L'aspect et la modalité sont deux catégories linguistiques complémentaires qui marquent, chacune à sa façon, l’évaluation subjective de la situation par le locuteur. Leurs expressions grammaticale ou lexicale varient d’une langue à l’autre. Si leur dimension syntaxique a fait l’objet de nombreuses études, leur dimension lexicale est souvent sous-estimée. Spécialistes reconnus de la question, les auteurs de ce volume s’attachent à combler cette lacune. À partir de l’exemple de langues de types différents (français, anglais, latin, russe, serbe), ils réfléchissent sur l’interaction entre les niveaux lexical et grammatical, sur le rapport entre le sens aspectuel et le sens modal, sur la nature des évaluations aspectuelle et modale ainsi que sur les raisons de leurs mises en forme, lexicale ou grammaticale, dans chaque type de langue. Ces réflexions jettent une lumière nouvelle sur l’interaction entre le lexique et la grammaire dans les domaines de l’aspect et de la modalité. |
Tatiana Milliaressi & Svetlana Vogeleer
Aspectualité et modalité : entre le lexique et la grammaire
I. Aspectualité
Tatiana Milliaressi
La structuration interne du procès et la morphologie aspectuelle
Danièle van de Velde
Les conditions aspectuelles de l'interprétation événementielle des nominalisations
Adeline Patard & Walter De Mulder
La préverbation en en- en ancien français : un cas de préfixation aspectuelle ?
Dany Amiot & Dejan Stosic
Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en serbe
II. Modalité
Svetlana Vogeleer
Pouvoir et devoir : interaction entre la modalité, l'aspect et la temporalité
Carl Vetters & Cécile Barbet
Les emplois illocutoires de pouvoir
Philippe Rothstein
Espérer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalités et l'euphorie
Laurent Gosselin
Sémantisme modal du verbe recteur et choix du mode de la complétive
Résumés en français
English Abstracts
L'étude s’attache à comparer, sur l’exemple du russe et du français, l’expression morphologique de la structuration interne des procès dans les langues slaves et la délimitation externe des procès (la taxis) exprimée par la morphologie flexionnelle dans les langues romanes. L’étude montre, sur le plan lexical, que la structuration interne du procès en trois phases (processus, terme naturel, état) est relative à sa nature ontologique. Par contre, la délimitation externe concerne la durée du procès (début et fin) indépendamment de sa structure interne. Les deux types de segmentation, interne et externe, s’articulent différemment dans les langues slaves et dans les langues germaniques et romanes : les langues slaves grammaticalisent la structuration interne et lexicalisent la délimitation externe du procès, alors que les langues romanes et germaniques lexicalisent la structuration interne et grammaticalisent la structuration externe. L’analyse porte également sur la différence, conditionnée par la typologie des langues, entre la structuration référentielle des procès et la structuration sémantique des modes d’action (Aktionsart), l’interaction entre les modes d’action et l’aspect, ainsi que la relation entre la télicité et sa mise en forme morphologique (lexicale ou grammaticale).
Le titre de cet article indique qu'une nominalisation peut, dans certaines conditions, être interprétée comme référant à un événement, sans que cette interprétation soit jamais la seule disponible : un seul et même nom dérivé peut, par exemple, référer (au moins) à un procès, à un événement ou à un fait. L'essentiel de l’article est consacré aux conditions auxquelles l’interprétation événementielle est disponible – conditions principalement aspectuelles, dans la mesure où on soutient que l’une des propriétés essentielles des événements est leur ponctualité. Cette propriété impose aux nominalisations événementielles d’avoir pour base un prédicat dont l’aspect soit lui-même intrinsèquement ponctuel ou, sinon, susceptible de le devenir, au prix d’un changement de point de vue. On montre que cette possibilité existe pour les prédicats du type "accomplissement" ou même "état", beaucoup plus difficilement pour ceux d’activité et pas du tout pour les prédicats de qualité (IL predicates). Il est clair que l’auteur de l’article prend le terme aspect non seulement dans le sens linguistique, mais aussi dans une interprétation de type phénoménologique, où cette notion renvoie aux divers points de vue que les locuteurs peuvent prendre sur une seule et même chose, ce qui arrive, par exemple, lorsqu’un état, borné mais pourvu d’une certaine durée, est “vu” d’un point de vue extérieur et suffisamment lointain pour valoir comme événement.
Il est généralement admis que l'ancien français disposait d’un système de préverbes servant à exprimer des distinctions aspectuelles. Dans cette contribution, nous étudions deux préverbes homonymes : (i) en- provenant de la préposition in, et (ii) en- issu de l’adverbe anaphorique latin inde. L’analyse de dictionnaires et d’un corpus diachronique révèle d’abord que ces deux préverbes déclinent en français médiéval. Nous montrons ensuite que les préverbes en- ne permettent pas de construire un système aspectuel transparent, notamment du fait de la polysémie des bases verbales et des verbes préverbés et de la variabilité des interprétations aspectuelles que cette polysémie engendre. Par ailleurs, le déclin observé des préverbes aspectuels en- peut aussi être vu en continuité avec une évolution déjà entamée en latin tardif (cf. Haverling (2000, 2008, 2010)), où le changement sémantique subi par l’imparfait et le parfait a annulé les oppositions aspectuelles existant entre certains verbes non préverbés et les verbes correspondants avec préverbes. Dans la dernière partie, nous nous intéressons à l’interaction complexe entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical et à l’influence qu’exercent ces deux types d’aspect sur l’emploi des temps.
