octobre 2007

Ces derniers mois, le débat public en Allemagne a porté sur les problèmes de cohabitation de la grande coalition, ce qui n'est pas nouveau. Les dissensions autour du maintien de l’agenda 2010 continuent à agiter les esprits. Le mouvement social des cheminots, déjà évoqué dans le numéro précédent d’Allemagne d’aujourd’hui, n’a toujours pas trouvé d’épilogue, bien qu’on semble s’acheminer vers une solution acceptable par les deux partis en conflit. Les trente ans de « l’automne chaud » de la RAF, associés à la recrudescence d’attentats terroristes ont été repris dans les médias, de même que le hiatus ressenti entre l’amélioration de l’économie que reflètent les statistiques et le constat que la situation de l’Allemand moyen, notamment celle des enfants, se dégrade.
La pauvreté des enfants s’accroît

Cet été, c’est la pauvreté des enfants qui a fait la une des médias. Le rapport sur la pauvreté et la richesse en Allemagne présenté par Karl Josef Laumann, ministre de l’Emploi en Rhénanie du Nord - Westphalie, ainsi que les chiffres publiés par la fédération de protection des enfants (Kinderschutzbund) ont trouvé un large écho auprès du public. Bien que les chiffres avancés par les différentes instances ne concordent pas complètement, il ne fait pas de doute que de plus en plus d’enfants vivent dans la pauvreté. Environ 2,5 millions d’enfants seraient concernés actuellement, c’est-à-dire un jeune de moins de 18 ans sur quatre, 100 000 de plus que l’année dernière. Ce chiffre est en hausse constante : alors qu’en 2003, la pauvreté touchait 13,5 % de la population, elle en touche désormais 14,3 %. Une famille est considérée comme pauvre, si le niveau de ses revenus, d’après la définition de l’OCDE, est égal ou inférieur à 60 % du revenu médian national ; celui-ci est de 3 148 € brut par mois en 2007. La situation semble paradoxale. Le chômage ne cesse de reculer. Il est passé de près de 5 millions de chômeurs en 2006 à environ 3,7 millions cet été, et le gouvernement s’attend à ce que la baisse se poursuive, en dépit du ralentissement économique – le « trou d’air » pudiquement évoqué par les milieux politiques – prévu pour les mois à venir. Or, le nombre d’Allemands vivant des aides sociales, 7,4 millions, n’a jamais été aussi élevé.
Une des raisons les plus fréquemment avancées pour expliquer la montée de la pauvreté des enfants est l’appauvrissement des familles fragiles introduites par les mesures de la réforme Hartz. Un rapport récent de l’institut de Brême BIAJ (Bremer Institut für Arbeitsmarktforschung und Jugend-berufshilfe) a indiqué que presque 2 millions d’enfants vivent dans des familles dites Hartz IV, soit 17% des enfants allemands. Il s’agit de familles qui perçoivent l’allocation chômage II versée aux chômeurs de longue durée. Son montant est censé couvrir les besoins du minimum vital. Il correspond grosso modo au RMI français. Dans ce cadre, un enfant de moins de 14 ans perçoit un versement de 208 €, l’allocation est portée à 278 € pour un mineur plus âgé. Même si on y ajoute les allocations familiales (145 € par enfant) et le versement du loyer et du chauffage prévu par Hartz IV, de nombreuses familles vivent dans une pauvreté telle qu’elles sont réduites à emmener leurs enfants à la soupe populaire. Depuis quelques années, de nombreuses cantines gratuites se multiplient en Allemagne, notamment à Berlin, qui servent une soupe populaire aux enfants et aux adolescents. Sont tout particulièrement touchés les enfants vivant dans des familles nombreuses, monoparentales, immigrées ou dont les parents sont au chômage.
Le gouvernement d’Angela Merkel est conscient de la situation précaire faite à de nombreux enfants, et ce dans un pays qui souffre déjà d’une natalité très insuffisante. Au mois d’août, à l’issue de son séminaire de rentrée, le gouvernement a indiqué qu’il prendrait des mesures en faveur des enfants pauvres : augmentation des allocations familiales versées aux petits salaires, hausse des indemnités de chômage pour les familles nombreuses, accroissement important du nombre de places en crèche. L’annonce de ces mesures a toutefois suscité un certain scepticisme, car la plupart des acteurs sociaux estiment qu’il serait préférable de s’aligner sur l’expérience française et de financer des prestations (maternelle gratuite, p.ex.) qui profitent directement aux enfants plutôt que de verser de l’argent aux parents dont on ne sait pas si les enfants en bénéficient vraiment.
Stagnation des salaires

