Présentation

2007 a vu encore une fois l'Union européenne élargir son horizon puisque la Bulgarie et la Roumanie y ont adhéré. Cette entrée n’a pas été, tant en Allemagne que dans le reste de l’Europe, l’occasion d’événements festifs. Elle a au contraire ravivé préjugés et craintes, soulevant en dernier lieu la fameuse question, toujours en suspens, des limites de l’Europe. Cette question date en fait des années 90. Elle avait eu pour fondement les hésitations autour de la façon dont devait avoir lieu le rattachement, conséquence logique du bouleversement géopolitique majeur qu’elle venait de subir, des différents prétendants à l’Union européenne, incontournable à moyen terme. Après l’accord partiel signé avec la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie dans les années 1991-93 furent définis les critères de Copenhague. Ils mettaient en place un système privilégiant avant tout les aspects économiques de la question, instaurant de fait de façon détournée une hiérarchie entre les nouveaux impétrants. Si les discussions entre les chefs d’Etat du Conseil européen, ministres des Affaires étrangères et directions générales de la Commission européenne d’une part, partisans d’une entrée soutenue par des aides substantielles, et les directions spécialisées des ministères nationaux et la Commission européenne soutenues par les syndicats de producteurs d’autre part, défenseurs d’une aide a minima furent rudes, les seconds finirent par l’emporter. Les décideurs politiques avaient fini par se ranger aux arguments des technocrates, ce qui n’augurait rien de bon.

L’intégration eut donc lieu dans des conditions peu favorables, caractérisées par un climat de déception et de méfiance généralisé de la part des nouveaux venus, déçus par tant de réserve, et les anciens pays, craignant entre autres arguments la paralysie du système. Elle eut pour effet paradoxal de réactiver des histoires croisées sous-jacentes plutôt que de générer l’euphorie qui avait prévalu lors de l’entrée de l’Espagne et du Portugal, voire de la Grèce quelques décennies auparavant. Il était inévitable que l’Allemagne, dont les nouveaux entrants avaient beaucoup attendu, se retrouve au cœur de ce retour du politique. Comme l’explique bien François Bafoil dans son article sur l’évolution économique des voisins orientaux de l’Allemagne, ce qui devait s’avérer être une tentative moderne, originale et européenne pour dessiner une politique redistributive s’est finalement avéré être le plaquage de modèles et schémas éculés sur une réalité qui, se repliant dès lors sur des histoires nationales interrompues, s’est révélée être plus résistante que prévue aux calculs des experts internationaux.

Poser la question des rapports de l’Allemagne à ses voisins dans leur multiplicité, c’est tenter de dresser, au cas par cas, un bilan de la question. Aux échanges désormais apaisés avec l’Autriche, qui ont connu de multiples soubresauts entre Sadowa, leur point de bascule, et la reconstruction d’une amitié non exempte d’aspérités après la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’opposent d’autres chantiers plus brûlants, comme ceux des rapports agités avec la Pologne, qui ont fait les Unes des presses allemandes et polonaises depuis des mois. Dieter Bingen met ainsi en lumière les étapes de l’accession de la Pologne à la majorité politique en regard de l’Allemagne, mais aussi plus généralement de l’Europe et des Etats-Unis. Il montre combien les enjeux intérieurs, dont les ressorts réels ont parfois été occultés après la chute du mur de Berlin, contraignent les positions parfois radicales en matière de politique extérieure. Thomas Serrier approfondit la question de l’unicité des liens entre les deux pays, les insérant dans leur diachronie et leurs contextes politiques successifs. Car c’est bien de la reconnaissance plus que de la connaissance que les Polonais cherchent dans le regard des Allemands, l’une n’allant naturellement pas sans l’autre. Les hésitations mutuelles dans ce va-et-vient permanent, confinant parfois à la maladresse ou à la mauvaise foi, ont fait le lit de ces points de cristallisation aux contours très symboliques comme celui des réfugiés. Florence Lelait met en valeur cette question centrale des relations germano-polonaises, démontrant la manière dont le cadre européen qui en constitue l’indépassable horizon et la démographie tendent progressivement à en apaiser les plaies, ravivées occasionnellement quand le besoin s’en fait sentir.

