1 L'intégration de la société française et de la société allemande
Depuis maintenant plus d’un siècle, l’intégration de la société moderne demeure une interrogation centrale en France et en Allemagne. Dès sa naissance, la sociologie notamment s’est presque entièrement organisée autour de cette question indissociablement " politique " et " scientifique " : comment construire une société nationale, l’unifier, la rendre cohérente et comment, en même temps, y faire adhérer et participer des individus très divers, issus de cultures locales ou étrangères. En France, avec la modernité, c’est la nation et la raison qui sont apparues comme les principes devant fonder la construction d’une telle société, égalitaire et libre, succédant ainsi au monde traditionnel et hiérarchisé des communautés et de la religion. Dans ce contexte, la nation française est née comme conception volontariste et politique unissant tous les citoyens dans un " plébiscite de tous les jours " (Ernest Renan) autour des mêmes valeurs politiques. En Allemagne, en revanche, où le rayonnement des Lumières était moins fort, la nation s’est définie par la culture et la langue ou, comme le disait le poète Ernst Moritz Arndt, l’espace politique de la nation allemande est " là où l’on parle allemand ".

Ces naissances des nations modernes ont été accompagnées, depuis la fin du 19e siècle, par la formation de la société industrielle. Selon un modèle européen ce type de société associait économie de marché, lutte des classes, système démocratique et Etat providence. La France et l’Allemagne sont ainsi devenues des sociétés industrielles et nationales " intégrées " dont faisait partie la classe ouvrière luttant pour ses droits sociaux et politiques et bénéficiant de la solidarité nationale. Les " Trente Glorieuses " en France et les années d’après-guerre du " Wirtschaftswunder " en Allemagne ont constitué l’apogée de cette société nationale. En son sein se sont développées les villes industrielles qui avaient la fonction de " machines d’intégration " construites autour des usines et de l’habitat des ouvriers. En France se sont ainsi formées les " banlieues rouges " ouvrières, gouvernées dans la plupart des cas par le Parti communiste. En Allemagne, les quartiers semblables étaient dominés par une culture ouvrière sociale-démocrate, par exemple dans la région industrielle de la Ruhr.

2 L’immigration en France et en Allemagne
En France, la question de l’immigration est intrinsèquement liée à celle de la Nation et au-delà à celle de l’individu : le modèle d’intégration républicaine est aussi un modèle de la respectabilité individuelle, l’individu est pleinement libre et accompli s’il est rationnel et maître de ses émotions et de ses affects. D’un point de vue général, l’immigré, pour s’intégrer, doit abandonner sa culture particulière. En devenant Français, il accède à une culture moderne et rationnelle, qui lui permet ainsi de s’émanciper et de devenir un véritable individu accompli, un citoyen universel. En Allemagne, en revanche, la question de l’immigration est exclue de la conception de la nation. Font partie de la nation ceux qui sont de culture allemande. Dans ce contexte, il faut savoir que l’Allemagne a longtemps été un pays d’émigration ; l’immigration n’a véritablement commencé qu’après la deuxième guerre mondiale. Cette tradition fait que, jusqu’à nos jours, il n’existe pas de modèle d’intégration. La tradition du jus sanguinis (droit du sang) a très longtemps empêché de faire de l’acquisition de la nationalité allemande un but qui mène à une intégration. Si jamais un " modèle " a existé, il était fondé implicitement sur la réussite de l’insertion de l’immigré dans le marché du travail et sur les prestations sociales de l’Etat providence allemand

Dans ce cadre, l’histoire de l’immigration s’est déroulée très différemment dans les deux pays. En France, tout au long du 20e siècle, l’intégration des immigrés s’est faite selon les lignes de force du modèle républicain : en venant travailler, les immigrés s’intégraient au monde du travail, à la classe ouvrière notamment. Ils s’y socialisaient progressivement, c'est-à-dire qu’ils abandonnaient leurs anciens modes de vie pour adopter celui des communautés dans lesquelles ils s’étaient installés. Puis, ils finissaient par s’engager dans l’activité syndicale et par participer pleinement à la vie sociale et politique et surtout, finissaient par s’identifier à la Nation elle-même. Bien entendu, ce modèle n’a pas fonctionné sans difficultés et sans tensions. Le racisme et les discriminations ont lourdement pesé sur le destin des immigrés, mais dans l’ensemble, l’histoire de l’immigration fut tout au long du 20e siècle incluse dans celle de l’intégration nationale. C’est ainsi que la France est un vieux pays d’immigration : les vagues migratoires se sont succédées, marquées par une forte immigration européenne des années trente aux années soixante, Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais sont venus s’installer. Après la seconde guerre mondiale, les Maghrébins ont contribué fortement au développement économique. Dans les années soixante-dix, l’immigration s’est poursuivie avec l’arrivée de populations issues d’Afrique sub-saharienne, Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire entre autres, et d’Asie, Vietnam et Chine.

