Parfaitement bilingue (russe-allemand) Olga Balke prépare un professorat trilingue (Staatsexamen) dans ces deux langues et en français. À l'Université où elle étudie, elle participe à des travaux de traduction dans le département de russe. Pendant un an elle a été assistante d'allemand au Lycée Buffon et a montré un vif intérêt pour le mode de vie français. Son témoignage ; tout en nuances, apporte à la fois une preuve d'immigration réussie et de l'importance d'une culture pluridimensionnelle. Ce qui, soit dit en passant plaide pour le développement des enseignements de langues et pour un renouveau de l'allemand en particulier ! Nous sommes heureux de publier ici ce qu'elle nous a confié. J.-P. Hammer

Je m'appelle Olga Balke et j’ai vingt-cinq ans. Le seul énoncé de mon nom constitue sans doute déjà un témoignage : mon prénom est russe, mon patronyme est allemand. Ce double aspect a marqué ma vie. On a coutume de poser la question de la nationalité ou de la langue maternelle d’une personne. Répondre à ce genre de question est extrêmement difficile pour moi - je dirais presque impossible. Je commence par vous raconter un peu l’histoire de ma famille: Avant la seconde guerre mondiale, mes grands-parents habitaient dans la partie de l’Ukraine située sur les rives de la Volga. Il y avait là-bas des villages allemands où vivait une population d’origine allemande et ce, depuis le règne de la Grande Catherine. Cette impératrice avait invité en Russie des Allemands pour qu'ils cultivent la région. Les Allemands de Russie parlaient leur langue, avaient leurs propres écoles ainsi que leur propre administration. Évidemment les lois russes s’appliquaient aussi à eux. La vie russe et la vie allemande coexistaient pacifiquement. Staline arriva, puis la guerre et brusquement tout bascula: les Allemands qui habitaient en Russie depuis plusieurs générations et qui n’avaient rien à voir avec les développements politiques d'Allemagne furent tout à coup considérés comme des ennemis. Ils étaient d’origine allemande, telle était leur faute originelle. Et la chasse aux Allemands commença en Russie. Les parents de mon père ont alors fui en Pologne, puis en Hongrie. Ils y furent arrêtés par les soldats allemands, faits prisonniers et emmenés en Allemagne. Peu de temps après, on procéda à un échange de prisonniers entre la Russie et l’Allemagne. Il ne s’est pas agi là d’un grand nombre de prisonniers, c’est pourquoi ces événements ne sont pas évoqués dans les livres d’histoire. Pour ma part, je ne les connais que grâce au témoignage de mes grands-parents. On leur avait bien promis de les renvoyer dans leur pays, la Russie, et dans la région où ils avaient habité précédemment. Mais le train de prisonniers où ils se trouvaient passa, sans s_arrêter, par l’Ukraine et par les contrées qu’ils connaissaient. Il fut dirigé vers la Sibérie, la région des condamnés et prisonniers de Russie. Un autre train poursuivit sa route jusqu’au Kazakhstan. C’est la raison pour laquelle la plupart des Russo-allemands viennent aujourd’hui ou bien de Sibérie ou bien du Kazakhstan. Les parents de ma mère, Allemands de la Volga, n’eurent pas la possibilité de s’enfuir. Ils furent arrêtés, cette fois, par des soldats russes et envoyés dans des camps de travail. Beaucoup d’entre eux y sont morts. Mes grands-parents réussirent à survivre grâce à leur niveau élevé d’instruction dont ils purent tirer avantage dans ces camps. À la fin de cette terrible période, ils s’installèrent eux aussi en Sibérie.
Au sortir de la guerre ce fut, bien sûr, une existence très dure pour tout le monde, pour les Russes comme pour les Allemands - mais plus dure encore pour les Russo-allemands. On leur interdit l’usage de leur langue, l’allemand; cette langue de l’ennemi n’y était plus tolérée. En outre, les Russo-allemands n’eurent pas le droit d’exercer certaines professions, ils n’avaient pas davantage le droit de sortir sans autorisation de leur lieu de résidence, même pas pour rendre visite à des membres de la famille ou à des amis habitant dans d’autres villages. Tout était sous contrôle et rigoureusement réglementé : une surveillance quotidienne totale. Ce système, on l'appelait " la Kommandantur ". Cette horrible surveillance fut abolie dans les années cinquante. Mais il en résulta chez les Allemands une grande timidité, une circonspection farouche, ainsi que la disparition de nombreuses coutumes et traditions - avec notamment la perte de la langue. Mes propres parents par exemple ne connaissaient plus la langue allemande que comme une langue étrangère. Cependant nombre de Russo-allemands s’identifiaient et continuent encore de s’identifier à la Russie. Dans beaucoup de cas, il y eut pour eux une véritable russification. Le plus souvent les seuls vestiges de l’origine allemande se trouvent dans une mention figurant sur la carte d’identité.
