Parmi les incontournables événements littéraires du printemps figure le Salon du livre de Leipzig (22 au 25 mars 2007) qui, d'année en année, attire toujours plus de visiteurs. En dehors de l’accent mis sur la littérature des pays de l’Europe centrale et orientale, la particularité du Salon de Leipzig par rapport à celui, plus commercial, de Francfort à l’automne, réside dans la place réservée aux auteurs et dans le souci de devenir une plate-forme de médiation et de communication au service de la littérature. Ainsi, le public a pu rencontrer 1 500 auteurs en seulement quatre jours, dans le cadre du programme accompagnant le Salon : " Leipzig liest " (" Leipzig lit ").

Pour la troisième année depuis 2005, le Prix du Salon du livre de Leipzig (" Preis der Leipziger Buchmesse ") est décerné dans les catégories traduction, essai et littérature. Avec l’importance accordée à la traduction, au même titre qu’aux deux autres catégories, le Prix récompense, dans l’esprit du Salon, un travail indispensable à la diffusion de la littérature étrangère. Cette année, la traductrice Swetlana Geier a été honorée pour sa nouvelle traduction de l’avant-dernier roman de Dostoïevski, L’Adolescent (Ein grüner Junge), qui s’inscrit dans un projet entamé il y a vingt ans : retraduire les grands romans de l’écrivain russe pour le compte de l’éditeur suisse Ammann. Le prix de la deuxième catégorie est revenu à Saul Friedländer pour le deuxième tome de son ouvrage Le Troisième Reich et les juifs 1939-1945, Les années de l’extermination (C.H. Beck), achevant cette importante étude sur la persécution et l’extermination des juifs d’Europe. Dans la catégorie littérature, le prix a été décerné à Ingo Schulze qui, deux ans après son volumineux roman Neue Leben (Berlin Verlag, 2005), vient de sortir le recueil de nouvelles Handy dreizehn geschichten in alter manier (Berlin Verlag, 2007) dont le genre " short-story " renoue avec ses débuts d’écrivain. Ce qui a séduit le jury dans ces récits qui tournent autour d’un jeune chef d’entreprise à succès est-allemand, c’est le recours aux formes classiques de la nouvelle pour capter le passé récent et le présent immédiat et rendre visibles, à travers des situations du quotidien, les mutations et bouleversement de la société actuelle.

Parmi les cinq nominations pour la catégorie littérature, on a pu trouver celle, posthume, d’une œuvre inhabituelle, Rummelplatz, le roman de l’auteur est-allemand Werner Bräunig (mort en 1976), paru quarante ans après sa rédaction dans les années 1960. Le manuscrit de ce roman inachevé d’environ 700 pages a été confié par les fils de Bräunig aux éditions Aufbau où il a été édité par la germaniste Angela Drescher qui, dans une postface, retrace son histoire. Le roman propose un vaste panorama de l’histoire allemande de l’après-guerre, couvrant la période entre la fondation de la RDA en 1949 et les événements du 17 juin 1953, tout en focalisant la région minière exploitée par la Wismut, entreprise germano-soviétique assurant l’extraction d’uranium. Les conséquences humaines et environnementales de cette exploitation dans des conditions de sécurité précaires sont connues grâce au cinéaste Volker Koepp qui, en 1993, a réalisé un documentaire avec des anciens ouvriers de la région. Bräunig donne le point de vue de l’époque, ses personnages – qui portent en partie des traits autobiographiques – reflètent dans toute leur rudesse les conditions de travail extrêmes rencontrées par des centaines de milliers de personnes embauchés après la guerre. Les salaires élevés attiraient non seulement des ouvriers mineurs, mais des aventuriers, marginaux et déracinés de l’après-guerre qui peuplent le roman. La description sans retenue de ce milieu dans un cadre frappé de nombreux tabous a valu à l’auteur les foudres du Parti. La publication d’un extrait du roman dans la revue Neue deutsche Literatur en octobre 1965 avait suffi pour reprocher à Bräunig d’avoir offensé les ouvriers et pour faire de son texte une des cibles du XIe Plenum du SED en décembre de la même année. Seule Christa Wolf, ayant également fourni l’avant-propos à la présente édition de Rummelplatz, a défendu le texte à l’époque dans sa contribution critique au Plenum. Bräunig avait tout pour devenir l’écrivain ouvrier modèle. Il avait fait des études à l’Institut de littérature Johannes R. Becher à Leipzig où il a ensuite lui-même enseigné et lancé le fameux appel " Prends la plume, camarade " (" Greif zur Feder, Kumpel ") ouvrant la Voie de Bitterfeld, avant d’abandonner son grand projet. Brisé, il sombre dans l’alcoolisme et meurt onze ans plus tard, à l’âge de 42 ans.