En Allemagne en revanche, cette tradition d’immigration n’existe pas. Les immigrés polonais dans la Ruhr et les migrants russes à Berlin dans les années 20 ne sont là plutôt qu’une exception. Après la deuxième guerre mondiale, ce sont les réfugiés allemands, qui ont représenté en terme d’intégration un défi considérable pour la société allemande. Cependant, ces personnes avaient des affinités avec la langue et la culture allemande. C’est également le cas pour les migrants de souche allemande (Aussiedler et Spätaussiedler), venus avant et après 1989 de plusieurs pays d’Europe de l’Est, bien qu’une partie considérable de ces migrants maîtrise mal l’allemand et constitue aujourd’hui un problème d’intégration. Mais comparé avec la France, c’est également la politique de recrutement de " travailleurs-hôtes " (Gastarbeiter) qui a fait venir en Allemagne les migrants des années 60 et 70, arrivés du sud de l’Europe, de l’ex-Yougoslavie et enfin de la Turquie. C’est cette migration qui a fait de l’Allemagne, en relativement peu de temps, l’une des sociétés d’immigration les plus importantes d’Europe. Si ceci a, au départ, été nié, la prise de conscience de ce phénomène est maintenant quasi générale. Cependant, les traditions intellectuelles et les représentations mentales d’une conception de la nation basée initialement sur des représentations culturelles persistent, malgré les changements apportés, comme la réforme du code de la nationalité en l’an 2000, qui introduit des éléments du droit du sol. On le constate à l’exemple du débat allemand sur la culture de référence ou culture dominante (Leitkultur) qui serait impensable en France, puisque la défense du modèle dépend des valeurs républicaines et universelles indivisibles. Pour résumer, on peut dire que, dans les deux pays, la société industrielle et nationale a intégré les immigrés comme ouvriers en leur donnant une certaine stabilité professionnelle dans l’entreprise et ainsi un statut social. Mais, contrairement à la France où l’immigré était également devenu Français et citoyen, son homologue immigré en Allemagne n’a jamais fait partie d’une nation qui se serait définie politiquement de cette manière. Il reste culturellement " différent " et politiquement plus ou moins exclu.

3 Les mutations de l’intégration de la société
A partir des années soixante, puis plus brutalement à la fin du 20e siècle, ces processus d’intégration nationale se sont défaits. Deux raisons majeures expliquent cette évolution. Tout d’abord le monde industriel s’est affaissé. Les transformations de l’économie, le passage à une société de services, ont largement affecté le travail ouvrier et particulièrement le travail ouvrier " collectif " et peu qualifié. S’il reste de nombreux ouvriers dans les sociétés française et allemande, la nature des activités s’est largement transformée : le travail ouvrier est de plus en plus exercé, d’une part, isolément et, d’autre part, au contact " individuel " direct, avec le public. Les collectifs et les communautés ouvrières ont donc été détruits et, dans le tertiaire, la composante culturelle ou relationnelle du travail n’a cessé de croître. La conséquence première a été la mise à l’écart de toute une population, notamment celles des hommes immigrés, peu qualifiée et disposant de peu de capital culturel, mais aussi l’effondrement de la capacité d’intégration des collectifs ouvriers.

