui a précédé sa mort, il a eu à cœur de recevoir chez lui l’après-midi de cinq à sept, plusieurs fois par semaine, les journalistes qui affluaient pour l’interroger sur sa vie et sur son œuvre. Ces marques de reconnaissance ainsi que la grande exposition qui lui a été consacrée ce même été à l’Akademie der Künste de Berlin ont, de son propre aveu, adouci ses derniers mois et « réparé » les torts qu’on lui avait infligés, a pu déclarer l’auteur enfin apaisé.
Le choix du gris : Die Stunde zwischen Hund und Wolf, le premier roman de Silke Scheuermann
La littérature allemande a vu naître ces dernières années une profusion de jeunes talents, souvent féminins, qui se détournaient de l’Histoire pour se faire l’écho de leur génération et d’un nouveau rapport au monde, ironique et distancié. C’est Judith Hermann qui a initié ce courant et créé l’événement avec son recueil de nouvelles Sommerhaus, später paru il y a dix ans, suivi en 2003 de Nichts als Gespenster puisant dans la même veine. Silke Scheuermann fait partie de cette génération née au début des années 1970 qui a tenté avec succès de rendre compte d’une nouvelle sensibilité contemporaine. Après un livre de nouvelles assez critiqué, Reiche Mädchen (2005), et un recueil de poèmes, elle livre ici son premier roman, manifestant ainsi la volonté de dépasser les balbutiements de ses débuts.
Le livre s’ouvre sur une image, celle de la narratrice saisissant son reflet dans une vitre alors qu’elle s’apprête à plonger dans une piscine : « Je ne suis rien, rien qu’une silhouette claire, debout ce matin-là sur le passage étroit qui sépare le bassin de la façade en verre de la piscine, la nième reproduction d’une vie qui a pris fin il y a des années, la copie éhontée d’une première phrase ». Une inconsistance qu’elle contemple sans déplaisir, un constat laconique, comme la tonalité d’ensemble de ce récit où dominent la précision factuelle et l’observation du détail. Avec distance et sobriété, Silke Scheuermann construit un drame familial qui touche d’autant plus le lecteur qu’elle bannit de son récit tout élément spectaculaire.
La narratrice anonyme, une journaliste récemment rentrée de Rome où elle a séjourné plusieurs années, vit seule à Francfort dans un appartement où elle vient de poser ses cartons. A la piscine qu’elle fréquente chaque matin elle reçoit un jour la visite inopinée de sa sœur aînée, Ines, avec laquelle elle avait perdu tout contact depuis plusieurs années. Prodigieusement agacée par la réapparition de cette sœur encombrante, elle ne réussit pas à la maintenir à distance. C’est le début de retrouvailles d’abord subies, puis acceptées malgré les griefs anciens accumulés. Le rejet, la jalousie, la cruauté finissent par faire place à la tendresse et à la compassion. La narratrice a souffert, enfant, d’être éclipsée par cette sœur plus jolie, une séductrice qui était la préférée du père. Les choses ne se sont pas arrangées avec le temps. Ines, artiste peintre extravertie, adulée par les critiques pour ses toiles quelque peu chromo, inspire des sentiments ambivalents à sa cadette qui l’admire mais perce à jour sa nature narcissique et son personnage crispant. Le soir de leurs retrouvailles, celle-ci sort de ses cartons deux photos d’enfance qui les montrent jouant toutes les deux sur la plage, également blondies par le soleil, des taches de rousseur sur le nez, insé-parables, interchangeables. En renouant avec sa sœur aînée, elle découvre le drame que celle-ci est en train de vivre. Devenue dépendante de l’alcool, Ines, qui a cessé de peindre, vit dans la plus grande précarité matérielle et morale. Son excentricité masquait un vide intérieur, à l’arrogance ancienne ont succédé la déchéance et la détresse. Un effondrement tragique inexpliqué auquel sa sœur assiste avec une tristesse impuissante.
L’amour, la tendresse, le sexe et le désir sont vécus sur un mode mineur dans ce livre désenchanté qui montre des individus héritiers de la postmodernité des années 1970. Des hommes, des femmes aux parcours solitaires dont on ne saisit que des bribes et qui se côtoient le temps d’une rencontre inscrite dans le présent. On se croise, on se désire vaguement, on fait l’amour sans grande conviction, après seulement il arrive qu’on se confie, qu’on se raconte. Mais c’est chacun pour soi. Méfiance, neutralité, platitude, indifférence sont de rigueur. Tout en étant attirée par Kai, l’ami d’Ines, la narratrice a une vague liaison avec un collègue de travail, un rédacteur politique aux allures suffisantes, arborant des costumes Armani. Un jour, sur un parking de supermarché, elle se fait héler par un individu vêtu d’un jogging à la propreté douteuse, poussant un caddie rempli de canettes de bière et reconnaît, avec hésitation, ledit collègue, absent au travail depuis trois jours pour cause de maladie. Celui-ci lui explique qu’il a l’intention de passer la soirée à regarder des vidéos et à boire de la bière et lui propose de l’accompagner. N’ayant rien qui l’attende chez elle, elle accepte sans hésiter. On mange des cacahuètes en regardant La fiancée de Frankenstein, puis sans perdre de vue le film, au moins au début, on s’active, chacun faisant preuve d’un esprit de « collaboration collégiale ». Après l’amour, ils se retrouvent face à face, détendus, et se félicitent mutuellement avec le sentiment réellement comique – S. Scheuermann ne manque pas d’humour – d’avoir accompli un exploit. Tous deux éclatent de rire dans un accès de franche camaraderie. La narratrice rentre chez elle le cœur léger. Plus tard, elle quitte cette relation épisodique et part sans bruit, tôt le matin, sans explication : « Je le regardai, je l’embrassai sur le front, je ne le quittais pas; je ne le quittais pas vraiment car je n’avais jamais été vraiment avec lui. C‘est comme si nous étions restés assis quelque temps l’un à côté de l’autre sur le banc d’un square à regarder un beau spectacle. Et comme s’il se trouvait que j’étais la première à me lever et à partir ».
S. Scheuermann a une manière bien à elle, à la fois continue et discontinue, de conduire son récit. Elle suggère plus qu’elle ne dit, juxtapose avec savoir-faire de petites unités narratives, des petites touches qui installent des ambiances, donnent du corps au récit sans jamais l’alourdir. Elle restitue par les mots des sensations, des images, des objets, des faits banals en soi, observés et décrits avec une acuité telle qu’ils se chargent d’une poésie nouvelle : « Il avait recommencé à pleuvoir, les gouttes d’eau, chassées par le vent, s’écrasaient contre la vitre le long de laquelle elles s’écoulaient ; un mouvement vers le bas, constant, incessant, cela faisait des jours qu’il pleuvait, les jours commençaient tard et se terminaient tôt, dehors il faisait un froid glacial ». La pluie qui tombe sans discontinuer sur la ville noire et humide, la vieille femme chargée de sacs en plastique bondés, entrevue dans un abribus, la cour maussade d’un immeuble anonyme, ses plants de tomate chétifs, les poubelles autour desquelles deux gamins jouent aux cow-boys et aux indiens, la pluie encore qui chasse sur le pare-brise d’une voiture, le fleuve qui roule ses flots noirs, le moineau qui se jette sur la vitre du balcon, les gestes machinaux du quotidien, toute cette insignifiance finit par captiver. Armée de sa sacoche en bandoulière, la narratrice en parka vert olive – un cadeau de sa sœur – sillonne la ville, une fois son travail terminé, à pied, en bus, en taxi, vers des destinations aléatoires, au gré de ses humeurs, de ses rencontres, de telle invitation, telle information captée dans le journal. On la retrouve au musée, au zoo près duquel elle habite et qu’elle traverse régulièrement, sur les rives du Main, au rayon mode d’un grand magasin, dans un bar que fréquente Ines, un restaurant thaïlandais, une vidéothèque située à l’écart de la ville où elle atterrit par hasard…
Les deux sœurs souffrent, chacune à sa façon, d’un mal de vivre propre à l’époque. Plutôt bien insérés socialement, ces adultes encore jeunes même s’ils ont dépassé la trentaine sont sans attaches ni repères affectifs, à la fois par goût et par nécessité. Les couples se font et se défont sans raison majeure, on vit dans l’instant, sans projets, sans passions, chacun sur sa planète, dans sa bulle. Au cours d’une scène où elle voit Ines, perdue pour elle-même et pour les autres, danser seule dans un bar où elle a voulu atterrir, la narratrice est renvoyée à sa propre solitude, cette solitude partagée par d’autres qui se réfugient dans les expédients que procure la société de consommation, l’alcool, la drogue, le sexe, la consommation de vidéos, de films d’horreur et de sexe. « Je ne suis rien », cette affirmation, plusieurs fois reprise, qui introduit le récit est l’expression d’une souffrance qui ne dit pas son nom. Là où l’une se détruit, l’autre résiste pourtant. Happée lors d’une promenade nocturne par la masse bouillonnante du fleuve grossi par les pluies, la narratrice refuse dans un réflexe de survie de céder à la tentation du néant. Elle se dédouble et devient à la fois celle qui a besoin de réconfort, là, tout de suite, et celle qui l’éloigne de ses pulsions morbides. Un instinct de vie qui annonce les toutes dernières pages du roman. On sort de l’hiver, on quitte Francfort et sa grisaille, le monde se pare de couleurs lorsque la narratrice, en route pour une clinique de désintoxication qui doit accueillir Ines, découvre avec émotion l’éclosion du printemps dans la campagne environnante, la beauté du monde et sa propre aptitude à accueillir avec gratitude tout ce qui est porteur de sens. Tranchant sur la frilo sité des parcours évoqués, un « espoir insensé » évoqué par Silke Scheuermann avec une ferveur quasi-religieuse, l’émergence d’un nouveau romantisme qui s’affirme avec force, puissant comme une libération.
Une élégance classique :
Schweigeminute de Siegfried Lenz
Un petit port à la frontière du Danemark et du Schleswig-Holstein, son môle en demi-cercle, son brise-lame, l’hôtel Seeblick avec son ponton en bois et sa terrasse ornée de lampions multicolores donnant sur la plage. C’est l’été, l’époque des voyages de classe, des promenades en mer jusqu’à l’île aux Oiseaux toute proche. Comme chaque année, les gens du coin et les touristes se pressent à la fête locale. Les élèves de l’école de voile font leur numéro, on danse au son de La Paloma et de Spanish eyes. Armé de sa fourche à pêcher les anguilles, la tête ceinte d’une couronne de goémons, le dieu de la mer local fait son apparition, salué par les applaudissements de tous.
Tel est le cadre, daté et très couleur locale, où se déroule cette mince nouvelle au contenu intemporel. L’histoire d’un amour vécu à l’insu de tous qui unit, le temps d’un été, Christian, un adolescent sensible et réservé, et son professeur d’anglais, une jeune femme plus âgée que lui, prénommée Stella. Celle-ci périt tragiquement en mer lors d’une croisière en direction des côtes danoises, entreprise avec des amis. Christian assiste, bouleversé, à l’hommage commémoratif organisé en son honneur dans la salle des fêtes du lycée. Lorsque le directeur s’incline devant la photo de Stella entourée d’un crêpe noir, Christian contemple avec avidité le visage aimé et revit les précieux moments de bonheur liés à ce premier grand amour : « Tandis qu’il s’inclinait, je cherchais ton visage où flottait ce sourire indulgent que nous, les élèves plus âgés, connaissions à travers tes cours d’anglais. Tes cheveux noirs et courts, que j’avais caressés, tes yeux clairs que j’avais embrassés sur la plage de l’île aux Oiseaux : je ne pouvais m’empêcher d’y penser, tout comme je pensais à la manière dont tu m’avais encouragé à deviner ton âge ». Avec un art consommé, une empathie que seul le grand âge rend possible, Siegfried Lenz raconte comment naît cet amour pudique qui se passe de mots ; où l’attirance phy-sique se conjugue avec le respect, la tendresse, la discrétion; comment, au fil de rencontres nées du hasard ou provoquées, le lien qui se noue entre l’adolescent ébloui et la jeune femme réservée mais secrètement séduite brise, en douceur tant les sentiments sont délicats et les comportements décents, le tabou qui pèse a priori sur toute union à première vue disparate.
L’eau, la mer, sont des éléments constitutifs de l’œuvre de Lenz. Ecrivain très populaire en Allemagne en raison de son style simple, ample et classique, auteur d’une œuvre abondante, des nouvelles surtout, S. Lenz est né en 1926 à Lyck, petite ville de Prusse orientale, région proche de la Lituanie, devenue sous la République de Weimar une enclave allemande en territoire polonais. Restituée à la Pologne après la Seconde Guerre mondiale, elle devient alors la province de Masurie. Un pays de lacs, aux paysages beaux et tristes, auquel Lenz est resté profondément attaché et auquel il rend hommage dans So zärtlich war Suleyken (1955), une déclaration d’amour à son pays natal qui dépeint, sous les couleurs de l’idylle, ses habitants, leurs coutumes, tout ce qui constitue les traits typiques de l’âme masurienne. L’idée que les individus sont intimement liés au territoire où ils vivent, thème récurrent dans l’œuvre de Lenz, parcourt discrètement sa toute dernière nouvelle au contenu tellement intimiste. L’un des charmes du livre réside dans l’abondance de détails précis et concrets qui inscrivent le récit de ce bonheur éphémère dans ce petit coin perdu d’Allemagne du nord. Les tempêtes hivernales qui reviennent chaque année, les champs de pierre sous-marins où l’on pêche les blocs de roche avec lesquels, chaque année aussi, on répare les dégâts subis par la jetée, les balises qui mar-quent l’entrée du chenal ramenées sur la plage dans l’attente d’être repeintes, chaque année ; le quotidien des pêcheurs, les types de bateau qui sillonnent le port, le tourisme nautique, la faune aquatique, les conversations entre vieux loups de mer, l’amour de Christian et de Stella est indissociable de cet environnement maritime que Lenz excelle à esquisser en quelques traits de pinceau : « Elle téléphonait tout en regardant au dehors notre baie, baignée dans le silence du soir, et peuplée d’oiseaux de mer qui se laissaient doucement porter par le courant ». Le port, ses habitants, et même le lycée où se déroule une grande partie de sa vie ne sont pas pour Christian des lieux anodins – (il parle de « notre lycée », « notre directeur »,
« nos petits » pour parler des jeunes élèves) – mais une communauté dans laquelle il est ancré. On retrouve ici la notion de Heimat, chère à l’écrivain, qui lui a valu parfois d’être étiqueté comme un écrivain régionaliste, mais dont lui-même disait qu’elle n’était qu’« une invention de la mélancolie ».
Une histoire d’amour donc. Un thème que cet auteur pudique et discret n’avait jamais abordé dans son œuvre, en tous cas pas avec cette intensité, même dans son best-seller, Die Deutschstunde, qui avait rencontré un énorme succès lors de sa parution en 1968, alors que l’Allemagne, sous la pression des jeunes générations, exhumait son passé nazi. L’histoire, racontée du point de vue du fils, se déroule dans un petit coin perdu de Frise du nord à l’atmosphère très prenante. Elle montre le jeune Siggi tiraillé entre l’aversion qu’il éprouve pour son père, fonctionnaire zélé du régime nazi, (« l’éternel exécuteur ») et la confiance et l’admiration que lui inspire la figure libre du peintre Max Ludwig Nansen, en qui on reconnaît le peintre Emil Nolde. Dans cette histoire privée qui raconte avec ampleur l’histoire d’une famille allemande banale, la dénonciation du nazisme reste nécessairement discrète. Homme du nord et tempérament solitaire, S. Lenz, dont les débuts furent marqués par son passage au Groupe 47, a pourtant toujours manifesté un engagement politique discret, plus marqué pour des causes qui lui tenaient à cœur. Entre 1965 et 1970, il milite pour le SPD et soutient, comme son ami Günter Grass, la candidature de WIlly Brandt. En 1970, (l’année du « geste » de W. Brandt dans le ghetto de Varsovie), il est à ses côtés lors de la signature du traité de réconciliation entre l’Allemagne et la Pologne. L’histoire, le passé allemand, tout cela est évacué dans sa dernière nouvelle à la trame épurée, hormis une brève allusion à la guerre : c’est, indirectement, parce que son père a séjourné comme prisonnier de guerre dans une famille anglaise que Stella est devenue professeur d’anglais.
Tout entier écrit du point de vue de Christian, le récit entrelace avec une admirable fluidité l’évocation du moment présent, l’hommage ému rendu à la défunte par la communauté du lycée Lessing dont elle était une figure fédératrice, appréciée par ses collègues, aimée de ses élèves, et le passé récent, la naissance d’une passion qui se nourrit d’instants inscrits dans les menus événements de cette petite station balnéaire. Plus que les mots, ce sont les gestes qui comptent. Christian caresse le dos de Stella : « Subitement, elle jeta la tête en arrière et me regarda d’un air surpris… comme si elle avait inopinément senti et découvert une chose à laquelle elle ne s’attendait pas ». Sous la pression d’un accord tacite, ils se rendent à l’hôtel où la jeune femme habite provisoirement. « Stella ne me demanda pas de l’accompagner, il allait de soi pour elle que je la suivrais ». Ce qu’ils partagent alors, l’intimité physique de leur première étreinte, est évoqué incidemment, à travers un détail discret : l’unique empreinte laissée sur l’oreiller qu’à l’initiative de Stella, ils ont partagé dans cette chambre d’hôtel avec vue sur la mer. Pareillement comblés par l’intensité de cet amour qui fond sur eux comme un magnifique cadeau du destin, tous deux réagissent pourtant différemment. Stella, plus mûre et maîtresse d’elle-même, s’abandonne avec prudence et mélancolie à cet amour placé sous le signe de l’éphémère. Christian, toujours en quête d’une nouvelle confirmation, vit dans la crainte que leur amour puisse prendre fin. Son admiration éperdue, proche de la dévotion, qu’il éprouve pour Stella, ses talents de plongeuse, sa robustesse, son endurance à la nage, son esprit de décision, les grands moments d’abandon et de tendresse partagés, l’épisode bouleversant des funérailles en mer, tout cela, transfiguré par l’amour, revit intensément dans cette commémoration ardente et muette à laquelle le jeune homme communie avec la femme aimée. Ecrite dans une langue sobre et fluide, ce récit grave et poétique à l’arrière-plan très personnel (l’auteur a perdu sa femme il y a deux ans), se lit comme une méditation sur la fragilité de notre condition, et sur l’immense consolation que l’être humain peut trouver dans l’acuité du souvenir.
Références
Walter Kempowski, Deutsche Chronik I - IX, Goldmann et btb, 1978-1984. Tous les volumes ne sont pas disponibles.
– Das Echolot, Munich (Albrecht Knaus Verlag), 1993-2005.