Le souvenir de Werner Bräunig est évoqué dans la récente autobiographie du poète est-allemand Heinz Czechowski, né en 1935, et son cadet d’un an, les deux auteurs s’étant connus à l’Institut de littérature de Leipzig. Dans Die Pole der Erinnerung (2006, Grupello Verlag), Bräunig apparaît comme un des personnages de son roman, ancien travailleur à la Wismut, prêt à des aventures et enclin à la débauche… On apprend également que Bräunig fut attiré par les auteurs " bourgeois " qui ébranlèrent sa foi dans le réalisme socialiste, une évolution également perceptible dans le style et la forme de Rummelplatz. Quant au projet de Heinz Czechowski d’écrire une autobiographie, la quatrième de couverture le présente comme la nécessité de " trouver ou inventer quelque chose qui me porte " pour ne pas " entrer dans le nouveau millénaire sans petit cadeau " et pour ne pas " s’enliser dans les bas-fonds de la désolation " : " Alors j’invente mon identité ! ". Cette annonce en elle-même indéniablement pessimiste est réalisée page après page, Czechowski décrit son parcours au prix d’une introspection et d’un règlement de compte inhabituellement durs avec soi-même. L’auteur est né à Dresde où il a vécu à l’âge de dix ans les bombardements, expérience intensément décrite dans son livre. Après une formation comme graphiste, il fréquente l’Institut de littérature à Leipzig entre 1958-1961, ensuite il est pendant quelques années lecteur au Mitteldeutscher Verlag Halle. En tant que poète, il est apparenté à ce que Adolf Endler avait appelé la " Sächsische Dichterschule ", un groupe informel de jeunes poètes liés par leur origine géographique, la Saxe, entièrement acquis aux idéaux socialistes et ensuite de plus en plus sceptiques et critiques (Karl Mickel, Volker Braun, Bernd Jentzsch, Wulf Kirsten, Sarah et Rainer Kirsch, Uwe Grüning et d’autres). L’attitude affirmative, et à en croire la description faite dans son livre, souvent naïve, de Czechowski par rapport à la RDA va de déception en déception. Le manque d’espoir au niveau politique est doublé d’une vie privée chaotique, entre couples séparés, problèmes psychiques et alcoolisme que l’auteur décrit dans le détail. Mais l’auteur déçoit les attentes que l’on pouvait avoir de l’autobiographie d’un poète est-allemand de renommée. Czechowski raconte nombre d’anecdotes, de façon répétitive ; ni ses propres secrets d’alcôves ni, plus gênants, ceux de ses collègues écrivains n’intéressent vraiment le lecteur. Comme nombre de critiques l’ont remarqué, cette autobiographie manque de mise en forme esthétique et de réflexion, se limitant à une succession de faits et d’anecdotes souvent anodins.

