Le 9 novembre 2009, l'Allemagne fêtera en grande pompe les 20 ans de la chute du Mur. Les commémorations officielles porteront surtout sur la notion de « révolution pacifique » et reviendront sur le parcours de ses acteurs. Il nous apparaît opportun de s'écarter de cette perspective et d'apporter une contribution au débat sur les différences qui continuent à exister entre l'Est et l'Ouest, alors que depuis 1997, l'Allemagne ne publie plus de statistiques séparées sur ce que l’on appelle (depuis bientôt 20 ans) « les nouveaux Länder ». A l’échelle d’une journée d’étude, on proposera un bilan de la situation actuelle, quotidienne, des citoyens qui vivent en Allemagne de l’Est. Il concernera des domaines essentiels et liés les uns aux autres tels que la situation économique, la situation démographique, les différences culturelles, religieuses et politiques ou la construction d’une identité.
Actes de la journée d'étude du 12 juin 2009, Université Lyon 2
Dossier dirigé par Anne-Marie Pailhès et Jacques Poumet,
publié avec le soutien du centre de recherches Langues et cultures européennes de l’Université Lyon 2 et le concours de la Région Rhône-Alpes.
L’Allemagne fête cette année avec faste le vingtième anniversaire de la « révolution pacifique » qui a entraîné la disparition de la RDA en 1990. Il est cependant communément admis que les lendemains qui chantent, promis en 1989 et 1990 par le chancelier Kohl, se font aujourd’hui attendre en Allemagne de l’Est. Vingt ans plus tard, les observateurs notent qu’il existe encore dans tous les domaines de notables différences entre les deux parties du pays réunifié. Ces différences, dont le gouvernement fédéral a évidemment dû tenir compte au cours des années 1990, n’ont cependant pas abouti à la reconnaissance de besoins spécifiques autres que financiers ni à la reconnaissance symbolique d’une particularité. Ainsi, le gouvernement ne s’est jamais doté d’un ministère d’Etat pour l’Allemagne de l’Est, il s’est simplement adjoint depuis 2002 (gouvernement Schröder) un « Chargé de mission pour les nouveaux Länder » rattaché au ministère des Transports, emploi successivement occupé par trois hommes politiques du SPD, Rolf Schwanitz, Manfred Stolpe et Wolfgang Tiefensee jusqu’en 2009. Après le changement de gouvernement de fin 2009, certaines voix se sont élevées pour réclamer la suppression de cette fonction. Dans le même esprit, en 1997, la RFA a cessé de publier des statistiques séparées sur l’Est et l’Ouest du pays. Cette disposition a rendu plus malaisé le travail du chercheur qui, lorsqu’il veut disposer d’outils de comparaison Est/Ouest, doit les produire lui-même à partir des statistiques régionales. On peut se demander si ce signal officiel, en 1997, ne traduisait pas un désir de normalisation trop hâtif, anticipant sur une réalité qui n’est toujours pas, quant à elle, unifiée et homogène. Force est cependant de constater, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, que la plupart des indicateurs concernant l’Allemagne de l’Est sont au rouge. Le récent atlas de la pauvreté en Allemagne, publié en mai 2009, pointe les inégalités sociales et financières qui existent au détriment des Allemands de l’Est, en raison de la situation économique et démographique. La carte des plus grandes fortunes d’Allemagne, publiée chaque année par la presse, montre que l’Allemagne de l’Est est un désert en la matière – cet indice populaire et spectaculaire renvoie aussi à la différence de patrimoine et de revenu des citoyens de l’Est et de ceux de l’Ouest. Le résultat des dernières élections fédérales du 27 septembre 2009 va dans le même sens : il est frappant de constater que la carte des régions comptant plus de 25 % d’abstentionnistes suit exactement le tracé de la frontière de l’ancienne RDA. Par ailleurs, le territoire de l’ex-RDA est la région la plus « rouge » d’Allemagne en raison des résultats du parti Die Linke en général et du SPD dans le Brandebourg. Les Allemands de l’Est continuent d’avoir des comportements électoraux, religieux, culturels différents de ceux de leurs congénères.
La liste des exemples de cette inégalité pourrait être longue, et le dossier qui suit en propose des analyses détaillées en certains domaines. Mais point ne suffit d’exposer les faits et de constater ces différences, même si le simple fait de les nommer est aujourd’hui parfois assimilé à un désir de jouer les trouble-fête, dans un contexte de commémoration qui continue d’être en grande partie marqué par l’analyse de la « dictature ». Ce dossier a pour objectif de présenter un bilan actuel de ces différences qui perdurent au quotidien entre Allemands et portent encore la trace de deux systèmes politiques et sociaux antagonistes.
Jörg Roesler rappelle les décisions économiques prises en 1990 et montre leurs conséquences actuelles sur la situation économique particulière des « nouveaux Länder ». Wolfgang Weiss analyse en détail les problèmes démographiques. Il revient sur l’évolution parallèle de la démographie dans les deux Allemagne pour y trouver des explications à la situation actuelle. Ses travaux, inédits en France, éclairent pour la première fois le phénomène de l’émigration sélective des jeunes femmes qualifiées vers l’Ouest et montrent clairement l’influence à moyen terme des politiques d’Etat sur le comportement démographique. Il souligne le rôle de « laboratoire » joué par les nouveaux Länder en ce domaine. Et si l’évolution est-allemande était à l’image de ce qui se produira à moyen terme dans toute l’Allemagne, voire dans les pays industrialisés ? François Danckaert présente le phénomène de l’extrême droite à l’Est à partir d’une analyse très précise des données électorales et statistiques. Il remet en question le bien-fondé d’une explication de la place de l’extrême droite par un « héritage » de la RDA plutôt que par le contexte économique, social et politique
Daniela Dahn retrace les étapes de l’élimination progressive de la culture est-allemande. Comme dans son dernier ouvrage Wehe dem Sieger! Ohne Osten kein Westen (2009), elle inverse la vision habituelle d’une Allemagne de l’Est qui serait à la charge de l’ex-RFA pour souligner la perte intellectuelle et culturelle subie par l’Allemagne toute entière. Elisa Goudin-Steinmann envisage les conceptions de la culture à l’Ouest et à l’Est dans une perspective comparatiste et souligne la difficulté d’aborder des phénomènes qui ne font plus, eux non plus, l’objet d’aucune statistique séparée. Sylvie Le Grand-Ticchi se penche sur la situation actuelle des paroisses à l’Est. Après avoir évoqué les bouleversements généraux du paysage religieux en ex-RDA depuis l’unification allemande, elle illustre par des exemples concrets les stratégies mises en œuvre par les paroisses dans un contexte de désaffection et de pénurie. Enfin, Jean Mortier donne son interprétation du phénomène souvent évoqué de l’Ostalgie, caractérisée par des attitudes identitaires spécifiques des habitants de l’Est ; il s’interroge sur la pertinence de cette notion en 2009 et sur l’origine des comportements qui lui sont associés. Quelle place les Allemands de l’Est ont-ils aujourd’hui dans l’Allemagne unifiée ?
Ces contributions essaient d’apporter des éléments de réponse à la question de la normalisation de l’Allemagne de l’Est. Nombre d’observateurs pensaient qu’il suffirait d’une génération pour effacer les différences essentielles : vingt ans plus tard, l’écart semble s’être encore creusé. Comment alors interpréter la persistance de noyaux de résistance à la normalisation ?
Au début de 1990, de nombreuses propositions ont envisagé la façon d'unifier les deux Etats allemands sur le plan économique. De tous ces projets, seules les conceptions élaborées dans le cabinet Kohl ont été réalisées : introduction du deutschmark et privatisation totale, principes majoritairement acceptés par la population est-allemande en raison de la promesse du chancelier de créer des « paysages florissants » en l’espace de quelques années seulement. La recette de Kohl a consisté à introduire sous la forme d’une thérapie de choc l’«économie sociale de marché », qui évolue depuis dix ans en direction du néolibéralisme. En ont résulté l’effondrement de l’économie est-allemande (1990/1991), puis une courte période de rapide remontée pour atteindre 75% du niveau de productivité ouest-allemand, évolution soutenue par des investissements massifs dans l’infrastructure (1992-1996), et un long processus de rattrapage d’une lenteur désespérante (en 2007, tout juste 80 % du niveau ouest-allemand a été atteint). Son issue est incertaine tant qu’un modèle de développement indépendant n’aura pas été trouvé pour l’économie est-allemande.
Wirtschaftliche Einheit Deutschlands auf dem Wege von Währungsunion und Treuhandprivatisierung - eine Bewertung 20 Jahre danach
Anfang 1990 gab es zahlreiche Vorschläge, wie das wirtschaftliche Zusammengehen beider deutscher Staaten gestaltet werden sollte. Davon verwirklicht wurden allein die im Kabinett Kohl entwickelten Vorstellungen der Einführung der DM und einer Totalprivatisierung, die wegen des Versprechens des Kanzlers, innerhalb weniger Jahre „blühende Landschaften" zu schaffen, von der ostdeutschen Bevölkerung mehrheitlich akzeptiert wurden.
Kohls Rezept lief darauf hinaus, die seit einem Jahrzehnt in Richtung Neoliberalismus veränderte „Soziale Marktwirtschaft“ mittels Schocktherapie buchstabegetreu im Osten einzuführen. Herausgekommen ist dabei der Zusammenbruch der ostdeutschen Industrie (1990/91), eine kurze Periode rascher Annäherung auf 75% des westdeutschen Produktivitätsniveau, getragen durch massive Investitionen in die Infrastruktur (1992-1996) und ein bis heute nicht beendeter quälend langsamer Aufholprozess (2007 knapp 80%) mit ungewissem Ausgang, sofern für die ostdeutsche Wirtschaft nicht ein eigenständiges Entwicklungsmodell gefunden wird.
The economical unification of Germany from the monetary union to the privatization through the Treuhand. An evaluation 20 years after.
In the beginning of 1990 numerous conceptions existed how to combine both German economies after unification. Without compromise the ideas of the Bonn administration were realized. Introduced was a neoliberal variation of “Social market economy", but only after Chancellor Kohl in March 1990 had promised “blossoming landscapes” to the East Germans within a short period.
The Deutschmark was introduced by shock therapy followed by total privatization of the state owned enterprises. This policy resulted in the break down of the East German industry (1990-1991). It was followed by a short period of rapid growth (1992-1996) up to 75 % of the West German level mainly as result of heavy investments in the infrastructure. Since then the approach to the economic level of West Germany was extremely slow, reaching just under 80 % before the actual world economic crisis. The end of this catching up process remains vague as long as an original way to restructure the East German economy cannot be found.
Regional-Demographische Aspekte der deutschen Fusion - eine Bilanz nach 20 Jahren
Außer der politischen, ökonomischen und sozialen Veränderung durchlebt Ostdeutschland seit 20 Jahren auch eine regelrechte demographische Revolution. Seit 1989 hat die Region nicht nur 1/9 der Einwohner (2 Mio.) verloren. Im Zeitraffer änderte sich auch die Struktur der Bevölkerung. Der allgemeine demographische Wandel, dadurch gekennzeichnet, dass die schon hohe Lebenserwartung rasch weiter wächst und die Fertilität bereits seit zwei Generationen unter dem Niveau des Ersatzes der Elterngeneration liegt, hat sich nach der deutschen Fusion intensiviert. Er wird durch selektive Abwanderungen beschleunigt und durch einen sehr hohe Anteil junger, hoch qualifizierter Personen dominiert. Eine weltweite Besonderheit der ostdeutschen Migration ist ein überproportionaler Anteil Frauen mit arbeitsweltlichem Wanderungsmotiv. Dieses spezifische Erbe der DDR reflektiert die damalige emanzipierte Stellung der Frauen in der Arbeitswelt. Ihr Anspruch vor allem auf berufliche Selbstverwirklichung und ökonomische Unabhängigkeit wird jetzt von den Müttern und Großmüttern an die Töchter und Enkelinnen weiter gegeben.
Aspects démographiques régionaux de la fusion allemande. Un bilan vingt ans plus tard.
Outre le changement politique, économique et social, l'Allemagne de l’Est traverse aussi depuis vingt ans une révolution démographique. Depuis 1989, la région n’a pas seulement perdu 1/9ème de ses habitants (2 millions). En un processus accéléré, la structure de la population a également changé. La mutation démographique générale s’est intensifiée après la fusion allemande. Elle se caractérise par l’augmentation d’une espérance de vie déjà élevée et par une fertilité qui se situe en-dessous du niveau de remplacement depuis deux générations. Ce processus est accéléré par les migrations sélectives qui concernent principalement des personnes jeunes et très qualifiées. Une spécificité de la migration est-allemande, qui la distingue du reste du monde, est une très grande proportion de femmes qui émigrent pour chercher du travail. Cet héritage spécifique de la RDA reflète la situation autrefois émancipée des femmes dans le monde du travail. Leur désir d’émancipation personnelle par le travail et d’indépendance économique est maintenant transmis par les mères et les grands-mères aux filles et petites-filles.
Regional-Demographic Aspects of the German Fusion – A Balance after 20 Years
Besides the political, economical and social change Eastern Germany underwent a real demographic revolution within the last 20 years. Not only that the region has lost 1/9 of it’s inhabitants (2 Mio.), it also experienced a very fast change of the structure of the population. The general Demographic Change is characterized by an increase of the already high life expectancy and a fertility which lies beneath the level of replacement of the parental generation for the last two generations. This process intensified since the German fusion. It was accelerated by a selective emigration and dominated by a very high percentage of young, highly qualified people. In the world the disproportionately high fraction of women with work related migration-motives is a distinction of the Eastern German migration. This specific heritage of the GDR reflects the emancipated role of women in the working world of that time. The claims especially for professional self-fulfillment and economical independence is now being passed on from mothers and grandmothers to their daughters and granddaughters.
Vingt ans après la chute du mur, l'extrême droite allemande a proportionnellement plus de membres dans les nouveaux que dans les anciens Länder. Elle y est également plus active, davantage marquée par la sous-culture skinhead et le néonazisme ainsi que par le poids du NPD. Les résultats aux nombreuses élections de l’année 2009 confirment à la fois le déséquilibre Est-Ouest et la position centrale de ce parti. Qu’il s’agisse du personnel ou des élections, le détail de l’analyse et la prise en compte des évolutions à l’Est comme à l’Ouest depuis le début des années 1990 permettent de mettre en perspective la situation actuelle. Loin de renvoyer principalement à l’héritage de la RDA, elles font apparaître une détermination prépondérante par les modalités de l’unification et la brève histoire de l’Allemagne unifiée ainsi que par les évolutions et les stratégies au sein de l’extrême droite.
Rechstradikalismus im Osten im Jahre 2009. Elemente eines Vergleich mit den bundesweiten Entwicklungen seit Anfang der neunziger Jahre.
Zwanzig Jahre nach dem Fall der Mauer hat die extreme Rechte in Deutschland verhältnismäßig mehr Mitglieder in den neuen als in den alten Bundesländern. Im Osten ist sie auch aktiver und durch die Skinhead-Subkultur und den Neonazismus sowie durch den Einfluss der NPD stärker geprägt. Die Ergebnisse bei den zahlreichen Wahlen des Jahres 2009 bestätigen das Ost-West-Gefälle und die zentrale Rolle dieser Partei. Sowohl beim rechtsextremen Personenpotential als auch bei den Wahlen kann die aktuelle Situation im Rahmen der Detailanalyse und aufgrund der Berücksichtigung der Entwicklungen seit Anfang der 90er Jahre eingeschätzt und in ihrem Zusammenhang gesehen werden. Nicht das Erbe der DDR wird als entscheidender Faktor sichtbar, sondern die Modalitäten der Vereinigung und die kurze Geschichte des vereinigten Deutschland sowie die Entwicklungen und die Strategien im rechtsextremen Spektrum.