Silke Scheuermann, Die Stunde zwischen Hund und Wolf, Francfort/Main (Schöffling & Co) 2007.
– Reiche Mädchen, Francfort/Main (Schöffling & Co) 2005
Judith Hermann, Sommerhaus, später, Francfort/ Main (Fischer Verlag) 1998,
– Nichts als Gespenster, Francfort/Main (Fischer Verlag) 2003.
Siegried Lenz, Schweigeminute, Hambourg (Hoffmann und Campe) 2008, 128 p.
En 1990, Helmut Schmidt publie une première édition d'un livre passionnant : Les Allemands et leurs voisins. L’idée lui en a été donnée par la réunification imminente et les réactions diverses qu’elle suscite à l’étranger. La réunification effectivement intervenue le 3 octobre 1990 l’incite à présenter, deux ans plus tard, une version à peine modifiée sous forme d’un « livre de poche » de 670 pages ! 1 Il s’agit en fait du second tome de ses mémoires ; le premier, intitulé Hommes et puissances, était essentiellement consacré aux deux « Grands » : Etats-Unis et URSS 2. A la relation colorée, anecdotique, toujours vivante de ses expériences personnelles, se mêlent réflexions et commentaires sur les hommes et les peuples. En effet, en tant que ministre de la Défense, puis de l’Economie et des Finances, à partir de 1964, et surtout en tant que Chancelier fédéral de 1974 à 1982, il a eu des contacts fréquents avec la plupart des dirigeants des pays européens. Ce sont, comme nous l’annoncions, les réactions étrangères à la réunification allemande qui amènent Helmut Schmidt à réfléchir sur les relations des Allemands avec leurs voisins à travers l’Histoire. Il utilise le terme de « voisins » au sens large, ne se bornant pas aux pays limitrophes ; en dehors des pays qui ont une frontière commune avec l’Allemagne (Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, France, Suisse, Tchéquie, Pologne), ses considérations portent également sur l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Hongrie et... la Grande-Bretagne. Fait significatif : si le livre ouvre sur des réflexions relatives à l’unité allemande, le premier peuple étranger auquel s’attache l’auteur , ce sont les Anglais. Il fait d’ailleurs remarquer l’emploi fautif en Allemagne – mais n’en est-il pas de même partout ? – des mots « Anglais » et « Angleterre » là où il faudrait parler de Britanniques, de Grande-Bretagne ou de Royaume-Uni.
Nous signalerons cependant l’ambivalence du titre adopté par l’ancien Chancelier pour ce chapitre : « Englische Beharrlichkeit » : le terme renferme en effet aussi bien l’idée d’opiniâtreté que celle de constance, de fermeté. Précisément, cette ambiguïté correspond tout à fait à l’idée que Helmut Schmidt, homme politique, se fait de l’Angleterre. Ce chapitre, de 67 pages, se divise en six parties : « Lutte pour l’argent, mais pas uniquement pour l’argent », « Anglais et Allemands », « Le 10 Downing Street », « Leçon de politique de sécurité auprès des Anglais », « Economie et monnaie », « Grand Strategy britannique ». Mais ces divisions ne méritent pas un traitement séparé, vu qu’elles se recoupent fréquemment et contiennent même des redites. Mais d’abord, pourquoi la première place, dans ce texte, revient-elle à l’Angleterre ? Il y a, à l’origine, des raisons personnelles, biographiques, que nous évoquerons en premier lieu ; puis, nous nous pencherons sur les quelques aspects négatifs du caractère anglais aux yeux de Helmut Schmidt devenu homme public ; pour finir, nous étudierons les nombreuses composantes de l’anglophilie de l’homme d’Etat.
La place de choix réservée à l’Angleterre tient, disions-nous, essentiellement à des raisons personnelles : dès son enfance – il est Hambourgeois –, Helmut entend parler de l’Angleterre qui entretient des rapports privilégiés avec sa ville natale. Le seul pays étranger dont il fasse la connaissance avant la prise du pouvoir par Hitler est précisément l’Angleterre. En 1932, à l’âge de 13 ans, il fait un échange scolaire avec un garçon de Manchester. Ils appartiennent tous deux à un milieu petit-bourgeois aux ressources limitées. La famille anglaise emmène tout de même le jeune Helmut à la station balnéaire, populaire, de Blackpool. L’événement le plus marquant de son séjour sera l’interview par un journal de Manchester, à laquelle est également convié un de ses camarades de classe ; on leur demande leurs impressions sur l’Angleterre ; tous deux se plaignent des dimanches anglais si ennuyeux ! Le journal les gratifie de 21 shillings pour leurs réponses. Helmut Schmidt se plaît à souligner l’anglophilie de ses conci-toyens : même en 1943, lorsque la RAF détruit le centre de Hambourg, tuant près de 50 000 personnes, la colère des Hambourgeois se tourne, selon lui, davantage contre Hitler et Göring que contre les Anglais 3. Il existe à Hambourg, ville ouverte sur le monde, une tradition de liberté et de tolérance qui tranche avec les « vertus » prussiennes. Helmut Schmidt, en outre, voit des raisons historiques à l’anglophilie des Hambourgeois : il la fait remonter à la conquête de la ville par les troupes napoléoniennes et à la brutalité du maréchal Davout, mais surtout au blocus continental qui menaçait l’existence économique de la ville. Or la Grande-Bretagne a résisté victorieusement à Napoléon, ce qui lui a valu l’admiration des Hambourgeois. Et, curieusement, la situation de concurrence avec l’Angleterre, notamment le port de Londres, au lieu de créer de l’hostilité, aurait été une source d’anglophilie : la communauté de risques qu’impliquait la navigation au long cours aurait développé un sentiment de solidarité. Bien que la Grande-Bretagne ait détrôné les ports continentaux, les Hambourgeois n’en continuèrent pas moins d’admirer leur rivale plus chanceuse.
Son séjour anglais a été déterminant pour l’attitude ultérieure de Helmut Schmidt envers la Grande-Bretagne ; il ne cessera de s’intéresser aux différents aspects de sa culture. D’abord comme lycéen : à l’Abitur, il fait, en histoire, un brillant exposé sur la mission à Berlin de Lord Haldane, ministre britannique de la Guerre, qui, en 1912, cherche vainement à convaincre ses interlocuteurs de l’intérêt d’une entente germano-britannique sur la question de la flotte. Malgré le climat de l’époque (1937), le jeune Helmut avait adopté le point de vue britannique et néanmoins obtenu la note 1, c’est-à-dire la meilleure de la notation allemande. Il s’intéresse alors non seulement à l’histoire anglaise contemporaine et à la Constitution britannique, mais davantage encore à la littérature anglaise : Oscar Wilde, John Galsworthy, Joseph Conrad, Emily Brontë, ainsi qu’aux drames de Shakespeare.
Incorporé à l’âge de 18 ans, en 1937, il passe huit ans sous les drapeaux ; en 1945, à la suite de l’offensive des Ardennes, il est fait prisonnier en Belgique par les Anglais ; l’expérience de la captivité elle-même ne décourage pas ses sentiments pro-britanniques, d’autant plus qu’il est libéré dès l’automne. Et, à son retour à Hambourg, ce sont encore les Anglais qu’il retrouve en tant que puissance occupante. Là non plus, pas de récrimination : selon lui, ses concitoyens s’accordent à reconnaître que les soldats britanniques se sont très bien comportés envers la population. Le gouverneur militaire invite même de jeunes Allemands chez lui à parler politique, « presque en ami » 4. Etudiant en sciences économiques, Helmut Schmidt découvre la part importante prise par les Anglais dans la compréhension des problèmes économiques et sociaux du monde, depuis Adam Smith et Ricardo jusqu’à Keynes et Beveridge. Il est également très impressionné par la décolonisation et le changement démocratique de gouvernement : Churchill contraint à se retirer l’année même de sa victoire. En 1948, l’Union allemande des étudiants socialistes, dont il est le président, organise une rencontre internationale à Barsbüttel, près de Hambourg. Parmi tous les délégués étrangers, ce sont encore les Britanniques qui l’impressionnent particulièrement 5. Une fois ses études terminées – brillamment –, Helmut Schmidt, membre du SPD depuis 1946, entre dans les services du sénateur, c’est-à-dire du ministre de l’Economie et des Transports de la ville-Etat de Hambourg. Ce ministère est alors dirigé par le Professeur Karl Schiller, dont il a été l’étudiant et qui a remarqué ses dons. Dès 1953, le parti le fait élire au Bundestag, mais il n’avait alors, à ses dires, pas l’intention de faire une carrière politique 6. Le nouveau député est un partisan convaincu de la Grande-Bretagne, de son expérience politique et de son « rationalisme démocratique » 7. De ce fait, bien qu’adepte résolu de l’union de l’Europe occidentale, il s’abstient, avec d’autres sociaux-démocrates hambourgeois, lors de la ratification des Traités de Rome, en 1957 : il ne peut se représenter une intégration européenne viable sans participation britannique. Avec du recul, il estimera avoir eu tort : ses propres expériences de la politique britannique lui auront en effet dessillé les yeux.
En 1964, Willy Brandt le prend dans son gouvernement comme ministre de la Défense ; il est dès lors, mais surtout plus tard, en tant que ministre de l’Economie et des Finances, et davantage encore dans ses fonctions de Chancelier confronté aux aspects négatifs de la politique et et plus précisément de la psychologie britanniques. Sa déception tient à l’« insularité » de ses interlocuteurs 8 ; à propos de la répugnance des Britanniques à entrer dans un système monétaire européen, il constate que les justifications données par le travailliste James Callaghan ou la conservatrice Margaret Thatcher certes varient, mais qu’en fait c’est le même « instinct insulaire » 9 qui dicte leur comportement. Pendant les treize années passées au gouvernement fédéral comme ministre ou Chancelier, il a connu quatre Premiers ministres britanniques : ces changements fréquents ont eu des répercussions sur la seule politique intérieure ; en effet, quelles qu’aient pu être leurs personnalités très différentes ou leur appartenance partisane, ces Premiers ministres ont fait preuve en politique extérieure d’une étonnante continuité 10. La perspective d’Etats-Unis d’Europe, un peu trop vite préconisée par certains hommes politiques du continent, inspire aux Britanniques une véritable « horreur » 11. Rien que l’idée de se situer sur le même plan que les autres Etats de la Communauté européenne, y compris la France, n’entre jusqu’à présent dans la pensée politique ni des dirigeants du parti travailliste, ni de ceux du parti conservateur 12. Aussi Helmut Schmidt en arrive-t-il à redouter le retrait, peu après son adhésion, de la Grande-Bretagne de la Communauté européenne, d’autant plus que Denis Healey, Chancelier de l’Echiquier, lui laisse entendre, au cours d’une conversation, que, pour la majorité des Anglais, l’idée d’une perte progressive de souveraineté et d’identité est effrayante 13. Il décèle chez les Britanniques une plus grande proximité affective avec les Etats-Unis qu’avec l’Europe, ce qu’il traduit par la formule : « Pour de nombreux Britanniques, la Manche semble encore plus large que l’Atlantique » 14. Aussi ne sera-t-on pas surpris que Helmut Schmidt, malgré toute son anglophilie, ouvre ses considérations sur l’Angleterre par la subdivision « Lutte pour l’argent et pas uniquement pour l’argent ». Lors du sommet des chefs de gouvernement de la Communauté européenne, à Dublin, en 1979, il a été choqué par l’inflexibilité de Margaret Thatcher à propos de la participation financière de la Grande-Bretagne et par ses critiques acerbes à l’égard de la politique agricole européenne. Elle ne cessait de répéter : « I want my money back ». L’ancien Chancelier concède d’ailleurs que la Grande-Bretagne contribuait plus aux finances de la Communauté européenne qu’elle n’en tirait de bénéfices ; mais c’était également le cas de l’Allemagne fédérale. Margaret Thatcher ne fait que poursuivre la politique de ses prédécesseurs conservateurs ou travaillistes. Seule notable exception : l’ancien Premier ministre conservateur Edward Heath, « un des rares 'Européens’ convaincus en Grande-Bretagne » 15. Sinon, tous les autres sont mus par le même « sacro égoïsmo » 16. Il en conclut que Margaret Thatcher représente en matière de politique européenne l’opinion de la majorité, non seulement du parti conservateur, mais des Britanniques en général ; sous son influnce, il y a même eu un retour en arrière. La répugnance de très nombreux Anglais pour des abandons de souveraineté au profit de la Communauté européenne persiste, selon Helmut Schmidt, au moment où il écrit (1990).
Sous Harold Wilson, successeur travailliste d’Edward Heath, en 1974, la renégociation des conditions d’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne avait pris un tour si « mesquin » qu’Helmut Schmidt s’était demandé s’il ne s’était pas mépris sur les méthodes anglaises de gouvernement et si son anglophilie n’était pas tout simplement imputable à l’idée trop haute qu’il se faisait de la politique anglaise 17. En dehors du sacro egoismo, il découvre aussi quelques faiblesses : la politique économique et financière du Royaume-Uni ; il ne prend conscience de ses désordres qu’en accédant lui-même en 1972 au ministère fédéral des Finances. Il en est éberlué. Ses collègues britanniques ainsi que leurs Premiers ministres, il les juge compétents, certes, mais dans l’incapacité de prendre des mesures décisives contre ce que, dans les années 70, on qualifie en Europe de « mal anglais » : trop fortes hausses de salaire nominal, faibles gains de productivité, taux d’inflation élevés, importants déficits de la balance commerciale, haut niveau de chômage. Cette situation est liée à une autre des rares réalités de la société britannique que Helmut Schmidt déplore : l’esprit de lutte des classes hérité du 19e siècle, présent chez les responsables syndicaux d’un côté, chez Margaret Thatcher de l’autre. On reconnaît là un des promoteurs de Bad Godesberg (1959) qui a rejeté le marxisme ; c’est un « démocrate libéral et social » 18 Cet esprit de lutte des classes se traduit par des grèves relativement fréquentes et longues menées avec acharnement. Autre caractéristique : tout adhérent syndical appartient automatiquement au parti travailliste. Et l’on voit ainsi certains dirigeants syndicaux arriver au congrès du parti avec des paquets de procurations, comme des représentants d’une banque à l’assemblée générale d’une société par actions ! 19 De ce fait, le parti travailliste dépend beaucoup plus de quelques puissants dirigeants syndicaux que la Social-démocratie allemande ou d’autres partis socialistes du continent. Et, comme ces dirigeants syndicaux ne sont, en général, pas parlementaires, ils n’ont pas l’habitude des confrontations d’idées et n’ont pas à tenir compte des sentiments des électeurs. De la sorte, ils demeurent prisonniers de leurs préjugés : lutte des classes et en même temps conservatisme national. Helmut Schmidt rapporte à ce sujet une conversation avec Margaret Thatcher ; celle-ci lui demande entre quatre yeux : ‘Comment faites-vous pour que chez vous les syndicats soient plus conscients de leurs responsabilités que les miens ? » 20. C’est là un des rares domaines où Helmut Schmidt reconnaisse une supériorité de l’Allemagne sur la Grande-Bretagne. Sinon, « depuis l’école, je suis convaincu que nous, Allemands, nous avons beaucoup à apprendre de nos voisins britanniques » 21.
En effet, bien que la déception causée par l’attitude britannique face à la communauté européenne demeure, Helmut Schmidt éprouve toujours une « grande sympathie pour les Anglais, pour leur démocratie, leur common sense, leur culte consciencieux des traditions et leur culture en général » 22. Si la Grande-Bretagne manifeste dans ses relations extérieures un sacro egoismo, elle se caractérise, en revanche, par sa constance et sa fiabilité. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de la défense. Selon Helmut Schmidt, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, aucun gouver-nement britannique n’a jamais hésité à mettre son potentiel militaire au service de la défense de l’Europe face à l’expansionnisme soviétique 23, mais, en même temps, il n’y a jamais eu en Grande-Bretagne une mentalité de croisade anti-soviétique. H. Schmidt estime que l’on peut faire fond sur ce pays : il a toujours été impressionné par cet alliage de fermeté, de pragmatisme et de placidité. C’est en particulier en tant que ministre de la Défense qu’il a pu apprécier les qualités britanniques : il aime les « livres blancs » britanniques sur la politique de sécurité, beaucoup moins épais et académiques que ceux de la plupart des Américains, mais pragmatiques, en un mot « très anglais » 24 – il s’en inspire même, en les adaptant aux intérêts allemands, dans les deux ouvrages de stratégie qu’il publie (Défense ou riposte (1961) et Stratégie de l’équilibre (1969) ; de ses rapports avec ses collègues britanniques, il dit qu’ils étaient empreints de camaraderie, il reprend même la formule : « très anglais » ; d’autre part, il loue l’autonomie, à laquelle ont été formés les chefs de bataillon britanniques et même les officiers subalternes ; enfin, il souligne le haut niveau de culture d’un bon nombre d’officiers britanniques, ce qui l’incitera à demander la création de deux universités pour la Bundeswehr.
D’une manière générale, Helmut Schmidt admire les institutions britanniques : la Constitution, en vérité un ensemble de lois constitué au cours des siècles, le culte de la liberté individuelle et des formes démocratiques de gouvernement – pratique incompréhensible pour le perfectionnisme allemand ; la place essentielle de la Couronne comme élément de stabilité politique ; il vante les avantages du scrutin majoritaire qui incite les députés à écouter davantage la voix du peuple, entraîne un bipartisme de fait, établit ainsi clairement les responsabilités du seul parti majoritaire et notamment du Premier ministre ; l’opposition dispose d’un cabinet fantôme, ce qui manque en Allemagne ; Helmut Schmidt est séduit par le 10 Downing Street, malgré son peu d’apparence et son manque de fonctionnalité : c’est en effet là que, depuis 250 ans, se décide la destinée d’un empire mondial : on y sent le souffle de l’histoire et de la tradition ; mais, davantage encore, il subit le charme des Chequers, la résidence campagnarde des Premiers ministres : on y accède par de petites routes sinueuses qui vous laissent jouir de la beauté de la campagne anglaise, et il se représente les manoirs des romans d’Agatha Christie semblables aux Chequers, au milieu de paysages à la Constable ; il envie aussi à la Grande-Bretagne toute la Cité de Westminster, et Londres en général, qui est plus que la capitale du Royaume-Uni, mais aussi une des plus grandioses métropoles culturelles européennes, où il apprécie musées, théâtres, orchestres philharmoniques. Helmut Schmidt entretient d’ailleurs des rapports personnels avec des représentants des milieux intellectuels et artistiques anglais : le violoniste Yehudi Menuhin, l’acteur, cinéaste et écrivain Peter Ustinov, mais surtout le sculpteur Henry Moore – bientôt Moore et Schmidt se lieront d’amitié. Helmut Schmidt trouve le palais de la Chancellerie élevé sous son prédécesseur Willy Brandt vraiment affreux : il demande conseil à Henry Moore sur la manière d’aménager au moins la pelouse devant le bâtiment ; celui-ci lui propose de placer deux de ses bronzes « Large Two Forms » devant la Chancellerie, à titre de prêt d’abord ; lorsque, deux ans plus tard, l’achat de ces oeuvres fut décidé, il y eut dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung une vive réaction d’un point de vue à la fois esthétique et national – Helmut Schmidt, toujours enclin à critiquer ses compatriotes, parle même de « chauvinisme » 25. Il reconnaît cependant que les citoyens et les membres du Bundestag ne succombèrent pas à la teutomanie et même apprécièrent les « Large Two Forms ». Finalement, seule la Cour des Comptes fédérale s’émut du jeu d’écritures pour le financement des sculptures 26. Et, pour Helmut Schmidt, ces oeuvres, en plus de leur intérêt artistique, sont un témoignage d’amitié entre un Anglais et un Allemand.