Le quotidien Bild, le journal allemand à grand tirage le plus lu dans le pays, a initié un grand débat au mois de septembre qui n’est pas sans rappeler celui du printemps portant sur l’introduction ou non d’un SMIC à l’allemande, question qui continue de diviser la grande coalition au pouvoir. Se basant sur des statistiques du ministère du Travail, le journal a affirmé sous le titre « Der Netto-Lohn-Skandal » que les salaires des Allemands stagnent depuis le milieu des années quatre-vingt. Pire : ils stagnent, dit-il, parce que l’Etat, par le biais des cotisations sociales et des impôts sur le revenu, met de façon éhontée la main dans la poche du petit salarié. Les journalistes de Bild affirment que le salaire annuel s’élevait à 15 845 € nets par an en 2006, contre 15 785 en 1986, ce qui reviendrait à 1320 € net par mois en 2006 et presque autant, à savoir 1315 € en 1986. Net signifie en Allemagne ce que le salarié voit arriver sur son compte en banque, après versement des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu effectué par son employeur. Le salaire moyen des Allemands aurait même baissé, puisqu’il était de 17 251 € en 1992. En 2006, l’Etat aurait prélevé 9 291 € sur les salaires sous forme d’impôt et de cotisations sociales, un record historique, affirme Bild, qui compare ce chiffre aux 5 607 € perçus par l’Etat en 1986. Les prélèvements en monnaie courante ont donc augmenté de 66%, alors que les salaires n’ont grimpé que de 48% pendant le même laps de temps.
Cette démonstration a immé-diatement suscité des réactions, tant de la part du gouvernement que des autres médias en Allemagne. Le ministère du Travail fait observer qu’on ne peut comparer les chiffres de 2006 et de 1986, puisque le premier s’applique à l’Allemagne unifiée, alors que le second ne concerne que l’ancienne Allemagne de l’Ouest. En outre, si les prélèvements ont augmenté, le rapport entre salaire net et brut, lui, n’aurait pas varié, ce qui dément une ponction accrue de la part de l’Etat. Le ministère concède toutefois que les accords salariaux – un plus de 4,1% en cinq ans – sont restés à la traîne par rapport à l’inflation qui a grimpé de 7,1% pendant le même laps de temps. D’autres voix se sont fait entendre pour s’inscrire en faux contre l’analyse du Bild. Constatant que le pouvoir d’achat est resté le même en vingt ans, elles se félicitent de la modération salariale qui aurait permis d’améliorer la compétitivité de l’Allemagne et de conforter son rang de premier exportateur du monde.
Cette polémique a toutefois conforté les prises de position des sociaux-démocrates, qui ont une nouvelle fois plaidé pour l’introduction d’un salaire minimum généralisé, qui n’existe pour l’instant que dans quelques branches. Le vice-chancelier Franz Müntefering, SPD, a souligné le déséquilibre entre travail et capital en demandant à ce que l’évolution salariale « profite à nouveau davantage de l’essor économique ». Il est vrai que les récentes remises en cause d’acquis sociaux – versement des primes de Noël et de vacances, allongement de la durée du travail sans compensation salariale – ont contribué à la stagnation des rémunérations.
Trente ans après « l’automne chaud », la RAF traumatise encore les Allemands