La deuxième raison tient à l’effacement du modèle national institutionnel. Les sociétés française et allemande sont entrées dans une ère caractérisée pour une large partie par les effets de l’intégration européenne et de la mondialisation. Les institutions ont de plus en plus de mal à jouer leur rôle socialisateur, au sens de la mise en correspondance des normes collectives et des motivations individuelles. L’école éprouve de sérieuses difficultés à être autre chose qu’une " agence " d’instruction et de sélection. C’est ainsi que la correspondance forte que la nation assurait - surtout en France - entre l’économie, la vie sociale et politique et la culture est remise en cause : l’économie ne s’inscrit plus dans un espace national et la vie culturelle est de plus en plus déchirée entre les milieux sociaux situés sur le plan local et les appartenances culturelles se référant à un niveau transnational et mondial.

Parallèlement, l’exclusion apparaît comme nouvelle forme d’inégalité et de pauvreté dans les sociétés française et allemande : une partie grandissante de la population est exclue du marché du travail, de la culture de consommation, voire de la participation politique. Ces formes d’exclusion se manifestent dans l’espace social des villes européennes où elles prennent la forme de ségrégations résidentielle, scolaire et sociale. A ce sujet, les villes françaises et allemandes se distinguent. Ainsi, la division sociale des grandes villes françaises en trois espaces est beaucoup plus marquée qu’en Allemagne : les centres riches des élites transnationales, les banlieues et classes populaires marginalisées et la périphérie urbaine occupée par les classes moyennes. Dans le même temps, la ségrégation dans les banlieues françaises s’est développée en une dynamique propre, où les désavantages sous différentes formes se potentialisent, en raison du contexte. Venir des banlieues, comme c’est le cas pour les jeunes, signifie être stigmatisé spatialement et refoulé des centres-villes. En Allemagne, les quartiers marginalisés sont souvent plus petits et davantage répartis dans l’espace de la ville. Ainsi, il existe, certes, une ségrégation spatiale et une influence du contexte, mais les discriminations spatiales et ethniques, ainsi que l’identité des populations qui y vivent, divergent davantage de ce que l’on constate en France.

Au centre de toutes ces fragmentations et de ces exclusions et ainsi du problème de l’intégration de la société se trouvent maintenant les jeunes " issus de l’immigration ". Il apparaît que, comparé à l’immigration de main-d’œuvre de leurs grands-parents et parfois encore de leurs parents, l’intégration de ces jeunes générations dans les sociétés française et allemande a changé également, ces dernières n’étant plus industrielles et nationales.

4 Les jeunes issus de l’immigration
L’arrêt officiel de l’immigration en 1974 en Europe a donc fait place à une immigration de peuplement (regroupement familial). Les personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, ainsi que les enfants et petits-enfants des migrants arrivés auparavant et nés en France ou en Allemagne, ont vécu un processus de socialisation au centre duquel se trouvent l’acquisition d’un statut social, l’acculturation et l’identification nationale ainsi qu’une participation politique. A l’exemple des jeunes Français issus de l’immigration maghrébine et des jeunes Turcs ou Allemands d’origine turque, on constate une évolution similaire en France et en Allemagne pour ce qui est de l’intégration socio-économique et du statut social. En effet, dans les deux cas, un groupe d’individus qualifiés parvient à une ascension sociale individuelle vers les classes moyennes, tandis qu’une autre partie de ces jeunes, avec un niveau de scolarité ou de formation faibles, appartient aux nouvelles minorités urbaines défavorisées. Mis à part les discriminations ethniques, c’est la performance de l’école et des systèmes de formation ainsi que l’accès au marché du travail qui sont ici déterminants. Cependant, des spécificités apparaissent dans l’un ou l’autre pays lorsque l’on compare les situations de ces jeunes en matière d’éducation, de chômage et de pauvreté.

En France, d’une part, la situation scolaire des enfants de migrants est beaucoup plus difficile. Ceci concerne le passage d’un milieu défavorisé à un milieu plus bourgeois et les discriminations ethniques et spatiales. Les enfants de migrants des banlieues se retrouvent plus souvent que les Français " de souche " dans les lycées professionnels qui n’ont pas toujours bonne réputation et en sortent avec un diplôme de peu de valeur sur le marché du travail. D’autre part, les jeunes en France sont très touchés par le chômage et, en particulier, ceux ayant des origines maghrébines. A cet égard, un des problèmes cruciaux est le manque d’adaptation du système de formation professionnelle aux besoins du marché du travail.