Mais sans doute davantage encore que les institutions britanniques, ce sont différents traits du caractère anglais qui l’attirent : l’aptitude à combiner fidélité aux principes et faculté d’adaptation, tradition et raison pratique ; l’art de dire les choses sans avoir l’air d’y toucher, si caractéristique d’une partie des classes supérieures et d’une large fraction du monde politique ; la réceptivité à un bon discours dont il a fait lui-même l’expérience : invité à parler en automne 1974 au congrès du Labour Party, on lui avait prédit des réactions hostiles de l’auditoire majoritairement anti-européen ; à l’exemple du conservateur Lord Carrington et du travailliste Denis Healey, il truffe ses arguments de plaisanteries, d’humour à ses dépens et de citations de Shakespeare, il fait également appel à la solidarité social-démocrate du Labour ; le résultat de son discours est une standing ovation. Il faut dire que sa maîtrise de l’anglais lui facilite grandement les contacts avec ses interlocuteurs britanniques : n’ayant pas besoin d’interprète, il peut avoir des tête-à-tête avec les Premiers ministres ou les membres du gouvernement de Sa Majesté ; c’est en anglais qu’il converse avec d’autres partenaires étrangers, notamment, comme on sait, avec Valéry Giscard d’Estaing – d’ailleurs, la qualité de ses rapports avec le Président français ne manque pas d’inquiéter les Premiers ministres Wilson, Callaghan et Margaret Thatcher ! 27. Et les contacts personnels entretiennent son anglophilie ; lors d’un repas officiel, il se trouve placé à côté de la Reine-mère dont il apprécie l’amabilité : apprenant que son père aime les cigares, elle lui en donne quelques-uns à son intention. Helmut Schmidt se souvient avec gratitude de Sir Robert Birley, headmaster à Eton, qu’il a rencontré dans les années 50 et 60 lors des conférences germano-britanniques de Königswinter ; ce germanophile a beaucoup contribué dans les années d’après-guerre à la reconstruction intellectuelle de l’Allemagne ; Helmut Schmidt lui doit sa compréhension de l’histoire anglaise, « qui, d’après lui, se distingue si avantageusement de la nôtre » 28. Enfin, il a des liens d’amitié très forts avec Henry Moore, comme on l’a vu, mais aussi avec Lord Carrington depuis l’époque où celui-ci était ministre des Affaires étrangères.
Ce chapitre consacré à l’Angleterre s’achève par des considérations sur le comportement des Anglais envers l’Allemagne : Helmut Schmidt estime que tous ceux auxquels il a eu affaire, presque sans exception, se sont montrés fair et, en même temps, francs envers les Allemands. L’anglophile qu’il est fait visiblement abstraction de la teneur généralement germanophobe des tabloïds britanniques. Toutefois, selon lui, les Anglais n’oublieront jamais ni l’holocauste ni la Seconde Guerre mondiale, même s’ils « semblent avoir rangé ces terribles expériences dans le tiroir de l’Histoire » 29. Il ne cache pas non plus qu’à partir de l’automne 1989, quand commença à se profiler la réunification, Londres manifesta des réserves à l’égard de Bonn. Il les interprète comme l’expression de la traditionnelle volonté d’équilibre des pouvoirs sur le continent, car le poids démographique, économique et politique d’une Allemagne réunifiée ne peut qu’inquiéter la Grande-Bretagne. Les Britanniques ne prévoyaient pas que le boulet de l’ex-RDA allait entraîner le déclin relatif de l’Allemagne. Mais, lorsque Helmut Schmidt rédige ses mémoires, en 1990, il ne s’en doute pas, lui non plus ; il compte alors sur la fairness anglaise pour accepter la réunification. Un détail significatif de son anglophilie : son biographe, le comte Mainhardt von Nayhauss, lui rend visite huit mois après sa chute en 1982, et l’appelle : « Monsieur le Chancelier fédéral » ; celui-ci, bougon, déclare : « Je m’appelle Schmidt. Je ne suis plus Chancelier ». Son visiteur alors propose d’utiliser l’appellation « Mr. Chancellor » : « cela allait dans le sens de son attitude anglophile » 30. Effectivement, l’ancien Chancelier accepte cette offre. D’ailleurs, son anglophilie elle-même ne fait pas taire son naturel franc – brutal, diront ses adversaires. Mainhardt von Nayhauss relate une conversation téléphonique dont il fut témoin : la BBC demande à Helmut Schmidt sa participation à une action (dont la nature n’est pas précisée dans la biographie) ; vive réaction de l’ancien Chancelier : « Premiè-rement, je n’ai pas le temps. Deuxièmement, si j’avais le temps, je n’y participerais pourtant pas. Ce que vous proposez est trop politique à mon goût. Good bye, Sir ! » 31
L’attitude générale de Helmut Schmidt envers l’Angleterre et les Anglais se résume en un mot : anglophilie. Celle-ci plonge ses racines dans l’enfance et l’adolescence : milieu hambourgeois, séjour à Manchester, lectures anglaises. Même les épreuves de la guerre et de l’après-guerre (raids de la RAF sur Hambourg, captivité en Angleterre, occupation britannique de Hambourg) ne modifient pas les sentiments du jeune homme et de l’adulte. La culture anglaise, l’admiration pour le système politique britannique, les contacts personnels avec des Anglais ne font que renforcer son vieil enthousiasme. Psychologiquement, Helmut Schmidt représente le cas typique d’un étranger séduit par un pays et un peuple qu’il a tendance à idéaliser. On serait tenté de le taxer d’anglomanie, si ses expériences ultérieures, ministérielles, ne lui avaient fait prendre conscience de certaines réalités britanniques : l’« égoïsme sacré » qui dicte la politique extérieure du Royaume-Uni, notamment dans ses rapports avec la Communauté européenne, l’esprit de lutte des classes qui préside encore aux rapports sociaux, le poids excessif des syndicats britanniques.
Cela dit, ces déceptions n’entament pas profondément son anglophilie : il continue d’apprécier les institutions britanniques, la culture et le caractère anglais. L’ancien chef du gouvernement fédéral établit des comparaisons entre son pays et la Grande-Bretagne, presque toujours flatteuses pour cette dernière. Ainsi l’anglophilie de Helmut Schmidt ne se dément pas ; simplement l’expérience gouvernementale l’a rendue plus critique, plus raisonnée ; son image de l’Angleterre devient plus équilibrée, tout en demeurant essentiellement positive. Toutefois, il convient de rappeler une réalité : malgré sa grande attirance pour l’Angleterre, Helmut Schmidt annonce, dès la préface de son ouvrage, que depuis 25 ans, c’est la France qui est au centre de ses pensées ; il consacre à la « Bonne entente » avec la France des développements aussi longs que ceux dédiés à la Grande-Bretagne. Ses considérations sur la France sont, elles aussi, empreintes d’une grande chaleur. Mais nous ouvrons là un autre chapitre.
Notes
* P. Colonge. Professeur émérite de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3.
1. Helmut Schmidt, Die Deutschen und ihre Nachbarn, Berlin, Goldmann, 1992 ; c’est cette seconde édition, plus largement répandue, que nous utilisons ; dorénavant citée : H. Schmidt, et indication de la page.
2. Helmut Schmidt, Menschen und Mächte, Berlin, Goldmann, 1987.
3. Il convient de rappeler que Hambourg, à côté des régions catholiques et des fiefs sociaux – démocrates et communistes, compte parmi les circonscriptions qui ont donné, lors des dernières élections libres de juillet et novembre 1932, les plus faibles résultats aux nationaux-socialistes ; cf. carte Documentation catholique, n° 1852 (15 mai 1983).
4. H. Schmidt, p. 116.
5. Op. cit., p. 117.
6. Ibidem.
7. Ibidem.
8. Ibidem.
9. Op. cit., p. 163.
10. Op. cit., p. 118.
11. Op. cit., p. 167.
12. Op. cit., p. 168.
13. Op. cit., p. 111.
14. Op. cit., p. 168.
15. Op. cit., p. 109.
16. Op. cit., p. 108 ; la paternité de la formule « sacro égoïsmo » (della patria) revient au Président du Conseil italien Salandra (en octobre 1914).
17. Ibidem.
18. Joseph Rovan, Histoire de la Social-démocratie allemande, Paris, Le Seuil, 1978, p. 429.
19. Helmut Schmidt, p. 126.
20. Op. cit., p. 135.
21. Op. cit., p. 114.
22. Ibidem.
23. Op. cit., p. 169.
24. Op. cit., p. 146.
25. Op. cit., p. 124.
26. Mainhardt Graf von Nayhauss, Helmut Schmidt. Mensch und Macher, Bergisch Gladbach, Gustav Lübbe, 1988, p. 255.
27. H. Schmidt, p. 129.
28. Op. cit., p. 125.
29. Op. cit., p. 171.
30. Mainhardt von Nayhauss, op. cit., p. 724.
31. Op. cit., p. 742 sq.
Jusqu'à ces dernières années 1, l’œuvre prolifique de Niklas Luhmann (47 ouvrages et plus de 600 articles) n’avait guère été traduite en français, exception faite de quelques rares articles et d’un ouvrage au titre presque racoleur, Amour comme passion. De la codification de l’intimité. Ceci était dû, d’une part, aux difficultés que présentent ses constructions théoriques, à la nébulosité de ses concepts : pour ce juriste de formation, qui s’intéresse au fonctionnement de la société et propose une théorie d’ensemble des media de communication, « des théories très abstraites et à la construction très complexe peuvent faire parler le matériel historique. La voie qui mène au concret exige le détour par l’abstraction » 2. D’autre part, les résultats de sa réflexion constituaient un second handicap à son étude approfondie en France. En effet, sa description désespérée et désespérante de la société lui a valu l’accusation d’être cynique et conservateur, dans la mesure où il ne porte pas de jugement de valeur sur ce qu’il décrit et se refuse à intégrer des considérations morales. Il considère la société comme un système auto-régulé qui se développe, vit et meurt, tel un système biologique orienté vers sa survie. Mais les hommes qui peuplent ce système sont davantage agis par lui qu’ils ne le pilotent. Il n’est donc pas étonnant que des divergences fondamentales soient apparues entre Jürgen Habermas et lui. Leur querelle, portée sur la place publique dès la fin des années 1960 – et en particulier au moment des événements de 1968, c’est-à-dire il y a une quarantaine d’années – se poursuivra jusqu’au décès de Luhmann en 1998. Elle constitue la critique la plus fondamentale de ses théories, a donné suite à tout un débat sur les thèmes de la communication et illustre fort bien deux courants importants de la sociologie contemporaine.
Luhmann et la théorie des systèmes
La réflexion de Luhmann se situe au carrefour de la biologie, de la cybernétique et des théories de l’information. Il pose qu’un système ne peut être appréhendé sans son environnement. Un autre postulat est que la préservation du système dépend de sa capacité d’adaptation à cet environnement plus complexe que le système lui-même. Les effets de l’environnement sur le système étant aléatoires, celui-ci ne peut programmer de les différer, mais il doit réagir au coup par coup, en fonction de règles qui lui sont propres, et le faire à temps pour éviter la destruction du système. Comme tous les systèmes, la société va évoluer en fonction de plusieurs principes. Chez Parsons, dont Luhmann a suivi le séminaire de structuro-fonctionnalisme à Harvard, il s’agissait de l’adaptation ou de l’amélioration adaptative, de l’orientation vers la réalisation de fins ou différenciation (goal-attainment), de l’inclusion (integration), du maintien des modèles de contrôle et de la généralisation des valeurs (latency). Luhmann reprend en partie ces principes, puisqu’il considère que la différenciation du système en sous-systèmes lui permet de réduire sa complexité et d’être en mesure de mieux réagir aux perturbations créées par son environnement plus complexe. Luhmann introduit les concepts de différenciation (Differenzierung) et perdifférenciation (Ausdifferenzierung), qui sont essentiels pour comprendre comment il conçoit le fonctionnement de la société. Il y a perdifférenciation quand un système se distingue de son environnement et se ferme par rapport à lui. La différenciation interne permet de réduire la complexité du système et, partant, autorise une observation plus efficace. C’est donc le processus de fermeture systémique, créateur de sous-systèmes, qui permet d’organiser cette réduction de la complexité du système sans laquelle il ne serait plus capable de faire fonctionner sa communication. Il y procède à l’aide d’un code binaire qui lui est propre.
Pour Luhmann, c’est la communication qui constitue la spécificité des systèmes sociaux. Elle s’établit à partir de trois composantes dont elle est la synthèse : le message, l’information et sa compréhension, cette dernière n’étant pas une activité passive, mais une production à part entière. Soulignons au passage que Luhmann donne au concept de «compréhension» un sens spécifique : il entend par là la sélection entre l’aspect informationnel et communicationnel pour déterminer ce qui relève du message et de l’information. Sans la production de communication, il n’y a pas de systèmes sociaux selon Luhmann qui introduit ici la notion de l’invraisemblance de l’événement (unwahrscheinliches Ereignis) ou de son improbabilité puisqu’il y a contingence, c’est-à-dire qu’une alternative est toujours possible. Sa sociologie a pour objectif d’expliquer en quoi une communication « invraisemblable » devient vraisemblable, à l’aide d’une théorie des « moyens (media) de communication généralisés » (langage). S’il est impossible de prévoir l’évolution du système, connaître, c’est pour Luhmann rendre de l’invraisemblable vraisemblable. Il faut, en conséquence, renoncer à vouloir atteindre des absolus tels que la vérité et se satisfaire de résultats auxquels on parvient par des approximations successives. Dans ce contexte, on trouve également au centre de la réflexion de Luhmann la notion de distinction (Unterscheidung) et celle d’observation (Beobachtung) : « Il n’y a pas de distinction (ou différenciation ou sélection) qui ne soit communication. Autrement dit, la distinction est une communication qui se différencie d’autres communications et qui, en tant que telle, est perceptible grâce au langage pour un observateur » 3. Quant à l’observation, ce n’est pas non plus une activité passive. Elle établit un lien entre les distinctions, sélectionne celles qui conviennent, permet de tracer des limites entre les communications auto-référentielles (qui se réfèrent au système) et celles qui s’excluent l’une par rapport à l’autre. C’est aussi l’observation qui permet de procéder à la fer-meture systémique (celle du système par rapport à son environnement). Il faut s’imaginer le tissu social comme un ensemble de communications et, puisqu’il y a observation, de prises de distance, de réflexivité par rapport à celles-ci. Autre point important : Luhmann affirme qu’il n’existe pas de système sans auto-observation, mais que celle-ci ne peut s’effectuer à l’extérieur du système, de son environnement ou depuis un autre système ou sous-système, puisque celui-ci est régi par d’autres normes, avec un autre code et un langage spécifique.
Quant à l’évolution de la société, Luhmann emprunte également à Parsons certains principes. Tout d’abord, moins une société est évoluée, moins sa communication est complexe et plus ses systèmes social et culturel sont interdépendants. En effet, il ne faut pas oublier qu’au fil de l’évolution des sociétés, il y a différenciation progressive en sous-systèmes indépendants, destinés à réduire la complexité et donc, en conséquence, prolifération de sous-systèmes. Il en déduit que la « réorganisation du système de la société, passant d’une différenciation segmentaire, puis par stratification à une différenciation par systèmes fonctionnels » 4 voit son centre de gravité se déplacer.
Jürgen Habermas et l’agir communicationnel
Avant d’aborder les critiques émises par Habermas contre Luhmann, il semble utile de présenter brièvement cette autre théorie de la communication, certes mieux connue, tel qu’il le fait lui-même au début de sa discussion 5. Dans ce débat, Habermas se pose en héritier de la théorie critique développée par l’école de Francfort. Son rapport à Marx demeure encore évident, même s’il assume une triple rupture avec lui : 1) récuser d’abord la tentative évolutionniste, 2) récuser ensuite le travers économiste (qui consacre la prééminence des forces productives et du travail), 3) récuser enfin la tendance à ne percevoir le social que sous les couleurs de la domination 6. En effet, la théorie de la communication de Habermas repose sur une analyse du langage, qui part des considérations de Chomsky sur la différence entre compétence et performance linguistique (Sprachkompetenz et Sprachperformanz). Mais en reprenant la définition donnée par Searle des « actes de parole », les unités élémentaires du discours, il insiste sur le fait que tout message est émis dans un « monde vécu » (Lebenswelt) où il prend un sens à la fois linguistique et institutionnel (TG, 105). En ce sens, il peut être « dominant » ou « dépendant », selon qu’il est soumis aux dangers des effets de la bureaucratisation du système. Dans l’échange d’information que représente la communication, les acteurs structurent leur relation en se fondant sur une base commune culturelle, qu’il s’agit d’actualiser constamment. L’action communicative se réfère à des opinions et des attentes, donc à des normes. Elle n’est intelligible que dans la mesure où ses acteurs sont familiarisés avec les pratiques en usage et parviennent à détecter si le message émis peut être considéré comme vrai.
En se démarquant des théories ontologiques de la vérité, Habermas ne se réfère plus à une réalité, soumise à des fluctuations, mais fait de la raison (Vernunft) le critère essentiel qui permettra de juger de la véracité du message. En outre, il privilégie les relations intersubjectives dans « l’agir communicationnel » (titre de son ouvrage de 1981), qui a pour but de résoudre des problèmes dans une situation donnée (TG, 115). L’accord entre les participants à cette communication est essentiel pour parvenir à coordonner des actions consensuelles, donneuses de sens. Un autre point fondamental de la théorie de Habermas est qu’il considère l’acte communicationnel par excellence, le seul véritable, comme un acte libre, c’est-à-dire qui s’est dégagé de toutes les entraves créées par quelque pouvoir que ce soit. Une telle situation d’interaction serait émancipatrice, puisque la domination en serait absente. C’est pour Habermas l’idéal que la démocratie doit se fixer.