Cet article teste l'hypothèse de Grandi (2009 : 62), selon laquelle il existerait, dans la morphologie verbale, une sorte de partage des tâches entre langues à dérivation évaluative et langues à dérivation aspectuelle, sur deux langues typologiquement différentes, le serbe (une langue slave à morphologie aspectuelle développée) et le français (une langue romane à morphologie aspectuelle pauvre). Nos analyses ne confirment pas réellement l'hypothèse de Grandi : nous montrons que, si effectivement le français moderne, comme l’italien, correspond au modèle proposé par Grandi, ce n’est le cas ni de l’ancien, ni du moyen français, où évaluation et aspect morphologiques coexistaient, et cela est encore plus évident en serbe à l’heure actuelle, où aspect et évaluation morphologiques sont complètement intriqués.
L'objectif de cette étude est d'examiner la contribution de l’aspect et de la temporalité à la variation des sens modaux des verbes pouvoir et devoir. Trois types d’aspect sont pris en considération : l’aspect "point de vue" exprimé par les temps verbaux, l’aspect lexical du verbe à l’infinitif et, pour l’aspect perfectif, l’aspect en tant qu’opérateur sémantique abstrait. L’aspect "point de vue" imperfectif, véhiculé par le présent et l’imparfait, est compatible avec toutes les modalités radicales et avec la modalité épistémique. Dans le cadre de ces deux temps verbaux, une interdépendance est établie entre l’aspect lexical du verbe à l’infinitif et le type de modalité. Quant au passé composé, ce temps soit démodalise le verbe modal, soit déclenche la modalité épistémique. L’étude soutient que l’interprétation factuelle (démodalisée) a lieu lorsque le passé composé se voit associer l’opérateur perfectif sémantique. Cette interprétation n’est disponible que lorsque le verbe à l’infinitif dénote un procès agentif. Quant à l’interprétation épistémique, disponible aussi bien avec des procès agentifs qu’avec des procès non agentifs, elle est associée à l’interprétation du passé composé sur le mode de parfait.
L'article propose d’étudier les effets de sens illocutoires du verbe modal pouvoir. La tradition distingue entre emplois "radicaux" relevant de la modalité du faire et emplois relevant de la modalité de l’être, que H. Kronning subdivise en emplois aléthiques et épistémiques. Depuis les années 1980, on a observé que certains effets de sens de pouvoir – mais également de devoir – échappent à cette catégorisation. Van der Auwera & Plungian (1998) ont qualifié ces emplois comme « postmodaux » dans la mesure où 1) ils ne se laissent pas décrire de façon satisfaisante en termes de nécessité et de possibilité et 2) en diachronie, ils sont créés à partir des emplois modaux radicaux, épistémiques ou aléthiques. Ces effets, observés dans beaucoup de langues, sont pour la plupart de nature illocutoire. En linguistique française, ces emplois sont relativement peu étudiés. Cet article propose un inventaire non exhaustif des emplois illocutoires du verbe pouvoir et tentera d’expliquer ces valeurs à partir de sa valeur modale littérale. On distinguera trois grandes catégories d’emplois illocutoires de pouvoir selon que le verbe : 1) s’intègre dans une injonction ou requête par acte de langage indirect ou 2) contribue à une modulation de la force illocutoire de l’énoncé, sans changement de type énonciatif, ou 3) permet d’exprimer un acte de langage ordinaire tel que le reproche ou la menace, pour lequel il n’existe pas de forme syntaxique spécifique.
Le titre de cet article dit bien qu'entre espérer et souhaiter il s’agit d’une « ronde des modalités », d’une interférence de modalités les unes avec les autres, mais aussi d’une ronde, qui convoquera la notion de "repérage circulaire", un repérage modal où le terme repère et le terme repéré ont tendance, comme le serpent, à se mordre la queue. Il dit aussi que les jugements de valeur, l’euphorique et le dysphorique en l’occurrence, peuvent également interférer, plaisir et déplaisir, bien-être et mal-être, et être ainsi des empêcheurs de tourner en rond ; il dit surtout que le révélateur de cette profusion de phénomènes interférentiels sera le choix du mode dans les complétives d’espérer et souhaiter et que ce choix, quand bien même contraint, va bien au-delà de l’opposition actuel versus non actuel, telle qu’elle est supposée, à tort selon nous, être le recteur de l’emploi des modes indicatif et subjonctif. Comme élément décisif du choix du mode, un critère central d’orientation du schéma interlocutif en faveur de l’allocutaire sera proposé.
Cet article étudie l'interaction entre le sémantisme modal du verbe recteur et celui du mode de la complétive dans les constructions du type « V que p ». On considère ainsi, sous un angle résolument modal, la question de l’alternance de mode dans les complétives objet. On montre que les grands types d’explication classiques se heurtent à des contre-exemples incontournables. On propose donc une nouvelle analyse de ces constructions dans le cadre de la Théorie Modulaire des Modalités (Gosselin (2010)). C’est parce que la modalité, dans ce cadre théorique, reçoit une définition très large, que cette notion est utilisable aussi bien pour décrire le sémantisme des modes que celui des lexèmes verbaux. Elle est cependant suffisamment rigoureuse pour que l’on puisse étudier très précisément leurs interactions, en termes de convergence, totale, partielle ou nulle. L’examen de ces cas de figure conduit à une analyse approfondie du sémantisme modal de certaines classes de verbes recteurs.