En Allemagne, en revanche, le système d’éducation a toujours été moins ségrégatif et moins élitiste. De plus, en comparaison avec la France, la situation scolaire des jeunes d’origine turque est plus porteuse d’avenir, même si les jeunes issus de l’immigration sont sur-représentés dans les établissements d’enseignement spécialisés et sous-représentés dans l’enseignement général et dans les universités. On le constate, entre autres, par un chômage des jeunes moins élevé en Allemagne, même si ici également les jeunes migrants rencontrent de plus grandes difficultés dans l’accès au travail. Alors qu’en France le problème réside dans l’adéquation entre l’offre et la demande en matière de qualification, la situation en Allemagne est marquée par le „système dual de formation", relativement performant, où les entreprises sont étroitement associées à la formation. Les jeunes d’origine turque en profitent également.

D’une façon générale, on a certes constaté une forte dégradation de la situation du marché du travail pour les jeunes immigrés en Allemagne dans les années 90 et, en particulier, en ce qui concerne les jeunes d’origine turque pour lesquels une intégration socio-structurelle est difficile. Cependant leur situation sociale est plus stable, comparée à celle des jeunes d’origine maghrébine en France. Ceci s’explique finalement aussi par la solidité relative des systèmes de protection sociale et par une pauvreté moins fortement répandue en Allemagne. On voit ici encore les conséquences positives du filet de protection qu’apporte l’Etat providence au processus d’intégration des immigrés.

Pour ce qui est du processus d’acculturation, on note d’autres différences entre les deux pays. Alors qu’en France on peut considérer qu’en particulier les jeunes d’origine maghrébine sont bien assimilés, les jeunes d’origine turque sont eux acculturés, mais pas assimilés. En effet, en raison de la définition, à la base culturelle du concept de nation qui exclut de fait les immigrés, la pression pour que les enfants de migrants s’assimilent, est moins forte en Allemagne. On ne leur offre pas non plus par contre d’opportunité d’identification avec la nation allemande, ce qui a pour conséquence une orientation vers le pays d’origine, comparativement plus forte. Pour résumer la comparaison, il est intéressant de constater maintenant qu’il existe un clivage entre l’identification aux valeurs françaises, intériorisées du fait de l’assimilation, et l’expérience de l’exclusion sociale. Ce clivage conduit dans le cas français à une frustration et une indignation morale. Ce vécu est beaucoup moins fort en Allemagne, c’est même presque le contraire. En effet, les attentes envers la société allemande, en termes de valeurs, sont moins importantes que l’intégration sociale qui continue de se faire, même si celle-ci est menacée de précarisation. Cette situation mène plus à se cantonner dans une situation d’assistanat par l’Etat providence qu’à se révolter contre l’Etat, comme conséquence d’une tension interne. C’est ce dernier cas de figure qui se produit en France depuis de nombreuses années et qui a explosé lors des événements de 2005.

Enfin, cette expérience de clivage est renforcée par la possibilité d’une identification nationale et par la participation politique. Certes, en France, la plupart des jeunes d’origine maghrébine ou autre ont le droit de vote intégral. Dans les faits cependant, dans les quartiers marginalisés des banlieues, peu en font usage ou le font de façon sporadique, comme le montre le fort taux d’abstention ou les émeutes qui reviennent régulièrement. En Allemagne en revanche, les jeunes d’origine turque, par exemple, n’ont toujours pas cette possibilité ou, du moins, ils commencent seulement à y avoir accès. C’est la conséquence des naturalisations ou de l’introduction nouvelle du droit du sol. De façon paradoxale, ces jeunes sont plus impliqués dans les instances intermédiaires de la société allemande (partis politiques, associations, fédérations), en raison du corporatisme allemand. Malgré tout, au contraire de la France et à cause de faibles opportunités d’une identification politique avec la nation allemande, l’orientation politique vers le pays d’origine, la Turquie, est relativement forte.