The far-right in the East in 2009. Elements for an analysis of country-wide evolutions since the early 1990s.
Twenty years after the fall of the wall, the German far-right has proportionally more members in the New than in the Old Länder. It is more active there too, more characterized by the skin head subculture and neonazism, as by the weight of the NPD. The results of numerous elections in 2009 confirm the imbalance between East and West and the central position occupied by this party. Whether concerning the political apparatus or elections, this detailed analysis of evolutions in the East as well as in the West since the beginning of the 1990s provides new perspective on the current situation. Far from being rooted in the legacy of the GDR, the determining factors lie in the modalities of unification, the brief history of unified Germany as well as in the evolutions and strategies of the far right.
Lorsque l'on observe les mécanismes de transition dans les nouveaux Länder, le secteur culturel est très souvent absent des débats, alors qu’il cristallise de nombreux enjeux pour les Allemands de l’est. L’absence de statistiques différenciées, ainsi que la rareté des documents officiels abordant le thème des différences est-ouest qui persistent aujourd’hui, permettent déjà de tirer des conclusions sur le discrédit global jeté sur l’expérience culturelle de la RDA, et obligent le chercheur à se tourner vers d’autres sources. Dans le secteur culturel, contrairement à ce qui avait été prédit lors de l’unification en 1990, une génération n’a pas suffi à « gommer » les différences est-ouest. Nos recherches montrent que certaines pratiques, mais aussi certaines convictions sont restées largement ancrées dans la conscience collective à l’est, et ce phénomène peut être lu comme une forme d’héritage de l’ex-RDA. Dans les faits, la Breitenkultur de RDA n’a pas totalement disparu sans laisser de traces après l’adhésion à la RFA. Cette esquisse de ce qui reste de l’identité culturelle de l’ex-RDA permet également de comprendre, en filigrane, comment se formulent les problèmes d’identité au sein de l’Allemagne réunifiée.
Zwanzig Jahre danach : ein Kulturbarometer der deutschen Vereinigung
Wenn man sich mit den Transformationsmechanismen in der ehemaligen DDR befasst, bleiben die kulturellen Aspekte oft unberücksichtigt. Kann man zwanzig Jahre nach dem Fall der Mauer, sagen, dass der Prozess der Vereinigung im kulturellen Bereich abgeschlossen ist? oder anders formuliert : Gibt es noch Unterschiede zwischen den alten und den neuen Bundesländern? Seit einigen Jahren wird das Thema der kulturellen Vereinigung in den öffentlichen Dokumenten kaum noch erwähnt. Hinzukommt, dass eine Bundeskulturstatistik, die die Unterschiede zwischen den alten und den neuen Ländern berücksichtigen würde, seit 1997 nicht mehr existiert. Trotzdem kann man anhand von anderen Quellen zeigen, dass von der Kulturpraxis in der DDR als kollektive Erfahrung etwas übrig geblieben ist. Der Umgang der Kulturarbeiter mit ihrem eigenen Beruf ist in den östlichen Bundesländern anders. Man kann einige Habitus erkennen, die nach der Wende fortgedauert haben. In dieser Hinsicht ist das System der Breitenkultur der DDR nicht völlig abgewickelt worden. Das hat auch einige Folgen für die kulturelle Identität des vereinten Deutschlands.
Twenty years after: a cultural barometer of German unification
When we study the mechanisms of transition in East Germany, the cultural area is very often away of debates, while it crystallizes numerous stakes for the Eastern Germans. The absence of differentiated statistics, as well as the small number of official documents on the topic of differences between east and west that persist today, already allow to draw conclusions on the total disrepute thrown on the cultural experience of GDR. In the cultural area, contrary to what had been predicted during unification in 1990, a generation was not enough to "efface" differences between the old and the new Länder. Our researches show that certain practices, but also certain believes remained broadly anchored in collective consciousness in East-Germany, and this phenomenon can be read as a form of inheritance of ex-GDR. In facts, the Breitenkultur of GDR did not completely disappear without leaving traces. This draft of what remains the cultural East-german identity also allows to understand how the problems of identity within reunified Germany formulate.
De nombreux exemples montrent la répression de la culture est-allemande : épuration dans les médias, mise à l'écart des intellectuels de l’Est (Ulrich Plenzdorf, Christoph Hein, Stephan Hermlin, Stefan Heym), instrumentalisation des dossiers de la Stasi. Socialisme et capitalisme étaient en réalité de véritables jumeaux, voire des frères siamois. Vingt ans après la fin de la division du monde, les choses semblent claires : le socialisme a perdu, le capitalisme a triomphé. En réalité, du fait de la disparition du socialisme est-allemand, le système capitaliste n’a plus de contrepoids, n’a plus en face de lui de force correctrice. La persistance de certaines valeurs auxquelles les Allemands de l’Est continuent à tenir, telles que la justice sociale, pourrait contaminer tous les Allemands. Dépourvu d’adversaire, le vainqueur risque de perdre son équilibre.
Nichts vom Verlierer lernen, heiβt verlieren lernen. Der Westen wird seiner Beute beraubt – eine Bilanz zwanzig Jahre danach.
Zahlreiche Beispiele belegen die Unterdrückung der ostdeutschen Kultur: Säuberung in den Medien, Verdrängung der ostdeutschen Intellektuellen (Ulrich Plenzdorf, Christoph Hein, Stephan Hermlin, Stefan Heym), Instrumentalisierung der Stasi-Akten. Sozialismus und Kapitalismus waren in Wirklichkeit Zwillingsbrüder, siamesische Zwillinge sogar. Zwanzig Jahre nach dem Ende der Spaltung der Welt scheint alles klar zu sein: der Sozialismus hat verloren, der Kapitalismus gesiegt. Aufgrund des Untergangs des ostdeutschen Sozialismus hat das kapitalistische System jedoch kein Gegengewicht mehr, keine korrigierende Kraft. Bestimmte Werte wie die soziale Gerechtigkeit, die den Ostdeutschen weiterhin am Herzen liegen, könnten alle Deutschen anstecken. Ohne Gegner läuft der Sieger Gefahr, das Gleichgewicht zu verlieren.
Learning nothing from the loser means learning how to loose. The West was deprived of its spoils - a balance sheet after twenty years.
Numerous examples illustrate the repression of the East German culture: purification in the medias, lack of voice provided for Eastern intellectuals (Ulrich Plenzdorf, Christoph Hein, Stephan Hermlin, Stefan Heym), instrumentalization of the Stasi-files. Socialism and capitalism were really brothers, Siamese brothers. Twenty years after the end of the world’s division into spheres of influence, things seem to be clear: socialism has lost, capitalism has triumphed. In reality, as East German socialism has disappeared, the capitalist system has no counterweight, no correcting countervailing force. The persistence of certain values to which the East German continue to be attached, as social justice, might very well "contaminate" all Germans. Without an adversary, the winner could lose his balance.
Cette étude dresse le bilan de la situation religieuse en Allemagne de l'Est depuis la chute du mur à partir du cas concret des paroisses protestantes. Cet échelon essentiel de la vie ecclésiale connaît de profonds bouleversements (vieillissement, brassage de population ; réduction de personnel et appel au bénévolat ; étiolement de certaines activités, regroupements structurels) sur la base des radicales transformations démographiques, politiques et institutionnelles entraînées par la réunification. La thématique missionnaire connaît un regain d’intérêt face au phénomène massif de non-affiliation religieuse. Des engagements nouveaux apparaissent, dans le secteur de l’éducation et de la culture notamment (essor des écoles confessionnelles ; formation des fidèles). On observe un singulier mouvement de convergence entre la France et l’Allemagne, au-delà de situations juridiques et confessionnelles fort différentes.
Die Lage in den evangelischen Kirchen. Der Fall der Gemeinden.
Der vorliegende Beitrag untersucht die innerkirchliche Situation in Ostdeutschland am Beispiel evangelischer Gemeinden zwanzig Jahre nach dem Fall der Mauer. Diese Schlüsselebene kirchlichen Lebens ist in tiefen Umbruchsprozessen begriffen (Überalterung, Durchmischung der Bevölkerung ; Stellenstreichungen, Aufwertung der ehrenamtlichen Arbeit ; Rückgang bestimmter Aktivitäten, Umstrukturierungen) auf dem Hintergrund der radikalen demographischen, politischen und institutionellen Transformationen im Zuge der Wiedervereinigung. Der Missionsgedanke wird angesichts der massiven Konfessionslosigkeit neu entdeckt. Neue Tätigkeitsfelder werden unter anderem im Bereich der Bildung erschlossen (Erfolg der konfessionellen Schulen ; Betonung eines allgemeinen Bildungsauftrags). Beobachtet wird eine seltsame Konvergenz der Entwicklungen in Frankreich und Deutschland jenseits der grundverschiedenen staatskirchenrechtlichen und konfessionellen Lage.
The situation in the Protestant churches. The case of parishes.
This study considers religion in Eastern Germany since the fall of the wall in terms of the specific situation of Protestant parishes. This essential echelon of ecclesial life is going through major upheavals (aging people, intermixing of populations, personnel cuts, appeal to volunteers; phasing out of activities, grouping of structures) in a context of radical demographic, political and institutional transformations, all due to reunification.There are new developments such as a renewed interest in missionary work at a time of non-religious affiliation, new commitments in education and culture, among others, growth of religious schools, training of the faithful, and a convergence between France and Germany that goes beyond very different legal and confessional situations.
L'« ostalgie » ne peut être réduite à une forme de nostalgie. L’euphorie de l’unification en 1990 a rapidement cédé la place à une déception des Allemands de l’Est, allant de pair avec un retour vers l’identification à des éléments de la vie quotidienne propres à l’Est. Cette attitude a servi à une commercialisation de l’image de la RDA, surtout en 2003-2004 et a favorisé le développement des clichés creusant le fossé entre Est et Ouest en même temps que persistait la différence de traitement entre Allemands de l’Est et de l’Ouest en de nombreux domaines. Les statistiques les plus récentes montrent que le rattrapage promis n’a toujours pas eu lieu. Cette situation favorise l’absence d’identification avec le modèle politique de la République Fédérale et renforce des différences importantes dans les mentalités.
Ostalgie und Identitätskonstruktionen
Ostalgie kann nicht auf eine Form der Nostalgie reduziert werden. Die Euphorie der Vereinigung im Jahre 1990 wich alsbald der Enttäuschung der Ostdeutschen und ging einher mit einer Rückkehr zur Identifikation mit Elementen des Alltagslebens, die dem Osten eigen waren. Diese Haltung diente vor allem 2003/04 einer Kommerzialisierung des DDR-Bildes und förderte die Entwicklung von Klischees, die den Graben zwischen Ost und West vertieften, während auf zahlreichen Gebieten die unterschiedliche Behandlung von Ost- und Westdeutschen weiterbestand. Die neuesten Statistiken zeigen, dass die versprochene Aufholjagd immer noch nicht stattgefunden hat. Diese Situation begünstigt die fehlende Identifikation mit dem politischen Modell der Bundesrepublik und verstärkt wichtige Unterschiede in den Mentalitäten.
"Ostalgie" and contructions of identity
Ostalgie cannot be reduced to a form of nostalgia. The euphoria of unification in 1990 rapidly turned into disappointment for East Germans: they subsequently re-identified with daily life realities typical of the East. This attitude helped to commercialize the image of the GDR, especially in 2003-2004. Consequently, the development of clichés accentuated the gap between East and West while inequality of treatment persisted in numerous domains. Most recent statistics show that the promised and long-awaited recovery has yet to take place. This comforts a lack of identification with the Federal Republic's political model and considerable differences in mentalities.
Victoire pour la coalition chrétienne-libérale
mais des débuts difficiles pour le nouveau gouvernement
Les dernières élections fédérales remontent à maintenant plus de deux mois, leurs résultats ont été acquis et acceptés immédiatement après leur diffusion sur les chaînes de télévision. La défaite du SPD n'a surpris que par son ampleur. Bien que celle-ci fût attendue, la question se posait, la veille des élections, de savoir si chrétiens-démocrates et libéraux obtiendraient ensemble suffisamment de voix et, ce faisant, de sièges pour constituer un nouveau gouvernement ou bien si, faute d’un tel résultat, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates se verraient, comme en 2005, contraints de reconduire une nouvelle grande coalition. Au vu des sondages, les deux options semblaient plausibles, encore qu’avec le temps, le FDP ait bien paru s’établir durablement au-delà de 13%, ce qui pouvait passer pour paradoxal dans la mesure où la crise mondiale provoquée par les excès du capitalisme financier aurait pu/dû provoquer une désaffection des électeurs par rapport à ce parti qui se comprend comme le défenseur le plus exigeant de l’économie de marché. Il n’en fut rien et les contributions de ce dossier consacré aux élections fédérales du 27 septembre tentent d’apporter les explications à ce paradoxe. Les électeurs allemands ont, en tous cas, rejeté clairement la grande coalition et donné un mandat non moins clair à la coalition chrétienne-libérale conduite par Angela Merkel qui reste chancelière, malgré un avertissement sévère des électeurs à l’encontre de son parti. Ensemble, les deux partis de rassemblement que sont CDU/CSU et SPD n’ont réuni que 56,8% des voix contre 82% en 1957 ou 88,8% en 1969. L’érosion des grands partis est le constat qui s’impose, elle profite diversement aux trois autres formations représentées au Bundestag,, le FDP, La Gauche et les Verts qui se situent entre 10 et 15%.
Ce qui importe, c’est que malgré un système désormais décidément pluripartite, l’Allemagne a pu se doter d’un gouvernement, qu’elle reste donc gouvernable grâce à une coalition dont la majorité ne peut être contestée. L’affaire ne fait plus grand bruit aujourd’hui mais au sein du SPD des voix s’étaient élevées pendant la campagne électorale pour réclamer que la question des mandats supplémentaires (Überhangmandate) soit réglée avant l’échéance du 27 septembre ou d’envisager une plainte en illégitimité pour le cas où chrétiens-démocrates et libéraux n’auraient pas obtenu la majorité absolue des sièges sans mandats supplémentaires. Le mandat donné par les électeurs à la coalition chrétienne-libérale n’est pas entaché du moindre soupçon d’illégitimité comme cela aurait pu être le cas si CDU/CSU et FDP n’avaient obtenu la majorité des sièges au Bundestag que grâce au jeu de mandats supplémentaires : même sans ces mandats, ceux-ci comptent, en effet, 215 + 93 = 308 sièges dans un parlement qui n’en aurait eu que 598 sans de tels mandats. Le Bundestag en compte finalement 622 en raison de 24 mandats supplémentaires qui proviennent d’un surplus de sièges obtenus directement par les seuls partis chrétiens-démocrates dans les conscriptions électorales.[1] En l’état présent, la coalition chrétienne-libérale compte 332 sièges sur 622, ce qui lui donne une avance de 20 sièges sur la majorité absolue.
