Les premiers mois de l'année 2007 ont été marqués par une série d’événements liés à l’immigration (cf. le dossier sur immigration et intégration dans ce même numéro), dont la question du voile(cf. en particulier l’article de N. Hillenweck), le traitement différent de justiciables musulmans par certains tribunaux allemands et les modifications de la législation sur l’immigration. La politique familiale est également revenue sur le devant de la scène avec la proposition du gouvernement de tripler le nombre de places en crèche à partir de l’année prochaine.

Opposition au voile intégral
Après Jack Straw en Grande-Bretagne et Romano Prodi en Italie, c’est l’Allemagne, par la voix de son ministre de l’Intérieur, Wolfgang Schäuble, qui prend position dans l’épineuse question du port du voile intégral en public : " L’islam, pour se hisser au niveau européen, doit respecter le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, un droit fondamental inscrit dans la charte des Nations unies. C’est dans son intérêt ". Avec ces propos, Wolfgang Schäuble rejoint l’opinion exprimée pour le ministre de l’Intérieur britannique qui estimait que le port de la burqa, qui ne laisse entrevoir que les yeux de la femme, empêche toute communication. Le gouvernement allemand, jusqu’à présent très discret sur une question qu’il considère comme relevant de l’autorité des Länder, a apporté son soutien à la position de fermeté exprimée par l’Italie et surtout par le Royaume-Uni, habituellement tolérant en matière de signes religieux extérieurs. La question du voile intégral qui est actuellement débattue dans tous les pays européens ne suscite pas l’unanimité. Alors que la Suède et l’Italie l’ont interdit, la Suisse vient de décider que la liberté d’expression religieuse ne lui permettait pas de restreindre le port de la burqa. Aux Pays-Bas, le nouveau gouvernement Balkenende prépare un projet de loi interdisant le voile intégral dans tous les lieux publics.

En Allemagne, la question du foulard avait été soulevée en 1998 lorsque la région du Bade-Wurtemberg, dirigée par les chrétiens-démocrates, avait refusé d’embaucher une enseignante qui souhaitait rester voilée pendant les cours. Dans un arrêt de septembre 2003, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe avait renvoyé la question aux Länder. Depuis cette époque, la moitié des seize Länder, notamment le Bade-Wurtemberg, la Bavière, Berlin et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, se sont dotés de législations interdisant aux enseignantes de porter le voile. La tolérance à l’égard du foulard reste toutefois la règle pour les élèves. Berlin dispose aujourd’hui de la législation la plus sévère d’Allemagne. A l’instar de la France, le foulard est interdit dans toute l’administration. Si le gouvernement allemand n’entend pas se mêler de cette question au niveau national, il n’interviendra pas non plus au niveau européen, en dépit de l’actuelle présidence allemande de l’UE. Les réglementations européennes sur ce sujet sont encore très disparates, mais la prise de position allemande conforte une tendance récente à la limitation des signes religieux les plus voyants.

Coran contre Code civil
Au mois de mars, l’Allemagne a été secouée par une affaire de divorce, qui n’aurait pas fait la une des journaux, si elle n’avait pas révélé le hiatus culturel entre la population autochtone et celle provenant de l’immigration. Un vif débat politico-médiatique a été suscité par la demande de divorce déposée par une jeune femme, mère de deux jeunes enfants, originaire du Maroc, parce que son mari, également d’origine marocaine, la battait. La police en avait pris acte dans un procès-verbal de mai 2006, à la suite duquel le mari violent avait été interdit du domicile conjugal. En octobre 2006, la jeune femme introduisit une demande en divorce. En principe, la législation impose un délai d’un an de séparation des époux avant d’accorder le divorce, mais la procédure peut être accélérée en cas de " rudesse excessive ", ce qui semblait avoir été le cas. Le 12 janvier 2007, la juge familiale de Francfort récuse pourtant la demande de divorce en invoquant " l’exercice du droit au châtiment " que le Coran reconnaît à l’époux : " et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les ". Accusée de partialité par l’avocate de la plaignante qui souhaite lui voir retirer le dossier, la juge précise ces arguments dans un courrier envoyé le 8 février 2007 : " dans ce milieu culturel, il n’est pas inhabituel qu’un homme exerce le droit de châtier sa femme ". L’affaire ayant été révélée à la presse un mois plus tard, le tribunal s’est vu obligé de dessaisir la juge de ce dossier.