Dans l’ensemble, on peut dire que, dans le processus d’intégration des jeunes issus de l’immigration en France, les liens ne se font plus entre l’insertion dans la vie économique, l’usage des bénéfices de l’Etat providence, la participation à la vie civique et politique et l’intégration culturelle. Pour ce qui est des jeunes issus de l’immigration en Allemagne, la possibilité d’une identification politique nationale reste malgré tout faible et s’associe désormais au déclin du monde ouvrier, ce qui renforce leur exclusion. Les difficultés de ces formes d’intégration ainsi que la diversité des " stratégies migratoires " ont un fort retentissement politique. Dans les sociétés européennes où les doutes sur les capacités d’intégration et le maintien de la cohésion nationale et sociale sont de plus en plus grands, les immigrés sont souvent perçus comme l’expression d’un affaiblissement de l’unité nationale, voire comme une menace directe pour cette unité. Ils se retrouvent ainsi souvent au cœur des débats politiques concernant la solidarité nationale et urbaine, les valeurs communes de la société et les différentes formes de reconnaissance.

Dans ce contexte, en France, le débat politique sur l’intégration se concentre sur la question de savoir quelles critiques des idéaux et de la réalité du modèle républicain sont justifiées. En Allemagne au contraire, presque dans la tradition de la conception de la nation, le débat porte sur les questions culturelles et sur la maîtrise de la langue. Le " communautarisme " en France et la " Parallelgesellschaft " (" société parallèle ") en Allemagne sont, dans ce contexte, considérés comme des évolutions qui mènent à des dysfonctionnements. En effet, dans le cas français de la République une et indivisible, avec ses valeurs universelles, une telle évolution n’est pas prévue et dans le cas allemand, elle ne correspond pas à l’image culturelle qu’ont les Allemands d’eux-mêmes. Derrière ces débats percent avant tout les peurs et incertitudes liées à la confrontation aux différences culturelles en France et à la propre conception de la nation axée sur les aspects culturels en Allemagne, même si la tendance à constituer des communautés sociales et culturelles dans les milieux des migrants, en raison de processus de ségrégation, ne peut être niée. Lorsqu’un repli s’effectue dans ces milieux, il est renforcé par l’expérience de la discrimination ethnique.

5 Discriminations et politiques publiques
Les discriminations sont l’expression de rapports de force. Ils concernent les minorités, qui se distinguent par différentes caractéristiques : origine régionale, langue, culture, religion, couleur de peau et sexe. C’est ainsi qu’ils reproduisent par exemple l’inégalité des relations hommes-femmes. Les immigrés en France et en Allemagne, eux aussi, sont confrontés à des discriminations qui sont d’ordre ethnique et racial. Ces discriminations sapent dans une large mesure les potentialités de leur intégration. Comme déjà évoqué, elles affectent lourdement le monde scolaire et le marché du travail.

Dans un monde social où l’importance du diplôme et de l’éducation ne cesse de croître, les populations issues de l’immigration se voient fortement écartées. Le niveau d’éducation, les taux de réussite scolaire révèlent des différences nettes entre les " communautés " immigrées, d’une part, et entre immigrés et Français ou Allemands, d’autre part. En France, la lutte féroce entre groupes sociaux pour contrôler le monde scolaire a conduit à une véritable ségrégation entre les établissements. Les familles des classes aisées et " blanches " sont parvenues à contourner la carte scolaire pour éviter les établissements qu’ils jugent trop faibles ou trop marqués par la présence immigrée. En Allemagne, cette évolution est certes moins forte, mais néanmoins similaire. Etant donné la proportion de plus en plus élevée d’enfants n’ayant pas l’allemand comme langue d’origine, les parents issus de couches sociales plus ouvertes à l’éducation désertent les quartiers marginalisés. Ils y voient en effet l’avenir de leurs enfants compromis. Ceci amoindrit encore plus les chances des enfants de migrants d’apprendre la langue.

On retrouve les mêmes phénomènes sur le marché du travail : le chômage des immigrés et particulièrement des jeunes issus de l’immigration maghrébine en France ainsi que de l’immigration turque en Allemagne est largement supérieur à la moyenne nationale respective. De même, les carrières professionnelles et la nature des emplois occupés indiquent, qu’au-delà de niveaux scolaires parfois plus faibles, l’existence de puissants mécanismes de discrimination est seule à même d’expliquer les difficultés des immigrés. C’est ainsi qu’une grande partie de la population immigrée s’est retrouvée exclue du marché du travail français et allemand ou cantonnée dans des positions subalternes, parfois même alors que certains sont bien qualifiés.