L’affrontement entre l’Etat et le terrorisme de la RAF (Rote Armee Fraktion), qui a connu son paroxysme lors de « l’automne » chaud » en 1977, a donné lieu à de vifs débats à la rentrée, trente ans après les faits. Il a commencé le 5 septembre 1977, lorsque Hanns Martin Schleyer, président de l’association patronale allemande, a été enlevé par des membres de la RAF dans une équipée sanglante où le chauffeur et les gardes du corps ont tous été tués. Le lendemain, le « commando Siegfried Hausner » exigea la libération de onze « prisonniers de conscience », dont Andreas Baader et Gudrun Ensslin, contre la vie de Hanns Martin Schleyer. Celui-ci aurait pu être libéré très vite, si le rapport d’un policier qui avait repéré l’appartement où il était séquestré, ne s’était pas perdu dans les méandres de l’administration. Les autorités n’ayant pas cédé au chantage, l’affaire s’est terminée par un détournement d’avion un mois plus tard. Le 13 octobre, la RAF organisa, avec l’aide de sympathisants du Front populaire de libération de la Palestine, le détournement d’un avion de la Lufthansa pour obtenir la libération des onze membres emprisonnés à Stammheim et de deux Palestiniens en prison en Turquie. Après une longue odyssée à travers le Moyen Orient, les quatre pirates de l’air décidèrent de se poser à Mogadiscio, capitale de la Somalie. Le 18 octobre, un commando des forces spéciales allemandes prit d’assaut le Boeing 737 et libéra les passagers après avoir tué trois des preneurs d’otages.
Quelques heures après l’échec de la prise d’otage, Baader, Ensslin et Raspe étaient retrouvés morts dans leurs cellules de la prison de haute sécurité de Stammheim. Le rapport d’enquête a conclu au suicide. Ils se seraient tués avec des armes introduites dans la prison par un de leurs avocats. Un jour plus tard, le cadavre de Hanns Martin Schleyer était découvert dans le coffre d’une voiture à Mulhouse. Au total, l’organisation terroriste a assassiné 34 personnes, dont le procureur fédéral Siegfried Buback. Elle s’est officiellement dissoute en 1998.
Le trentième anniversaire de cet enlèvement particulièrement brutal a soulevé une vaste polémique, parce qu’il coïncide avec la sortie de prison de deux membres de la RAF, Brigitte Mohnhaupt et Eva Haule, condamnées à la détention à perpétuité. Christian Klar, condamné à la même peine, s’est vu refuser la grâce par le président de l’Etat allemand Horst Köhler, non sans avoir alimenté les critiques par sa décision de l’entendre en prison. Christian Klar, qui doit rester en prison au moins jusqu’en janvier 2009 et Birgit Hogefeld, condamnée en 1996, elle aussi à la perpétuité, sont les derniers à être encore en prison. La libération de Mohnhaupt et de Haule est très contestée, tant dans les milieux politiques que dans l’opinion publique. Si certains, comme l’ancien ministre libéral des Affaires étrangères Klaus Kinkel, estiment que « tout le monde doit avoir une chance de se retrouver au sein de la société », d’autres, notamment au sein de la CDU et de la CSU, y sont très hostiles. Une hostilité partagée par la majorité de la population. Un sondage publié par le magazine Der Spiegel a révélé que 71% des Allemands étaient opposés à une mesure de grâce si les anciens terroristes de la RAF ne faisaient pas publiquement montre de remords. C’est peut-être pour cette raison que certains des huit membres de la RAF libérés depuis le début des années quatre-vingt-dix ont préféré changer de nom pour réintégrer la société, qui en tant que photographe ou journaliste, qui dans l’enseignement ou l’humanitaire.
Avec seulement deux anciens militants de la RAF encore derrière les barreaux – sans oublier les quatre en cavale – cet épisode sanglant devrait normalement être clos, même dans la perception du public, s’il n’y avait pas actuellement cette crainte d’une recrudescence du terrorisme en Allemagne qui amène l’opinion publique à faire l’amalgame entre deux phénomènes très différents.
Attentat islamiste déjoué

L’Allemagne est de façon croissante la cible de terroristes. Début septembre, trois suspects ont été arrêtés avant qu’ils aient pu passer à l’acte. Il s’agit de deux Allemands convertis à l’islam et d’un Turc installé depuis longtemps outre-Rhin. Ils s’étaient procuré du matériel leur permettant de construire des bombes dont la charge aurait largement dépassé celles des attentats de Madrid le 11 mars 2004 et de Londres le 7 juillet 2005, capables de faire des centaines de victimes. Selon Monika Harms, procureure fédérale, il s’agirait « de la plus grave tentative d’attentat » à laquelle l’Allemagne ait dû faire face jusqu’à présent. Au moment où la police allemande a mis la main sur les trois terroristes présumés, qui s’apprêtaient à fabriquer des bombes dans un appartement à Medebach-Oberschledorn, petite ville en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ils n’avaient pas encore choisi de cible précise ; aux dires des enquêteurs, ils visaient probablement des établissements américains tels que la base militaire américaine de Ramstein, l’un des points d’appui logistique de l’armée américaine pour ses opérations en Irak et en Afghanistan, ou l’aéroport international de Francfort. Il n’est pas exclu qu’ils aient voulu marquer la date anniversaire de l’attentat de New York en faisant exploser leurs engins le 11 septembre.
Monika Harms a indiqué que les trois hommes arrêtés, qui seraient passés par un camp d’entraînement au Pakistan, appartiennent à une cellule allemande de l’Union islamique du djihad, un groupe sunnite créé en 2003, originaire d’Ouzbékistan et lié à Al-Qaida. Depuis 2005, il figure sur la liste des groupes terroristes établie par le gouvernement américain. Mise en garde par Washington à l’automne 2006, l’Allemagne se savait en ligne de mire de cette organisation. C’est l’engagement croissant de soldats allemands de la Bundeswehr à l’étranger et le stationnement de troupes en Afghanistan qui ont fait de l’Allemagne une cible privilégiée pour les terroristes. En juillet 2006 déjà, deux Libanais avaient tenté de faire exploser deux bombes déposées dans des trains. Cette tentative d’attentat n’a pas été déjouée par hasard. Les trois hommes avaient été placés sous surveillance de la police criminelle fédérale (Bundes-kriminalamt), qui a mobilisé un nombre important de fonctionnaires – entre 300 et 600, selon les sources – depuis la fin de l’année 2006, ce qui fait dire à certains que les pouvoirs publics ont trop tardé à intervenir.
Les enquêteurs sont inquiets du profil des suspects : deux d’entre eux sont nés en Allemagne et non issus de l’immigration, le troisième est probablement Turc, deux origines qui, jusqu’à présent, n’étaient guère impliqués dans ce genre d’attentat. Dans la mesure où plusieurs milliers d’Allemands se convertissent chaque année à l’islam, les experts redoutent que certains d’entre eux soient tentés par l’action violente. Des membres du gouvernement, notamment le ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble (CDU), réclament un renforcement de l’arsenal antiterroriste, en particulier dans le domaine de la surveillance informatique.
Durcissement de la législation anti-terroriste : l’espionnage informatique en débat