Comment continuer ? Si la question est souvent implicitement posée dans l’autobiographie de H. Czechowski, sa collègue Angela Krauß se passe du point d’interrogation. Dans son dernier récit Wie weiter (Suhrkamp, 2006), très favorablement accueilli par la critique, l’auteure scrute sur un peu plus d’une centaine de pages les différentes possibilités d’une vie où l’avenir se résume à la seule certitude que cela ne peut continuera ainsi : " Sans rêve. Sans rêve de l’avenir ". Afin de regarder dans l’avenir, la narratrice profite de ses dimanches matin pour arrêter, interrompre le cours du présent : " Je demande l’arrêt, le recueillement, la condensation, l’expérience de la substance pure ! " Pendant ces moments de calme et de réflexion, elle se rappelle les événements importants de sa vie, et notamment ses rencontres, lointaines ou plus proches, avec la tatare Toma qui " à l’inverse des migrations en direction de l’Ouest, s’en va de plus en plus loin à l’Est et [qui] est arrivée maintenant en Sibérie ", avec son compagnon Roman, rencontré lors d’une manifestation à l’automne 1989 et avec Leo, un vieux juif viennois émigré aux Etats-Unis, avec qui elle mène de longues conversations téléphoniques outre-Atlantique. Roman, ce n’est pas seulement son compagnon qui dort à côté d’elle et qui, lors du tournant en 1989, avait déclaré " La liberté de la parole (…), je me la prends " pour ensuite tomber dans le mutisme pendant des mois, " Roman " signifie également le genre littéraire, le monde de la littérature qui accompagne la narratrice depuis l’enfance et qui constitue une partie d’elle-même. Dans une écriture très poétique où les phrases sont " condensées " et appellent régulièrement un arrêt sur elles, à l’instar de la réflexion dominicale de la narratrice, Angela Krauss livre des instantanés où les personnages sont pris entre les grands événements du passé et du présent ainsi que les questionnements que ces derniers suscitent. Dix-huit ans après la chute du Mur, nous sommes en présence d’un texte qui réactualise grâce à sa force poétique les interrogations de l’époque et qui, par l’intermédiaire de la narratrice, exprime l’étonnement d’avoir vécu de tout près un grand événement de l’histoire mondiale, le changement d’une époque : " Autrefois, cela avait toujours continué tout seul. Un autrefois, c’est lorsque j’étais petite. (…) Encore un autre : lorsque c’était la guerre. L’autrefois le plus récent, c’est lorsque l’histoire a soudainement avancé, et moi je l’ai vu. Je ne m’y attendais pas. " Cette année au mois de juin, Angela Krauß se verra remettre le prix Hermann Lenz pour la littérature germanophone institué par Hubert Burda. Pour l’auteure, de telles distinctions sont très importantes car, dans la mesure où l’écriture se fait dans la solitude, c’est " l’évaluation la plus sûre qui puisse venir de l’extérieur ".

Dans le domaine des musées, l’exposition Kunst und Propaganda im Streit der Nationen 1930-1945 organisé de janvier à avril 2007 au Deutsches Historisches Museum de Berlin mérite de retenir l’attention. Elle confronte les œuvres d’art de propagande du fascisme, du national-socialisme et du stalinisme, ainsi que celles de la période du New Deal sous Franklin D. Roosevelt aux États-Unis. Le projet de l’exposition est né d’une constellation particulière : le transfert d’un grand fonds d’art national-socialiste (" Bilder aus NS-Reichsbesitz ") au DHM de Berlin en 2000, l’inauguration de la nouvelle exposition permanente au Zeughaus en 2006 et la volonté d’approfondir certains aspects de celle-ci dans des expositions temporaires. L’exposition a été organisée autour de six thématiques : art et politique, mises en scène des chefs d’États, images de l’homme et de la société, images du travail et de la construction, images de guerre et, à la fin, la question de la " succession difficile " de ce legs iconographique national-socialiste. En dehors des ressemblances thématiques observées dans les différents arts nationaux, on remarque surtout les différences esthétiques les plus voyantes entre un art national-socialiste profondément anti-moderne, exposant les thèmes de la famille et de la terre, et un art fasciste grandement influencé par l’avant-garde du futurisme. Le rapprochement thématique sans une réflexion plus approfondie sur la signification de la propagande et sur son objet paraît par ailleurs réducteur lorsque, pour n’en donner qu’un exemple, dans la section images de guerre, on aligne les tableaux de propagande nationaux-socialiste en faveur d’une guerre d’expansion et d’agression et les tableaux, certes staliniens, de la défense du pays ou encore ceux de pilotes américains. Comme l’ont remarqué certains commentateurs, l’exposition aurait pu être l’occasion d’interroger, au-delà de l’opposition entre dictatures et démocraties, les caractéristiques structurelles et les différentes formes du phénomène de la propagande à cette époque (et d’intégrer d’autres pays également), tenant compte des évolutions de la société de masse, des médias et des possibilités techniques de la communication indépendamment des idéologies.

- Carola HÄHNEL-MESNARD -