A ceci s’ajoutent les discriminations en matière de logement dans l’espace urbain et les difficultés d’accès à certains commerces ou certains services dans les villes des deux pays. En fin de compte, il ne faut pas oublier le rôle joué par la police et la justice. Dans le cas français, les émeutes dans les banlieues sont déclenchées par des contrôles d’identité effectués par la police. Dans toutes ces discriminations s’expriment la xénophobie et le racisme. Le terme unique de " Ausländerfeindlichkeit " utilisé en Allemagne ne permet pas cette distinction. Elle est cependant cruciale pour comprendre les discriminations raciales qui s’inscrivent en France dans le rapport postcolonial. La mémoire collective se référant à ce passé a été à nouveau évoquée lors de l’instauration du couvre-feu après les émeutes de 2005, en raison de l’allusion faite à la guerre d’Algérie. Il en allait de même pour la loi de 2005 décidant du caractère " positif " de la colonisation. Toutes ces discriminations forment un cercle vicieux encore renforcé par les discriminations liées à la ségrégation urbaine. Ces dernières sont beaucoup plus fortes en France qu’en Allemagne.

Dans le domaine de la religion les immigrés font également l’objet de discriminations : l’islamophobie est dirigée contre une partie des migrants en France et en Allemagne. Cette discrimination religieuse peut les inciter à se replier sur eux-mêmes. C’est ainsi qu’une partie des jeunes issus de l’immigration a découvert sa religion. A la marge des milieux des migrants se sont également développées différentes formes d’un islam radical. Mais dans l’ensemble, la plupart des jeunes issus de l’immigration sont relativement indifférents à l’égard de la religion. Ceci est plutôt un signe de leur acculturation dans les sociétés occidentales sécularisées et individualisées. Néanmoins, c’est dans la pratique religieuse que la lutte pour la reconnaissance se manifeste le plus visiblement. Elle fait découvrir, d’une manière très symbolique, la place et la gestion de la différence culturelle dans la société française et allemande. Si une certaine reconnaissance de l’Islam s’est faite à un niveau institutionnel en France par la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) et en Allemagne par une première Islamkonferenz, ces formes de représentation n’intéressent pas beaucoup les jeunes issus de l’immigration. En France, c’est plus leur socialisation et leurs expériences de discrimination qui ont mené les jeunes, depuis plus d’une vingtaine d’années, à des mobilisations collectives antiracistes, citoyennes et religieuses. En Allemagne, en revanche, des mobilisations semblables ont été rares puisque l’exclusion politique ne permet pas de formuler des demandes de reconnaissance politisées qui s’adresseraient à la communauté nationale des citoyens. Mais que font les Etats pour lutter contre toutes ces discriminations ?

Les politiques publiques essayant de garantir une certaine égalité des chances sont, dans les deux pays, encore embryonnaires. A la différence du " modèle " anglo-saxon et des politiques antiracistes menées aux Etats-Unis et en Angleterre, on ne trouve ni en France ni en Allemagne des politiques développées explicitement en faveur des groupes ethniques, par exemple des mesures de discrimination positive. Dans les deux pays, ce sont les individus ayant une faible position sociale qui constituent le public bénéficiant des politiques de " droit commun ". En font partie tous les individus appartenant à des minorités ethniques et ayant un tel statut social. Cependant, la quasi-absence de mesures spécifiques d’ordre ethnique en France et en Allemagne a des raisons très différentes.

En France, l’idéal républicain du modèle d’intégration ne permet pas le développement d’une politique prenant en compte - au moins d’une manière explicite - les problèmes liés à l’origine ethnique. Les politiques du droit commun relèvent d’un choix politique, voire idéologique. Elles s’appliquent surtout dans le cadre de la politique de la ville. Celle-ci est une politique de discrimination positive d’individus habitant dans des territoires choisis selon des critères sociaux. Pour ces personnes des mesures spécifiques ont été créées comme les zones d’éducation prioritaires (ZEP) en matière d’éducation ou les missions locales (ML) pour l’insertion professionnelle. Le principe est de mener les bénéficiaires de ces politiques à des comportements qui correspondent aux attentes des institutions républicaines. Rares sont donc les politiques spécifiques pour les immigrés et leurs familles.