Les élections fédérales ont également eu pour effet de débloquer les négociations qui trainaient dans les Länder où il venait d’y avoir des scrutins régionaux, comme en Sarre, en Thuringe et en Saxe, le 30 août 2009, ou comme dans le Brandebourg où il était prévu de longue date qu’il ait lieu le même jour que les élections fédérales, ou encore au Schleswig-Holstein, suite à la rupture de la grande coalition CDU/SPD provoquée délibérément par le ministre-président chrétien-démocrate, P.H. Carstensen, qui comptait sur un effet d’entraînement des tendances favorables à la CDU et au FDP pour échanger son partenaire social-démocrate contre le FDP. Les résultats lui ont permis de procéder à l’échange mais au prix de pertes cuisantes pour son parti qui réalise son plus mauvais score depuis 1947 et d’un renforcement à son détriment des libéraux (+8,3 points par rapport à 2005), comme au plan fédéral. La comparaison entre les premières voix exprimées pour l’élection directe des députés dans les circonscriptions électorales et les deuxièmes voix fait apparaître une perte de 80.000 voix pour la CDU et de 65.000 voix pour le SPD tandis que le FDP en gagnait 70.000, les Verts, près de 30.000 et la Gauche une dizaine de milliers : il n’est de meilleure preuve que le FDP a profité d’un report massif d’électeurs chrétiens-démocrates et les formations de gauche d’un report de voix en provenance du SPD
Dans le Brandebourg, les résultats ont permis au ministre-président social-démocrate, Matthias Platzeck, d’échanger au gouvernement de Potsdam la CDU au profit de Die Linke. Sa décision était double, intégrer Die Linke et en même temps suivre une logique d’opposition à la coalition gouvernementale qui se mettait en place à Berlin. Il a surtout récolté une crise provoquée par l’appartenance à la Stasi de députés de Die Linke. C’est un sort qui a été épargné au SPD de Thuringe qui, en position d’arbitrage malgré un score faible de 18,5% des voix, a préféré entrer dans une grande coalition dirigée par une CDU qui avait dirigé seule le Land lors de la magistrature précédente et se trouvait aplatie à 31,2% suite à la perte d’autorité de son ministre-président sortant D. Althaus, à l’origine d’un accident de ski ayant entrainé, par sa faute, la mort d’une mère de famille.
Après avoir été, quatre ans durant, en adéquation avec la grande coalition à Berlin, la Saxe s’est mise à l’heure chrétienne-libérale après les élections régionales d’août 2009 : le FDP apporte désormais à la CDU l’appoint que lui avait depuis 2004 fourni le SPD. En Sarre, il aura fallu toute la maladresse d’Oskar Lafontaine (leader avec G. Gysi de Die Linke) pour empêcher que se constitue, sur la base de la défaite de la CDU du ministre-président sortant, Peter Müller (34,5% contre 47,5% en 2004), un gouvernement réunissant au sein d’une même coalition SPD, Die Linke et les Verts. Les Verts, partagés sur les choix à faire, ont finalement donné la préférence à la CDU et permis ainsi à P. Müller d’être reconduit dans ses fonctions à la tête de la première coalition association au pouvoir CDU, FDP et Verts. Ces évolutions confirment qu’au niveau des Länder toutes les coalitions sont potentiellement plausibles, mais qu’à l’Ouest les tentatives d’inclure Die Linke dans des coalitions gouvernementales ont pour l’instant, toutes, échoué et que même, à l’Est comme en Thuringe, une telle coalition ne va pas de soi.
Cette recomposition des alliances régionales n’affecte pas la position au sein du Conseil fédéral (Bundesrat) des partis de la coalition gouvernementale à Berlin, comme il ressort du tableau ci-dessous. CDU/CSU et FDP y détiennent ensemble la majorité des sièges et peuvent compter sur l’apport occasionnel de gouvernements de Hambourg et de Sarre si les Verts avec lesquels ils y partagent le pouvoir sont prêts à les suivre. Ceux-ci pourraient être plutôt tentés de forcer ces gouvernements de rester neutres afin de n’être pas en opposition trop flagrante avec les gouvernements où les Verts coopérent avec le SPD, comme c’est le cas à Berlin et à Hambourg.
Les difficultés du nouveau gouvernement
Mais c’est sans doute d’ailleurs que les difficultés menacent le nouveau gouvernement de la chancelière, A. Merkel qui, en passant apparemment sans état d’âme d’un partenaire social-démocrate à un partenaire libéral fait preuve d’un opportunisme certain. Pour satisfaire le FDP que sa victoire rend exigeant, elle s’est engagée, contre les avis des Sages et des experts, dans une politique qui cherche à concilier l’impossible : l’abaissement des impôts et la réduction du déficit budgétaire. Sans doute, le FDP fait-il de la baisse des impôts la clé du retour à la croissance qui engendrera de nouvelles rentrées fiscales. Mais certains ministres-présidents chrétiens-démocrates peinent d’autant plus à suivre la chancelière dans cette analyse que la baisse des impôts se fait au détriment des Länder. Les ministres-présidents chrétiens-démocrates de Sarre, du Schleswig-Holstein et de Thuringe menacent début décembre d’opposer leur veto à la réforme. L’opinion ne comprend pas non plus cette contradiction et sanctionne les partis de la coalition gouvernementale en leur retirant quelques points de reconnaissance et d’autorité. Par ailleurs CDU, CSU et FDP s’opposent sur la réforme de la santé et de la politique familiale : la chancelière a répondu favorablement là la demande de la CSU d’accorder une allocation d’éducation à la maison aux ménages qui ne veulent pas recourir aux crèches ou aux jardins d’enfants. Mais c’est surtout la démission du ministre du Travail, F.-J Jung, quelques semaines seulement après la formation du nouveau gouvernement et le remaniement qu’il a entrainé qui pèse sur les débuts de la coalition CDU/CSU-FDP de la chancelière. C’est pour la gestion désastreuse de la politique de communication qu’il eue en tant que ministre de la Défense du précédent gouvernement que F-.J. Jung a dû démissionner. Il a, en effet, défendu contre vents et marées la demande de la Bundeswehr en Afghanistan de faire bombarder, sans avertissement préalable et malgré les objections des pilotes, par des avions F 15 américains deux camions citerne préalablement volés à la Bundeswehr alors que n’était pas garantie l’absence de civils aux alentours. D’autres tensions opposent encore CDU, CSU et FDP quand il y va de la nomination d’Erika Steinbach, présidente de la Fédération des Réfugiés, au sein du conseil de la Fondation contre les expulsions. Faute d’avoir réglé suffisamment tôt cette question, la chancelière risque de désavouer son ministre libéral des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, qui a garanti à la Pologne que celle-ci n’entrerait dans ce conseil et de provoquer une crise avec la Pologne qui ne pardonne pas E. Steinbach d’avoir refusé, en 1990, de voter le Traité 2+4 réglant les aspects extérieurs de l’unification parce que celui-ci entérinait la ligne Oder-Neisse comme frontière germano-polonaise.
La victoire électorale n’a pas donné une nouvelle impulsion à l’Allemagne alors que celle-ci aurait besoin de repères politiques clairs pour gérer la crise économique et sociale qu’elle connaît comme les autres pays d’Europe, à défaut de pouvoir réellement la surmonter. Cette contribution introductive laisse le soin aux différents articles de ce dossier d’éclairer plus avant les résultats des élections du 27 septembre en Allemagne. J.-P. Gougeon trace le nécessaire tableau d’ensemble et fournit les grandes clés de compréhension que viennent ensuite compléter et détailler les études de H. Miard-Delacroix (le SPD), J.-L. Georget (la CDU), M. Weinachter (le FDP) et C. Caro (les Verts) sur les principaux partis. Pour Die Linke, nous renvoyons volontiers à l’étude que J.-P. Gougeon a consacrée à ce parti dans notre numéro 186/2008. Mais nous avons tenu aussi à remettre ces élections en situation avec les analyses de B. Lestrade sur la crise sociale, de G. Sebaux sur ce qui a fait de la politique d’intégration un enjeu électoral, ainsi que de H. Brodersen sur la situation économique à travers l’étude de la politique économique de la Grande coalition, l’étude D. Herbet nous rappelant judicieusement en fin de parcours comment ces élections allemandes, à travers le journal Le Monde, ont été perçues en France.
[1] Les mandats supplémentaires proviennent de ce qu’un ou plusieurs partis – en l’occurrence, cette fois, les seuls partis CDU et CSU qui en comptent au total 24 - obtiennent dans les circonscriptions des Länder plus de mandats directs que le décompte général, au titre de la seconde loi, ne leur en attribue. Ces sièges directement acquis dans les circonscriptions au scrutin majoritaire ne peuvent être contestés, mais il y a dès lors une différence avec le nombre de sièges qui auraient dû revenir au parti au titre de la seconde voix, qui décide, à la proportionnelle, de la répartition globale des sièges (ou mandats) entre les partis ayant obtenu au moins 5% des suffrages. Dans certains Länder, l’obtention de mandats supplémentaires, lors des élections régionales, conduit à l’attribution de mandats complémentaires aux autres partis afin de rétablir l’équilibre perturbé. Ce n’est pas le cas au niveau des élections fédérales. Alors que le mode de scrutin est proportionnel et que le suffrage est non seulement universel, direct, libre et secret mais encore égal, cela signifie que chaque voix exprimée n’a pas le même poids, qu’un même nombre de voix ne conduit pas à l’attribution d’un même nombre de sièges. Dans un jugement du 3 juillet 2008, le Tribunal fédéral constitutionnel avait, de ce fait, demandé au législateur de revoir, d’ici 2011, cette procédure d’attribution de mandats supplémentaires. Au sein du SPD, des voix s’étaient élevées pour dire qu’une victoire électorale qui serait due à des mandats supplémentaires poserait la question de sa légitimité.
Les Libéraux ont été les grands vainqueurs du scrutin du 27 septembre 2009 en Allemagne. Après onze années passées dans l'opposition, le FDP (Parti libéral démocrate) est revenu au pouvoir, avec un score jamais atteint depuis sa création. Au soir des résultats, le FDP semblait ainsi arriver en position de force dans la perspective des négociations avec son futur partenaire de coalition, la CDU/CSU, en vue d’établir le programme du gouvernement pour la législature à venir. De fait, l’empreinte du FDP sur la rédaction du « contrat » signé le 26 octobre 2009 est évidente - même si le parti a dû faire des concessions, en particulier dans les domaines où il se distingue le plus de la CDU/CSU. Mais l’influence réelle du FDP sur la politique que va effectivement mener la coalition « noire-jaune » dans les années à venir reste soumise à plusieurs facteurs - notamment l’évolution de la crise économique et ses conséquences.
Eine starke FDP?
Die Liberalen waren die grossen Gewinner der Bundestagswahl vom 27. September 2009. Nach elf Jahren in der Oppositon erreichte die FDP das beste Wahlergebnis seit ihrer Gründung und kehrte wieder an die Macht zurück. Im Blick auf die bevorstehenden Koalitionsverhandlungen mit der CDU/ CSU gab sich die FDP am Wahlabend als selbstbewusster Verhandlungspartner. Tatsächlich hat die FDP dem am 26. Oktober unterzeichneten Koalitionsvertrag deutlich ihren Stempel aufgeprägt. Allerdings musste die FDP gerade in den Bereichen, in denen sie sich besonders deutlich von der CDU/ CSU absetzt, Konzessionen machen. Wie gross der Einfluss der FDP auf die Politik der schwarz-gelben Koalition in den kommenden Jahren aber tatsächlich sein wird, hängt von mehreren Faktoren ab - vor allem der Wirtschaftskrise und ihren Folgen.
Laut amtlicher Statistik waren bei der Bundestagswahl 2009 knapp 9% der Wahlberechtigten Menschen mit Migrationshintergrund. Ziel des Artikels ist, den Stand der politischen Partizipation und Repräsentation der Deutschen mit Migrationshintergrund (Aussiedler, Deutsch-Türken) zu ergründen. Integration war ein zentrales Thema der Groβen Koalition. Die Bundestagswahl bietet somit die Möglichkeit, die schwarz-rote Integrationspolitik auf den Prüfstand zu stellen. Dabei ist zu hinterfragen, ob der Integrationsdiskurs (Islam-Konferenz, nationaler Integrationsgipfel) und die Mobilisierungsstrategien der politischen Eliten ausreichten, um einen nennenswerten Wechsel im Wahlverhalten der "Neudeutschen" zu erreichen. Es ist auβerdem zu fragen, ob der neu konstituierte Bundestag in dieser Hinsicht repräsentativ für die Bevölkerung ist.
Politique d'intégration et intégration politique : la grande coalition et les « nouveaux Allemands » au miroir des législatives de 2009
D’après les statistiques officielles, 9% des électeurs appelés aux urnes pour les législatives de 2009 étaient des personnes issues de l’immigration. Cet article se propose d’évaluer le degré de participation, et de représentation politique des Allemands issus de l’immigration (Aussiedler, Turco-Allemands). L’intégration était un thème central de la grande coalition. Les législatives offrent donc l’opportunité de mesurer les effets de la politique d’intégration. Il s’agit d’analyser si la rhétorique intégrationniste (Conférence sur l’islam, Sommet national sur l’intégration) et les stratégies de mobilisation des élites politiques ont suffi à susciter une modification significative du comportement électoral des « nouveaux Allemands ». On peut se demander enfin si le Bundestag nouvellement constitué est à cet égard représentatif de la population.
Abstract:
This article is set to describe the present difficulties of the German economy to overcome the most profound economic downturn experienced since the foundation of the German Federal Republic. The article analyses the consequences for the national factors of growth (consumption, investment and public spending) due to the alteration of global demand for Germany. It questions the possibility for the German economy to simply come back to the situation before the crises started, continuing with a system based specifically on exportation strengthened by strongly controlled salary costs and social expenditure – without a special concern for internationally equilibrated exchange of good and services. The article also discusses an alternative way to overcome the crises: a growth strategy based on sustainable growth defined in common by the European member states and coordinated by the European Union.
Résumé :
L'article est conçu comme la chronique des difficultés de l’économie allemande pour sortir de la plus grave crise économique depuis 60 ans. Il analyse les conséquences du recul sensible de la demande mondiale s’adressant à l’Allemagne sur les facteurs internes de la croissance : la consommation, l’investissement et la dépense publique. Il pose la question de la possibilité d’un simple retour à la situation ex ante, à savoir un modèle où la croissance est principalement tirée par les exportations sur fond de maîtrise des coûts salariaux et des dépenses sociales, sans se soucier des équilibres internationaux. L’article esquisse une voie alternative : celle de la construction d’une stratégie de croissance européenne portée par « l’investissement durable », stratégie impulsée par les Etats-membres et coordonnée par l’Union européenne.
Zusammenfassung:
Der vorliegende Artikel ist eine Analyse der derzeitigen Probleme der deutschen Volkswirtschaft und vor allem der Frage, wie die Bundesrepublik die tiefste Wirtschaftskrise seit ihrer Gründung vor 60 Jahren zu überwinden gedenkt. Er analysiert die Konsequenzen des spürbaren Rückgangs der an Deutschland gerichteten Weltnachfrage auf die internen Wachstumsfaktoren: Konsum, Investitionen und Staatsausgaben. Anschließend stellt er die Frage nach einer einfachen Rückkehr zur Situation vor der Krise, d.h. zu einem Modell, welches hauptsächlich von den Exporten auf der Grundlage gezügelter Arbeitskosten und Sozialausgaben angetrieben wird – ohne Rücksicht auf internationale Gleichgewichte. Der Artikel versucht abschließend, eine alternative Wirtschaftspolitik zu skizzieren : der Aufbau einer europäischen Wachstumsstrategie getragen von « nachhaltigen Investitionen », eine Strategie die von den europäischen Mitgliedsstaaten vorangetrieben und von der EU koordiniert wird.