La critique de Habermas
C’est dans ce contexte que s’inscrit le débat avec Luhmann 7. Tout en reconnaissant l’aspect novateur de cette théorie de la société et en y constatant des points communs avec celle de Marx, il lui fait un certain nombre de reproches sur le plan théorique. Le premier est de ne pas avoir introduit les concepts système/environnement sur le plan formel. Pour Luhmann, les systèmes sont des unités structurelles qui se maintiennent dans un environnement complexe et variable en stabilisant une différence intérieur/extérieur. Pour pouvoir exister, le système fixe des frontières avec son environnement qui le tient sous la menace constante de sa plus grande complexité (AL, 147). Grâce à leurs frontières, les systèmes stabilisent des zones de complexité réduite à l’intérieur desquelles l’ordre est moins vraisemblable que celui de l’environnement. N’étant pas toujours compatibles avec leur environnement, leur existence est précaire et dépend de leur capacité de sélection. Or, Habermas voit deux nouveaux problèmes dans cette approche : tout d’abord pour réussir à déterminer les frontières d’un système non organique, ensuite pour évaluer les objectifs destinés à préserver le système. Il estime que seule une théorie générale du langage permettrait d’y pallier. Certes, Luhmann reconnaît que l’évolution de la société ne se manifeste pas en des catégories aussi clairement identifiables que la mort des personnes. Il admet également qu’il faut trouver des indicateurs empiriques pour déterminer les frontières, l’état à atteindre (Sollzustand) de chaque système et parvenir à les étudier. C’est, en effet, pour écarter cette difficulté que Luhmann propose de réduire la complexité du système par une « double sélectivité » (AL, 149).
Autre point d’attaque de Habermas : il souligne que Luhmann doit présupposer l’existence de systèmes. Ceci provoque chez lui des confusions dans l’emploi des concepts « structure » et « frontière », utilisés à la fois en tant qu’éléments constitutifs des systèmes, mais pouvant être interprétés également d’un point de vue fonctionnaliste comme réduction de la complexité du monde. On ne peut qu’adhérer au reproche lancé par Habermas à Luhmann sur l’usage fluctuant de concepts, qui rend l’approche de sa théorie souvent extrêmement difficile (AL, 154). Habermas, qui lui-même accorde une grande importance à la notion de « sens », objecte encore à Luhmann de l’avoir introduite dans une théorie calquée sur le fonctionnement des machines informatiques et trouvant son domaine d’application dans la biologie où les organismes sont compris comme des systèmes autogérés. La stratégie de Luhmann viserait à utiliser le point de départ analytique de la cybernétique sans pour autant se lier au cadre des théories élaborées jusque-là pour les machines et les organismes (AL, 146). En outre, Luhmann expliquerait la spécificité du « sens » en recourant au monopole anthropologique du « pouvoir-dire-non », c’est-à-dire en reconnaissant qu’il existe toujours une autre possibilité de choix. Bien que refusant la dialectique, il reprendrait l’utilisation de la négation, telle que la proposa Hegel (AL, 187). Ainsi, chez Luhmann, le concept de sens » ne serait pas unitaire (AL, 202). De plus, quand Luhmann évoque le principe de « réduction de la complexité » (AL, 156). Habermas décèle chez lui des traces d’anthropologie existentialiste comme chez Sartre, la réalité étant conçue comme un monde contingent où règne la loi du « tout-est-possible ». Ceci étant, il ne reste plus à la personne agissante qu’à affronter les risques de l’existence grâce à un projet de possibilités d’actions (AL, 160). Il retrouve d’autre part chez Luhmann des convictions fondamentales empruntées à l’anthropologie institutionnaliste comme chez Gehlen dans Die Seele im technischen Zeitalter (AL, 161). Ceci amène Habermas à considérer que Luhmann développe sa théorie des systèmes sur un plan métathéorique, tout en énonçant des concepts fondamentaux de la théorie générale des systèmes de manière originale pour la sociologie et en donnant des explications philosophiques. Mais, alors que l’objectif serait, selon Habermas, de parvenir à diriger (Steuerung) les systèmes sociaux (AL, 226), Luhmann se contenterait d’expliquer quels problèmes surgissent et de les décrire. Il est bien évident que la référence à Marx 8 sous-tend la critique formulée à Luhmann par Habermas. On le remarque quand il reproche à Luhmann de faire du rapport objectif un processus de préservation des systèmes sans que l’autoréflexion n’intervienne au niveau de la connaissance (AL, 231). Plus encore quand il n’admet ni la définition de l’idéologie, ni celle du droit positif de Luhmann : en détachant toute la critique idéologique de son exigence théorique de vérité, Luhmann en ferait un concept fonctionnaliste, alors que Marx et Freud avaient conçu le concept d’idéologie comme le contraire d’une autoréflexion par laquelle la fausse conscience (les illusions du sujet sur ses propres objectivations) pouvait être détruite (AL, 246). En mesurant encore la validité des théories de Luhmann à l’aune de celles de Marx, Habermas estime que ce sont les contradictions entre les forces productives d’une part, la circulation et l’idéologie d’autre part, qui font évoluer la société. Pour Luhmann, ce sont les conflits entre le système et son environnement complexe, c’est-à-dire des problèmes d’adaptation à des contraintes extérieures, qui contribuent à l’évolution (AL, 283). Mais le reproche essentiel que fait Habermas à Luhmann est de laisser dans l’ombre les théories des sociétés naturelles ainsi que la philosophie de l’histoire et d’éliminer totalement la dialectique. Luhmann ne se référant pas non plus aux débuts de la sociologie, Habermas ne peut que constater les divergences fondamentales qui existent entre leurs deux conceptions de la société : il craint surtout que la théorie des systèmes ne vise à dépolitiser la société et à légitimer le pouvoir (AL, 144). Remettant en cause les prétentions de Luhmann – certes contestables – selon lesquelles l’analyse fonctionnaliste montrerait la seule voie possible de rationalisation en matière de décisions, Habermas considère au contraire que cette analyse vise à écarter les illusions d’une « réalisation de la raison pratique », c’est-à-dire toute tentative de démocratisation de la société, pour légitimer la technocratie. L’analyse des systèmes serait utile aux « technocrates de la politique », mais aussi aux révolutionnaires prêts à l’instrumentaliser. Dans cette mesure, elle favoriserait soit le maintien du système (en tant que moyen d’éviter les crises et les conflits), soit sa destruction (en donnant une arme qui renforce les crises et les conflits, ce que Luhmann conteste, AL, 169).
La réponse de Luhmann
Dans sa réponse à Habermas, Luhmann précise à son tour quelles sont les différences essentielles entre leurs deux théories 9. Il voit l’origine de leurs divergences dans la conception du sujet, propre à chacun d’eux (AJ, 316). Il s’élève aussi contre le postulat que la raison puisse servir à régler la communication. Il y aurait là moralisation abusive, toute rationalisation ne pouvant s’exercer au niveau de la connaissance que dans certaines limites puisqu’elle est susceptible de défaillances. Selon Luhmann, la raison ne peut être rien d’autre que l’un des facteurs de contingence dans l’usage des media. Quant à la vérité, elle n’est qu’un médium de communication (tout comme l’argent, le pouvoir, l’art, le droit, la foi et l’amour dans d’autres systèmes), ce qui présente l’avantage d’expliquer le rapport entre science et vérité dans le cadre de la théorie des systèmes. Pour Luhmann, la vérité ne devrait pas devenir le but de l’activité scientifique, ce qui ne serait pas suffisant en application du principe de la structure des systèmes (AJ, 356). L’idée fondamentale de Luhmann est la suivante : si le monde se compose de plusieurs systèmes, qui sont mutuellement des environnements, toute transformation met en route une chaîne d’effets au moins double. C’est pourquoi il est impossible de déterminer lequel intervient en premier lieu : l’événement transforme un système, et par là même également l’environnement d’autres systèmes. Par la discontinuité qui existe entre les systèmes, ces effets ne sont pas identiques, surtout au sens où ils sont beaucoup plus complexes dans leur environnement que dans le système lui-même. L’environnement acquiert une complexité dynamique si bien qu’il devient avantageux pour le système de diriger ses propres transformations en tant qu’adaptation à l’environnement ou en tant qu’intervention sélective sur lui (AJ, 363).
Si Luhmann récuse la conception marxienne de l’idéologie, il s’oppose encore à Habermas par son approche du système économique, lui reprochant de faire de l’économie un simple substrat matériel et non pas l’une des activités les plus pleines d’esprit de la vie collective des hommes. Il veut interpréter le concept de production à partir du système social de l’économie (et non l’inverse) : à ses yeux, l’économie organise les rapports des systèmes personnel et social dans la sphère organique et physique non pas sous l’aspect de la satisfaction de besoins, mais sous celui de gain de temps et d’une sélectivité supérieure à atteindre dans la dimension temporelle (AJ, 373). Mais Luhmann ne se considère pas pour autant comme un théoricien conservateur, pas plus qu’il n’admet que toute technologie le soit. Sa théorie des systèmes s’est, certes, émancipée de l’absolutisme de la raison, de la tradition des Lumières, mais sans pour autant retomber dans la soumission au pouvoir (AJ, 401). Il dit se situer au point « d’indifférence » entre apologie et critique. S’il s’agit bien là de l’un des points de départ de sa théorie, il se défend de ne pas avoir dépassé ce stade. De ce fait, il estime que toute critique qui consiste à lui reprocher de favoriser des faits de société «armés de toute la force du présent» et de pratiquer «un conformisme du pouvoir» ne saurait l’atteindre (AJ, 402).
Cette approche rapide des thèses de Luhmann, de Habermas et de leur querelle nous permet de conclure sur l’intérêt qu’elles présentent. Si Habermas peut être considéré comme le chantre d’une morale rigoriste de la vie en démocratie, Luhmann attire principalement l’attention sur la notion de relativité. Par l’importance qu’il accorde à la contingence, au fait qu’un phénomène puisse se dérouler autrement qu’on ne l’avait prévu, il met l’accent sur la possibilité que des attentes soient déçues, mais aussi sur la nécessité de prendre des risques pour agir. Par l’usage souvent atypique et paradoxal qu’il fait des concepts, il dérange les a priori et pousse à la remise en cause des grilles de lecture auxquelles nous nous référons traditionnellement. En cela, il pousse aussi à la réflexion, certes d’une manière différente de celle qu’utilise Habermas. Si Luhmann emprunte à Marx certains concepts et aussi sa volonté d’universalisme, il n’admet pas de subordonner l’analyse de la société au domaine économique, même s’il réintroduit de plus en plus une certaine interdépendance des autres sous-systèmes face à l’économie par le biais de ce qu’il appelle « accouplement ou association structurelle » (strukturelle Kopplung). Mais on ne trouve plus chez lui de sens de l’histoire, ce qui implique également qu’il devient impossible de prévoir l’avenir. C’est pourquoi il n’existe, selon Luhmann, aucune téléologie dans l’évolution des sociétés. Il se refuse à présupposer une sphère de rationalité 10, comme le fait Habermas, et rejette également l’idée que l’intersubjectivité – qui appartient au domaine psychique, donc de la conscience – puisse présider aux relations sociales. De plus, en situant l’homme dans l’environnement du système 11, Luhmann s’écarte résolument des analyses anthropomorphiques de la société, quoi qu’en dise Habermas avec un grand sens de la polémique. Certes Luhmann ne reprend pas à son compte les distinctions qu’établit Max Weber entre la morale de la foi (Gesinnungsethik) et la morale de la responsabilité (Verantwort-ungsethik) et les tiraillements qu’elles suscitent lors de toute prise de décision. Mais il considère que, de nos jours, l’éthique, c’est-à-dire la réflexion sur la morale, qui jouait un rôle incontestable au Moyen Age, dans une société stratifiée, ne permettrait plus d’obtenir un consensus, car la complexité du monde moderne fait que même les meilleures intentions du monde risquent de produire des effets catastrophiques. En conséquence, la sociologie ne peut vérifier si les conditions nécessaires à une éthique sont encore données aujourd’hui. Dans sa théorie qui décrit ce qu’Ulrich Beck nomme la Risikogesellschaft, la société du risque, il souligne, cependant, l’importance des mouvements oppositionnels de toutes sortes qui, à l’intérieur même du système, permettent de prendre conscience de ses dysfonctionnements avant que ceux-ci ne soient intervenus. Les deux frères ennemis, Luhmann et Habermas, finiraient-ils par se rejoindre ?
Notes
* A.-M. Corbin. Professeur à l'Université de Rouen.
1. En traduction française, on trouve dorénavant : Politique et complexité. Les contributions de la théorie générale des systèmes. Essais choisis, traduits de l’allemand et présentés par Jacob Schmutz, Paris, Editions du Cerf, 1999. Un ouvrage est aussi consacré en français à la sociologie de Luhmann : Jean Clam, Droit et société chez Niklas Luhmann. La contingence des normes, Paris, PUF, 1997.
2. Niklas Luhmann, Amour comme passion. De la codification de l’intimité, Paris, Aubier, 1990, p. 18.
3. Jean-Marie Vincent, « La fermeture du systémisme : sur la sociologie de N. Luhmann », in Tony Andréani et Menahem Rosen, Structure, système, champ et théorie du sujet, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 46.
4. Niklas Luhmann, Amour comme passion, op. cit., p. 18.
5. Jürgen Habermas, « Vorbereitende Bemerkungen zu einer Theorie der kommunikativen Kompetenz » [dorénavant TG et numéro de page], in Jürgen Habermas/Niklas Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie ? - Was leistet die Systemforschung ?, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971, pp. 101-141.
6. Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques, Paris, Nathan, 1993, p. 164.
7. Jürgen Habermas, « Eine Auseinandersetzung mit Niklas Luhmann » [dorénavant AL et numéro de page], in Jürgen Habermas/Niklas Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie ?, op. cit., pp. 141-290.
8. Marx n’est pas toujours explicitement cité, mais c’est pourtant le cas sur une quarantaine de pages du volume.
9. Niklas Luhmann, « Systemtheoretische Argumentation. Eine Entgegnung auf Jürgen Habermas » [dorénavant AJ
et numéro de page], in Jürgen Habermas/Niklas Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie ?, op. cit., pp. 316-405.
10. Niklas Luhmann, Soziologie des Risikos, Berlin, De Gruyter, 1991, p. 125.
11. Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1997, p. 865.
Le vieillissement croissant de nos sociétés en Europe exige que soit totalement repensée la place qu'occupent les seniors, non seulement en tant que forces actives sur le marché de l’emploi, mais aussi comme forces vives qui tiennent leur rôle, tout leur rôle, à côté des autres classes d’âge. Il est vrai que la situation est difficile. L’arrivée à l’âge de la retraite des enfants du baby-boom et l’accroissement régulier de l’espérance de vie, qui conduisent à une modification inconnue jusqu’alors de la pyramide des âges, induisent des charges financières très lourdes pour les générations en âge de travailler. Qu’il s’agisse de la santé, de l’assistance aux handicapés ou des retraites, les charges continueront à croître. Pour financer les retraites, la plupart des pays européens ont relevé l’âge légal de cessation d’activité, ou envisagent de le faire. En Allemagne, la décision a été prise de faire passer l’âge légal d’accès à la retraite à 67 ans, la France, plus timide, s’est contentée de relever le nombre d’annuités nécessaires pour toucher une retraite pleine, afin d’amener les salariés à prolonger d’eux-mêmes leur activité professionnelle, sans toucher à la limite légale, craignant une explosion de mécontentement dont la France est coutumière.
Il est vrai qu’en France, comme en Allemagne d’ailleurs, les choses ne sont pas simples. Pour faire travailler plus longtemps les seniors, encore faut-il que les entreprises acceptent de les recruter. S’il est vrai que le taux de chômage des salariés d’un certain âge est inférieur à la moyenne – en partie en raison de la dispense de recherche d’un emploi, généralement accordée d’office jusqu’à une date récente –, il est également vrai que ceux qui sont au chômage ont infiniment plus de peine à retrouver un emploi qu’un jeune. D’après la puissante association de retraités américaine AARP (American Association of Retired People), c’est en France et en Allemagne que les élites sont le plus convaincues de l’impact néfaste du vieillissement, craignant notamment pour l’avenir des systèmes de retraite et le financement des dépenses de santé. Mais de part et d’autre du Rhin, elles sont très pessimistes, estimant que le monde économique n’est pas prêt à intégrer une main-d’œuvre plus âgée, alors qu’au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il est très courant de voir des seniors travaillant jusqu’à 75 ans. De plus, les retraitables français et allemands eux-mêmes ne souhaitent pas forcément poursuivre une activité professionnelle souvent perçue comme pesante, et ce d’autant plus qu’on les considère parfois comme inaptes à suivre le rythme effréné des innovations. Ne vivons-nous pas à une époque, où, situation inédite, les jeunes, dans certains domaines, en savent plus que leurs aînés ? La prise en considération de ces changements démographiques est donc un souci récent. Les gouvernements, tant en France qu’en Allemagne, conscients du danger que font peser sur les finances publiques l’allongement continu de l’espérance de vie sans prolongation concomitante du nombre d’années travaillées – et de cotisations versées – ont décidé d’agir et ont mis en œuvre, pratiquement en même temps, un plan d’action pour l’emploi des seniors, afin d’atteindre l’objectif de Lisbonne, à savoir un taux d’activité des seniors de 50 %. Il faut dire qu’au moment du lancement des plans d’action dans les deux pays, la participation des aînés au marché du travail était particulièrement basse, encore au-dessous de 40 % tant en France qu’en Allemagne. Or, en 2007, le taux d’emploi des seniors est toujours inférieur à 40 % en France, alors qu’il atteint maintenant les 50 % en Allemagne. Que s’est-il passé outre-Rhin qui ne se serait pas produit en France ? Avant de nous pencher sur une analyse des deux programmes, français et allemands, regardons d’un peu plus près l’évolution du taux d’emploi des seniors en France et en Allemagne et examinons les raisons de taux aussi bas.
Evolution du taux d’emploi des seniors
La notion de « salarié senior » est définie de façon différente selon les pays et selon les milieux politiques ou économiques dans lesquels ils évoluent. S’agissant de salariés non encore retraités, il s’agit de personnes de moins de 65 ans en Allemagne, ainsi que dans la plupart des pays européens, et de moins de 60 ans en France. Les statistiques européennes définissent les seniors comme étant des salariés âgés de 55 à 64 ans. Les entreprises raisonnent différemment. Pour celles qui ont introduit un bilan de mi-carrière, le seuil se situe à 45 ans. Les entreprises qui recrutent un nouveau collaborateur cherchent à éviter les candidats de plus de quarante ans, bien que cette pratique soit illégale. En France, avec les problèmes d’insertion dans le marché de l’emploi des jeunes et des vieux, les recrutements s’opèrent essentiellement dans la tranche d’âge de trente à quarante ans ; l’Allemagne, qui souffre moins du chômage d’insertion des jeunes, tente, comme la France, d’éviter les recrutements après la quarantaine.