Dans les années 80-90, le monde changea. Soudain il devint possible de sortir de Russie et, pour la première fois peut-être, possible de tirer avantage de ses origines allemandes : l’immigration en Allemagne, ce pays d’origine, riche et prospère, devint accessible. L’Allemagne nous y invitait, avec force promesses. Alors on saisit l'occasion et on tenta sa chance. Ce fut le début d’une période de départs. L'époque aussi d’un mouvement spontané collectif, sans réflexion approfondie : on se mit en route pour tenter sa chance, avec la seule peur d’échouer. Beaucoup de Russo-allemands qui vivent aujourd’hui en Allemagne ne savent pas répondre clairement à la question : 'Pourquoi avez-vous émigré de Russie?’ Cela a été souvent une sorte de mouvement, de vague familiale : un membre de la famille émigrait et invitait les autres membres à en faire autant. C’est ainsi que des familles entières émigrèrent en Allemagne. On les appelle ici des immigrants. Mon oncle rejoignit l'Allemagne comme immigrant dès 1989, puis ce fut le tour de mes grands-parents, et enfin du reste de la famille. J’ai eu de la chance : en novembre 1991, je n’avais que dix ans, j’immigrai en Allemagne avec ma sœur, âgée de quinze ans et avec mes parents qui avaient presque quarante ans. On nous hébergea tout d’abord dans un camp pour immigrés - un camp où il y avait beaucoup de gens comme nous, originaires de Russie, de Pologne, de Roumanie. Nous étions logés dans une grande salle avec quatre ou cinq familles. Au bout de deux semaines dans ce camp, on nous envoya dans un autre camp pour immigrés. Là, on nous attribua une petite chambre, réservée à notre seule famille. Je me rappelle bien le moment où nous sommes entrés dans cette chambre. Il y avait là quatre chaises, deux lits superposés, deux armoires, une table, un lavabo. C’était tout. Il faut rappeler ici que mes parents ont fait des études supérieures d’économie agricole. En Russie, ils ont occupé des postes de responsabilité. Le métier de mes parents était celui de dirigeant d’entreprise, mais comme ce métier dans l’Allemagne ‘capitaliste’ n’a rien à voir avec celui de la Russie ‘socialiste’, ils n’ont pas pu retrouver ici de situation correspondante. Il faut préciser en outre que le problème de la langue a également constitué pour eux un grand obstacle. Nous avions là-bas une grande maison avec un grand jardin, nous n’étions pas pauvres et avions tout ce qu'il faut pour vivre à l’aise si l'on considère le niveau de vie en Russie. Et puis voilà qu’à quarante ans, après de nombreuses années de travail et d’efforts, mes parents se retrouvent au milieu d’une petite chambre avec quatre chaises et une table! Je ne saurai jamais ce qu’ils ont éprouvé à ce moment-là...

Quatorze mois plus tard, on déménagea dans un appartement de trois pièces où nous sommes restés dix ans. Maintenant mon père est conducteur de bus et ma mère comptable; ils ont toujours rêvé d_avoir une maison à eux, une maison qu’ils pourraient léguer un jour à leurs enfants. En 2002, l’année où je suis partie à l’université de Constance pour y faire des études de français, d’anglais et de russe, mes parents ont enfin pu acheter une maison pour leurs enfants - mais ceux-ci n’y ont jamais habité sauf lors de leur passage. Je dois reconnaître que la vie en Allemagne m’a offert beaucoup d’occasions extraordinaires que je n’aurais jamais eues en Russie. Durant mes études j’ai eu la possibilité de passer sept mois à Paris comme assistante d’allemand dans un lycée parisien puis de faire un stage en Australie. J’ai visité de nombreux pays. Je parle plusieurs langues, dont deux particulièrement bien, j_ai rencontré beaucoup de gens intéressants. J’ai le privilège de connaître deux cultures extrêmement différentes et de comprendre deux mentalités qui, toutes deux, sont miennes. Même si le chemin a été souvent difficile, je ne voudrais pas en avoir eu d’autre. Il me faut néanmoins reconnaître que je n_ai pas de langue maternelle ni de patrie, ni même de pays d’origine, je ne suis d’aucun pays. Bien que les Russes et les Allemands soient différents, ils ont tous en commun quelque chose d'important : le sentiment d’appartenir à un pays natal, à une patrie, et de s’y sentir chez soi. Je ne connais pas le terme équivalent en français au mot russe ‘rodina’, et en allemand au mot ‘Heimat’. On me demande souvent quelle est ma patrie. Au début j’hésitais beaucoup avant de répondre. Maintenant je dis : je ne sais pas - . Et c’est vrai. Je suis née dans un pays que je ne connais presque pas et je vis dans un pays qui n’est pas non plus le mien . Après notre immigration, cela fait maintenant quinze ans de cela, mes parents ne sont jamais retournés en Russie. Ils disent qu’ils n’ont plus rien à faire en Russie, qu’ils y ont tout perdu et que toute leur famille réside désormais en Allemagne. Je pense pour ma part qu’ils ont peur d’y retourner, peur de voir tout ce qu’ils ont laissé derrière eux et ce qu’il en est advenu. Je crois que eux, ils ont une ‘rodina’: sans aucun doute, c’est la Russie. Lorsqu’ils évoquent des souvenirs agréables, lorsqu’ils nous racontent des histoires, ce sont toujours les histoires de leur jeunesse, de ces années qu'ils ont passées à l’université et aussi du temps de notre enfance. Et toutes ces histoires sont liées à la Russie. Mes parents ont fait beaucoup de sacrifices. Et, bien que je ne sois pas coupable objectivement, je ne me déferai jamais d'un certain sentiment de culpabilité, parce que je peux, moi, réaliser mes rêves et mener la vie que je veux, alors qu’eux, ils n’ont pas eu cette possibilité. En Allemagne, ils n’ont pas réussi à exercer leur profession : ils doivent à leur origine d’avoir été déclassés. La déception qui en a résulté provient de leur décision de quitter la Russie. Elle est encore inscrite sur leurs visages, ce qui nous fait obligation, à ma sœur et à moi, de réussir nos études et tous nos projets : alors seulement nous pourrons donner un sens à cette immigration de nos parents.