L’ensemble des partis politiques, les associations des droits des femmes ainsi que les organisations musulmanes ont été unanimes à dénoncer la décision de la magistrate. " La Loi fondamentale s’applique pour chaque personne indépendamment du fait qu’elle soit musulmane, chrétienne, bouddhiste ou athée ", a réagi Günther Beckstein (CSU), ministre de l’Intérieur de Bavière. Le président du conseil de l’islam, Ali Kizilkaa, confirme : " le châtiment corporel d’une femme par son mari n’est pas couvert par l’islam ". L’Allemagne a encore en mémoire l’assassinat par un de ses frères de Hatun Sürücü, une jeune femme turque de 23 ans, qui avait fait le choix de vivre à Berlin comme une jeune Allemande au lieu de se soumettre à la loi islamique dictée par sa famille. Le meurtrier, mineur au moment des faits, a avoué et a été condamné à neuf ans et trois mois de prison alors que deux autres frères, peut-être également impliqués, ont été relaxés faute de preuves. Ce verdict, jugé trop clément, avait déjà provoqué un scandale au printemps 2006. Si la ministre fédérale de la justice, Brigitte Zypries (SPD), affirme qu’il s’agit d’un cas isolé, de nombreux commentateurs voient dans cette affaire l’illustration d’une tendance dangereuse au relativisme culturel, à l’instar de Wolfgang Bosbach, député CDU, qui affirme sur le site en ligne de l’hebdomadaire Der Spiegel : " Je crains depuis longtemps que nous remettions en cause de manière insidieuse notre propre conception du droit et des valeurs ", prise de position confirmée par Jutta Wagner, présidente de la fédération des femmes juristes, qui estime : " En droit pénal, les juges ont parfois tendance à évaluer les actes de coupables musulmans avec plus de clémence ". Dieter Wiefelspütz, député CDU, résume : " Ce scandale provoqué par la juge de Francfort va permettre de clarifier le débat sur l’intégration en montrant que le relativisme culturel ne mène nulle part et que celui qui vit en Allemagne doit respecter notre loi fondamentale ". Les " crimes d’honneur " ont fait une cinquantaine de morts en Allemagne dans les dix dernières années.

Modifications de la loi sur l’immigration
Après des mois de débats au sein de la grande coalition, le gouvernement d’Angela Merkel a adopté fin mars 2007 plusieurs modifications à la législation sur l’immigration (Zuwanderungsgesetz). Le projet de droit d’asile s’appliquera aux étrangers qui vivent en Allemagne depuis des années sans garantie de statut. Il s’agit en règle générale de demandeurs d’asile déboutés qu’on ne peut expulser, par exemple en raison d’une guerre civile dans leur pays d’origine. La nouvelle réglementation ne porte que sur les étrangers présents sur le sol allemand depuis six ans dans le cas d’une famille, ou de huit ans s’il s’agit de célibataires. A ces conditions de durée de séjour s’ajoutent d’autres pré-requis, tels que un minimum de connaissance de la langue allemande, un casier judiciaire vierge et l’absence de liens avec une organisation extrémiste. L’attribution de ce droit au séjour en Allemagne est subordonnée à leur capacité de trouver du travail et de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Le gouvernement leur donne jusqu’à fin 2009 pour trouver un emploi, période pendant laquelle leur est accordé un droit de séjour provisoire, qu’ils perdront s’ils ne parviennent pas à décrocher un emploi. Les dispositions portant sur l’acquisition de la langue et de la culture allemandes ont également été aggravées. Jusqu’à présent, les étrangers installés outre-Rhin et dont l’allemand est insuffisant, devaient suivre un cours de langue assorti d’un enseignement sur l’histoire, la législation et la culture allemande (630 heures au total), sanctionné par un examen mis en œuvre par l’office fédéral des migrations et des réfugiés. Désormais, les exigences linguistiques sont étendues aux membres de la famille des immigrés. Le regroupement familial n’est en effet autorisé que si le conjoint ou la conjointe possède une connaissance élémentaire de la langue allemande acquise dans son pays d’origine. " Conformément aux directives européennes, nous fixons l’âge du conjoint en cas de regroupement familial de sorte qu’il respecte le principe de la majorité et représente ainsi un instrument efficace contre les mariages forcés ", comme l’a souligné le ministre de l’Intérieur, Wolfgang Schäuble.