Les taux d’emploi des seniors âgés de 55 à 64 ans varient de façon importante au sein de l’Europe des 15. Si un groupe de pays, comprenant la Suède, le Danemark et le Royaume-Uni, se caractérise par un maintien dans l’emploi très élevé chez les hommes (de l’ordre de 60 à 70 %) comme chez les femmes (50 à 60 %), la France est de ceux qui, avec la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et l’Autriche, présentent les taux d’emploi les plus bas, de guère plus de 40 % pour les hommes, et de 30 à 40 % pour les femmes. La France se singularise toutefois dans ce groupe, car la part des femmes de ce groupe d’âge encore en activité est à peine inférieure à celle des hommes, alors qu’elle est très inférieure en Autriche et en Italie, où les femmes décrochent encore plus massivement que les hommes. L’Allemagne se situe au milieu, le taux d’emploi des seniors ayant amorcé sa remontée depuis 2004, comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous.
Dans les deux pays, le taux d’emploi a nettement augmenté entre 1998 et 2007, de 12 points en Allemagne et de 10 points en France, mais l’évolution n’est pas compa-rable. En France, le taux d’emploi est resté pratiquement stable, à un peu moins de 30 %, pendant toute la décennie quatre-vingt-dix. Il n’a augmenté qu’à partir de 2000 environ, mais ce de façon très sensible. Dans cette augmentation, le facteur démographique a joué un rôle important. En Allemagne, le taux d’emploi ne s’est mis à croître qu’à partir de 2002, voire 2003, mais à partir d’un niveau plus élevé qu’en France, et en adoptant un rythme particulièrement élevé depuis 2004. Le facteur démographique ayant joué légèrement en défaveur de l’Allemagne, son taux de variation nette, entre 2000 et 2005, s’établit à 8,2 points comparé à 4,4 points pour la France. Si les différences constatées entre la France et l’Allemagne s’expliquent en partie par des éléments démographiques, un autre facteur est le cadre réglementaire : l’âge légal d’accès à la retraite fixé à 60 ans conduit à avancer le départ de la vie active par rapport à l’Allemagne. Alors que le groupe des 50 à 54 ans travaille à 78 % en France et à 75,1 % en Allemagne, celui des 55 à 59 ans, déjà réduit, n’atteint plus que 54,5 % en France et 63,2 % en Allemagne. L’âge de 60 ans semble constituer une sorte de barrière : en France, seuls 13% des 60 à 64 ans sont encore au travail ; en Allemagne, ils sont 27,8 % ; c’est certes plus que le double du pourcentage français, mais peu par rapport à un âge légal d’accès à la retraite de 65 ans, ce qui montre que dans les deux pays, l’âge réel de départ à la retraite est inférieur à l’âge légal. Mais le fait est que dès 2005, l’Allemagne, très en retard auparavant, a rejoint le niveau de l’UE – 15 pour le taux d’emploi des seniors, pour le dépasser à partir de 2006, atteignant un an plus tard l’objectif de Lisbonne de 50 % de seniors au travail. La France en est encore loin, l’Allemagne ne l’a atteint que tout récemment. Quels sont les facteurs de blocage de l’emploi des seniors ?
Pourquoi ce faible taux d’emploi des seniors ?
Si les seniors ont participé si peu à la vie active de part et d’autre du Rhin, ce n’est pas dû à un phénomène unique ; tous les acteurs de la vie économique y ont contribué, l’Etat, les entreprises, les partenaires sociaux, jusqu’aux salariés eux-mêmes qui ne pouvaient pas s’imaginer comment on pourrait avoir envie de travailler au-delà de soixante ans. En France, cette relative aversion pour le travail plonge ses racines assez loin dans le temps. Au début du 20e siècle, les Français qui en avaient les moyens aspiraient au statut de « rentier », c’est-à-dire de pouvoir vivre de ses revenus sans travailler, et ce, si possible, dès l’âge de quarante ans. Le travail n’était pas perçu comme un épanouissement, mais comme une corvée. Cet état d’esprit n’a pas complètement disparu, même s’il se double aujourd’hui d’une justification supplémentaire du retrait anticipé de la vie active. Depuis la fin des « trente glorieuses » et la montée subséquente du chômage, il est en effet admis en France comme en Allemagne, tant par l’Etat que par la société dans son ensemble, que les anciens devaient laisser leur place aux jeunes qui arrivaient en très grand nombre sur le marché du travail. Partir tôt à la retraite était considéré comme un geste en faveur des autres, donc donnait bonne conscience. En Allemagne, où la notion de « rentier » n’a pas pris racine, cette attitude « place aux jeunes » est également très répandue.
Le recours aux retraites anticipées
L’Etat, de son côté, faisait tout pour ancrer dans l’esprit de la population que la gestion des âges était un outil efficace dans la lutte contre le chômage, notamment en France. Lors de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, l’âge légal du départ à la retraite a été ramené de 65 à 60 ans, mesure très populaire qui officialisait en quelque sorte le fait que l’âge effectif de départ ne cessait de baisser depuis les années soixante-dix. En outre furent introduits, tant en France qu’en Allemagne, de nombreux dispositifs de préretraite financés par l’Etat qui permettaient à certains salariés de partir avant l’âge de la retraite. A ce système s’ajoutait dans les deux pays la possibilité, pour les chômeurs proche de la soixantaine, de percevoir les allocations chômage sans être obligés de chercher activement un emploi. Ces dispositifs pesaient certes sur les finances publiques, mais les départs anticipés permettaient aux pouvoirs publics d’afficher une réduction du nombre de chômeurs comptabilisés. Les Allemands y avaient ajouté le temps partiel senior qui donnait la possibilité de travailler à mi-temps, dès l’âge de 55 ans, tout en percevant un salaire, complété par les deniers publics, d’au moins 70 % du salaire à plein temps antérieur. A côté des mesures prises par l’Etat pour réduire de façon volontaire le nombre de seniors au travail figurent aussi des dispositions qui, destinées à les maintenir dans les entreprises, ont au contraire conduit à les en éloigner. Si, pour l’Allemagne, le temps partiel des seniors peut être considéré ainsi, en France, la plus connue est la contribution Delalande, créée en 1987, qui obligeait les entreprises à verser une indemnité à l’Etat lorsqu’elles licencient un salarié de plus de 50 ans. L’instauration de cette pénalité financière a conduit à ce que les entreprises hésitent à embaucher un salarié proche de la cinquantaine pour ne pas être obligées de verser cette contribution au cas où elles seraient amenées à s’en séparer.
Les réticences des entreprises
Est-ce l’attitude de l’Etat qui encourage les seniors à se retirer tôt de la vie active, ou la mentalité de la société qui est focalisée sur la jeunesse, toujours est-il que les entreprises, de leur côté, ne font rien, ni pour retenir les seniors en leur sein, ni pour les recruter s’ils frappent à leur porte. Il y a plusieurs raisons à cela, les deux principales, qu’on retrouve tant en France qu’en Allemagne, étant l’attitude supposée des seniors face aux nouvelles technologies et la hausse des coûts salariaux. Pour ce qui est des nouvelles technologies, les enquêtes d’opinion auprès des chefs d’entreprise semblent confirmer le fait qu’ils considèrent qu’un accroissement de la part des travailleurs de plus de cinquante ans aurait des effets négatifs sur l’introduction de nouvelles technologies (Behaghel, 2005). Il est de fait que les nouvelles formes d’organisation requièrent des capacités de communication accrues auxquelles les seniors n’ont pas été préparés. L’utilisation de l’informatique n’ayant pas fait partie de leur formation initiale, ils sont désavantagés dans ce domaine par rapport aux jeunes, un inconvénient que la plus grande expérience des seniors ne compense pas suffisamment aux yeux des responsables d’entreprise.
Il est plus étonnant de constater que ce handicap n’est pas plus souvent comblé dans le cadre de la formation continue. Mais force est de constater que la formation payée par l’employeur s’adresse majoritairement aux salariés âgés de 30 à 45 ans. D’après les enquêtes formation et qualification professionnelle, le recours aux qualifications chute très fortement à partir de 45 ans, tant en France qu’en Allemagne. Est-ce le raccourcissement inévitable de l’horizon temporel qui fait apparaître cet investissement comme moins rentable aux chefs d’entreprise ou pensent-ils que l’acquisition de connaissances en informatique ne suffit pas pour pallier le recul, vrai ou supposé, de la productivité des seniors ? Toujours est-il que la faiblesse de l’effort de formation continue en direction des salariés plus âgés est symptomatique du manque d’intérêt des entreprises pour ce groupe de salariés.
A ce handicap des seniors face aux nouvelles technologies s’ajoute celui du niveau des salaires. Dans la plupart des pays européens, il est d’usage d’accompagner la progression dans la carrière des salariés par une augmentation presque mécanique des salaires. Si cette augmentation est, de façon croissante, modulée en fonction des résultats du salarié – évalués au cours de l’entretien annuel ou bisannuel –, il est rare que l’employeur refuse de l’accorder. Cette hausse des salaires avec l’âge est particulièrement marquée en France, comme le montrent les chiffres de l’OCDE. Alors que le niveau des salaires atteint en Allemagne son niveau le plus élevé vers quarante ans et se maintient pratiquement à un plateau jusqu’à soixante ans, plateau qui correspond à environ 50 à 60 % de plus qu’un salarié du groupe d’âge 25 à 29 ans, les écarts sont beaucoup plus importants en France. Le niveau des rémunérations s’élève sans discontinuité de 25 à 60 ans ; les seniors gagnent en moyenne 80 % de plus que les salariés débutants de leur branche. L’aspect financier joue donc également en défaveur des seniors, ce renchérissement de l’emploi contribuant à maintenir les demandeurs d’emploi âgés au chômage, car ils coûtent nettement plus cher à l’entreprise au recrutement pour effectuer des tâches analogues. Si donc les seniors qui ne sont pas poussés à la préretraite par des entreprises désireuses de rajeunir leur personnel jouissent d’une situation financière et d’un déroulement de carrière confortable, il est particulièrement difficile pour ceux qui sont au chômage de se réinsérer dans la vie active. Car il existe une autre spécificité française qui tend à les défavoriser, à savoir les procédures de recrutement des entreprises. Les entreprises françaises ont tendance à formuler leurs offres d’emploi très différemment comparées à celles qui paraissent dans d’autres pays européens, (Marchal, Rieucau, 2005). Alors qu’en Allemagne, de même qu’en Grande-Bretagne ou en Espagne, on précise clairement les tâches à accomplir par le candidat au recrutement, les entreprises françaises se bornent encore souvent à définir ce qu’ils en attendent en termes de formation, de durée d’expérience, d’apparence – jusqu’à récemment, de nombreuses offres d’emploi précisait la nécessité d’envoyer une photo – et, bien entendu, d’âge. Depuis quelques années, les annonces dans la presse ou sur Internet s’adaptent : toute référence au sexe ou à l’âge souhaité disparaît, mais en pratique, les entreprises continuent à procéder à une sélection par des critères simples : trop jeune, trop vieux, nom à consonance étrangère, adresse indiquant un quartier difficile, etc.
L’âge est un facteur particulièrement discriminant. Si les précisions concernant l’âge des futures recrues ont disparu dans les annonces, elles font toujours partie des exigences : la quasi-totalité des entreprises cherchent des candidats âgés de trente à quarante ans. Une étude de la DARES confirme cette discrimination des seniors à l’embauche : 50 % des femmes de plus de 40 ans au chômage n’ont obtenu aucun entretien d’embauche. Si les seniors affichent globalement un taux de chômage inférieur à celui de la population salariée dans son ensemble, ils éprouvent en effet de très grandes difficultés à se réinsérer dans la vie active. Deux éléments pour illustrer cette difficulté : en France, la durée moyenne au chômage était de 239 jours chez les 25-49 ans en 2004, mais elle atteignait 402 jours chez les plus de cinquante ans ; ils sont donc surreprésentés dans les statistiques du chômage de longue durée, comme le note l’INSEE dans son rapport sur les comptes de la nation 2005-2006. Il souligne par ailleurs que parmi les personnes embauchées depuis moins d’un an, les plus de cinquante ans ne représentent que 6 %, alors qu’ils constituent un sixième des chômeurs et un quart de l’emploi. En Allemagne, la situation est analogue ; l’Agence fédérale pour l’emploi estime que les chômeurs entre 50 et 65 ans mettent entre 5 et 9 mois de plus pour se réinsérer dans le marché de l’emploi que les catégories plus jeunes.
Que ce soit les barrières qui se dressent devant les seniors au chômage ou l’ambiance peu favorable dans les entreprises, toujours est-il que les salariés de plus de cinquante ans ont, par un effet de miroir, intégré la notion que le marché du travail ne les concernait pas ou plus vraiment. Puisque les entreprises les considèrent comme moins aptes au travail que les jeunes, ils ont tendance à se considérer eux-mêmes comme usés et souhaitent, majoritairement, partir à la retraite le plus tôt possible. En France, la retraite à 60 ans, anachronisme à l’heure actuelle, n’est pas mise en cause, en dépit des problèmes financiers qu’elle implique pour les individus et pour la société. En Allemagne, où l’âge légal d’accès à la retraite a été porté de 65 à 67 ans, l’opposition à cette mesure reste très vive, et l’espoir d’un retour en arrière n’est pas éteint. De part et d’autre du Rhin, si des possibilités de préretraite, ou de glissement aménagé vers la retraite, sont proposées, elles sont presque toujours saisies par la population concernée.
On constate donc en France et en Allemagne une certaine connivence entre l’ensemble des acteurs pour limiter la participation des seniors à l’emploi, souvent avec l’accord de ces derniers qui ne sont que trop heureux de pouvoir se soustraire à un environnement professionnel perçu comme de plus en plus stressant. C’est ainsi que, en dépit d’une légère remontée depuis quelques années, les seniors français partent à la retraite à 58,9 ans, un des départs les plus précoces en Europe. Les Allemands, dont l’accès légal à la retraite est actuellement fixé à 65 ans ont vu l’âge réel de départ certes augmenter ces derniers temps : il est de 63,4 ans actuellement, c’est-à-dire 4,5 ans de plus qu’en France, mais, dans les deux pays, il est encore nettement inférieur à l’âge légal. Les problèmes démographiques auxquels l’Allemagne et la France sont confrontés – un nombre décroissant de jeunes devant épauler une cohorte croissante de retraités – constituent une menace pour la cohésion de la société. Les gouvernements de part et d’autre du Rhin en ont pris conscience, plus tardivement que dans d’autres pays, les pays scandinaves notamment, mais, depuis quelques années, des mesures en faveur de l’emploi des seniors font leur apparition.
Des réactions tardives et inégalement efficaces
en faveur de l’emploi des seniors
Ce changement d’orientation s’appuie sur deux raisons majeures. Depuis la fin des trente glorieuses et l’envolée du chômage, les gouvernements allemands et français successifs s’étaient évertués à multiplier les mesures d’encouragement au retrait des seniors de la vie active pour laisser leurs places aux jeunes. Or, cette politique est un échec, le taux de chômage des jeunes, notamment en France, en atteste. Pousser les anciens hors du marché de l’emploi n’a manifestement pas contribué à favoriser l’insertion des jeunes générations de salariés. Les pays qui n’ont pas poursuivi une politique encourageant de tels départs ont un taux de chômage global, et surtout un taux de chômage des jeunes, nettement plus bas. La Finlande en est un exemple flagrant. Cet échec est financièrement très coûteux, au niveau des préretraites, bien sûr, mais aussi des retraites proprement dites, car, en Allemagne comme en France, même avec un taux de naissances plus favorable que dans d’autres pays européens, l’équilibre entre actifs et retraités se détériore rapidement. Dans la tranche d’âge des 26 à 54 ans, le nombre d’actifs en France va baisser de 1,6 million entre 2000 et 2025, alors qu’il y aura 3 millions des seniors supplémentaires âgés de plus de cinquante ans. La charge supportée par une population active devenue trop restreinte, de 30 à 55 ans essentiellement, devient excessive, particulièrement dans un contexte d’allongement continu de l’espérance de vie. Il est donc urgent de relever le taux d’emploi des seniors pour alléger le fardeau et aussi, du moins peut-on l’espérer, pour leur permettre de mieux transmettre aux jeunes générations leur expérience et leur savoir-faire.
La politique du marché de l’emploi des seniors en Allemagne :
Fördern und fordern
Décourager l’accès précoce à la retraite
Si l’amélioration du taux d’emploi des seniors allemands est comparativement récente, les premiers instruments de l’activation des salariés de plus de 55 ans ont déjà été introduits dans le cadre de la loi Job-Aqtiv et des réformes Hartz au début des années 2000. Le gouvernement de l’époque, ayant constaté que les prestations sociales comparativement généreuses versées aux seniors au chômage contribuaient à maintenir le taux d’emploi à un niveau faible en comparaison européenne, a procédé à une série de réformes destinées à rendre l’accès précoce à la retraite plus difficile. Les modifications les plus importantes portent par conséquent, en dehors du relèvement de l’âge légal d’accès à la retraite, sur l’introduction de pénalités en cas de départ à la retraite avant l’âge légal. Depuis 2002, un senior au chômage ne peut plus partir à la retraite avant 65 ans sans réduction de sa retraite. L’accès à la préretraite est toujours possible à partir de 60 ans, mais elle est soumise à un malus de 3,6 % par an (au maximum 18 % sur 5 ans). De même, les chômeurs de longue durée (depuis 2002) et les femmes (depuis 2005) ne peuvent plus partir en retraite avant 65 ans avec une retraite pleine. Un règlement analogue a été introduit pour les salariés handicapés (depuis 2004), avec une limite d’âge fixée à 63 ans pour une retraite pleine.
Encourager la reprise d’emploi
Ces mesures, destinées à décourager les seniors à prendre leur retraite trop tôt, ont été complétées par des incitations en direction des entreprises et des seniors eux-mêmes. La garantie de ressources (Entgeltsicherung) introduite en 2003 pour les chômeurs de plus de 50 ans prévoit le versement par l’Etat d’un complément de salaire en cas de reprise d’un emploi plus faiblement rémunéré que l’activité professionnelle précédente. Ces incitations financières existent également en direction des entreprises : les compléments d’insertion (Eingliederungszuschuss) accordés aux entreprises qui embauchent un chômeur à problèmes prévoient le versement, pendant 12 mois, d’un complément de 50 % du salaire ; un complément qui peut atteindre une durée de 36 mois si le chômeur a plus de 50 ans. Pour lutter contre la faible présence des seniors dans les mesures de formation continue, l’Etat rembourse, depuis 2002, les coûts y afférents. En même temps, l’Etat prend en charge une partie du salaire d’un senior menacé de chômage pendant la durée de sa formation continue. Deux autres mesures prises à l’époque, qui ont probablement contribué à augmenter le taux d’emploi des seniors, ont depuis été partiellement annulées. Il s’agit d’abord de la réduction, très contestée à l’époque, de la durée du versement de l’allocation chômage aux chômeurs d’un certain âge. Depuis le 1er janvier 2004, la durée maximale des droits a été ramenée, pour les chômeurs de 55 ans et plus, de 32 mois à 18 mois, et ce sans considération de la durée de cotisation à l’assurance chômage. Devant le tollé occasionné par cette mesure qui ramenait tout chômeur senior, sans considération de sa rémunération antérieure, en peu de temps au niveau de l’équivalent allemand du RMI, le gouvernement se voyait contraint de faire marche arrière. Depuis le 1er janvier 2008, la situation financière de ces chômeurs a été améliorée, sans toutefois la ramener au niveau d’avant 2004.