En ce qui me concerne, je suis retournée en Russie l’année dernière, pendant deux semaines, avec mon ami, qui est russe. Ce fut une étrange expérience. J’avais quitté ce pays à l’âge de dix ans et j’y retournais à vingt-cinq ans. J’avais l’impression de me retrouver dans un pays où, à l’exception de la langue, je ne comprenais rien. J’ai été déçue parce que je cultivais l’espoir de retrouver ma ‘rodina’, mais je me suis vite aperçue que la Russie n’était pas non plus ma "Heimat", peut-être encore moins que l’Allemagne. Néanmoins au cours de ces deux semaines de séjour, je me suis sentie de plus en plus fascinée par ce pays qui m’a vu naître. Mais cela ne change rien aux faits : je demeure une étrangère ici et là-bas, je suis donc de nulle part et c'est cela qui, en quelque sorte, me console. Le russe et l_allemand sont pour moi à la fois des langues maternelles et des langues étrangères. À présent je sais, bien sûr, l’allemand un peu mieux que le russe, mais il y a des expressions qui me sont beaucoup plus familières en russe que dans leur traduction allemande. Chaque langue a son "site" en quelque sorte. À la maison on parle russe, alors que chez mes grands-parents en Russie, on parlait allemand. À l’université et dans tous les lieux publics, on parle évidemment allemand. J’ai des amis allemands, russes, turcs, serbo-croates, anglais, français, australiens, indiens, brésiliens, chinois. Je ne fais pas de différence entre eux, j’ai toujours veillé à cela. Mais je dois avouer que mes meilleurs amis sont ceux qui ont fait, comme moi, l’expérience d’une immigration ou qui sont bilingues. J’ai le sentiment qu’ils ont une autre vision du monde et de la vie, qu’ils sont plus ouverts aux cultures, aux langues, aux traditions qui ne sont pas les leurs. Il est pour moi très important d’apporter ce témoignage, car il ne s’agit pas seulement de mon histoire et de celle de ma famille, c’est l’histoire de beaucoup de gens, de tout un peuple, une histoire encore méconnue aussi bien chez les Allemands que chez les Russes. En vérité c’est l’histoire d’un peuple qui fut allemand en Russie et qui est russe en Allemagne, d’un peuple qui a toujours obéi aux autorités du pays où il habitait, qui a essayé de s_adapter le mieux possible parce qu’il a toujours éprouvé une gratitude certaine envers le pays d'accueil. C’est également pour cette raison qu’il n’a jamais revendiqué ses droits, ne s’est jamais révolté. Cela aussi peut s’expliquer par ce sentiment perpétuel de ne pas être ‘chez soi’.
Pour conclure quelques mots sur les origines géographiques de ma famille: autant que je sache, elle venait de la région où je me trouve aujourd’hui, c’est-à-dire en Souabe, donc dans le sud de l’Allemagne. Je ne sais pas exactement où, mais cela devait être dans la région de Stuttgart. Quel curieux hasard que de me retrouver dans cette même région ! Disons enfin qu'en dépit de tout, les Russo-allemands ont préservé leur double identité. Cela donne naissance à quelque chose d’inédit. Cette histoire d’êtres écartelés entre deux identités, deux nationalités, deux langues, deux cultures et qui ne peuvent renoncer ni à l’une ni à l’autre, c’est là une histoire qui n’est pas terminée : il en ira sans doute de même pour mes propres enfants. Quant à moi, je vis cette situation comme étant tout à fait normale et naturelle. Je n’ai pas l’expérience d’une vie différente et suis heureuse d’être dans cette situation-là. Je me sens désormais à l'aise dans ma peau de Russo-allemande.