Sous la pression de la Bavière, la coalition gouvernementale a décidé que chaque Land est libre de décider de la forme que prendra le soutien offert aux immigrés, seulement des prestations en nature telles que l’attribution d’aliments et de logements collectifs ou bien des prestations financières. Tant que les immigrés concernés n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas non plus droit aux allocations familiales, ni au regroupement familial. Pour l’instant, il est difficile de connaître le nombre de personnes concernées par la nouvelle réglementation. Actuellement, l’Allemagne compte 174 000 étrangers " tolérés ", dont 99 000 s’y trouvent depuis plus de six ans, 67 000 même depuis plus de huit ans. Au ministère de l’Intérieur, personne ne sait au juste combien d’immigrés parmi eux ont une famille, combien remplissent les autres conditions du nouveau droit d’asile. Au sein de la CDU, l’estimation va de 50 000 à 60 000 personnes. Ce durcissement des conditions de séjour et d’accès à la nationalité allemande, vivement critiqué par l’opposition et par les Eglises, tant catholique que protestante – qui se demandent comment les candidats au regroupement familial pourront acquérir une connaissance de la langue allemande dans leur pays d’origine – , s’inscrit dans un mouvement général observable dans les pays européens, notamment en Grande-Bretagne, qui exige de façon croissante des immigrés qu’ils connaissent la langue et la culture du pays dans lequel ils souhaitent s’installer.

Triplement du nombre de places en crèche : la France en ligne de mire
Ursula von der Leyen, ministre de la Famille dans le gouvernement d’Angela Merkel, n’entend pas se reposer après la réforme du congé familial entrée en vigueur le 1er janvier 2007 (voir Actualité sociale, AA, N° 179). En 2006, le gouvernement allemand a décidé de mettre en place un congé parental (Elternzeit) pour les parents d’enfants nés à partir de cette date, afin de leur permettre de s’arrêter de travailler pendant un an et de se consacrer ainsi à l’éducation de leur progéniture. Il permet à la mère – ou au père – de percevoir une rémunération pouvant aller jusqu’à 1800 _ par mois pendant un an, et même pendant quatorze mois, si l’autre parent prend, lui aussi, un congé parental. Cette réglementation est certes plus généreuse sur le plan financier que celle régissant l’ancienne version du congé parental, 25.200 _ maximum par an au lieu de 7.200 _ précédemment, mais elle l’est nettement moins en ce qui concerne la durée des versements. Auparavant, les jeunes mères – c’étaient, bien entendu, surtout elles qui prenaient un congé pour élever leur enfant – pouvaient rester à la maison pendant trois ans. Passé cette période, elles mettaient leur enfant à la maternelle et reprenaient un emploi généralement à mi-temps. La nouvelle réglementation, pourtant destinée à inciter les familles à avoir des enfants, oblige le parent en charge de l’enfant à reprendre son travail un an, 14 mois au maximum, après la naissance de l’enfant. Ce qui manque par conséquent, ce sont les places en crèche.