La deuxième mesure controversée qui, sans relever de la politique du marché de l’emploi à proprement parler, était susceptible de promouvoir l’emploi des seniors, concernait l’introduction d’un CDD spécifique. Au début de l’année 2003 a été élargie la possibilité de conclure des contrats de travail à durée déterminée sans indication de motif en ramenant la limite d’âge applicable auparavant de 58 à 52 ans. En liaison avec la possibilité déjà existante de conclure un CDD sans indication de motif pour une durée maximale de deux ans, les entreprises pouvaient désormais conclure des CDD à répétition avec leurs salariés seniors dès l’âge de 50 ans. Cette loi (§14 alinéa 3 TzBfG) ayant été considérée comme discriminatoire au niveau européen, le gouvernement souhaite la modifier pour la rendre conforme au droit européen.
L’Initiative 50plus
La politique de l’emploi des seniors menée par le gouvernement Schröder visait essentiellement à restreindre l’accès précoce à la retraite pour les inciter à rester plus longtemps en activité. La grande coalition au pouvoir depuis 2005 a décidé d’aller plus loin. Elle souhaite inciter les entreprises et les salariés seniors à redoubler d’efforts afin d’accroître la participation des aînés à l’emploi. C’est dans cet esprit qu’a été conçue « L’initiative 50plus ». Les points forts de cette initiative sont :
– Subvention salariale (Kombilohn) pour les chômeurs à partir de 50 ans : cette mesure est censée encourager les bénéficiaires de l’allocation chômage 1 à accepter un emploi moins rémunéré qu’auparavant, puisque l’Etat leur verse 50 % de la différence la première année et 30 % la deuxième année. De plus, les cotisations retraite seront portées par l’Etat à 90 % du montant versé dans l’emploi précédent.
– Compléments d’insertion : les employeurs recevront des compléments d’insertion quand ils embauchent des salariés présentant des barrières à l’embauche, comme p.ex. avoir 50 ans et avoir été au chômage pendant plus de six mois. Cette subvention sera accordée pour une durée comprise entre un et trois ans et portera sur 30 à 50 % de la rémunération.
– Promotion de la formation continue des salariés seniors : la réglementation existante sera élargie ; elle concernera dorénavant les salariés à partir de 45 ans et les entreprises de moins de 250 salariés (auparavant : salariés de plus de 50 ans dans des entreprises de moins de 100 salariés). Ils pourront obtenir, comme c’est actuellement le cas pour les chômeurs, des bons de formation qu’ils pourront remettre à des centres de formation agréés. Les employeurs de leur côtés sont tenus de continuer à rémunérer leurs salariés pendant la durée de la formation qui doit leur transmettre des compétences qui vont au-delà des exigences nécessaires à l’emploi qu’ils occupent.
Au-delà de ces mesures qui prennent effet dès 2007, et qui reprennent, en les élargissant, celles déjà mises en œuvre par le gouvernement précédent, s’ajoutent celles que les réformes Hartz n’avaient pas osé attaquer de front, à savoir le travail à temps partiel senior dans sa forme plébiscitée du Blockmodell (voir note n° 3) ainsi que la dispense de recherche d’emploi pour les chômeurs de plus de 58 ans. Ces deux mesures qui contribuaient le plus à éloigner les seniors du marché de l’emploi ne seront pas reconduites en 2008. Si la plupart des critiques estiment que L’initiative 50plus ne pourra contribuer que faiblement à la réinsertion des seniors au chômage, il faut néanmoins saluer l’effort du gouvernement d’asseoir cette initiative sur un réseau régional et local qui comprend, en 2007, plus de soixante pactes pour l’emploi, où les membres, des associations, des employeurs, des municipalités, tentent de prendre le problème en amont en essayant de déterminer les compétences des demandeurs d’emploi seniors pour les accompagner de façon constructive vers un nouvel emploi. Certains de ces regroupements locaux – dont les personnes contacts figurent sur le site Internet du ministère du Travail – affichent un taux de succès de 20 %. Une autre nouveauté est le rattachement de l’initiative 50plus à INQA (Initiative für Neue Qualität der Arbeit), une initiative qui regroupe le gouvernement fédéral, les Länder, les communes, les entreprises, les caisses d’assurances sociales, etc. afin de développer de bonnes conditions de travail susceptibles de combiner les intérêts des entreprises et des salariés.
L’effort en faveur de l’emploi des seniors en France :
réforme des retraites et plan d’action
Les réformes du système des retraites
Si, de part et d’autre du Rhin, les mesures entreprises sont analogues, en France, la réforme des retraites a précédé la réduction des possibilités d’accès à une retraite anticipée. La première réforme de l’assurance retraite dans le sens d’une maîtrise des dépenses a été entreprise en 1993 sous le gouvernement Balladur. Sans toucher à l’âge légal de départ de soixante ans, elle a instauré l’obligation d’avoir cotisé à l’assurance retraite pendant 160 trimestres, c’est-à-dire 40 ans, pour pouvoir bénéficier d’une retraite pleine. Les salariés qui n’avaient pas cotisé pendant la durée voulue devaient ou se satisfaire d’une retraite amputée ou continuer à travailler au-delà des soixante ans. Cette réforme n’a pas été suffisante pour assainir les finances de l’assurance retraite, d’autant plus que le taux d’emploi des seniors ne s’est guère amélioré. Aussi, dix ans plus tard, le gouvernement français a introduit une nouvelle réforme qui, cette fois-ci, visait plus explicitement non seulement à obliger les seniors, pour des raisons financières, à travailler plus longtemps, mais à les induire, voire à les séduire pour qu’ils conservent leur emploi en leur proposant des bonifications. La réforme de François Fillon de 2003 va faire progressivement passer le nombre d’années de cotisation nécessaires pour bénéficier d’une retraite à taux plein de 40 à 42 ans. Tous les salariés du secteur privé nés en 1949 et après devront ajouter un trimestre par année pour y parvenir. En même temps, la loi Fillon a adopté un système incitatif pour amener les seniors à prolonger leur carrière au-delà du nombre de trimestres nécessaires pour percevoir la retraite à taux plein. Il prévoit une sur-cote de 3 % par an pour tous ceux qui continuent à travailler alors qu’ils pourraient partir à la retraite. Les premières statistiques ayant révélé que la bonification de 3 % était perçue comme insuffisante par les salariés concernés – moins de 5 % ayant accepté de conserver leur emploi –, le gouvernement envisage actuellement d’introduire une version améliorée du système de bonification : le nouveau règlement prévoit, pour celui qui prolonge son activité professionnelle de trois ans, le versement d’une sur-cote de 3% la première année, de 4 % la deuxième, et de 5 % la troisième année, soit 12 % sur l’ensemble de la période. Cette nouvelle formule semble davantage correspondre aux attentes des salariés seniors. Réduire le niveau des retraites peut être un moyen d’amener davantage de seniors à prolonger leur activité, et ce d’autant plus qu’ils sont d’ores et déjà de plus en plus inquiets concernant les moyens financiers dont ils disposeront à l’avenir. Si, actuellement, la retraite en France se situe à peu près à la moyenne des pays de l’OCDE (voir tableau 3), nombreux sont les retraités qui la considèrent comme insuffisante. Le durcissement des conditions de perception d’une retraite à taux plein peut, dans ces conditions, avoir l’effet de levier voulu sur le comportement des seniors.
On a vu précédemment que le dernier revenu d’activité pouvait être, en France particulièrement, très supérieur au revenu moyen d’activité calculé sur toute la carrière du salarié. Il en résulte que les revenus des retraités peuvent souvent se comparer favorablement à ce traitement moyen. En pratique, la réforme Fillon n’a pas apporté toute l’amélioration attendue du financement du système de retraites. Elle a été en effet l’occasion de concessions importantes en faveur des salariés ayant commencé précocement leur vie active, cas relativement courant chez les seniors, en leur permettant de partir au taux plein dès l’atteinte des 40 années de cotisation. Or il semble qu’il a été possible, trop facilement peut-être, de majorer le nombre d’annuités par des conditions de rachat d’années de cotisation dans des conditions favorables. Il sera intéressant de voir si les autres réformes, notamment des services spéciaux (SNCF, RATP, etc.), incluent ou non des clauses en neutralisant plus au moins l’efficacité théorique.
Le plan d’action pour l’emploi des seniors
L’attitude des salariés seniors est un paramètre important pour l’accroissement du taux d’emploi voulu par le gouvernement, mais ce n’est qu’un aspect du problème. C’est pourquoi le plan de cohésion sociale voulu par le gouvernement prévoyait que les partenaires sociaux s’engagent dans une négociation nationale interprofessionnelle relative à l’emploi des seniors. Celle-ci était censée déboucher sur un plan d’action complétant les dispositions réglementaires de l’Etat par un volet d’incitations émanant notamment des entreprises et des syndicats. Les partenaires sociaux ont confirmé leur volonté d’élaborer un plan d’action national pour concrétiser les dispositions inscrites dans leur accord signé le 9 mars 2006. Un groupe de travail, comprenant des représentants des partenaires sociaux, du gouvernement et du Conseil économique et social (CES) a été créé sous l’égide du ministre du Travail Gérard Larcher. Le plan, dont les détails ont été présentés au public par le CES le 6 juin 2006, « se fixe pour ambition prioritaire de concourir à une augmentation du taux d’emploi des 55-64 ans de l’ordre de 2 points par an sur la période 2006-2010 afin d’atteindre un taux de 50% à l’horizon 2010 ». Dans l’esprit de ses concepteurs, le plan d’action distingue trois domaines, l’amélioration de la cohésion sociale, la croissance économique et la viabilité des systèmes de protection sociale, dans cet ordre ; la valorisation des compétences et de l’expérience des seniors, leur meilleure insertion dans le monde du travail sont inclus dans le premier domaine, considéré comme prioritaire. Ils n’hésitent pas à considérer cette « promotion d’un vieillissement actif au travail » comme un nouveau défi, tout aussi important que celui qui a consacré l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail.
Le plan pour l’emploi des seniors fixe cinq objectifs qui se déclinent en 31 actions. Le premier objectif est l’amélioration de l’image du senior au travail par une meilleure information, surtout une information plus positive, du grand public et des entreprises sur les atouts des seniors en matière d’emploi, pour changer la perception encore largement négative dont pâtit cette frange de la population dans une société empreinte de « jeunisme ». Pour ce faire, le gouvernement souhaite s’inspirer de l’expérience finlandaise. La Finlande a en effet débuté la promotion de l’emploi des seniors à la fin des années quatre-vingt-dix en lançant une vaste campagne de communication à destination de l’opinion publique, pour combattre les préjugés encore très largement répandus. Les résultats de cette campagne, réitérée pendant toute la durée du plan finlandais, ont été probants (Mäkelä, 2006). En soutien à cette action de communication, le premier objectif prévoit également de faire connaître les bonnes pratiques en matière d’emploi des seniors et d’encourager la recherche sur les enjeux liés à l’âge des salariés. Cette perception de la Finlande comme précurseur en la matière est partagée par l’Allemagne qui la cite souvent en exemple.
Le deuxième objectif est de prolonger l’activité des seniors qui détiennent un emploi en améliorant la gestion des âges dans les entreprises. La première priorité porte sur la généralisation des entretiens de deuxième partie de carrière, vers 45 ans, et le renforcement de la formation professionnelle des seniors suite à l’établissement de bilans de compétence. S’y ajoute le développement des accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, notamment dans les PME/PMI. Le recours aux préretraites et aux accords abaissant l’âge de mise à la retraite d’office sera limité, voire interdit. L’accent est également mis sur l’amélioration des conditions de travail et sur le développement des actions de prévention en matière de santé. Le troisième objectif concerne principalement les chômeurs âgés : une dizaine d’actions sont prévues en vue de faciliter la réintégration des seniors dans le monde du travail. En dehors de l’amélioration des services de l’ANPE, y figurent le refus, symbolique mais difficile à mettre en œuvre, de la discrimination par l’âge lors du recrutement et l’encouragement à la création et la reprise d’entreprise. Conscients des difficultés réelles que rencontrent les chômeurs de plus de 50 ans, les concepteurs du plan n’hésitent pas à proposer toute une palette de mesures qui créent des statuts précaires plutôt que de véritables emplois, tels que la création d’un contrat à durée déterminée réservé aux seniors à partir de 57 ans, la mobilisation des contrats aidés, habituellement réservés aux jeunes chômeurs, ainsi que le développement des nouvelles formes d’emploi. Cette dernière proposition désigne, dans l’esprit de ses concepteurs, essentiellement le portage salarial, considéré comme particulièrement adapté à la situation des seniors qui souhaitent se mettre à leur compte. La troisième partie du plan comprend également la proposition de supprimer les freins à l’emploi liés à la contribution Delalande.
Les actions déclinées dans l’objectif n° 4 visent à améliorer les fins de carrière en prenant en compte à la fois la volonté de favoriser la transmission de l’expérience des seniors à la génération suivante et le souhait des plus anciens de continuer à travailler, certes, mais en ralentissant progressivement le rythme de leur engagement. Pour éviter que l’expérience des seniors ne tombe dans l’oubli, les concepteurs du plan suggèrent d’introduire ou d’élargir le tutorat, une pratique qui devrait concerner tant les seniors proches de la retraite que des salariés déjà retraités, dont on s’est parfois aperçu un peu tard qu’ils sont partis avec un savoir faire qui fait défaut à l’entreprise. La possibilité de passer au temps partiel et l’introduction de la retraite progressive répondent au besoin de travailler moins, alors que le gouvernement, soucieux de retenir les seniors au travail n’a pas oublié d’inclure dans ses propositions l’amélioration de la sur-cote pour les retraitables ayant leurs annuités mais désireux de continuer à travailler, ni la promotion du cumul emploi-retraite pour les bas salaires. Le cinquième objectif marque la volonté du gouvernement que soit assuré un suivi tripartite du plan d’action dès son début d’application en 2006.
La plupart des propositions, y compris celle émanant des syndicats et peut-être coûteuse pour les entreprises, d’améliorer la formation continue des seniors, procèdent d’un consensus entre les parties prenantes de cette initiative inédite. Il ne faut pas en déduire pourtant que les partenaires sociaux voient la situation de la même manière. On sort tout juste d’une période pendant laquelle syndicats et patronat estimaient, dans une belle unanimité, bien que pour des raisons différentes, que les seniors devaient quitter leur emploi tôt, afin de laisser la place aux jeunes. S’ensuivit la prolifération des systèmes de préretraite et de dispositifs de dispense de recherche d’emploi pour les seniors au chômage qui ont conduit à l’écroulement du taux d’emploi des seniors. Ils ont maintenant pris conscience de la nécessité de changer de comportement, et ils recherchent des solutions en présentant des propositions qui ont bien des difficultés à devenir consensuelles.
Selon les syndicats, la productivité inférieure ou supposée telle des seniors est essentiellement due à un savoir périmé ; ils souhaitent donc un renforcement de la formation continue spécifiquement dédiée aux seniors pour améliorer leur employabilité. Si les entreprises, dans le cadre du plan d’action, ont accepté d’accroître leurs efforts de formation, assortis de mesures d’accompagnement du gouvernement, elles demandent que soit entérinée l’idée que les seniors sont un groupe de salariés à part, à l’employabilité faible, auquel devront être appliquées des mesures spécifiques. Ainsi, le patronat appelle de ses vœux la création d’un contrat à durée déterminée de 18 mois, renouvelable une fois, qui serait réservé aux chômeurs de 57 ans révolus. Il estime qu’il accroîtrait considérablement les chances des demandeurs d’emploi seniors à retrouver du travail, même à trois ans de la retraite, alors qu’actuellement, ils sont même dispensés de recherche d’emploi. Les syndicats sont hostiles à la création d’un contrat « vieux » spécifique, qui risquerait de stigmatiser les salariés seniors. Bien que cette mesure figure parmi les actions du plan d’emploi, ils s’y opposent, avec des arguments analogues à ceux développés pour refuser le contrat première embauche réservé aux jeunes.
En attendant l’implémentation du plan d’action, l’attitude des entreprises envers les seniors – et celle des seniors envers l’emploi – ne change que lentement. S’il est vrai que le taux d’emploi des seniors augmente depuis quelques années, c’est probablement davantage dû à la réforme des retraites et à l’accès de plus en plus difficile aux préretraites qu’à un changement de mentalité dans la stratégie de recrutement des entreprises. Pourtant, les premières tentatives de retenir les seniors au travail se font jour, notamment dans les grandes entreprises. Une des premières pistes de réflexion porte sur la réduction de la pénibilité des postes pour les travaux manuels, élément particulièrement important pour le maintien des seniors dans l’emploi. Dans le même ordre d’idées, quelques grandes entreprises proposent déjà, sans attendre l’implémentation du plan d’action gouvernemental, le passage au temps partiel pour les salariés seniors. L’introduction de systèmes de départs progressifs s’accompagne souvent d’un transfert de compétences qui permet aux seniors de passer leur savoir-faire aux salariés qui restent, notamment en direction des plus jeunes. Si ces premiers aménagements montrent la voie à suivre, il reste pourtant beaucoup à faire pour rejoindre la moyenne européenne en matière de taux d’emploi des seniors, voire atteindre l’objectif de Lisbonne et ainsi mettre fin à l’exception française dans ce domaine.