Résumé :
Dans les deux mois de la campagne électorale des élections au Bundestag, la presse française a régulièrement repris les thèmes développés par la presse allemande : perte de profil des partis de la coalition gouvernementale (CDU et SPD), qui seraient prêts à la reconduire, et campagne en conséquence ennuyeuse. Mais les articles ont rendu hommage à l'efficacité de la chancelière, la femme la plus puissante du monde », et la presse a ainsi « fait campagne » en faveur d’Angela Merkel. Concernant le couple franco-allemand, la comparaison entre A. Merkel et le président de la République française ne fut que rarement à l’ordre du jour. Le Monde a été le seul journal à intensifier l’information sur la vie politique allemande et les évolutions de la société allemande dans la perspective d’un renforcement des relations franco-allemandes, d’une meilleure connaissance réciproque favorable à l’intégration européenne.
Abstract :
During the two months of the German campaign to the Bundestag elections, the French press regularly related the subjects which were developed through the German press: The two parties (CDU and SPD) lost their profile in the Big Coalition government, although they would be willing to extend and German people found the campaign very boring. But articles have praised the effectiveness of the Chancellor, the "most powerful woman in the world", and the press has finally "campaigned" in favor of Angela Merkel. Concerning the French-German couple, A. Merkel and the French president were rarely compared. The French newspaper Le Monde was the only one who used this campaign to increase information about German politic life and society: his purpose was to strength the French-German relationships, and to get a better mutual understanding in favor of European integration intensify.
A comparison between A. Merkel and the French president was not made very often though the importance of the French German couple. The French newspaper Le Monde was the only one who used this campaign to present the changes in German politic life and society: his purpose was to intensify French German Relationship and European integration.
Pierre Verluise, 20 ans après la chute du mur.
L'Europe recomposée, Paris, Choisel, 2009, 259 p.
P. Verluise est directeur du site géopolitique www.diploweb.com
Suivre sur twitter : http://twitter.com/diploweb
Pierre Verluise dresse un vaste panorama de l’Europe de 1989 à 2009 et y inclut même des retours sur les politiques stratégiques américaine et soviétique et sur les relations franco-allemandes, avant l’unification. En effet, la fin du conflit Est-Ouest et les bouleversements en Europe qui en découlèrent, ainsi que la remise en question du couple franco-allemand constituent les axes structurants d’un ouvrage, qui propose un bilan du processus de recomposition de l’Europe, « 20 ans après la chute du mur ». Cet ouvrage offre l’avantage de se lire avec plaisir : P. Verluise, docteur en géopolitique et fondateur du site < www.diploweb.com >, se réfère en effet très souvent à des entretiens avec différents interlocuteurs, pour expliquer les tenants et aboutissants des questions qu’il analyse. La langue est limpide. Que le lecteur ne s’y trompe point, l’auteur ne fait nullement œuvre de vulgarisation : les références bibliographiques sont précises et nombreuses.
Le postulat de départ est celui d’un « moment américain » : considérant la recomposition de l’Europe dans la perspective d’un élargissement vers l’Est de l’Alliance atlantique, et donc d’une « victoire » de la diplomatie américaine, P. Verluise considère que les USA sont plus que jamais en mesure de peser sur l’évolution de l’Europe, dont le centre décisionnel s’est ainsi déplacé vers l’Ouest. Après l’entrée de la Pologne, la Hongrie et la République tchèque dans l’OTAN en 1999, l’intégration des trois anciennes républiques socialistes soviétiques, Lituanie, Lettonie et Estonie, aurait eu valeur de « big-bang géopolitique », de « révolution ». L’auteur fait ensuite revivre l’éclatement de l’Union soviétique, insistant sur la stratégie victorieuse de R. Reagan, qui avait opté pour une course aux armements, susceptible de mener l’URSS à la faillite. Il insiste tout particulièrement sur l’endettement croissant de l’URSS auprès des États de l’Union européenne, qui ont dû subir la suspension de cette dette en 1991, alors que les USA avaient habilement évité cet écueil.
Dans « L’Allemagne, la France et la nouvelle géopolitique européenne », l’auteur analyse la nouvelle constellation et prend acte des difficultés éprouvées par la France à s’adapter à cette évolution et à la nouvelle position allemande au cœur de l’Europe. Dans un premier temps, il rappelle les différends qui ont opposé les deux États, de la méfiance de G. Pompidou vis-à-vis de l’Ostpolitik de Willy Brandt à la déception allemande, lorsque F. Mitterrand maintint sa visite en RDA en décembre 1989, en passant par le refus allemand du projet de monnaie unique dans les années soixante-dix, alors que le couple Schmidt-Giscard reste perçu comme moteur de l’Europe et modèle idéal de collaboration franco-allemande. Le couple franco-allemand se concevait naturellement dans l’Europe des Six et dans une Europe divisée : en 1995, l’Allemagne a imposé l’euro, au lieu de l’écu, tandis qu’en 2000, la France n’était guère encline à octroyer à l’Allemagne un nombre supérieur d’eurodéputés. Mais l’élargissement de l’Union européenne en 2004 a encore changé la donne et P. Verluise insiste sur le rejet d’une relation franco-allemande exclusive, manifesté par les nouveaux États membres.
Dans sa dernière partie, P. Verluise envisage les futurs « défis européens » avec l’œil de l’expert en géopolitique. Se basant sur des critères d’évolution démographique ou sur l’indice de corruption, il met en garde contre les risques d’un élargissement de l’Europe, par exemple à la Turquie, voire à la Russie. L’argumentation habile laisse de côté l’idéal humaniste et chaque point demanderait à être approfondi. Alors que le débat sur l’identité européenne a été lancé, notamment en raison de certains phénomènes de rejet, ce brillant ouvrage de P. Verluise prouve la nécessité, pour chaque citoyen d’Europe, de maîtriser l’histoire de la construction européenne.
- Dominique HERBET -
Jacques-Pierre Gougeon, L’Allemagne du XXIème siècle, une nouvelle nation ?, Paris (Armand Colin, « Eléments de réponse ») 2009, 192 p.
Ce nouvel ouvrage de J.-P. Gougeon fait suite à son étude sur l’Allemagne, une puissance en mutation paru en 2006 chez Gallimard (Folio), qu’il complète judicieusement dans le temps tout en mettant l’accent sur trois domaines : la politique extérieure, l’évolution du paysage politique et les transformation du modèle économique et social. Il s’inscrit également dans la ligne du dossier « L’Allemagne, une nouvelle puissance ? » que l’auteur a dirigé pour la Revue internationale et stratégique (Paris, Iris), daté juin-juillet 2009. Il vient à point pour comprendre l’Allemagne issue des élections de septembre 2009 comme celle qui vient de fêter le 60ème anniversaire de la Loi fondamentale et s’apprête, après le 20ème anniversaire de la chute du Mur, à fêter, en 2010, le 20ème anniversaire de son unification, il prolonge aussi, pourrait-on dire, les analyses que J.-P. Gougeon a données, ces dernières années, à Allemagne d’aujourd’hui.
L’ouvrage traite de la démographie, de la progression de la pauvreté, de la mise à mal du modèle allemand par la crise financière mondiale, de l’unification inachevée au vu du différentiel subsistant entre les taux de croissance à l’Ouest et à l’Est, du taux de chômage également, mais il suscite surtout la réflexion par son premier chapitre intitulé « l’Allemagne, grande puissance dans un nouveau siècle ? » empruntant au spécialiste ouest-allemand de politique étrangère, Gregor Schöllgen, l’idée que « l’Allemagne doit assumer son nouveau rôle de grande puissance européenne sans répéter, occulter et oublier les maladresses, les erreurs et également les crimes de la première moitié du XXe siècle », l’idée sous-jacente étant que la France doit s’adapter et réagir à cette nouvelle donne dans le cadre d’un relation franco-allemande certes toujours nécessaire à une nouvelle dynamique européenne mais qui est, dans les faits, désormais, moins exclusive, relativisée.
J.-P. Gougeon part des chiffres pour préciser les attributs qui font de l’Allemagne une « puissance » : elle est la troisième puissance économique du monde, la première puissance commerciale mondiale, le premier contributeur au budget de l’Union européenne, le deuxième à celui de l’OTAN, le troisième à celui des Nations-Unies. Pourtant, les statistiques ne suffisent pas à définir une puissance ni le cadre de son action. L’Allemagne apparaît bien comme une puissance d’abord économique et commerciale qui, au delà du marché européen, a le rôle d’un grand acteur mondial, mais cela ne lui donne pas encore la force et les capacités d’une grande puissance mondiale en termes de relations internationales – même si les Etats-Unis voient en elle le premier leader européen et que de plus en plus d’Etats lui demandent son entremise. Pour J.-P. Gougeon, l’Allemagne n’est plus, depuis longtemps déjà, le géant économique resté nain politique, elle est une puissance qui a abandonné sa « politique de réserve » pour s’affirmer en ne cessant de prendre des responsabilités sur la scène internationale. Il la voit assumer et perpétuer le devoir de mémoire concernant l’époque nazie, mais tendre en même temps à la normalité pour adopter une nouvelle diplomatie qu’il qualifie d’ « offensive ». La participation de l’Armée fédérale à des opérations extérieures dans le cadre de la communauté européenne et/ou internationale a pourtant diminué sous la direction d’A. Merkel à la tête de la Grande coalition de 2005 à 2009, et le poids du passé, malgré la levée de tabous successifs, continue, quoi qu’on en ait, de conditionner le retour de l’Allemagne à la normalité.
Le poids croissant de l’Allemagne est évident, l’idée pourtant que celle-ci doive être abordée en termes de « puissance » et perçue comme une grande puissance – européenne, voire mondiale – est contestée parmi les observateurs français et allemands de la politique étrangère allemande. C’est peut-être une question de formulation ou de degré, la question nous intéresse, en tous cas, suffisamment pour qu’Allemagne d’aujourd’hui propose à quelques-uns de ses observateurs d’en débattre avec J.-P. Gougeon à l’occasion de la publication dans le deuxième numéro de 2010 d’Allemagne d’aujourd’hui, des actes d’un colloque qui s’est tenu, en novembre 2009, à l’Institut Goethe de Lyon, à l’initiative de Julien Thorel et Ulrich Pfeil, sur le thème : « Sortie de la singularité – retour à la normalité : politique et interventions militaires extérieures de la RFA depuis 1990 ».
- Jérôme VAILLANT -
Boris Grésillon, L’Allemagne vingt
ans après… Dossier No 8070, juillet-août 2009, La documentation
française, Paris, 65 p.
Parmi les nombreux dossiers que le 20ème anniversaire de la chute du Mur a engendrés, une place à part revient à celui que Boris Grésillon a réalisé pour la documentation française dans une présentation somptueuse. Il s’agit de fiches qui, prises ensemble, tentent un bilan historique, politique, économique, social et culturel de l’unification, illustrations et tableaux en couleur explicitant de façon claire et expressive les questions abordées : l’organisation territoriale de l’Allemagne, l’importance économique et commerciale du Rhin, le poids des plus grandes villes, les transformations de la Ruhr et la recomposition de Berlin prenant soudain un air de clarté grâce aux cartes que seul un spécialiste de géographie pouvait réaliser. Une carte avec ses couleurs et ses dégradés suffit à prendre conscience de l’évolution des campagnes allemandes, il en est de même pour saisir la crise de la démographie ou la recomposition des transports en vingt ans, les forces et les faiblesses de l’économie allemande. C’est à la qualité de géographe de l’auteur et à sa connaissance de l’Allemagne que l’on doit ce dossier intelligemment fait, facile d’accès et en même temps riche en informations
- J. V. -
Évelyne et Victor Brandts,
Aujourd’hui l’Allemagne,
CNDP/CRDP Académie de
Montpellier (Questions ouvertes)
2009, 208 p.
C’est à une entreprise semblable que s’essaient É. et V. Brandts dans cet ouvrage pédagogique destiné aux élèves des lycées et collèges, avec une ambition moins universitaire que pédagogique et la volonté de répondre aux questions le plus souvent posées par les élèves ou que se posent pour eux leurs enseignants. A côté des fiches basiques sur quelques points de l’histoire allemande, on trouvera ainsi des exposés sur les loisirs, la famille, la littérature allemande à l’ouest et à l’est, le quotidien des Allemands, l’écologie. Certains documents sont parfois vite dépassés, ainsi les dernières élections commentées sont celles de 2005, la question du nucléaire est examinée à la lumière de loi de 2001 sur la sortie du nucléaire. Le rôle assigné à A. Merkel dans l’évolution du statut des femmes quand elle fut ministre de la Famille est sur-évalué tandis que celui, plus récent, de Ursula von der Leyen apparaît sous-évalué. Des chapitres sont présentés sous forme de questions qui semblent déjà appeler leurs réponses : Quelle est la recette du succès de l’exportation ? L’Allemagne peut-elle se passer de l’énergie nucléaire. L’ouvrage est un ouvrage utile pour donner une image générale de l’Allemagne dans les classes du secondaire.
- J. V. -
Alfred Wahl, L’Allemagne de 1945
à nos jours, Paris (Colin, U
Histoire, étude comparative), 2009.
L’ouvrage se situe dans la tradition scientifique des précédentes études de l’Allemagne dues à l’historien messin. L’étude traite des histoires parallèles des deux Allemagnes en n’oubliant pas de prendre en compte les influences de l’une sur la société de l’autre. Il s’intéresse ensuite à leur histoire commune avec ses succès et ses défaillances, l’entreprise d’unification mobilisant, au risque de la paralyser, les énergies de toute l’Allemagne de l’Ouest. L’Allemagne unifiée parvient pourtant à s’affirmer progressivement sur la scène internationale. Un ouvrage qui formera les étudiants et intéressera le grand public intéressé par les questions allemandes.
- J. V. -
Marie-Thérèse Bitsch (dir.),
Cinquante années de traité de
Rome 1957-2007. Regards sur la
construction européenne, Stuttgart
(Steiner Verlag) 2009, 361 p.
Conçu dans le contexte des manifestations qui ont célébré en 2007 le cinquantième anniversaire du Traité de Rome, cet ouvrage collectif dû aux meilleurs spécialistes de la construction européenne – originaires des 6 Etats fondateurs ! – retourne aux sources du Traité de Rome, en explique les révisions successives mais il va plus loin puisque il étudie les avancées et difficultés de l’ « intégration économique » et analyse ce qui est justement présenté comme l’ « ébauche d’une Europe politique ». Gilbert Trausch tente, en « observateur intéressé », dans une conclusion d’une quinzaine de pages une évaluation générale de ce qu’est devenue l’Europe « cinquante ans après ». Il évoque le désenchantement de l’Europe et se demande, avec le scepticisme de l’historien qui traite de la longue durée, si elle est déjà entrée dans une ère postnationale. G. Trausch rappelle bien que l’Europe telle que pensée dans les cartons de 1957, était d’abord économique, avec une dimension sociale et qu’elle était l’affaire des élites, son acceptation populaire en souffre mais il montre bien que le désenchantement est surtout lié àa l forme institutionnelle qu’a prise l’Union européenne et que celle-ci ne semble plus garantir, aux yeux du plus grand nombre, le succès attendu. Il estime que si le malaise actuel perdurait, il deviendrait dangereux. Reste donc à voir si l’entrée en vigueur du traité réformateur de Lisbonne pourra relancer l’idée européenne autrement que technocratiquement.