Actuellement, l’Allemagne ne compte que 285.000 places en crèche, un chiffre à rapporter au 2,1 millions d’enfants de 0 à 3 ans que compte le pays (chiffres de 2005), ce qui équivaut à un taux de couverture d’environ 13%. Sachant que la plupart des crèches se trouvent à l’Est du pays, survivance de structures héritées de l’ancienne RDA, il est évident que le manque de possibilités d’accueil de la petite enfance se fait particulièrement sentir dans les anciens Länder. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, où la participation des femmes au marché de l’emploi est bien supérieure à ce qu’elle est à l’Est, n’offre que trois places de crèche pour cent enfants. Afin que la réforme du congé parental initiée par la ministre de la Famille puisse avoir une chance de contribuer à rapprocher le nombre d’enfants des femmes, 1,3 en moyenne actuellement, du nombre désiré par elle, à savoir 1,8, il était urgent d’améliorer les structures d’accueil et surtout, d’accroître leur nombre. Ce débat très vif en Allemagne, qui est invariablement mené en regardant la situation jugée exemplaire de la France, n’a pu que déboucher sur la proposition d’augmenter le nombre de places en crèche.

La proposition d’Ursula von der Leyen de faire passer le nombre de places en crèche pour les enfants de moins de trois ans de 285.000 à 750.000 d’ici 2013 a conduit à une controverse au sein de la société allemande où les tenants de la famille traditionnelle, défenseurs du rôle éminent de la femme au foyer, et les partisans d’une répartition plus égalitaire des fonctions tant familiales que professionnelles se sont affrontés, par médias interposés, parfois de façon très dure. Qu’une mère qui travaille puisse être traitée de " Rabenmutter ", littéralement " mère corbeau " - cet oiseau ayant la réputation d’abandonner à leur sort ses petits après leur naissance, une mauvaise mère donc - illustre le fait que le débat sur l’égalité des chances au travail est encore mené avec des arguments d’une autre époque. Non seulement le regard de la société sur les mères au travail doit changer, comme le montre l’exemple français qui est cité en permanence, mais les structures elles-mêmes doivent suivre, comme par exemple le système de l’impôt sur le revenu qui favorise les couples mariés où un seul partenaire exerce une activité professionnelle (Ehegattensplitting). Au moins la ministre de la Famille est parvenue au mois de mars 2007 à ce que l’Etat, les Länder et les communes s’entendent pour tripler les places d’accueil en crèche d’ici 2013. Ce chiffre, révolutionnaire pour l’Allemagne, ne la placerait que dans la moyenne de l’Union européenne, avec un taux de couverture d’environ 35% du nombre d’enfants de moins de trois ans. Si le principe de cet effort en faveur des familles est acquis, le financement n’est pas bouclé. Il faudrait trouver 1 milliard d’euros dès 2008 et 3 milliards d’euros en 2013 pour financer les engagements pris par le gouvernement. Dans la phase économique actuelle, où la croissance accroît les recettes fiscales de façon inattendue, à la satisfaction du gouvernement, cet effort devrait pouvoir être assumé plus facilement.

Cette nouvelle politique familiale ne signifie rien de moins qu’un changement de paradigme. Pour la première fois depuis la création de la République fédérale, le gouvernement prend une mesure qui ne soutient pas la femme qui reste le plus longtemps possible au foyer pour s’occuper de ses enfants, mais celle qui, avant sa maternité, gagne sa vie en travaillant. La limitation du congé parental à un an est censée l’encourager à retourner à la vie active plus rapidement qu’auparavant. Cette mesure est certes un pas important dans la bonne direction, mais il reste que la politique familiale allemande a encore des progrès à faire : les maternelles qui ferment à midi et qui sont payantes, les écoles primaires également à mi-temps… . Comparée à la France, la situation reste difficile pour les mères actives en Allemagne.

- Brigitte LESTRADE –
- (avril 2007)
Brigitte.Lestrade@u-cergy.fr