La confrontation des mesures prises par la France et l’Allemagne pour repousser l’âge de la retraite, maintenir les seniors dans l’emploi ou les y ramener s’ils sont au chômage, montre qu’elles suivent des voies analogues, même si elles paraissent plus détournées et plus timides en France. Les deux pays misent sur la suppression progressive des préretraites, l’introduction de bonus/malus, l’amélioration de la formation continue ainsi que la mise au point de CDD seniors spécifiques. En même temps, des efforts sont entrepris de part et d’autre du Rhin pour améliorer la communication destinée aux entreprises et au public afin d’améliorer l’image des seniors. Si les mesures entreprises par les deux gouvernements ne présentent pas de divergences sensibles, comment expliquer cette évolution différente des taux d’emploi des seniors ? Plusieurs aspects peuvent être cités. Le premier, probablement le plus important, est l’environnement économique. Ce facteur est particulièrement frappant quand le regard se porte sur les pays voisins où l’amélioration de la situation professionnelle des seniors est plus ancienne. Au Danemark, aux Pays-Bas et en Finlande, trois pays qui, dans les année quatre-vingt-dix, ont entrepris de gros efforts dans le domaine de l’insertion des seniors, portant notamment sur la formation, le conseil, et la politique de ressources humaines, la situation ne s’est réellement améliorée que quand l’économie est repartie à la hausse et que le marché de l’emploi s’est assaini. Appliquée au couple franco-allemand, cette analyse constate que la croissance économique a été plus forte en Allemagne en 2006 et en 2007 qu’en France et que la décrue du chômage, réelle dans les deux pays, a été beaucoup plus forte en Allemagne. Le deuxième aspect est celui de l’attitude peu claire de la France en matière de retraite anticipée. D’un côté, le gouvernement instaure des mesures destinées à retarder le départ en retraite, telle que la retraite progressive, le cumul emploi-retraite ou la création d’une sur-cote. De l’autre, il introduit des dispositifs qui, au contraire, permettent de prendre sa retraite plus tôt, comme le rachat d’années d’études ou la retraite anticipée pour carrières longues. Ces dernières mesures ayant été plébiscitées par les Français alors que celles destinées à les inciter à rester au travail n’ont guère attiré les salariés, on constate même un léger recul de l’âge moyen du départ à la retraite depuis l’introduction de la réforme Fillon, de 61,3 à 60,7 dans le secteur privé. A ces deux éléments s’ajoute celui de l’âge légal d’accès à la retraite. La France est désormais le seul pays au monde à maintenir une limite d’âge aussi basse, ce qui ne peut manquer d’avoir une influence sur le comportement des salariés. Même si la retraite n’est pas complète à soixante ans, de nombreux salariés préfèrent partir, d’une part parce que les Français sont nombreux à préférer le temps libre à un surcroît de salaire, et d’autre part, parce que les collègues ont tendance à considérer un salarié de soixante ans comme quelqu’un en sursis, qui n’a plus vraiment sa place au travail. Si on peut admettre que l’argument de la croissance économique joue un rôle important, il indiquerait par contre-coup que l’embellie de la situation des seniors sur le marché de l’emploi en Allemagne pourrait être de courte durée, les prévisions pour 2008 et 2009, de 1,8 % et 1,5 % respectivement, n’augurant rien de bon. De plus, on peut légitimement s’interroger sur la qualité des emplois réservés aux seniors. La précarité des emplois est en augmentation constante en Allemagne ; il est peu probable que ceux dévolus aux seniors y échappent.
Pour la France comme pour l’Allemagne, il est surtout nécessaire de changer d’état d’esprit. A une époque où les sexagénaires d’aujourd’hui sont souvent en meilleure santé et plus dynamiques que les quinquagénaires d’il y a une génération, la présence de salariés âgés doit être considérée comme une normalité, tant par les entreprises que par les salariés eux-mêmes. Des campagnes de communication ciblées sont indispensables pour aider à ce changement de mentalité. S’il est normal de travailler plus longtemps qu’auparavant, il faut aussi intégrer cette logique dans la gestion des ressources humaines, dans le recrutement, mais aussi dans la formation tout au long de la vie, des aspects où les seniors ne doivent pas être traités différemment des autres salariés. Ce qui pourrait contribuer à établir cette normalité, seule garante de la pérennité de l’emploi des seniors, serait la suppression d’une limite d’âge rigide de départ à la retraite. En France aussi, en France surtout, une limite mobile pourrait dédramatiser l’effet couperet des soixante ans. Avec une espérance de vie de quatre-vingts ans et une entrée dans la vie active de plus en plus tardive, les Français et les Allemands passent désormais moins de la moitié de leur vie au travail. Pour faire face aux défis démographiques à venir, cela ne peut suffire.
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La grande coalition est plus ou moins condamnée à l'immobilisme en attendant les élections au Bundestag de l’année prochaine. Pour toutes les grandes questions sociales, les partis de la coalition se blo-quent mutuellement, passant plus de temps à se contredire qu’à agir. Même le rapport annuel sur la pauvreté et la richesse qui, cette fois-ci, met l’accent sur l’accroissement de la précarité, a donné lieu à des prises de bec au sein du gouvernement. Les relations entre la France et l’Allemagne, tendues depuis la dernière élection présidentielle, ont été – et seront – mises à l’épreuve par les récents déboires d’Airbus. Pour défendre leurs acquis, Allemands et Français se retrouvent toutefois à nouveau unis, comme l’a montré le récent conflit autour du lait. En fait, les actions du gouvernement se cantonnent aux sujets les moins conflictuels, tels que la lutte contre le réchauffement climatique.
Adoption du second volet
du plan climat et énergie
Deux semaines avant le début de la présidence française de l’Union européenne, qui devra traiter le sujet sensible du réchauffement climatique, le gouvernement allemand a adopté le 18 juin, le deuxième volet de son programme climat. Début juin, le Bundestag avait voté un premier train de mesures prévoyant notamment une réforme de la législation sur les énergies renouve-lables ainsi que le développement de centrales produisant à la fois de l’électricité et de la chaleur. La protection de l’environnement, cher au cœur des Allemands, est un des rares sujets où la grande coalition est encore en mesure de trouver un consensus.
Berlin s’est fixé pour objectif de réduire ses émissions de dioxyde de carbone de 40 % d’ici à 2020, par rapport à ses émissions de 1990. L’Allemagne est déjà à mi-chemin, puisqu’elle est parvenue à les réduire d’ores et déjà de plus de 20 % , la moitié de cette performance étant due à l’effondrement de l’industrie est-allemande, particulièrement polluante. Le deuxième volet du plan climat met l’accent sur l’efficacité énergétique, s’intéressant notamment aux économies d’énergie dans le domaine du transport et dans celui des bâtiments. En matière de transport, les camions seront taxés en fonction de leur niveau de pollution. Les conducteurs de poids lourds verront le péage autoroutier passer en moyenne de 13,5 à 16,2 centimes par kilomètre. La différence entre le moins polluant et le plus polluant sera considérablement accrue, les plus polluants devant débourser jusqu’à 28 centimes par kilomètre. Dans le bâtiment, les nouvelles constructions devront consommer 30 % d’énergie en moins dès le 1er janvier 2009, notamment par des techniques d’isolation améliorée. La réfection de bâtiments anciens sera soumise à des règlements analogues. En outre, le gouvernement incite les locataires à recourir à des compteurs d’électricité intelligents leur permettant de mieux surveiller leur consommation d’énergie.
Autre engagement du plan climat, le renforcement de l’énergie éolienne. Le gouvernement prévoit l’installation d’au moins trente champs d’éoliennes au large des côtes allemandes d’ici à 2020. L’objectif visé par Berlin est d’atteindre dans vingt ans une capacité de 25.000 MW en Mer du Nord et dans la Baltique. Il est de plus prévu que l’énergie ainsi produite dans le nord de l’Allemagne, dans ces futurs parcs off-shore, sera plus facilement acheminée vers le sud grâce à l’extension du réseau de distribution. Ce plan d’aménagement correspond aux engagements pris par la grande coalition qui prévoient de faire passer la part des énergies renouvelables dans la production d’électricité de 14 % actuellement à 30 % d’ici à 2020.
Si l’objectif du plan climat allemand reste plus élevé que celui de l’Union européenne, qui espère réduire ses émissions de dioxyde de carbone de 20 % d’ici à 2020, il n’est pas considéré comme satisfaisant, notamment par le conseil des experts du gouvernement pour l’environnement (Sachverständigenrat für Umweltfragen) qui estime que le gouvernement a reculé devant les intérêts des industries concernées. Le récent accord franco-allemand concernant les émissions des voitures neuves serait resté en deçade l’objectif fixé en 1995 de parvenir à une limite maximale de 120 grammes de dioxyde de carbone en 2012. Le SRU préconise de viser, d’ici à 2020, un couloir entre 85 et 95g. au lieu de 95 à 110g.. Il est vrai que le gouvernement de Berlin avait à cœur de protéger l’industrie automobile allemande qui produit des voitures plus puissantes, donc plus polluantes que la française. En plus, les experts critiquent l’insuffisante prise en compte de l’agriculture dans le plan climat. Le plan climat et énergie du gouvernement est néanmoins à saluer comme une des rares réformes que la grande coalition a encore été capable de formaliser.
Marburg, ville écologique modèle
Au moment où le gouvernement adopte le plan climat et énergie, l’exemple de la ville de Marburg suscite l’intérêt de la communauté internationale. La municipalité de cette ville universitaire de 80.000 habitants située dans le Land de Hesse a, en effet, décidé d’introduire l’écologie dans le quotidien de ses habitants, en rendant obligatoire le recours à l’énergie solaire. La coalition SPD-Verts à la tête du conseil municipal a adopté, avec l’appui de la nouvelle formation de gauche Die Linke, une charte solaire qui stipule que toute nouvelle construction, ainsi que les anciens bâtiments en rénovation devront être équipés de panneaux solaires, et ce dès le 1er octobre 2008. Les habitants de Marburg qui ne se plieront pas à la nouvelle règle seront taxés d’une amende dont le montant a été fixé à 1000 €. Les maisons particulières seront surtout équipées de panneaux photo-thermiques destinés à produire de l’énergie à usage domestique, notamment pour le chauffage et la production d’eau chaude.
Le projet de la ville de Marburg est à la pointe du combat pour les énergies renouvelables, notamment dans le domaine de l’énergie solaire. L’Allemagne est moins bien dotée que d’autres pays européens du point de vue de l’ensoleillement, mais l’industrie des panneaux solaires est très développée, surtout à l’exportation jusqu’à présent. Cela risque de changer avec le plan climat adopté par le gouvernement fédéral qui vise, lui aussi, à favoriser les énergies renouvelables. Marburg va toutefois plus loin encore que les objectifs fixés au niveau national, car la charte adoptée par la municipalité oblige aussi les bâtiments existants à se conformer aux nouvelles règles. La charte, avant d’être applicable, devra encore être validée au niveau régional, ce qui donne un peu de temps aux détracteurs de cette mesure qui considèrent qu’elle relève de la dictature écologique. Il est vrai que les frais d’installation des panneaux solaires, à la charge des propriétaires, ne seront amortis qu’après une quinzaine d’années. Les vieilles maisons à colombages de Marburg risquent aussi d’y laisser une part de leur beauté.
Baisse de la pauvreté ?
Le rapport sur la pauvreté et la richesse, publié par le gouvernement fédéral au mois de mai 2008, ne sert pas seulement à mettre en exergue la persistance de la pauvreté au sein d’un pays riche – selon certains –, ou les grands progrès réalisés en matière de niveau de vie – selon d’autres –, il illustre également de façon crue les dissensions qui existent au sein de la grande coalition. Pour mesurer la richesse et la pauvreté, le rapport s’appuie sur les définitions préconisées par l’Union européenne. A cette aune, est considérée comme pauvre toute personne qui dispose de moins de 60 % du revenu moyen, soit 781 €. Pour être riche, il faut toucher plus de 200 % du revenu moyen, soit 3.418 € pour un célibataire. Selon ces chiffres, 13 % de la population allemande – le taux est analogue pour la France, d’après l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale –, seraient concernés par la pauvreté, un taux nettement au-dessous de la moyenne européenne qui se situe à 18 %, comme le notent les responsables politiques avec une certaine satisfaction (16 % seulement selon Eurostat). Ce chiffre, qui date de 2005, serait toutefois deux fois plus élevé sans les prestations sociales, telles que les allocations chômage de longue durée (Hartz IV), l’aide au logement et les allocations familiales. En dépit de ces compléments, ce sont les chômeurs de longue durée qui sont le plus exposés au risque de la pauvreté outre-Rhin. S’y ajoutent les personnes possédant de faibles quali-fications professionnelles puisqu’elles ne sont pas protégées par le SMIC comme en France, et les familles monoparentales. Le rapport souligne la montée de la précarité parmi les salariés. La part de ceux qui touchent de bas salaires est passée de 35,5 % à 36,4 %, un phénomène où le travail à temps partiel, notamment les mini-jobs avec une rémunération maximale de 400 € par mois, joue un rôle croissant.
Dès avant sa sortie, le rapport a suscité des commentaires acerbes, opposant le ministre chrétien-démocrate (CSU) de l’Eco-nomie, Michael Glos, à son homologue social-démocrate du travail, Olaf Scholz, sur les données et leur interprétation. M. Scholz ayant publié certaines données quinze jours avant sa sortie officielle, pendant la phase de concertation entre les ministères, M. Glos lui a reproché de s’être appuyé sur des chiffres trop anciens qui, d’après lui, ne refléteraient pas l’embellie du marché de l’emploi. De surcroît, il aurait procédé à une présentation « tendancieuse » de la pauvreté et de la richesse, amplifiant le phénomène de la pauvreté et, inversement, nourrissant le « débat de l’envie sociale » (Neiddebatte) concernant les riches. Globalement, le rapport, d’après M. Glos, ne dessinerait pas une image fidèle de la réalité sociale en Allemagne. L’Institut allemand de la recherche économique (DIW) de Berlin, qui a contribué aux travaux sous-tendant le rapport, accable également M. Scholz, mais en sens inverse. Il lui reproche d’avoir enjolivé les données. Le taux de pauvreté ne se situerait pas à 13 %, mais à 18 %. De même pour la pauvreté des enfants. Alors que, selon M. Scholz, 12 % des enfants allemands seraient pauvres, la ministre de la Famille, Ursula von der Leyen (CDU), avance le chiffre de 17,3 %. Bien qu’il soit désormais établi, même en Allemagne, que la situation des enfants s’améliore davantage par le biais d’une offre accrue de modes de garde – crèches, maternelles, écoles toute la journée – que par l’attribution d’allocations aux familles, le gouvernement, au vu des chiffres du rapport, vient de décider d’augmenter les allocations familiales au 1er janvier 2009, alors qu’elles se situent déjà, avec 154 € par enfant, à un niveau trois fois supérieur, en termes réels, à celui d’il y a trente ans.
La guerre du lait
La hausse continue du prix du pétrole tend à occulter l’augmentation des denrées alimentaires qui fait des vagues, même dans nos pays riches. C’est ce qu’a rappelé la grève des producteurs allemands de lait – premier producteur de l’Union européenne avec une production de 28 millions de tonnes de lait par an –, qui a fait la une des médias au mois de mai, entraînant à leur suite les agriculteurs d’autres pays tels que la Belgique, les Pays-Bas ou l’Autriche, vers l’Est de la France. Le mouvement de grève des livraisons a été déclenché suite à l’annonce faite par les deux géants du discompte alimentaire, Aldi et Lidl, de baisser le prix du lait dans leurs rayons. Or, les tarifs que les grandes laiteries accordent aux producteurs de lait sont déjà très bas quand on tient compte de la hausse des prix de l’énergie et du fourrage, selon la fédération des producteurs de lait allemands (Bund Deutscher Milchviehhalter) qui représente 45 % de la production nationale. C’est pourquoi l’appel au boycott des laiteries qui approvisionnent les supermarchés a été massivement suivi par les producteurs de lait. Ceux-ci ont souhaité maintenir la pression jusqu’à ce que soit satisfaite leur revendication principale, à savoir faire passer le prix du litre de lait de 25 à 35 centimes actuellement à un minimum de 43 centimes le litre.
Dans cette guerre du lait, les positions des protagonistes sont tranchées : pour les producteurs, ce sont les enseignes de distribution qui sont responsables, voire coupables. Elles auraient profité de leur position dominante pour leur dicter les prix, une position également défendue par la fédération des agriculteurs allemands (Deutscher Bauernverband) qui estime que les laiteries, entre les exigences des agriculteurs et celles des supermarchés, ne savent quelle position prendre. Les grandes enseignes par contre accusent les producteurs de mauvaise foi, considérant que les prix varient simplement en fonction de l’offre et de la demande ; l’année dernière, ils auraient grimpé en raison de la pénurie de lait, alors que cette année, devant une relative abondance, ils baissent : quoi de plus normal ?, soutiennent-elles. En attendant, les responsables de la grand distribution se sont voulus rassurants. Ils ont affirmé que le lait ne viendrait pas à manquer dans les rayons, et que les industriels rogneraient plutôt sur la fabrication de fromages ou de lait en poudre, s’il y avait lieu. Il n’était donc pas nécessaire pour les clients de se constituer des stocks de lait frais.
Dans ce contexte, Horst Seehofer, ministre fédéral de l’Agriculture et originaire de Bavière où le mouvement de grève était particulièrement suivi, s’est dit hostile au démantèlement des quotas laitiers dans l’Union européenne, en principe prévu pour 2015. La suppression des quotas et l’augmentation subséquente de la production de lait risque, en effet, de mettre notamment en péril les petites et moyenne exploitations. Les paysans le savent, et la vigueur de leur mouvement – 95 % des 32.000 adhérents de la Fédération des producteurs allemands de lait ont fait grève – traduit leur angoisse devant l’avenir.
Après dix jours de boycott, les grands du discompte alimentaire ont fait un geste pour désamorcer le conflit. Lidl, suivi de Kaufland, a annoncé sa volonté d’augmenter le prix du lait de dix centimes. Les autres distributeurs leur ont emboîté le pas. Dans la mesure où seule une petite fraction de l’augmentation du prix de détail arrive dans la poche des producteurs de lait, leur situation ne s’améliorera pas de façon sensible. De plus, aucun accord précis n’est intervenu entre la Fédé-ration allemande du commerce de détail (Hauptverband des Deutschen Einzelhand-els), les laiteries et les agriculteurs ; seules des discussions ont été envisagées. La guerre du lait ayant fait tache d’huile dans plusieurs pays limitrophes de l’Allemagne, la Fédé-ration européenne des producteurs de lait (EMB) a plaidé, début juillet, pour une production adaptée aux besoins du marché européen et réclamé l’instauration d’un « prix européen unique » à 40 centimes le litre. Son président, l’Allemand Romuald Schaber, a souligné que la production devait s’aligner sur les besoins du marché pour assurer un prix du lait équitable.
Tensions franco-allemandes
chez Airbus
Le feuilleton EADS a connu un nouvel épisode ce printemps quand la crise liée au devenir d’Airbus a ravivé les tensions entre Français et Allemands. Les difficultés de production de l’A380, renforcées par la faiblesse du dollar, ont conduit à un train d’économies, baptisé Power8, qui prévoit la suppression de 10.000 emplois dans l’administration d’ici à 2010, dont une bonne moitié chez les sous-traitants ou dans l’intérim. Ces mesures sont censées conduire à des économies de deux milliards d’euros. L’objectif partiel d’une réduction d’effectifs chez la maison Airbus elle-même – ou l’équilibre entre Français et Allemands a été strictement respecté avec une suppression de 1426 postes de part et d’autre du Rhin – a été inégalement atteint à la fin du mois de mai 2008. Les Français ont commencé à réduire les effectifs assez rapidement, alors que les Allemands ont pris du retard.