- J. V. -
Claire Demesmay/Manuela Glaab (éd.) : L’avenir des partis politiques en France et en Allemagne, Villeneuve d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2009, 304p.
L’approche biculturelle ou binationale – bref comparative – de l’étude énoncée dès le titre se révèle être un vrai atout de cet ouvrage collectif qui à partir d’une analyse des systèmes et acteurs politiques de l’Allemagne et de la France met en lumière les différences (voire les oppositions) de culture politique. Cette méthode doit être d’autant plus saluée qu’elle n’est pas encore très courante dans le domaine des sciences politiques où l’approche nationale prédomine largement même si certains politologues s’y sont déjà risqués (on pense aux travaux de Maurice Duverger et d’Alain Duhamel sur les partis et les systèmes politiques en Europe). Cette démarche est en tout cas particulièrement éclairante lorsqu’il s’agit d’étudier la place des partis politiques dans les sociétés des deux pays. On trouve du côté allemand les Volksparteien dont Jérôme Vaillant et Wolfram Vogel présentent le rôle constitutionnel de « lien durable et vivant entre le peuple et les organes de l’Etat » – avec ce que cela suppose de présence et d’intervention dans la gestion des affaires publiques notamment dans le domaines des médias et de la culture – et qui sont les piliers d’un régime parlementaire où les députés sont élus au scrutin proportionnel – toutes ces caractéristiques favorisant l’orientation vers « une démocratie de concordance ». La présidentialisation des partis politiques français ramène – en dépit de signes manifestes de fragmentation surtout à gauche – inexorablement à une logique de « dynamique bipartisane » encore renforcée par la création en 2002 de l’UMP qui rassemble un maximum de courants de la droite républicaine.
Ces orientations ont des incidences sur l’organisation et la pratique politiques : alors qu’en France l’exécutif est omnipotent sans vrai contre-pouvoir (mis à part le Conseil constitutionnel) et que le Parlement (même après la réforme récente) a de faibles capacités d’intervention (et donc de contrôle) dans de grands domaines de nature régalienne comme la politique étrangère et de sécurité; la notion de compromis prédomine en Allemagne non seulement au sein de la coalition gouvernementale mais aussi dans le rapport avec le Bundesrat. Cette différence dans le rapport à la notion de consensus réapparaît comme élément de distinction dans l’analyse conduite par Henrik Unterwedde sur les positions adoptées par la droite et la gauche des deux pays sur la politique de modernisation économique avec un clivage moins marqué en Allemagne où l’économie sociale de marché continue à être un élément constitutif de l’identité commune et où « la base sociale de ce centrisme est le modèle économique et social qui cherche à concilier concurrence et politique sociale ; marché et régulation ; liberté du patronat et cogestion des salariés en misant sur un dialogue conflictuel mais constructif entre le capital et le travail » – observation corroborée par l’étude de Christophe Egle sur l’attitude des partis politique face à la réforme des système sociaux (même si l’on peut regretter concernant cette dernière contribution que les chiffres produits dans le tableau 1 au sujet du niveau des dépenses sociales s’arrêtent à 2001).
Cette prédominance du consensus a même en Allemagne gagné – comme le montre Claire Demesnay – le débat sensible sur l’identité et la diversité culturelle pour lequel on observe après les controverses autour de la réforme du code de la nationalité puis de la Leitkultur que « la droite parlementaire s’est approprié l’idée de dialogue interculturel longtemps cantonnée à gauche du spectre politique » (notamment après le sommet de l’intégration de juillet 2006) tandis qu’en France – au-delà d’un accord sur la nécessité de préserver le modèle d’intégration républicain – les interprétations partisanes persistent avec d’un côté un discours sécuritaire liant immigration/sécurité/valeurs et de l’autre un accent quasi exclusif sur l’éducation et l’insertion par le travail. A la lumière de ce travail on ne peut que souhaiter que des travaux fondés sur cette approche biculturelle se multiplient.
- Jacques-Pierre GOUGEON -
Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil (éds.), Allemagne 1945-1961. De la "catastrophe" à la construction du Mur, vol. 1/3, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009.
Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil (éds), Allemagne 1961-1974. De la construction du Mur à l'Ostpolitik, vol. 2/3, Villeneuve d'Ascq, Septentrion, 2009.
L'ouvrage collectif, édité par Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil, est une somme monumentale brossant un tableau très complet de la RFA et de la RDA des origines à la chute du Mur. Sa lecture approfondie est indispensable à tous les étudiants qui présentent, cette année, le Capes et l'agrégation d'allemand. A leurs enseignants également… L'introduction pose bien le problème : il s'agit d'une société "en constant mouvement", celle des deux Allemagnes "entre distanciation et imbrication".
La Guerre froide a commencé bien avant la création en 1949 des deux Etats (M. Görtemaker) et joue même un rôle déterminant dans la partition de l'Allemagne et les relations conflictuelles entre l'Est et l'Ouest. Cet ordre bipolaire constitue, en effet, "le système référentiel de l'histoire allemande après 1945" (U. Pfeil, p. 43) et détermine d'une part l'orientation à l'Ouest, insufflée par Adenauer, d'autre part le contre-modèle de la RDA, puisant à la source soviétique. La question des nouvelles frontières allemandes (J-P. Cahn) est complexe et reflète l'évolution du contexte mondial : mise en cause de la frontière germano-sarroise dès 1949, frontière inter-allemande et intra-urbaine pour Berlin, ligne Oder-Neiße. Ces mutations, les ruptures et les continuités qu'elles engendrent, ont un impact non négligeable sur l'évolution démographique (M. Hubert) avec l'arrivée des expulsés de l'Est, l'hémorragie provoquée en RDA par le mouvement de migration vers l'Ouest et l'implosion démographique de la RFA. C'est cet apport de forces vives qui favorise la reconstruction rapide et le fameux "miracle économique" de la République de Bonn (A. Schildt), la modernisation de la société et sa prospérité naissante y permettant une évolution rapide des idées politiques et culturelles, tandis que la différence de niveau de vie se creuse avec la RDA. La faim et la misère des premiers temps après la défaite de l'Allemagne ne sont plus qu'un mauvais souvenir, vite oublié à l'Ouest où la production de biens de consommation est encouragée par le futur chancelier Erhard dès le début des années 1950 (A. Kaminsky). En revanche, les dirigeants du SED s'illustrent par des actions brutales, avec pour réponse le 17 juin 1953 (auquel B. Ludwig consacre sa contribution), et les divers Plans quinquennaux envisagent, en vain, de "rattraper puis dépasser" le niveau d'approvisionnement ouest-allemand. L'Etat de droit et la démocratie qui s'instaurent à l'Ouest sont inséparables de l'existence de partis politiques, dont H. Ménudier synthétise la création et l'évolution au fil des élections ; mais à l'Est les élections ne sont qu'un simulacre de démocratie et l'on assiste à l'étiolement des partis politiques.
Les dernières contributions du premier volume ont trait à l'histoire culturelle. S. Le Grand se demande quelles sont les relations entre les Eglises ouest et est-allemandes, les conditions politiques et sociales de leur existence étant déterminantes en RDA. G. Merlio se pose le problème de la place des intellectuels dans les deux Etats, tous décriés qu'ils sont dans l'Allemagne d'Adenauer, souvent instrumentalisés en RDA où les jeunes générations sont mises au pas dans leurs universités et les romanciers interdits de publication dès qu'ils critiquent le régime. Dans ce processus de séparation, C. Defrance se propose de mettre en lumière les liens que les universitaires et scientifiques allemands – acteurs ou victimes - ont pu sauvegarder en dépit d'une démarcation idéologique claire et nette par rapport au bloc adverse. C. Klessmann fait le point sur le rapport historique germano-allemand après 1945 au cours des quarante années de séparation en y associant "analyse de la domination et histoire des expériences" (p. 241).
Avec le début du tome deux, le lecteur se trouve au cœur de la crise de Berlin et de la construction du Mur, le 13 août 1961 (C. Buffet), seule garantie pour le régime d'Ulbricht de la viabilité de la RDA : le rideau de fer se referme davantage encore. L'Allemagne est au centre du conflit Est-Ouest au moment où les Etats-Unis et l'Union soviétique se déchirent (Reiner Marcowitz), mais la politique à l'Est (Ostpolitik), mise en place par Willy Brandt, amorce une nouvelle période "pour rendre le Mur transparent" (p. 50). C'est toujours la "question allemande" qui en est l'objet (A. Wilkens) dans un souci de détente et de préservation des perspectives d'avenir pour une éventuelle réunification allemande, même si l'on n'osait l'espérer à l'époque. Quant aux services secrets (A. Wagner), ils poursuivent leur action sans trêve : les informateurs peuvent changer, leurs responsables également, tout comme la cible des renseignements et l'on connaît le pouvoir redoutable de la Stasi. Tant dans les relations interallemandes que dans celles avec les pays tiers, la compétition entre les deux Etats est à l'œuvre (C. Defrance), la RDA tentant d'imposer sa reconnaissance et la RFA la niant par la doctrine Hallstein.
La seconde partie de ce volume traite des évolutions politiques, sociales et économiques. J-P. Cahn évoque les constitutions des deux Allemagnes en insistant tout particulièrement sur les différences entre la "constitution-paravent" de 1949 et celle de 1968 – véritablement marxiste-léniniste - en RDA. L'année 1968 est aussi fertile en événements des deux côtés du rideau de fer : à l'Ouest, les jeunes étudiants révolutionnaires de l'APO (Außerparlamentarische Opposition) revendiquent une transformation radicale de la société et s'élèvent contre les survivances du nazisme ; à l'Est, après le "printemps de Prague", les divisions du Pacte de Varsovie écrasent toute tentative de "socialisme à visage humain" (S. Wolle). Quant à lui, B. Ludwig précise les étapes de l'anticommunisme occidental du tournant de 1955/56 au réalisme de la politique à l'Est des années 1970. Cette période est également marquée par l'évolution des deux systèmes économiques (F. Berger) et leurs importantes conséquences pour la société allemande où l'on constate un processus de "déprolétarisation", même si la productivité demeure faible en RDA. Faut-il attribuer cet écueil à la planification ? G. Metzler met en lumière les changements de priorité de la direction du SED en la matière, sans oublier – à l'Ouest – le slogan lancé par Karl Schiller : "De la concurrence, autant que possible ; de la planification, autant que nécessaire" (p. 230). Cette approche est complétée avec les conséquences pour la politique sociale et les changements des années 1970 (M. Boldorf).
Dans la troisième partie, il est question d'identité, de mémoire et de culture. Le travail de retour sur le passé nazi devient un enjeu pour l'image des deux Etats allemands sur la scène internationale (F. Kuhn) et l'expression "d'histoire croisée" semble s'imposer pour définir les deux historiographies antagonistes qui ne rompent pas totalement le contact (U. Pfeil). De même, le système éducatif – en particulier l'école (W. Rudloff) – subit la logique du système de concurrence interallemand : la généralisation de l'accès à l'enseignement y est plus précoce en RDA, les portes s'ouvrent plus largement en RFA au cours des années 1970. Dans le domaine sportif, il existe – paradoxalement - une équipe olympique panallemande entre 1956 et 1965 (U. A. Balbier), qui entonne d'un commun accord "L'Hymne à la joie" de Beethoven et apparaît encore aux Jeux Olympiques de 1968 en dépit de nombreuses querelles protocolaires. En revanche, les contacts entre cinéastes et producteurs des deux Etats sont plus difficiles (C. Moine) jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Honecker et même les Kaninchen-Filme ("films-lapins") de 1965, c'est-à-dire les films interdits en RDA pour leur critique du régime, ne passent pas à l'Ouest. L'histoire du théâtre est-allemand est aussi celle d'œuvres interdites (F. Baillet) et d'une certaine libéralisation au début de l'ère Honecker, mais les auteurs et leurs textes franchissent plus facilement le Mur pour retrouver ceux de leurs collègues qui pratiquent également un théâtre politique et se faire entendre du public. Tout ceci amène K. H. Jarausch à faire le vœu qu'une écriture commune de l'histoire allemande devienne enfin possible en intégrant les différences qui séparent le vécu dans les deux Etats. Un troisième volume est depuis la rédaction de ce compte rendu venu compléter cet ensemble.
- A.-M. C. -
Carlo Saletti, Christian Eggers
(Ed.), Indésirables – indesirabili. Les camps de la France de Vichy et de l'Italie fasciste, in « Chroniques allemandes » No 12/2008 (CERAAC, Grenoble 3).
Cet ouvrage sur les camps du régime de Vichy et de l'Italie fasciste a vu le jour à la suite d'un colloque sur cette thématique, organisé par "l'Istituto per la storia della Resistenza e dell'età contemporanea" et la Société littéraire de Vérone en 2001. Ainsi, un public français peut accéder aux résultats de la recherche italienne sur les camps de Mussolini et les mettre en parallèle avec la vision des camps en France sous l'occupation allemande. Cette perspective comparatiste est au premier plan dans l'introduction de Christian Eggers. La recherche des germanistes français démarre dans les années 1970 avec les travaux des groupes qui se constituent autour de Gilbert Badia et Jacques Granjeon. Depuis les années 1980, elle est fédérée par L'Institut d'Histoire du temps présent (IHTP). En Italie également, l'intérêt pour l'appareil répressif du fascisme est tardif et remonte au plus tôt aux années 1980. Dans les deux pays, la tendance semble être dorénavant à la synthèse des démarches et à une plus grande systématisation des données, d'autant plus que les deux systèmes de camps ont en commun le fait d'avoir servi à mettre en œuvre la Shoah.
Dans la première partie ("Les systèmes d'internement"), Anne Grynberg traite de la législation qui régit les camps d'internement français depuis la Troisième République et qui débute avec la "Loi de contingentement de la main d'œuvre étrangère", adoptée en 1932 dans un contexte de crise économique où les étrangers deviennent des "indésirables". En 1938, les décrets visent particulièrement les immigrés clandestins. Mais tout prend une dimension nouvelle au début de la guerre, le délit de "dangerosité" des étrangers "ennemis" étant institué. Les mesures d'internement sont de plus en plus dures et s'accentuent encore lorsque le gouvernement de Vichy en fait des "réservoirs pour la déportation des Juifs" (p. 54). Enzo Collotti met en évidence les éléments nouveaux apportés au système répressif par le fascisme italien dès 1926 (Leggi fascistissime), avec en particulier la réintroduction de la peine de mort. L'institution du confino di polizia, l'assignation à résidence, y joue un rôle central. Puis l'Etat prend des mesures permettant la création d'un système concentrationnaire, en particulier à partir de 1940 pour les Juifs ressortissants d'Etats en guerre contre l'Italie, puis aussi pour les Juifs italiens. C'est à nouveau Christian Eggers qui développe le système d'internement pratiqué par le régime de Vichy et fait un état des lieux sous forme de plusieurs cartes, illustrant le quadrillage de la zone non occupée et la mise en place des déportations. Vichy travaille dans le même sens que les nazis pour amener la "Solution finale". En Italie également (Carlo Spartaco Capogreco), les modalité du traitement des internés se durcissent avec l'entrée en guerre du pays en 1940. Pourtant, d'un camp à l'autre, les différences peuvent être très marquées, tant pour le traitement des internés que pour leur ravitaillement, plus problématiques encore pour ceux institués par l'armée en Yougoslavie ou en Albanie.