L’attentat islamiste déjoué en septembre a rallumé le vif débat autour de la protection souhaitable et nécessaire dans un Etat de droit. Cette discussion qui se focalise actuellement sur la possibilité de fouiller à distance les ordinateurs de terroristes souhaitée par le ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble, a été initiée après l’attentat manqué à la valise piégée contre deux trains régionaux au mois d’août 2006. A la suite de cette tentative d’attentat, dont les auteurs présumés ont été repérés grâce à la vidéo-surveillance, le gouvernement a décidé de créer un fichier antiterroriste central. Mesure tardive comparée à d’autres pays, cette mise en commun de données, effective depuis le mois d’avril 2007, a toujours été proscrite, de peur de raviver le souvenir de la Gestapo.
Pour Wolfgang Schäuble, c’est un pas dans la bonne direction, mais il estime que cela ne va pas assez loin. Il veut que la police criminelle fédérale (Bundes-kriminalamt) obtienne le droit d’accéder à distance aux ordinateurs de terroristes présumés et de fouiller leurs disques durs à leur insu. Actuellement, une telle mesure est interdite. Le 5 février 2007, la Cour fédérale de justice a rendu une décision déclarant « illégale » la perquisition par la police d’un ordinateur privé à l’insu des intéressés. Elle avait été saisie par le parquet, qui voulait utiliser les données informatiques obtenues de cette manière dans une enquête antiterroriste. La Cour relève que l’espionnage d’un ordinateur s’apparente à la perquisition d’un domicile qui peut être menée à l’improviste, mais seulement en présence des intéressés. Les partisans d’une protection des données personnelles se sont félicités de cette décision, estimant que le piratage informatique par la police constitue une atteinte à l’autodétermination en matière d’information.
Wolfgang Schäuble ne l’entend pas de cette oreille. Après la décision de la Cour fédérale de justice, il a annoncé que le gouvernement présenterait bientôt un projet de loi au Bundestag pour réformer le code de procédure pénale et autoriser l’intrusion de la police dans les ordinateurs des particuliers. Il estime que l’informatique est devenu une « véritable université parallèle et en même temps un camp d’entraînement pour apprentis terroristes ». En outre, cette mesure est déjà appliquée dans le cas de personnes suspectées d’appartenir à une organisation criminelle. L’idée du ministère de l’Intérieur est d’accéder à l’ordinateur d’un suspect, notamment à ses courriels, sans qu’il s’en rende compte, ou de suivre en temps réel son activité. Les experts du Bundeskriminalamt prévoient de recourir à des « chevaux de Troie », des espèces de virus à introduire dans l’ordinateur par le truchement d’un E-mail en provenance d’une institution officielle anodine. Pour rassurer l’opinion publique, le BKA s’applique à minimiser le projet : ce piratage n’interviendrait que « cinq à dix fois par an » et ne serait possible qu’avec l’aval de la police.
Si Peter Schaar, le responsable du gouvernement pour la liberté informatique, s’oppose avec énergie à ce projet de Wolfgang Schäuble, CDU, les réactions des sociaux-démocrates sont plus mitigées. Ils se souviennent sans doute de l’époque où Otto Schily, leur ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Schröder, avait lui-même autorisé les services secrets à procéder à de telles perquisitions à distance. Wolfgang Schäuble, quant à lui, n’a pas l’intention d’en rester là : en dehors de l’espionnage informatique , il souhaite étendre la vidéo surveillance, élargir les pouvoirs de la police, voire autoriser des interventions militaires dans le pays même. L’Etat policier en marche, selon ses détracteurs.

- Brigitte LESTRADE -
Brigitte.Lestrade@u-cergy.f