Les tensions ont été particulièrement vives sur les lieux de production de Toulouse et de Hambourg. Les problèmes de câblage des tronçons de l’A380 qui n’est pas encore standardisé obligent les salariés de l’usine de Hambourg à venir à Toulouse pour terminer le montage à la main. Ils sont les seuls à pouvoir le faire, car les notices sont uniquement en allemand. Pour cette raison, les ouvriers allemands sont plus nombreux à travailler à la chaîne d’assemblage de l’usine de Toulouse que les Français, environ 2500 Allemands, dont de nombreux intérimaires, comparés à 900 Français. Cette situation, présentée comme provisoire, dure maintenant depuis plus de deux ans, conduisant à une certaine irritation chez les ouvriers français qui ne comprennent pas pourquoi ces problèmes de documentation n’ont pu être résolus en temps et en heure. S’y ajoute le différentiel de rémunération entre les deux équipes, les ouvriers allemands bénéficiant d’une prime d’expatriation que les Français en toute logique ne touchent pas, mais qui peut atteindre 40 %.
Les syndicats français et allemands s’efforcent de ramener cette crise à ses justes proportions : il s’agit surtout de frictions dues au stress lié à une situation très concurrentielle, les avions européens étant construits dans la zone euro et vendus dans la zone dollar. La stratégie d’externalisation du groupe n’ayant pas été un succès, il est compréhensible que le personnel tant français qu’allemand s’interroge sur la voie à suivre, ne voulant pas être seul à porter le fardeau de la réorganisation. Du côté des Français, qui estiment que Toulouse est plus avancée en matière technologique qu’à Hambourg, s’ajoute la crainte de voir leurs compétences industrielles reculer quand celles des Alle-mands devraient se renforcer dans des domaines d’avenir tels que les matériaux composites où ils étaient jusqu’alors à la traîne. Louis Gallois, patron d’EADS, la maison mère d’Airbus, a, toutefois, tenté de rassurer les salariés de part et d’autre du Rhin, assurant que la répartition des tâches liées à la production du futur long courrier, l’A350 XWB, serait totalement équilibrée. Par ailleurs, la réduction des effectifs dans l’administration aurait été plus que compensée par des créations de postes dans la production, le bilan étant de 1500 postes créés.
Contact : Brigitte.Lestrade@u-cergy.fr
Présentation
Après de longs démêlés avec la censure, Volker Braun publie en 1985 un texte qui met en scène un haut responsable de RDA et son chauffeur. Leurs dialogues et leurs pérégrinations donnent lieu à une évocation percutante du contexte de la RDA des années 1980, et à une mise en question sans complaisance du discours que le parti-Etat tient sur lui-même. Lors de la remise du prix Büchner à Volker Braun en 2000, ce texte occupe une place de choix dans l'éloge du récipiendaire : l’œuvre échappe aux classifications hâtives (littérature philosophique pour les uns, postmoderne pour les autres), elle est parcourue par la recherche du sens et la conviction que ce sens existe, mais marquée par la désillusion 1. Dans sa réponse, V. Braun souligne l’importance de cette désillusion chez Büchner : « Personne n’a exprimé plus brutalement que lui la désillusion. Elle est le sel radical qui demeure quand s’est évaporé le sens qui englobe l’homme et le monde. Nous goûtons ce sel avec volupté, mous qui sommes les enfants d’une nouvelle rupture historique. » 2 Le Roman de Hinze et Kunze, publié cinq ans avant cette rupture historique, n’est pas encore le fruit de la désillusion totale, mais celui d’un doute profond à l’égard du pouvoir, des appareils et des partis, sommés de justifier leur existence. Dix ans plus tard, en 1995, Volker Braun produit un récit dont la configuration est en bien des points comparable : un dialogue entre LUI et MOI, intitulé Le retourneur de veste (Der Wendehals). LUI est l’ancien chef, ancien responsable d’un service minis-tériel, homme d’action et de conviction, aujourd’hui démis de toute responsabilité et reconverti dans les assurances. MOI, l’ancien subordonné, est un intellectuel au chômage, ancien partisan du régime déchu, qui donne la réplique à son ancien supérieur. Comme celui de 1985, le chef reconverti de 1995 est malade : non plus malade des apories du socialisme, qui s’exprimaient naguère chez lui sous forme de troubles psychiques et de confusion mentale, mais traumatisé par le verdict qui l’a écarté des responsabilités, et sujet à des crises de délire paranoïaque. Mais sa véritable maladie, aux yeux de MOI, c’est l’amnésie idéologique qui l’a fait verser dans une adhésion sans faille aux vertus du capitalisme – maladie dont il porte les stigmates physiques, un coup tordu vers l’arrière par le « virage » et impossible à redresser. LUI et MOI parcourent, eux aussi, la « plaine de Prusse » et les rues de Berlin, sur les traces du monde qui a été celui de Hinze et Kunze : bibliothèques jetées aux ordures, économie désindustrialisée, extrême droite en pleine expansion. La nouvelle idéologie dominante est soumise, comme dix ans plus tôt l’ancienne, à l’épreuve des jeux de mots et des calembours, à la mise en pièce des citations canoniques et des références obligées. Il n’en reste au bout du compte qu’une philosophie absurde, dont la formulation est empruntée à un prédécesseur, expert dans l’art du non-sens : « Tu n’as aucune chance, mais saisis la ».
« Heureusement que je n’écris plus de livres », écrit le narrateur dans une déclaration liminaire, « ces récits épais et réfléchis sur la situation réellement existante, dont on sait bien ce qu’il faut en penser, rien, un état de fait intenable ! Personne ne lit plus cela aujourd’hui. » 3 Affirmation mi-figue, mi-raisin, car s’il est vrai que la rencontre avec le public ne se fait plus avec la même évidence qu’avant 1989, le langage élaboré avant 1989 se prolonge sans rupture dans les textes ultérieurs, en prose et en poésie : collage et montage, citations détournées, jeux de mots et parodies s’appliquent aussi bien au démontage des promesses fallacieuses du nouveau système qu’à la stigmatisation d’une RDA pétrifiée. Cette vision satirique de la RDA, systématiquement développée dans le Roman de Hinze et Kunze, se poursuit dans les récits postérieurs à l’unification. La fin de la RDA est décrite comme une mascarade, un épisode grotesque, une farce de l’histoire – farce nécessaire jouée par l’histoire à tous ceux qui ont fait fonctionner le système et s’en sont arrangés, une bouffonnerie qui déjoue les interpré-tations théoriques et qui laisse les acteurs, naguère « vainqueurs de l’histoire », dépossédés de ce qu’ils ont cru immuable : le travail industriel classique et les formes de conscience et d’organisation qui lui sont liées. L’ironie de l’histoire est le fil conducteur qui relie les œuvres des années 1990 et 2000 (Les quatre outilleurs, Ce qu’on n’a pas vécu, Ce qu’on veut vraiment, Le territoire inoccupé de la Monta-gne Noire), et l’autodérision n’épargne pas les réflexions sur le devenir d’un écrivain de la génération de Volker Braun : le portrait de l’artiste en homme ridicule accompagne le portrait de la RDA en pays qui a cru au conte de fées qu’il se racontait sur lui-même.
Peter Ensikat, l’une des plumes satiriques les plus acérées de la RDA et de la période de transition, salue en Volker Braun un incorrigible utopiste : « Volker Braun doit accepter un reproche : celui d’être resté Volker Braun. La nouvelle de la fin définitive des utopies après la fin d’un socialisme réel absolument dénué d’utopie ne semble pas être parvenue jusqu’à lui. [...] Les temps ont changé, le reproche demeure. » 4 D’où l’intérêt rétrospectif de Volker Braun pour la « République libre de Schwarzenberg » évoquée par Stefan Heym, un petit bout de territoire provisoirement oublié en 1945 par les armées occupantes et érigé en éphémère république autonome en attendant « son » occupant. L’utopiste que V. Braun n’a jamais cessé d’être est dans un entre-deux-mondes comme celui-là, où l’utopie globale, désintégrée par l’histoire, a fait place à des fragments d’utopie qui ont, selon leur auteur, un point commun : ne pas être pris au sérieux, n’intéresser personne 5, ne pas pouvoir effacer la vision d’une histoire aveugle qui échappe à la volonté et débouche sur l’inconnu radical. Volker Braun ne s’est jamais senti aussi proche de Georg Büchner : « Ne sommes-nous pas dans un état de violence éternelle ? Cette formule nous parvient comme la grimace d’une instance supérieur. » 6 S’étendant sur trois décennies de la RDA, l’œuvre multiforme de Volker Braun (poésie, théâtre, prose) est en elle-même une chronique incisive de la vie concrète, des aspirations réelles, des rébellions individuelles et des résignations collectives. Poursuivie sur deux décennies après la réunification, elle porte la marque d’un ébranlement qui conduit à la fois à un retour sur l’histoire personnelle et à la poursuite d’une démarche qui traque la vacuité des discours dominants et leur oppose en termes concis la brutalité des faits. Avant et après la dissolution de la RDA, le besoin satisfait par l’écriture présente une continuité mani-feste : savourer l’expression rigoureuse des contradictions, donner corps aux questions sans réponse, et retourner contre elles-mêmes les fausses réponses.
Les contributions rassemblées dans ce dossier sont issues pour la plupart d’une journée d’études organisée par l’Univer-sité Lumière Lyon 2 et L’Ecole Normale Supérieur Lettres et Sciences Humaines dans le cadre de la préparation aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire en janvier 2008. Le texte de Wolfgang Emmerich provient d’une intervention faite peu après à la Maison Heinrich Heine à Paris.
Dans le parcours d’obstacles qu’a été la publication du Roman de Hinze et Kunze, Dieter Schlenstedt s’est engagé résolument aux côtés de Volker Braun en sa qualité d’expert chargé d’un rapport sur le livre et en tant qu’auteur d’une postface à l’édition originale où il parodie avec une ironie mordante le processus de la censure de l’œuvre. Il estime que la censure qui ne disait pas son nom en RDA allait en fait plus loin qu’une censure telle qu’on l’entend habituellement, puisqu’elle participait d’une entreprise globale et multiforme d’encadrement et de formatage de la pensée. Pire qu’une censure, donc, mais aussi une censure régulièrement bravée par des écrivains déterminés à ne pas se plier aux injonctions idéologiques de l’heure. Une des particularités du Roman de Hinze et Kunze est d’intégrer dans la fiction le récit de sa propre censure avant même qu’elle ait eu lieu, et cela en termes parfois prophétiques. Par-delà cette provocation ironique, la véritable provocation et le scandale du livre pour les idéologues résidait dans la conviction affichée qu’un bouleversement des rapports sociaux est possible et nécessaire – perspective plus ou moins ouvertement abandonnée par les gardiens de la doctrine.
Christian Klein souligne le décalage entre le discours officiel sur la satire en RDA – discours restrictif et figé – et la pratique satirique qui se nourrit de la stagnation du système. Le discours officiel standardisé, repris en signe d’allégeance à tous les échelons de la société, est démasqué par la répétition et apparaît pour ce qu’il est : un discours de domination qui tourne à vide, déconnecté de la réalité sociale et économique. La satire de ce discours englobe son corollaire, la censure, chargée de veiller au monopole du discours officiel.
Frank Hörnigk rappelle la lecture personnelle qu’il faisait du roman de Volker Braun au moment de sa parution et montre la perspective nouvelle qui lui semble s’imposer aujourd’hui à la relecture de l’œuvre. Le texte se plaçait dans l’hypothèse d’un socialisme réformable – pour combien de temps encore ? –, et cette ouverture vers l’avenir justifiait toutes les audaces satiriques, même si le modèle littéraire pouvait paraître un peu haut placé et la réflexion historique un peu trop armée de certitudes. Rétrospectivement, la condamnation possible du système, que l’on ne pouvait ou que l’on ne voulait pas encore voir, se lit aujourd’hui dans la
réaction des corps qui expriment ce que le langage articulé, contaminé par la phraséologie universelle, ne peut plus exprimer. Le dérapage incontrôlé du langage tout d’abord, puis le comportement sexuel de Kunze confirment que la réalité ne peut plus être saisie par les mots falsifiés mais uniquement dans le rapport des corps.
Ingrid Haag analyse le statut du discours amoureux au sein d’une œuvre satirique, et son rapport avec le discours fragmentaire sur « l’intérêt de la société ». La représentation des scènes érotiques n’est pas sous-tendue par une interprétation univoque de la force subversive de la sexualité, et les équivoques sont nombreuses : équivoque de la séduction en position de pouvoir, équivoque du langage amoureux contaminé par la langue de bois, équivoque de la promotion féminine liée au bon plaisir du décideur masculin. A l’inverse, le récit d’une rencontre érotique dénuée de toute conformité avec un modèle social est un récit impossible, une utopie qui renvoie aux utopies perdues de la RDA finissante.
Dans le texte de sa conférence, Wolfgang Emmerich met en évidence la proximité de Volker Braun, dans ce texte, avec les écrits du jeune Marx, celui des manuscrits parisiens de 1844. Les rapports entre hommes et femmes qui se manifestent de manière répétée dans le roman ne relèvent pas, comme une lecture superficielle pourrait le faire penser, d’une libération vécue, mais d’un communisme vulgaire et primitif tel que le décrivait Marx dans les manuscrits en question. Les rapports transformés entre hommes et femmes relèvent du non-vécu, du non-advenu. Les appels au surgissement de l’homme nouveau sont restés de pure forme, formules incantatoires, et la tutelle d’un système autoritaire a exclu la transformation radicale des individus, pourtant indissociable chez Marx de l’avènement du communisme. Dès lors, le roman de Volker Braun anticipe sous une forme chiffrée l’échec du projet porté par les fondateurs de la RDA.
Anne Lemonnier-Lemieux insiste sur les soubassements philosophiques de l’œuvre que certains hésiteront à qualifier de roman. Après un rappel des différentes figures du rapport maître-esclave chez Diderot, Hegel et Marx, elle aborde les différences apparentes et les ressemblances profondes avec les modèles anciens que revêtent chez Braun les figures du maître et de l’esclave. Le travail fragmenté reste vécu comme une aliénation du côté de la « barricade générale » qui tire sa légitimité de l’appropriation collective des moyens de production. L’aliénation est figée à un stade dont rien n’annonce le dépassement, et Braun fait un retour à Hegel pour décrire les états de la conscience liés à cette situation et cher-cher une réponse à la question : comment remettre en marche le mouvement de l’histoire ? En définitive, ni Marx ni Hegel ne permettent plus de répondre de manière satisfaisante à cette question, et la note optimiste du post-scriptum masque mal l’aporie constatée dans les faits.
Poète et auteur dramatique, Volker Braun développe dans ce roman une prose complexe dont Cécile Millot montre la parenté avec l’écriture poétique. La parodie de la langue de bois, la technique du collage et l’abondance des jeux de mots, caractéristiques des poèmes de V. Braun, se retrouvent massivement dans ce texte en prose dont la langue est sans doute la plus proche de l’écriture poétique. Volontairement allusive, fragmentaire, la prose du Roman de Hinze et Kunze fait appel à un travail du lecteur qui, comme en poésie, doit associer lui-même des éléments non discursifs. Les jeux sur la polysémie et les similitudes phonétiques, qui alimentent également les nombreux lapsus, entretiennent un parti pris d’irrévérence. Celui-ci parcourt tout le texte et se manifeste de façon brutale dans le dépeçage de la langue officielle, atomisée jusqu’à l’insignifiance.
Ralf Zschachlitz examine la stratégie mise en œuvre par Braun pour s’affranchir, avec bien d’autres, des canons officiels de l’écriture en pointant le flou des catégories esthétiques imposées. Aux simplifications binaires de la vulgate réaliste, qui ne peuvent plus rendre compte des nouveaux ressorts sociaux, il oppose le déchiffrage par le lecteur des rapports publics et privés qui traversent une « boîte noire », la voiture officielle noire qui rive l’un à l’autre les deux protagonistes. Cette boîte noire mobile fait figure d’allégorie de la RDA, les antagonismes ressortent avec acuité dans le théâtre étroit de la voiture et à travers ses déplacements tour à tour planifiés et erratiques.
Hélène Yèche se penche sur le bestiaire littéraire de Volker Braun. De nombreuses métaphores animales émaillent le texte pour appuyer le propos dans les descriptions de personnages, les invectives, les échanges teintés de verve populaire, et dans tous les passages qui évoquent l’appétit sexuel « bestial » du maître Kunze. Les figures du cochon Kunze et du chien Hinze participent d’une entreprise qui empêche toute héroïsation des personnages. Un sort à part est réservé aux rares métaphores animales qui ont une implication directement politique, comme celle de la chrysalide, porteuse de l’utopie révolutionnaire.
– Jacques POUMET –
Notes
1. Gustav Seibt : « Das Wirklichgelungene. Laudatio auf Volker Braun zum Büchner-Preis 2000 », in : Volker Braun : Die Verhältnisse zerbrechen. Edition Suhrkamp, Frankfurt a. Main, 2000.
2. Volker Braun : « Die Verhältnisse zerbrechen. Rede zur Verleihung des Georg-Büchner Preises 2000 », in : Die Verhältnisse…, op. cit., p. 20.
3. Volker Braun : Der Wendehals. Suhrkamp Verlag, Frankfurt a. Main 1995, p. 7 : « Wie gut, dass ich keine Bücher mehr schreibe ; diese dicken ausgedachten Erzählungen über real existierende Zustände, von denen man weiss, was davon zu halten ist, nichts, unhaltbare Verhältnisse ! Jetzt liest sie keiner mehr ».
4. Peter Ensikat : « Volker Braun (der Unverbesser-liche) », in : Frank Hörnigk (Hrsg) : Volker Braun. Arbeitsbuch. Theater der Zeit/Literaturforum im Brecht-Haus, Berlin 1999, p. 146 : « Volker Braun muss sich vorwerfen lassen, Volker Braun geblieben zu sein. Die Verkündung endgültiger Utopiefreiheit nach dem Ende eines absolut utopiefreien Realsozialismus scheint ihn nicht erreicht zu haben. [...] Die Zeiten haben sich geändert, der Vorwurf ist geblieben ».
5. Volker Braun : Das unbesetzte Gebiet im Schwarzen Berg. Suhrkamp Verlag, Frankfurt a. Main 2004, p. 123.
6. Volker Braun, « Die Verhältnisse zerbrechen », op. cit., p. 19 : « Sind wir denn aber nicht in einem
ewigen Gewaltzustand ? – Das nun klingt wie ein Wort auf höchster grinsender Ebene ».