La seconde partie est consacrée aux internés. Parmi les premiers camps français, il ne faut pas oublier ceux dans lesquels se trouvent les infortunés Républicains espagnols après la chute de la Catalogne en 1939 (Marie Rafaneau-Boj). Le gouvernement Daladier a déjà prévu circulaires et décrets sur la "police des étrangers". Les camps du sud de la France sont surpeuplés et parfois très répressifs s'ils sont disciplinaires. La surveillance y est étroite, les hommes traités comme des criminels. Certains ont réussi à échapper aux camps en s'engageant dans la Légion étrangère. Diane Afoumado constate, certes, bien des différences entre les lieux d'internement entre 1939 et 1945 : "Gurs est un camp "semi-répressif", à la différence du Vernet "camp répressif", de Bram, Argelès et Saint-Cyprien "camps d'hébergement", et des Milles "camp de transit" (p. 139). Mais, la spoliation des Juifs y est très similaire – qu'il s'agisse de leurs bijoux, des valeurs ou des différents objets qu'ils emportent lors de leur arrestation. Quant à Marie-Christine Hubert, elle traite de la manière dont l'internement des Tsiganes, ordonné par les autorités d'Occupation, va être appliqué par la France. D'ailleurs, nombre d'entre eux ne seront libérés qu'en 1946, une longue année après la fin de la guerre. La seconde partie permet aussi de voir ce qui se passait en Italie. Les Roms y sont persécutés par les fascistes italiens et les premières normes sur l'internement remontent à 1940 (Giovanna Boursier). Auparavant, ils étaient expulsés du territoire. L'étude des sources ne permet, cependant, pas encore de préciser quel sort leur réservait Mussolini. Quant aux internés slovènes et croates, ils furent déportés – entre autre - sur l'Ile d'Arbe où les conditions de détention étaient particulièrement précaires (Tone Ferenc). Une première ébauche de règlement fut élaborée en 1942, sans mettre en place un système d'extermination ou de travaux forcés conduisant à la mort.
La troisième partie s'intitule "Camps et spectateurs". Pour Maurice Rajsfus, Drancy était "un camp très ordinaire" (p. 185). Toute une hiérarchie permettait d'y rompre la chaîne de solidarité dès le moment où les déportations vers Auschwitz connurent un rythme de trois convois par semaine à partir de juillet 1942. Jusqu'à la frontière allemande, les déportés étaient surveillés par des gendarmes français qui les remettaient aux SS. En Italie, l'homosexualité fut particulièrement réprimée pendant le fascisme (Gianfranco Goretti), les nombreuses assignations à domicile, arrestations et condamnation en étant la preuve. Pour le gouvernement, il s'agissait "d'enrayer et de vaincre le mal" (p. 199). L'attitude du Saint-Siège pendant la Seconde guerre mondiale et face à l'internement ressort clairement des dossiers de la Secrétairie d'Etat. Liliana Ferrari rappelle que Pie XII choisit de ne pas prendre parti entre les différents pays belligérants. Le Pape conserva ainsi une certaine liberté d'action en accordant à l'épiscopat des différents pays l'autorisation de se montrer loyal envers son gouvernement. La crainte d'une extension du communisme était plus forte que la sensibilité aux horreurs commises par le fascisme et le nazisme, même si certains prêtres ou religieux s'engagèrent avec courage pour sauver les Juifs. La controverse sur les "silences" de Pie XII face au nazisme a finalement permis l'accès à certains documents des Archives secrètes du Vatican avant la date légale. Toutes ces contributions sont utiles pour mieux comprendre comment les actions caritatives et humanitaires ont été suspendues pendant toute la longue période du conflit mondial. Même sur le tard, ce travail de mémoire permet de lever le voile sur certaines zones d'ombre du passé.
- Anne-Marie CORBIN -
Michael Opitz, Michael Hofmann
(Hrsg.), Metzler Lexikon DDR-
Literatur. Autoren- Institutionen –
Debatten? Verlag J.B. Metzler,
Stuttgart, Weimar, 2009
Pour les vingt ans de la chute du Mur, l’éditeur Metzler nous offre un nouveau dictionnaire de la littérature de RDA. On pouvait penser que tout avait déjà été dit sur ce sujet, cet ouvrage renouvelle cependant le propos en adoptant un point de vue original : le concept de « littérature de RDA » n’est pas limité à la césure de 1989, l’évolution des vingt dernières années est prise en compte et de nouvelles approches thématiques sont envisagées. La vie culturelle est comprise dans son évolution sur le long terme, incluant les conséquences actuelles de la spécificité d’un contexte politique et social effacé depuis vingt ans. Les notices concernant les auteurs canoniques de la RDA en renouvèlent la vision, en intégrant les données les plus récentes. Ce travail réserve par ailleurs une place de choix aux auteurs d’Allemagne de l’Est qui n’ont pu développer leur talent ou se faire connaître qu’après la chute du Mur. Les éditeurs ont par exemple choisi d’intégrer Julia Franck ou Annett Gröschner. Les entrées thématiques renvoient aussi bien à des genres (« Kriminalliteratur », « Comics », « Kinder- und Jugendliteratur »…) qu’à des événements politiques (« 17. Juni 1953 », « Ausreisen aus der DDR bis 1961 »…), à des institutions, ou aux principales maisons d’édition.
La grande variété des points de vue exposés se retrouve dans le choix des auteurs des notices, aussi bien issus de l’Ouest que de l’Est. Sans oublier les germanistes étrangers, dont trois collaborateurs de cette revue qu’il faut citer ici : Jean Mortier, Carola Haehnel-Mesnard et Catherine Fabre-Renault. Cet ouvrage sera un outil de travail bienvenu, complété par une bibliographie des parutions récentes sur le sujet. Les auteurs ont donc bien atteint leur objectif : « transmettre de solides informations sur les auteurs de la RDA, connus ou moins connus, sur la vie littéraire et sur le cadre politique et social d’existence de la littérature », « en dépassant le stade de la critique à l’emporte-pièce et de l’apologie, de l’idéalisation et de la condamnation » car la littérature de la RDA « fait partie de l’histoire allemande ».
- Anne-Marie PAILHÈS -
Laurence Danguy, L’Ange de la
jeunesse. La revue Jugend et le Jugendstil à Munich, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme (collection Philia), 2009.
Au tournant du XXe siècle, une nouvelle revue naît à Munich, fondée par Georg Hirth, la Jugend, toute porteuse de l’esprit du Jugendstil (en France « Art nouveau »). Elle dénonce les compromissions du passé, les aberrations de la société wilhelminienne et propose, avec toute la verve de la jeunesse, l’alternative d’un renouvellement perpétuel. La présente étude se focalise sur la représentation de l’ange dans la revue Jugend, car elle doit permettre – selon L. Danguy – d’appréhender à la fois une « histoire de l’art adossée à une histoire culturelle » et « une herméneutique de l’image arrimée à l’anthropologie religieuse ». Le corpus de base prend en compte la période de 1896 (date de la création de Jugend) à 1920. La première partie présente l’originalité de la revue comportant, les premières années, de huit à douze feuillets avec des illustrations en couleur, ce qui est encore rare à l’époque. L’humour y prédomine, un humour parfois gentillet, mais aussi plus agressif et proche de la satire pour dénoncer l’Eglise, les partis et les hommes politiques, l’armée ou bien la pesanteur de la morale. Jugend (sauf Georg Hirth) s’en prend aussi à l’émancipation de la femme. La revue se fait le reflet des débats de la scène internationale sous forme de caricatures, parfois outrancières, voire racistes ou antisémites, avec une hostilité grandissante envers la France à l’approche de la guerre. L’éditorial programmatique du premier numéro affirme vouloir couvrir tous les domaines de la vie publique en revendiquant l’utilisation des arts graphiques dans leur ensemble pour conjuguer le texte et l’image. Mais, au bout d’un an déjà, l’inventivité s’émousse, l’audace se perd. Les artistes qui font la revue occupent des postes honorifiques si bien que la liberté qu’ils revendiquent est illusoire. D’ailleurs, c’est une bourgeoisie cultivée qui les lit. Jugend est aussi une entreprise commerciale où Munich cherche à s'imposer face à Berlin. Mais, ce qu’on retiendra surtout aujourd’hui, c’est le caractère esthétique de la revue. Rompant avec la présentation de la femme dans les revues familiales, Jugend la montre dans un environnement végétal, souvent nue, ce qui provoque à l’époque des scandales. A la femme-ange s’oppose le sphinx ou la Pythie.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, c’est l’ange qui est à l’honneur. Il occupe, en effet, dans l’inconographie de Jugend une place particulière et se démarque de l’ornementation habituelle du Jugendstil. Plus que motif, il est aussi figure sous la forme d’un ange-papillon, citation de Dante, mais aussi métaphore de l’immortalité de l’âme. Fritz Erler, l’un des artistes qui collaborent à la revue pendant une vingtaine d’années, s’amuse à des variations parodiques autour du thème de l’ange. Parfois aussi, chez Richard Schaupp, le papillon apparaît comme code de représentation de Psyché, mais ses ailes évoquent à nouveau l’ange : Psyché comme l’ange apparaissant au voisinage des morts. Quant au « Bébé-Jugend », lui aussi souvent muni d’ailes, assistant et honorant les héros, sa figuration re-sacralisée est utilisée encore pour participer à l’effort de guerre : le petit Amour voletant dans les airs accourt pour soutenir le soldat allemand ! Ajoutons que l’on a grand plaisir à regarder les nombreuses reproductions, toutes fort belles, reproduites par L. Danguy dans un cahier central d’une trentaine de pages. Il ne faut pas se laisser rebuter par une introduction quelque peu jargonnante, car c’est l’écueil habituel d’une thèse de doctorat. Fort heureusement, le reste de l’ouvrage est accessible à un large public qui apprendra beaucoup à sa lecture.
-A.-M. C. -
Livres sur le théâtre et la littérature
Revue Europe, Thomas Bernhard,
n° 959, Paris, mars 2009, 379 p.
Nous avons déjà souligné, dans AA, la valeur de cette revue mensuelle, une des plus anciennes de France (cf. n° 187). Le n° 959, de mars 2009 est, pour les trois quarts, dédié à Thomas Bernhard, à l'occasion du 20è anniversaire de sa disparition. La page de couverture est tout sauf solennelle : l’auteur, au bord de la mer du nord, avec une serviette de bain en guise de couvre-chef. Une bonne trentaine d’articles qui peut tenir lieu de synthèse sur les divers aspects de son œuvre. Certains sont des souvenirs des témoins de sa vie (Claudio Magris, Jean Améry, Ingeborg Bachmann). La plupart s’en tiennent à la prose (romans et « mémoires »), Erika Tunner en premier lieu. Pour d’autres, la vie chaotique de l’auteur en jeune homme importe beaucoup (cf. l’article de Gemma Salem sur « Aloïs, le père interdit »).
Le théâtre n’est pas en reste (interview d’André Engel,qui a mis récemment en scène son Minetti, avec Michel Piccoli). Ce numéro rend les honneurs à deux « bernhardiens » trop tôt disparus. Claude Porcell, à qui on doit des traductions de ses pièces, connues en France depuis longtemps. Wendelin Schmidt-Dengler, grand universitaire et critique, qui a eu le mérite d’aider à la création des « Archives Thomas Bernhard », désormais accessibles aux chercheurs à Vienne, bien que demeure l’interdiction de ses textes en Autriche. Ce numéro, à lui seul, est une incitation à (re)lire Thomas Bernhard, dont les œuvres ne se limitent pas à ses rapports avec la (mauvaise) mère patrie, mais touchent la veine sensible de notre condition humaine, transfigurée par son art d’écrire.
Annette Reschke (éd.), Über
Einander, Verlag der Autoren,
Franfort, 2009, 265 p.
Le Verlag der Autoren tient une place à part dans l’édition allemande : il a été créé par des auteurs dramatiques, à l’initiative de Karlheinz Braun, pour leur assurer la liberté et des revenus décents, sans être dépendant de grandes maisons comme Suhrkamp et Fischer. A sa création, en 1969, il compte déjà de grands noms, comme Heiner Müller, Peter Handke, Fassbinder, Gerlind Reinshagen, Martin Sperr, Urs Widmer. Le Verlag a eu cette idée de rassembler pour son 40è anniversaire, des témoignages d’auteurs maison sur des collègues… de la maison. Le nombre de 136 peut sembler énorme, mais il compte aussi les auteurs étrangers traduits et introduits sur les scènes allemandes : Mouawad, Koltès, Genet, Dario Fo, Istvan Eörsi, Augusto Boal. Une très bonne bio-bibliographie (40 p.) rendra service aux gens de théâtre et traducteurs en puissance. Et les mini-essais écrits par les uns et les autres aideront à s’orienter dans cette « écurie » de premier rang du théâtre de langue allemande.
Goethe, Faust (Urfaust, Faust I,
Faust II), édition établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Bartillat, Paris, 2009, 798 p.
Faut-il dire « Faust und kein Ende » ? L’originalité de cette édition volumineuse (et cependant abordable) est de réunir les trois Faust, ce qui n’était jamais arrivé en langue française. Ce livre demeurera, à coup sûr, dans les bibliothèques, pour la richesse et la précision des introductions (170 pages) et des notes infrapaginales. Les deux bâtisseurs de cette cathédrale (de 12 000 vers) rendent hommage à tous ceux qui ont frayé le chemin du Faust vers le public français. La version de Nerval (1828) est reprise pour le Premier Faust, mais largement remaniée, pour respecter la lettre du texte de Goethe et sa construction versifiée. Pour le Second Faust, la version d’Henri Lichtenberger (1932) a été utilisée comme la meilleure « proposition ». Le Urfaust (retrouvé en 1887) fait l’objet d’une traduction originale. On peut donc, au total, parler d’une nouvelle traduction, digne de figurer comme la version incontournable, en français, de l’œuvre et du mythe. Il faut donc lui souhaiter une large diffusion.
Nouvelles traductions à l’Arche
Lukas Bärfuss, Le Test, (t.f. de
Johannes Honigmann), L’Arche,
Paris, 2009, 91 p.
L’auteur est né à Thun en 1971. Il fait partie de la génération de dramaturges suisses venue après Frisch et Dürrenmatt : Urs Widmer, Thomas Hürlimann, Walter Köbeli. Son sujet se situe dans la filiation d’Othello : comment le soupçon mène au crime. Dans ce cas, Iago s’appelle Frantzeck et le mouchoir accusateur de Desdémone est un test plus ou moins fiable, qui permet de discerner une vraie paternité à partir de la salive. Il faut entendre avec quelle force ordurière Pierre Coré repousse l’enfant du péché et la femme adultère, Agnès. Ironie de l’auteur : tout se passe pendant une élection municipale où le père, Simon Coré, ne tient pas à ce que la presse « people » ébruite l’affaire (Pierre s’est suicidé). Suprême ironie : le père de la dynastie Coré, une fois élu, se met à douter de la légitimité de son fils mort. La famille et la fidélité, valeurs absolues, sont soumises à un traitement froidement comique qui devrait faire mouche.