C’est pourquoi la politique de la ville a été critiquée pour être insuffisante dans la lutte contre les discriminations ethniques. Certes, les politiques en matière d’immigration continuent d’appliquer le " droit commun ", mais petit à petit, l’idée d’une action publique spécifique pour lutter contre les discriminations et la ségrégation tend à s’imposer, comme en témoignent les débats autour du thème de la " discrimination positive ". Pourtant, ces politiques restent faibles au niveau communal ou les élus continuent à poursuivre une gestion pragmatique. Elles viennent plutôt de l’Etat. La création de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Egalité (HALDE) et la nomination en 2005 d’un ministre délégué à la Promotion de l’Egalité des chances en sont des exemples. Ces mesures sont plus vastes et concernent toutes formes de discrimination et d’égalité, les rapports entre femmes et hommes compris.

En Allemagne, des politiques d’intégration des minorités ethniques ont été développées tardivement. Comme l’Allemagne ne se considérait pas comme un pays d’immigration, les autorités ont longtemps favorisé une politique de retour vers le pays d’origine. Dans ce contexte, les politiques allemandes ont été, dès le début, plus sensibles à la différence culturelle qu’en France, mais initialement d’une manière très ségrégative. Parmi les premières mesures en faveur d’une intégration politique, on peut nommer les comités consultatifs des étrangers auprès d’un conseil municipal (Ausländerbeiräte), créés dans de nombreuses villes allemandes, à partir des années 80. Ils ont certes, pour la première fois, donné aux étrangers le droit d’être associés aux décisions de politique communale. Ils prouvent cependant, jusqu’à aujourd’hui, le manque d’accès à une citoyenneté intégrale, de part leur rôle spécial, uniquement de conseil. Ceci concernait également les générations suivantes jusqu’à la réforme du code de la nationalité en l’an 2000.

En raison de la montée de la pression, due à la problématique sociale et inspirée par la politique de la ville française, sont nées, dans différentes régions allemandes, (Länder) des politiques de la ville. Il faut mentionner ici, en particulier, le programme de la " Ville sociale " mis en place par l’Etat fédéral et les Régions. Les différentes formes de ségrégation sociale dans les métropoles européennes ont conduit à une prise de conscience relativement forte de cette problématique, en Allemagne. Mais, comme en France, cette politique se base sur un postulat de droit commun. Il existe ainsi de nombreuses mesures visant à l’intégration sociale et politique de la population des quartiers marginalisés, mais peu de mesures spécifiques pour les migrants en tant que groupe particulier, comme des aides ou des mesures anti-discriminatoires. Des projets allant dans cette direction et que l’on retrouve parfois insérés dans les politiques de la ville, ont pour objectif d’améliorer les connaissances en allemand des migrants (cours d’allemand spécifiques pour les mères, le subventionnement ciblé des écoles secondaires de cycle court, niveau 3e) et de promouvoir, dans le " système dual de formation ", la qualification professionnelle générale des enfants immigrés.

On peut ainsi constater en Allemagne une évolution : absence d’une politique en faveur des minorités, puis création d’institutions spécifiques pour des populations immigrées et une première réflexion et des mesures de politique sociale qui réagissent à l’urgence de la situation des migrants. Entre temps, au niveau fédéral - en 2005 - une Secrétaire d’Etat en charge de l’Intégration a été nommée. Elle a entre autres pour mission d’établir un premier plan national d’intégration. Après un long démarrage, une loi anti-discrimination a aussi été votée en 2006. En comparaison avec la France, les réflexions sur l’anti-discrimination sont cependant encore très peu développées. En contrepartie, le fédéralisme allemand permet une flexibilité régionale dans le développement de programmes de politiques de la ville. Enfin, principalement au niveau communal des grandes villes, depuis que l’on a créé les premiers postes de " délégués aux questions des étrangers ", que l’on nomme maintenant " délégués à l’intégration ", des projets de politiques d’intégration ont vu le jour, projets qui doivent se pencher de manière approfondie sur la réalité sociale mais justement aussi culturelle de la ségrégation.