Au contraire de ce qui se produit avec la Pologne, l’Allemagne et la République tchèque ont, comme le décrit Christian Jacques, rapidement trouvé des terrains d’entente, après une phase de défiance temporaire due aux derniers contentieux de la question des Sudètes. Point de triangle de Weimar ici, dont le contenu évolue continûment, comme le signale Frédéric Plasson. La différence de taille entre les deux voisins de la RFA n’est sans doute pas étrangère à cette normalisation rapide dans un cas et à la persistance d’aspérités dans l’autre. Ce travail de rapprochement est maintenant si avancé qu’il fait émerger un trait d’union renvoyant à une époque magnifiée qui prévalait avant le tournant national de la Révolution de 1848 : le bohémisme. Dans son article, Hélène Leclerc montre combien cette idée, mélange de pragmatisme et d’utopie puisque relais du discours européen, peut générer une forme de redécouverte mutuelle aboutissant à une véritable réflexion sur la perception d’un passé bilingue et la construction d’une histoire croisée sur des bases complémentaires.

Les relations entre l’Allemagne et les trois régions roumaines que sont la Transylvanie, le nord de la Bucovine et la Bessarabie, si elles n’engagent pas de question frontalière, sont elles aussi historiquement déterminées. Pierre de Trégomain s’attache à en rappeler les différentes étapes, depuis la colonisation souabe, en passant par les différents aléas du conflit engendré par le principe wilsonien de l’attribution d’un Etat à chaque nationalité, jusqu’au retour dans les années 70 des enfants prodigues, qui avaient fini par former une enclave germanophone et homogène au sein de l’Etat roumain, dans les girons allemand et autrichien. Ce fut la condition du nouveau départ pris par les deux pays, dont les perceptions réciproques sont basées sur une acceptation de l’altérité et sur une image positive. Nouveau partenaire également mais dont l’histoire commune mouvementée est plutôt récente eu égard aux pays précédemment évoqués, la Bulgarie, qui réactive le paradigme Stambolov, c’est-à-dire le fait de se tourner vers les partenaires occidentaux au détriment de l’ancien voisin et maître russe. Cela la pousse notamment vers l’Allemagne aux côtés de laquelle elle a connu, dans les tourmentes des guerres européennes, de lourdes défaites. Comme le montre Bogdan Mirtschev, cette relation recèle des facettes multiples, depuis l’aspect dynastique jusqu’à l’amitié modèle qu’a entretenue Sofia avec les deux Allemagnes pendant toute la période de la Guerre froide. Cependant, l’Europe risque de banaliser ce partenariat, ce dernier ne devenant dès lors que l’un des éléments d’une intégration réussie dans un agrégat plus vaste.

Dernier pays traité dans ce dossier, qui lui aussi frappe aux portes de l’Union européenne, et dont l’entrée a été conditionnée au travail de mémoire qu’il doit faire sur lui-même à propos de la tragédie récente qu’a été l’éclatement de l’ex-Yougoslavie : la Croatie. Les liens entre ce pays adriatique et l’espace germanophone, notamment avec l’Empire des Habsbourg, sont séculaires puisque des villes comme Osijek, mais aussi Zagreb participèrent largement, dans un climat relativement pacifique comme le souligne Vlado Obad, à l’élaboration de ce qu’il convient d’appeler une germanité des marges. Par le prisme original de la production en matière de traductions, il s’attache à mettre en exergue les différentes phases d’intensité des échanges germano-croates, montrant comment la prise en charge de son propre bilinguisme peut parfois s’avérer être une impasse coupée des réalités du pays de référence.

Diversité, multiplicité, intensité dans la qualité du lien avec l’Allemagne. : ce qui se dessine dans ce dossier est autant une image projetée des différents pays plus ou moins récemment entrés dans l’UE qu’une redéfinition de l’Allemagne elle-même, qui se reflète de façon kaléidoscopique dans cette Europe de l’Est. Cet effet de miroir est d’ailleurs à l’origine d’une réflexion forte sur le rôle de l’Allemagne dans ce contexte nouveau, qui suscitera chez certains politistes une forme de néo-conservatisme nationaliste, mais chez d’autres une approche au contraire extrêmement prudente. Ces nouveaux entrant se redécouvrent quant à eux une voix et un passé communs passant souvent par la médiation du grand voisin. Il va sans dire que l’on en est sans doute aux prémisses anciennes d’une histoire quant à elle à écrire.