Roland Schimmelpfennig, Visite au père, Fin et commencement, L’Arche Paris, 2009, 167 p. (t.f. Hélène Mauler, René Zhand).
Roland Schimmelpfennig (né en 1967) est assez connu en Allemagne, où presque chaque année une de ses pièces est créée, et présentée au festival de Mülheim. Dans la première pièce règne une atmosphère « tchékhovienne » : vaste maison à la campagne, personnages aux rapports complexes. Le héros est mystérieux : il vient voir son père qu’il n’a jamais connu. Ses personnages sont aussi malhabiles : comment plumer un canard ? Peter séduit à la hussarde deux « vieilles filles », qui n’ont pas quarante ans. Les identités deviennent floues, les photos des disparus ne sont plus reconnues. On appelle ça le style post-moderne, mais cette ambiguïté existait déjà du temps de Schnitzler.
Bertolt Brecht, La Noce, (t.f. de
Magali Rigaill), L’Arche, Paris,
2009, 66 p.
Il s’agit de la version originale de 1919, la plus longue des pièces en un acte écrites par Brecht cette année-là. Le titre qui précise « chez les petits-bourgeois » date de 1926, et fut conservé par la suite. Cette version, plus nerveuse, fut portée à la scène en mars 2009. Trois lettres de Brecht inédites en français, datant de l’époque de l’écriture de ses pièces de cabaret, donnent une idée de son état d’esprit.
Un prix Nobel inattendu
Certes, elle était parmi les six finalistes du Deutscher Buchpreis 2009 et, pour beaucoup, la favorite. Et, depuis quelques mois, son dernier roman, Atemschaukel (Hanser, 2009), avait des comptes rendus élogieux dans la presse. Mais lorsque la nouvelle du prix Nobel de littérature a été annoncée le 8 octobre, on a regardé deux fois pour être sûr qu'il ne s’agissait pas là d’une erreur, tellement on ne s’y attendait pas. Herta Müller elle-même avait du mal à s’exprimer ce jour-là, il lui fallut du temps pour comprendre que la prestigieuse distinction lui était réservée et elle a mis en avant qu’il ne s’agissait pas de sa personne, mais de ses livres. Le jury a souligné le style concis avec lequel l’auteure, faisant partie de la minorité allemande du Banat en Roumanie et émigrée en RFA en 1987, dissèque la dictature, la violence et les atrocités. Pour Angela Merkel, c’est un merveilleux signal que vingt ans après la chute du Mur, le prix va à une auteure dont « toute l’œuvre était alimentée par l’expérience d’une vie qui parle de la dictature, de la répression, des peurs, mais aussi d’un incroyable courage. »
Avec son roman Atemschaukel, Herta Müller aborde un sujet peu connu jusqu’à ce jour : la déportation des Allemands de Roumanie âgés de 17 à 45 ans dans des camps de travail soviétiques à la fin de la Seconde guerre mondiale. Ce projet d’écriture lui vient de sa propre histoire familiale, sa mère ayant passé cinq ans de sa vie dans un tel camp, sans véritablement parler de ses expériences après son retour. L’auteure fait des entretiens avec d’anciens déportés et entame un travail en commun avec le poète Oskar Pastior, également un ancien déporté. A l’origine, Atemschaukel aurait dû être écrit à deux. Après la mort de Pastior en 2006, Herta Müller reprend le travail toute seule en se basant sur les notes laissées par son ami et collègue. Ainsi, le protagoniste du roman, écrit à la première personne, est un jeune homme de dix-sept ans qui est déporté dans un camp de travail. Contrairement à son entourage angoissé, il est impatient et presque content de partir vers l’inconnu. La plus grande partie du roman raconte la vie au camp, l’épuisement, la faim, la déshumanisation. Pour l’auteure, il s’agissait de comprendre, ou du moins de poser la question de ce que le travail signifie dès lors qu’on y est forcé, comment on se perçoit soi-même dans un tel état. Le début du roman séduit par son langage simple et clair, qui dégage une grande force poétique. Mais, plus on avance dans le texte et donc vers la description du quotidien du camp, plus le langage fleurit avec ses comparaisons et métaphores : la pelle du cœur (Herzschaufel), l’ange de la faim (Hungerengel), le pain propre et le pain de la joue (Eigenbrot und Wangenbrot). On trouve des énoncés comme « Chaque cuiller de soupe est un baiser de tôle ». Sur les 250 pages environ qui décrivent la vie au camp, ces images finissent par être lassantes. Elles ne servent pas le sujet, détournent l’attention de ce qui pourtant devait être au centre : la souffrance humaine. Dans la mesure où le roman est écrit à la première personne et qu’il parle d’un camp (du Goulag), on le compare forcément avec les grands témoignages. Et l’on constate que les livres de Primo Levi, d’Imre Kertész ou de Varlam Chalamov laissent autrement des traces. Alors que les images voulues fortes et insistantes de Herta Müller s’effacent vite.
Dans une critique assez virulente, parue au mois d’août dans Die Zeit, Iris Radisch s’en est prise au caractère artificiel, « parfumé », de ce style et a insisté sur le décalage entre un langage quasi-expressionniste, qui date d’avant l’expérience du Goulag, et cette expérience après laquelle on ne peut plus écrire pareil. Selon elle, il s’agit d’un impossible témoignage de seconde main. Le débat a ensuite porté sur la question de savoir si quelqu’un qui n’a pas soi-même vécu ces expériences peut en témoigner, écrire sur elles. Pourtant, la question ne se pose pas en ces termes-là. La transmission des expériences totalitaires du XXe siècle ne s’arrête pas avec les témoins, les générations suivantes ont depuis longtemps pris le relais, ne citons pour exemple que le W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Mais ce qui est en jeu, c’est effectivement la forme littéraire choisie, le point de vue, le langage, la capacité à transmettre et à faire comprendre l’extrême violence d’expériences vécues par d’autres.
A ce titre, les passages les plus forts chez Herta Müller sont l’avant et l’après, la naïveté du jeune homme avant le départ au camp, le désenchantement du retour, l’énorme solitude ressentie au sein de sa famille, la difficile réintégration à la vie. Vers la fin du roman, on est toutefois invité à revoir son jugement sur les pages consacrées au camp. On se dit que, quelque part, peut-être, la critique du style est injuste, voire injustifiée, sans toutefois en être complètement convaincu. Dans un des derniers chapitres, l’auteure livre comme une explication métalittéraire de ce qu’on vient de lire, laissant apparaître ces pages sur la vie au camp sous une lumière différente, en reliant cette écriture débordante au travail de remémoration du témoin-protagoniste, à une interrogation sur la perception de ses souvenirs. Pour assumer ses expériences traumatiques, le protagoniste commence à écrire, d’abord une seule phrase qu’il raye, réécrit, raye de nouveau. Puis d’autres souvenirs se dégagent dans un processus d’écriture quasi-obsessionnel : « Au lieu de mentionner la phrase de ma grand-mère, JE SAIS QUE TU REVIENDRAS, […] j’ai décrit sur des pages entières, comme un triomphe, le pain propre et le pain de joue. […] En parlant de l’ange de la faim, je me suis emballé, comme s’il m’avait uniquement sauvé la vie, et non pas torturé. […] C’était le grand fiasco intérieur : désormais relâché, j’étais irrévocablement seul et pour moi-même un faux témoin. » A chacun de juger et de ressentir soi-même si la transmission de cette expérience se fait…
Du côté des expositions I
Il y a trois ans, en 2006, deux expositions traitant du thème de la fuite et des expulsions des Allemands des anciens territoires de l’Est se faisaient face au centre de Berlin, « Flucht, Vertreibung, Integration » au Deutsches Historisches Museum et « Erzwungene Wege » au Kronprinzenpalais. La seconde, portant plus largement sur les expulsions et déplacements de populations au XXe siècle, a été organisée par le Zentrum gegen Vertreibungen (fondation issue du Bund der Vertriebenen) et a déclenché une polémique pour savoir s’il était légitime d’intégrer l’histoire des expulsés allemands dans une histoire plus large des expulsions au XXe siècle, ou s’il n’y avait pas là une tentative de relativiser l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette année, en 2009, le scénario d’un face à face s’est répété, bien que le thème des deux expositions ne soit pas exactement le même. Alors que le DHM présentait un retour sur les relations complexes et souvent conflictuelles entre Allemands et Polonais à l’occasion du 70e anniversaire de l’invasion de la Pologne en 1939 (« Deutsche und Polen. Abgründe und Hoffnungen »), le Zentrum gegen Vertreibungen proposait un panorama de la « vie allemande en Europe centrale et orientale » sous le titre quelque peu ambigu de « Die Gerufenen » (« Ceux qui ont été appelés »), couvrant donc en partie aussi les relations germano-polonaises. Le concept et les partis pris des deux expositions ne pourraient être plus divergents.
D’un côté, une exposition très complète où le thème principal – l’invasion, la guerre, l’occupation et les exactions nationales-socialistes – s’accompagne d’une mise en perspective historique. Celle-ci va du premier partage de la Pologne en 1772 aux relations actuelles entre les deux pays en passant par l’après-guerre, marquée par la redéfinition des frontières, la question des expulsés allemands et polonais et les rapports de la Pologne aux deux États allemands. De même que son catalogue[1] s’ouvre sur la fameuse photo de Willy Brandt s’agenouillant devant le mémorial du ghetto de Varsovie, l’exposition ne laisse pas de doute sur la responsabilité de l’Allemagne dans les aléas de l’histoire polonaise. Pas de doute non plus sur les mouvements de résistance que la colonisation allemande, le plus souvent sans considération pour les populations locales, a provoqués, que ce soit lors de l’annexion de larges territoires par la Prusse ou, plus tard, après le traité de Versailles, à l’occasion du plébiscite sur l’appartenance de la Silésie, pour ne citer que quelques exemples.
De l’autre côté, lorsqu’on traverse Unter den Linden pour pénétrer dans l’exposition « Die Gerufenen », une autre vision de l’histoire se présente. Dès l’entrée, les panneaux vert clair parsemés de couleurs vives et chaleureuses invitent le spectateur à regarder le passé avec les yeux tournés vers l’avenir, et les formes arrondies des murs de l’exposition suggèrent une harmonie qui va de pair avec la symbolique de l’espoir. Grâce à des objets bien concrets (une barque, par exemple), on est immédiatement transposé dans l’univers d’Allemands qui, dès le Moyen-âge et pour des raisons différentes (pauvreté, surpeuplement, impôts, foi religieuse), ont choisi de s’exiler vers les contrées orientales. On apprend que nombre d’entre eux avaient été « recrutés » pour s’installer sur de nouvelles terres ; un panneau nous explique que l’empereur Joseph II « a participé au premier partage de la Pologne, acquérant ainsi la Galicie qu’il fit peupler d’Allemands[2] ». Rien de plus naturel. L’étrange absence de signes de contestation ou de confrontation entre colonisés et colonisateurs surprend le visiteur. Dans le panneau sur la Transylvanie, on apprend que les colons étaient censés « sécuriser » les frontières orientales de la Hongrie. Contre qui, contre quoi ? Pas de réponse.
De région en région, l’exposition revisite les différentes colonies allemandes d’Europe centrale et orientale, de la Moravie à la Bessarabie, en passant par les pays baltes, les Carpates, le Danube et la Galicie. Son principal souci, c’est de montrer les apports culturels en matière de travail, d’artisanat et d’éducation que les Allemands ont légués à ces territoires. Sans violence aucune, sans gêner personne. Ou, comme l’exprime Erika Steinbach : il s’agit de montrer que les Allemands n’ont pas eu recours à la violence pour s’installer dans ces territoires, ils ont été « appelés, recrutés, attirés ». Il est évidemment difficile de croire à cette vision idyllique de l’histoire, et ni les précieux objets artisanaux, ni la Grande Outarde et le mouton empaillés, ni les photos de bonheur familial – version vacances sur la Mer noire dans les années 1920 – n’arrivent à dissiper le sentiment qu’on est en train, ici, de réécrire l’histoire sous le signe de la bienveillance germanique. D’en présenter une version édulcorée. Quand on approche des panneaux sur la Bucovine, et sur Czernowitz en particulier, on cherche immédiatement le nom de Paul Celan. Ce dernier a certes droit à une petite mention, mais les écrivains considérés comme représentatifs, ayant droit à une photo, sont Karl Emil Franzos, Joseph Roth et Rose Ausländer. Un certain regard nostalgique donc sur cette ville, qui éclipse celui qui, comme personne d’autre après-guerre, inscrit la mémoire de la Shoah dans ses poèmes. En effet, le propos de l’exposition n’est pas là.
Pour celui qui n’aurait toujours pas compris, un coup d’œil dans le livre d’or se révèle fort éclairant. On y trouve beaucoup d’éloges de l’exposition et de Madame Steinbach qui, comme personne d’autre, est censée « faire face aux mensonges de l’histoire ». Ou cet autre visiteur qui se demande « quand est-ce qu’arrivera la réparation et la restitution des terres volées ?? Qu’en disent les expulseurs/voleurs ? » De telles réactions laissent perplexes, elles montrent que le public privilégié du « Zentrum gegen Vertreibungen » se compose toujours des « Ewiggestrigen » (« ceux qui sont éternellement d’hier »), pour reprendre une expression de Günter Grass. Et que cette exposition, avec son manque de contextualisation et son regard rétrospectif prometteur d’un avenir aux couleurs de l’espoir, n’a rien d’innocent. Elle falsifie l’histoire en construisant un nouveau mythe de l’âge d’or germanique à l’Est.
Du côté des expositions II
Évidemment, la RDA s’est invitée cette année dans les musées. Une exposition particulièrement remarquable s’est tenue cet été à Berlin à l’Akademie der Künste. « Übergangsgesellschaft. Porträts und Szenen 1980-1990 » reprend le titre d’une pièce de Volker Braun écrite dans les années 1980 et qui livrait une vision de fin du monde particulièrement compromettante pour la « sozialistische Menschengemeinschaft ». L’exposition proposée par l’AdK, conçue par le critique d’art Matthias Flügge et le cinéaste Thomas Heise, montre des photographies et des films d’artistes de RDA qui s’attachent à scruter le quotidien dans toute son étendue. Cet art de la photographie documentaire laisse peu de doutes sur l’état réel de cette « société en transition » qui, en l’espace de dix ans, n’allait plus exister, sans toutefois disparaître vraiment, comme le remarque Matthias Flügge. Il y a beaucoup de portraits dans cette exposition. De chacun des visages se dégage un sérieux presque insupportable. Ce sont des visages désillusionnés, désabusés – à l’image d’une époque en stagnation – que ce soit la jeunesse punk révoltée captée par l’objectif de Sven Marquardt ou ces femmes d’une usine de nettoyage à sec à Leipzig, prises par Frank Gaudlitz, qui sont rentrées à l’usine très jeunes, parfois à 14, parfois à 16 ans, et qui, photographiées à 40, ressemblent à des vieilles femmes. Il y a le visage marqué, bousculé, traqué de Wolfgang Hilbig dans une sorte de no man’s land dans les environs de sa ville natale Meuselwitz. Ou encore le film documentaire sur un mariage célébré en 1984 à Berlin d’où se dégage une tristesse sans fond. Une « Standesbeamte » fait entrer un couple dans une grande salle vide, sur fond de musique de Bach. Elle évoque solennellement l’importance du mariage pour la société socialiste, pas la moindre ébauche d’un sourire sur les visages du couple. Images d’un quotidien qui mettent le visiteur spectateur mal à l’aise, lui coupent le souffle, le replongent dans un univers dont il a, depuis longtemps, mis le souvenir à distance.
