La Porte de Brandebourg restaurée ferme désormais la Place de Paris qui est en train de retrouver sa forme et son allure premières : à la place des palais aux affectations diverses, se dressent des immeubles modernes dont l'austérité n’a guère à envier à la sévérité classique de la place originale, les grandes banques côtoient les ambassades, celle de France, inaugurée en 2002, et celle des Etats-Unis, au volume imposant, en cours d’achèvement. Les deux ambassades retrouvent ainsi les sites qui étaient les leurs à Berlin, pour la première de 1860 et pour l’autre de 1931 à la Deuxième Guerre mondiale. Des travaux ont commencé en 2005 pour creuser une nouvelle ligne de métro qui reliera la Porte de Brandebourg à la nouvelle Gare centrale, l’ancienne Lehrter Bahnhof dont la première réalisation remonte à 1871, l’année de l’unité allemande. La nouvelle gare, inaugurée en mai 2006, est un colosse de verre jeté au dessus d’une multitude de niveaux où l’usager ne se retrouve qu’après une pause nécessaire à son orientation puisque aussi bien les trains circulent, à l’issue d’un long tunnel, au niveau zéro, selon l’axe nord-sud tandis que plus haut, en dessous d’une longue voûte de métal et de verre tous les trains possibles, ICE, trains régionaux et de banlieues, S-Bahn, circulent selon l’axe est-ouest dans un incessant mouvement. La gare, qui est le plus grand carrefour ferroviaire d’Europe, est en même temps un immense centre commercial. De loin, elle ressemble à un long tube coupé de deux hautes tours transparentes. L’alliance du verre et du métal donnent une sensation de puissance et de solidité en même temps que de légèreté et de clarté : la modernité de la puissance contrôlée, à l’image de la transparence de la coupole qui a transformé le Reichstag. Devant la gare, s’étirent les berges du coude de la Spree, qui jadis, il y a encore 18 ans, séparait ici l’Ouest de l’Est. Les berges sont aujourd’hui une promenade prisée des Berlinois et des touristes, on peut s’aventurer au delà de la chancellerie et repartir, de l’autre côté en direction de l’île au Musée, en passant devant les multiples bâtiments qui sont autant de bureaux adjoints au Bundestag. Sur le mur de verre de l’un d’eux, le passant peut lire les articles de la Loi fondamentale consacrés aux droits fondamentaux des citoyens ! Des passerelles permettent de passer aisément d’une rive à l’autre, de la rive du Reichstag à l’Ouest au Schiffbauerdamm à l’Est… En ce week-end prolongé d’Ascension qui a vu aussi fêter les pères, Berlin a un air de goguette, d’excursion, de détente. Sur les berges de la Spree, des centaines de transats invitent au repos, à la terrasse du café attenant, un lit en plein air invite au repos du guerrier sous un léger baldaquin, une scène sur laquelle sont braqués des projecteurs fait croire au consommateur qu’il est lui-même l’acteur de son bonheur. Partout ailleurs dans Berlin, des terrasses couvertes d’immenses parasols et équipées de braseros au gaz invitent à poursuivre la vie dehors, aussi tard que possible le soir. Comme partout en Europe, les Berlinois et les Allemands goûtent aux plaisirs de la vie dehors, avec une évidente satisfaction.
Venant de la Friedrichstrasse, la boule de la tour de l’Alexanderplatz, seul reliquat de la RDA à avoir maintenu son statut de symbole de la ville, semble tout à coup s’encastrer dans la couronne qui termine la coupole restaurée du Musée Bode, le premier de l’Ile aux musées à avoir été restauré et ouvert à nouveau au public en octobre 2006. Sous la coupole, la statue du Grand Electeur, Frédéric-Guillaume 1er de Brandebourg, caracole bravement. De l’autre côté de la Spree, dans le parc Monbijou, où la scène alternative de Berlin-Est a exprimé, dans les mois qui ont suivi le tournant de 1989, sa joie de vivre et goûté aux excès de la liberté, une plage – pardon une beach ! – a été aménagée : quelques palmiers suffisent à créer l’illusion de la Méditerranée ou des tropiques. Plus loin sur ces berges qui ont vu courir les manifestants de l’automne 89 aux cris de Gorbatchov alors que celui-ci était reçu par un Erich Honecker réfractaire au changement, se profile la seule véritable ruine du Berlin d’aujourd’hui, la carcasse métallique du Palais de la République, inauguré en 1976 par le même E. Honecker, trois ans après son arrivée au pouvoir, quand il pensait encore la RDA éternelle. Conçu pour être un lieu de rencontres populaire autant que le siège de la Chambre du peuple, ses concepteurs avaient vu grand et solide : les poutrelles d’acier, faites pour durer, ne peuvent être démontées que petit à petit, maintenant, pour un certain temps encore, une impression trouble d’un passé qui ne veut pas encore complètement disparaître, alors que de l’autre côté de la Spree, les immeubles massifs de la reconstruction repoussent plus loin ces habitations de banlieue que les dirigeants de la RDA avaient crû pouvoir installer dans le centre même de leur capitale. Les blessures de la division se cicatrisent, le centre de Berlin a, pour l’essentiel, retrouvé son unité. On n’y trouve plus guère de grues, davantage d’échafaudages pour ravaler les façades.

En m’approchant, vu le flot de touristes, je fus un instant tenté de penser que G. Schröder ne s’était peut-être pas trompé quand, si honteusement maladroit, il avait dit qu’il fallait créer là " un endroit où l’on aimerait se rendre le dimanche ". Mais plus j’essayais de comprendre ce qui se passait en moi au vu de ces stèles au fond desquelles je m’engageais, et plus je me rendais compte que cette impression était superficielle jusqu’à ce qu’une touriste dise ce que ce monument dédié à la mémoire des juifs d’Europe assassinés avait pour elle d’oppressant ! Le lieu est oppressant et bouleversant ! Martin Walser a tort de voir là une manifestation de gigantisme pour mieux brandir une " massue morale " contre les Allemands. De par leur taille - au centre du mémorial, les stèles dominent de leur quatre mètres au moins le visiteur qui a pénétré dans un simple cimetière aux stèles allongées -, leur dislocation qui rappelle sobrement le cimetière juif de Prague, leurs différents niveaux, leur étendue en plein centre de Berlin, ces stèles sont à l’échelle du crime commis, elles pénètrent le visiteur d’une émotion profonde et invitent au recueillement. Vu de haut, cet immense champ de stèles, à deux pas de la Porte de Brandebourg, au cœur du Berlin politique, au cœur du Berlin touristique, est plus impressionnant encore, il donne à l’incommensurabilité du crime sa dimension, sa portée pour notre mémoire. Même sous un soleil radieux de mai, on descend progressivement vers le centre où le souvenir de la mort impose son silence. Les enfants peuvent jouer à cache-cache entre les premières stèles, les jeunes gens jouer à se perdre comme dans un labyrinthe, ce mémorial exprime, là où il le fallait, l’immensité et la singularité du crime nazi.