Si l’individu est au centre de cette exposition, d’autres proposent des images à présent ancrées dans la mémoire collective. Ainsi, le DHM avait exposé des photos sur « Das Jahr 1989. Bilder einer Zeitenwende », en remontant également aux années « de plomb » 1980, pour se concentrer ensuite sur des images de l’année 1989, trop connues et trop inscrites déjà dans les mémoires pour pouvoir évoquer autre chose que des clichés. Une autre exposition, organisée par la Robert-Havemann-Gesellschaft, avait pour objet la « Friedliche Revolution 1989/1990 ». Très didactique dans sa présentation, avec des grands panneaux explicatifs remontant jusqu’à la construction du Mur, mais plus centrée sur les mouvements d’opposition, cette exposition a largement bénéficié de sa situation sur l’Alexanderplatz, le lieu même de la grande manifestation du 4 novembre 1989. Car l’emplacement en plein air s’est révélé très propice à la communication. Les visiteurs, passant souvent par hasard, ont commencé à se raconter leurs histoires, à donner leur vision de ce « tournant » de l’histoire, ou ont écouté celles des autres. Ainsi, devant des panneaux qui fixent l’histoire et qui ont tendance à la figer, une remémoration vivante des événements d’il y a vingt ans a pu avoir lieu.
« La nuit où le Mur est tombé » ou l’Histoire sens dessus dessous
Quel rapport entre une invasion de coccinelles sur la Baltique et un cheval blanc dans un cours d’italien ? Entre un jeune homme en mal d’amour et la gare de Bochum, un vieil agenda et la cantine de la Volksbühne, une doctorante en littérature à Munich et une stagiaire du Deutsches Theater en voyage à Cuba, le train de nuit Berlin-Vienne et un marchand de voitures entre Köln et Neuss, le Y2K et le putsch militaire en Turquie ? Rien, évidemment. Sauf qu’il s’agit là de bribes de vies, de points de départs multiples qui vont se rejoindre dans la réponse à une question somme toute banale, posée à un certain nombre d’écrivains : quels sont vos souvenirs du 9 novembre 1989 ? Réponses que l’on trouve réunies dans l’anthologie Die Nacht, in der die Mauer fiel. Schriftsteller erzählen vom 9. November 1989 dirigée par Renatus Deckert (Suhrkamp, 2009). Ce qui pouvait d’abord paraître quelque peu ennuyeux, tellement on a entendu parler de ce « 9 novembre 1989 » – et pourquoi encore en demander des nouvelles aux écrivains ? – s’est avéré être une lecture plaisante et intéressante grâce à la multitude des points de vue, tant de génération que d’origine : Allemands de l’Est et de l’Ouest, mais aussi Autrichiens comme Robert Menasse ou Turcs comme Ermine Sevgi Özdamar. Avec ce livre aussi, on assiste à une remémoration vivante de l’Histoire qui, ne se limitant pas à décrire une nuit historique rétrospectivement importante, permet des pérégrinations autobiographiques et des réflexions éclairantes sur les ratages dans la vie. Comme par exemple d’être passé à côté de ce fameux 9 novembre. Chose finalement assez courante et rassurante, si jamais « vous y étiez » et n’aviez rien remarqué non plus !
Et si ce 9 novembre 1989 n’était pas la date essentielle dont il fallait se souvenir ? Erich Loest, dans son dernier roman Löwenstadt (Steidl, 2009), la contourne avec élégance. Car tout est encore une question de point de vue, et Loest, comme toujours, adopte résolument celui de sa ville natale Leipzig. Et là-bas, on se souvient plutôt du 9 octobre 1989, comme le confirme Ingo Schulze dans un beau texte paru récemment dans Die Zeit[3]. Le 9 octobre, premier lundi après les festivités du 40e anniversaire de la RDA, où des manifestations dans de nombreuses villes furent violemment réprimées. Avec la reprise de la désormais traditionnelle « manifestation du lundi » à Leipzig, qui rassembla ce jour-là 70 000 personnes, ce fut un jour décisif car l’on ne savait pas encore comment le pouvoir allait réagir et s’il y aura un bain de sang à la Chinoise.
Après Nikolaikirche (1995), consacré à cet événement, Erich Loest y revient à la fin de son dernier roman, Löwenstadt. Celui-ci embrasse presque deux cents ans d’histoire allemande à travers le regard et l’imagination de son héros et narrateur Fredi Linden, ancien maître artificier et gardien du fameux Völkerschlachtdenkmal à Leipzig, érigé en 1913 pour commémorer le centenaire de la victoire sur les troupes napoléoniennes. Fredi Linden est lui-même né en 1913 et, outre sa longue vie, il a le don de voir l’Histoire de façon très large. On lui reproche d’avoir voulu faire sauter le monument qu’il était censé garder. Interné en psychiatrie pendant six ans, il dialogue avec son médecin et lui fait part de sa personnalité multiple, condensée dans ses prénoms Carl Friedrich Fürchtegott Vojciech Felix Alfred. Car Fredi se met à la place de ses ancêtres réels ou imaginaires, il leur donne sa voix et retrace ainsi à la première personne la vie de ceux que l’Histoire a tendance à oublier : du jeune soldat Carl Friedrich qui laisse sa vie dans les guerres napoléoniennes à son propre père Felix, ouvrier sur le chantier du monument.
Cette histoire vous dit-elle quelque chose ? En effet, Löwenstadt est la version « revue et augmentée » du roman Völkerschlachtdenkmal que Loest a publié en 1984. L’histoire, qui s’est terminée au début des années 1980, est désormais prolongée jusqu’au présent le plus proche, on a même droit à quelques commentaires sur les élections fédérales en 2009. L’auteur a ajouté six chapitres qui commencent avec le 75e anniversaire du personnage principal en 1988 et se terminent dans le présent, en plein récit, sur une phase interrompue… De la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, Loest nous livre, avec le regard aigu qui est le sien, le panorama d’une époque mouvementée : des premiers signes de protestation à Leipzig à la grande manifestation du 9 octobre 1989, de la réunification aux enjeux du présent avec une description acerbe du recyclage d’anciens fonctionnaires du SED dans la gauche actuelle. Les pages les plus saisissantes continuent à se situer toutefois dans les premiers deux tiers du roman : le brassage des différentes couches de l’histoire et la saga du Völkerschlachtdenkmal, mais aussi l’histoire de la Paulinerkirche, l’église de l’Université rasée en 1968 que Felix, le père de Fredi, a sauvé des flammes pendant la guerre en y laissant sa vie. L’entrelacement entre grande histoire et histoire individuelle est plus prenant ici, alors que vers la fin de son récit, le vieux narrateur a tendance à se perdre dans le verbiage…
La littérature autrichienne et l’art du récit
Le lauréat du prix Büchner 2009, décerné fin octobre à Darmstadt, s’appelle Walter Kappacher. Ce Salzbourgeois de soixante-dix ans était jusque-là très peu connu, alors qu’il publie depuis la fin des années 1960. Selon le jury de la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, Kappacher s’est fait remarquer grâce à sa « prose discrète, musicale, d’une mélancolie impitoyable, toujours triste, jamais désolante » et qui « instruit le lecteur sur soi-même ». « Réaliste poétique de nos jours », Kappacher « renoue avec la grande tradition du récit » et crée un « remous de silence » (« Sog der Stille »). Cette qualification prend tout son sens à la lecture du dernier livre de l’auteur : Der Fliegenpalast (Residenz Verlag, 2009). Dans ce récit composé de petits tableaux succincts, Kappacher nous emmène à Bad Fusch, une petite station thermale dans le Hohe Tauern, à la rencontre d’un homme d’une cinquantaine d’années qui, on le comprend dès les premières lignes, est en souffrance avec soi-même et en souffrance avec le monde. Il se sent trahi par ses souvenirs, ne reconnaissant plus le lieu où il a passé ses vacances et sa jeunesse, au tournant du siècle. Le ton est annoncé et l’atmosphère quelque peu oppressante ne quittera plus le lecteur. Cet homme désenchanté n’est autre qu’Hugo von Hofmannsthal. Avec un style insistant qui suit les pensées et les émotions d’un être bouleversé, Kappacher nous révèle l’intérieur de cet homme à la santé fragile qui se trouve en pleine crise existentielle et en pleine crise d’écriture. On le suit dans ses déambulations à travers le village et dans les alentours, en particulier dans la forêt où il lui arrive de se perdre et de s’évanouir, on le suit dans sa chambre où l’inspiration ne vient pas, on pénètre dans ses pensées et ses rêves où domine la nostalgie des lieux et d’un ailleurs où il ne se trouve pas et où il pourrait, peut-être, mieux travailler. On observe le personnage pris par des doutes, conscient que les projets entamés et jamais aboutis dépassent à présent les œuvres déjà accomplies, on le voit ordonner et réordonner les esquisses des écritures en cours, alors qu’il se souvient avec nostalgie des jours de sa jeunesse où les poèmes jaillissaient tout seul de son imagination. On l’écoute dialoguer avec ses critiques, se défendre contre le reproche de n’être qu’un épigone.
Mais cette introspection n’est pas coupée d’une réflexion sur le monde, elle y est même fortement liée. Car la crise existentielle est une conséquence de la Grande guerre pour laquelle l’auteur s’était d’abord enthousiasmé : « D’une certaine manière, moi aussi, j’ai été enseveli, pendant les dernières années de la guerre. A l’intérieur de moi-même des choses sont ensevelies, et je n’y ai plus accès… ». Cette guerre a été la rupture décisive entre l’auteur et son époque, désormais il n’y a plus que du décalage. Et c’est avec lucidité et étonnement à la fois qu’Hofmannsthal observe le monde autour de lui, l’inflation et la crise (on est en 1924), l’antisémitisme montant, le danger qu’incarne Hitler. Avec ce petit livre au titre énigmatique et symbolique – les mouches qui se posent sur les fenêtres du jardin d’hiver de l’hôtel où le personnage de Hofmannsthal enfant était descendu avec ses parents – Walter Kappacher réussit à capter l’ambiance de toute une époque, dans un langage saisissant.
Thomas Stangl est un autre écrivain autrichien qui s’est fait remarquer cette année. Si les deux auteurs ne sont pas comparables, il y a toutefois une proximité dans la perspective interne par laquelle on approche les personnages et l’intimité qui s’en dégage. Was kommt (Droschl, 2009) est le troisième roman de Thomas Stangl, né en 1966. Le livre a été sélectionné pour la « longlist » du Deutscher Buchpreis 2009, mais n’a pas été retenu parmi les six finalistes. Pourtant, nous avons à faire à un auteur qui convainc par un sujet captivant et un style très élaboré, lesquels demandent d’ailleurs une attention soutenue de la part du lecteur et sont loin de le mettre en sécurité. Dans ce roman, Thomas Stangl croise et superpose la vie de deux adolescents viennois, à quarante ans d’intervalle : celle d’Emilia Degen qui a dix-sept ans en 1937, et celle d’Andreas Bingen que l’on rencontre en 1977. Leurs vies n’ont que peu de choses en commun, à part qu’ils habitent tous les deux chez leur grand-mère (le père d’Emilia s’est remarié, Andreas est orphelin) et qu’ils vivent leur adolescence dans l’interrogation de leur corps et du monde, qu’ils la vivent difficilement, douloureusement. L’adolescence apparaît ici dans toute sa fragilité, comme un moment charnière où il suffit de peu pour faire basculer une vie. Celle d’Emilia recouvre tout son sens avec la rencontre de Georg, juif communiste et membre d’un petit réseau de résistance. Elle se politise, lit Marx, commence à percevoir la réalité sociale et politique autour d’elle. Avec Georg, Emilia s’épanouit pendant « le seul été de sa vie ». Et puis, l’adolescence s’arrête brusquement, la vie s’arrête, avec la déportation de Georg et de sa famille à Dachau, elle ne le reverra plus jamais. Andreas est régulièrement l’objet des moqueries de ses camarades de classe. Tout ce qu’il dit semble déplacé. Dans le monde politisé des années 1970, il ne trouve pas de sens et se réfugie dans les livres de science fiction. Sans réfléchir, il répète les propos antisémites de sa grand-mère à propos de Kreisky. Il pense au suicide, il a des fantasmes de violence dignes des scènes les plus crues de Michael Haneke. Lorsque sa grand-mère, haïe et aimée en même temps, meurt subitement, il perd tous ses repères et se transforme en psychopathe.
Deux adolescences, deux vies qui ne pourraient être plus différentes, et que l’auteur réussit à faire communiquer par un tissage subtil de motifs, de lieux, de façon à ce qu’on pense parfois que les deux se rencontrent, que les frontières entre les deux vies deviennent perméables, qu’on n’est plus tout à fait sûr de savoir quelle vie on est en train de suivre, d’autant plus que les personnages évoluent, vieillissent. La fin, notamment, reste ouverte, c’est comme si Emilia et Andreas se rencontraient au bord du Danube, comme si leurs personnages ne devenaient qu’un avant de s’effacer. Le roman de Thomas Stangl est aussi un roman sur les images, sur la perception, sur les sens qu’il mobilise finement, afin de déstabiliser le lecteur. La critique littéraire l’inscrit dans la filiation d’E.T.A. Hoffmann, dans celle du roman d’épouvante romantique avec ses revenants et ses doubles. Et c’est un roman qui déploie toute une réflexion sur l’écriture de l’histoire, sur les souvenirs aussi, qui sont au cœur du récit. Le titre, « Was kommt », reprend la conception de l’histoire telle qu’elle est transmise à Emilia par son professeur d’histoire, Doktor Steinitz, qui prendra le chemin de l’exil : « L’histoire, cela ne veut pas dire que tout est fini et terminé, l’histoire, cela veut dire que cela va encore arriver. » On retrouve ici l’idée benjaminienne que chaque époque à laquelle s’intéresse l’historien n’est que la préhistoire de l’époque qui le préoccupe, que passé et présent s’éclairent mutuellement. Et, à l’instar de Benjamin qui demande de « brosser l’histoire à rebrousse-poil », à contresens de ce qui est communément élevé au rang d’histoire, le Doktor Steinitz explique que l’histoire est toujours écrite par les dominants et invite ses élèves à « lire aussi ce qui n’est pas dit ». C’est donc aussi à la lumière d’une telle réflexion sur l’histoire que peuvent se comprendre le croisement des destins et la correspondance entre les personnages. Un roman très dense qui permet différents niveaux de lecture et procure une lecture enrichissante.
[1] Burkhard Asmuss, Bernd Ulrich (éds.), Deutsche und Polen. Abgründe und Hoffnungen, Dresden, Sandstein Verlag, 2009, 272 p.
[2] Zentrum gegen Vertreibungen (éds.), Die Gerufenen. Deutsches Leben in Mittel- und Osteuropa, Potsdam, Brandenburgische Universitätsdruckerei und Verlagsgesellschaft mbH, 2009, p. 11.
[3] Ingo Schulze, « Als wir aus dem Schatten traten. Der 9. Oktober war der Tag, der alles veränderte », Die Zeit, 8 octobre 2009.