Les esprits se sont calmés, l'affaire ne fait plus de vagues, après un débat qui a duré des semaines. L’objet de la polémique : une très jeune auteure, son premier roman acclamé par la critique, la découverte d’un plagiat. Helene Hegemann, née en 1992, avait encore dix-sept ans lorsque Axolotl Roadkill (Ullstein, 2010, 204 p.) est sorti en janvier. L’auteure, fille du dramaturge Carl Hegemann, n’était pas une inconnue dans les milieux culturels. Sa pièce de théâtre Ariel 15 a été mise en scène à Berlin en 2007, adapté par la radio en 2008, un scénario écrit à l’âge de 14 ans a donné lieu au tournage de Torpedo, couronné en 2009 par un prix spécial au festival du film Max Ophüls Preis pour jeunes cinéastes. Et puis en 2010, Axolotl Roadkill, le premier roman.

Mifti, la jeune narratrice, nous emmène d’emblée dans un univers morbide où les nuits sont synonymes de cauchemars et d’angoisses de mort, et où les réveils sont absorbés par « le trou noir de la Kétamine », les effets anxiogènes et hallucinatoires des drogues consommées la veille. La scène a lieu dans la « chambre pour enfants », Mifti a seize ans. Depuis plusieurs mois elle ne va plus à l’école, elle vit en colocation avec sa sœur et son frère. Sa mère – « bénéficiaire de l’aide sociale, ivrogne et malgré cela en costume Chanel » – est morte, elle n’a cessé de traumatiser sa fille de son vivant. Son père – « l’un de ces connards de gauche qui s’imposent, avec un revenu élevé, qui n’arrête pas de faire de l’art en prétendant à l’éternité » – ne s’occupe d’elle que par l’intermédiaire de son téléphone portable. Wohlstandsverwahrlost, Mifti fait partie de ces enfants provenant de milieux aisés abandonnés à eux-mêmes. On la voit consommer une quantité de drogues dans des clubs plus au moins glauques, se laisser aller à des relations sexuelles hasardeuses, échanger des SMS avec sa copine, réfléchir à ses lectures de Foucault et d’Agamben ou regarder un documentaire animalier à la télé. Un jour, Mifti acquiert un axolotl rose qui, dans sa poche en plastique remplie d’eau, la suivra dans ses pérégrinations nocturnes. Ce petit urodèle mexicain passe toute sa vie à l’état de larve, sans jamais atteindre l’état adulte, à l’image de Mifti qui déclare dès les premières pages ne pas vouloir devenir adulte. Voici pour une partie du titre. En ce qui concerne roadkill, terme qui désigne des animaux blessés ou tués sur les routes, le frère de Mifti déclare, après avoir dérobé et lu son journal intime : „You write like a roadkill".

Par l’intermédiaire d’un récit à la première personne rythmé par des dialogues, des extraits de journal intime, des e-mails et des lettres, la narratrice fait non seulement part du processus de désintégration de sa vie, mais elle le commente de façon détachée et presque ironique : « J’ai seize ans et en ce moment, et malgré un épuisement monstre, je ne suis capable de rien d’autre que de vouloir m’établir dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la société dans laquelle je vais à l’école et dans laquelle je suis dépressive. Je suis à Berlin. » Dans un langage qui oscille entre vulgarités et imitation des poncifs de différents discours intellectuels, la narratrice évoque nombre de questions au sujet desquelles des teenagers précoces et intelligents aiment philosopher, tout en reconnaissant : « On m’a fait absorber un langage qui n’est pas le mien. » C’est en effet l’impression que donne la lecture : les élucubrations intellectuelles de cette adolescente sont insupportables, et pas moins la description des transgressions et perversités quotidiennes. Une littérature trash qui veut choquer. La lecture de ce livre ne s’impose pas, même si on ressent par moments une force de l’écriture, des images très justes, des formulations étonnantes.

Cela étant, il faudrait séparer les impressions de lecture, qui sont aussi une question de goût, du débat sur le plagiat qui a suivi la publication. Car le livre contient en filigrane une réflexion sur les procédés d’écriture de l’auteure qui seront justement au centre de la polémique. Dès la sortie du livre, Hegemann donne une interview où non seulement elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un roman autobiographique, mais où, d’emblée, elle caractérise son livre comme une sorte de « patchwork »: « C’est de la fiction… J’ai tout simplement eu plaisir à imaginer certaines choses et à les assembler avec des fragments existants de films ou de revues ou de livres ou d’histoires de mon entourage. » Ainsi, tous les chapitres ont pour titres des citations de groupes punk et rock, de livres ou de la presse, donnant une première indication sur le procédé de la construction du texte.

Alors que le livre fut très positivement accueilli à sa sortie – Maxim Biller en fait l’éloge en affirmant que l’auteure a un « énorme talent littéraire » – le discours change lorsqu’un blogueur compare des passages du livre de Hegemann avec un roman du blogueur Airen, en révélant un certain nombre d’emprunts concernant des expressions aussi bien que des motifs. Hegemann réagit en assumant entièrement son procédé, expliquant qu’elle vient d’un milieu où l’écriture d’un roman se fait avec les moyens de la mise en scène, où l’on se sert là où l’on trouve de l’inspiration. Puis elle ajoute : « L’originalité n’existe pas, seulement l’authenticité. Peu importe où les gens puisent les éléments de leurs expérimentations, ce qui importe, c’est où ils les emmènent. » Cette dernière phrase se trouve légèrement modifiée à la page quinze du livre, dans la bouche du frère de Mifti : « Berlin is here to mix everything with everything […]. Je me sers partout où je trouve de l’inspiration et où je suis stimulé, Mifti. Films, musique, livres, tableaux, mauvaise poésie, photos, conversations, rêves… […] car mon travail et mon vol deviennent authentiques dès que quelque chose touche mon âme. Peu importe d’où je prends les choses, ce qui importe, c’est où je les emmène. » Et puis : « Ce n’est donc pas de toi ? Non. Ça vient d’un blogueur. » En effet, tout était déjà dit dans le roman, il fallait juste le lire.

En réalité, le débat se centre vite sur l’influence d’internet, les dangers du « copy & paste ». La plupart des critiques ne démordent pas de leur appréciation positive du roman, tout en mettant des bémols quant à l’utilisation des sources. La maison d’édition publie une liste de quatre pages indiquant scrupuleusement les auteurs cités et les passages empruntés, ce qui frôle le ridicule. Dans Die Zeit, l’universitaire Jürgen Graf revient sur les particularités d’une esthétique du montage et rappelle les exemples de Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Thomas Mann et Elfriede Jellinek qui sont loin de signaler comme telles toutes les citations utilisées dans leurs œuvres. Dans le même sens, Durs Grünbein intervient dans le débat avec un texte intitulé « „Plagiat“ » qui met en avant l’art du roman de montage et qui se termine sur l’éloge de l’auteure : « […] chaque phrase et chaque dialogue sont traversés par le souffle de l’inspiration d’une grande créatrice ». Alors que sa défense de Hegemann choque certains critiques, Grünbein révèle que son propre texte provient à 99 % de Gottfried Benn, une trouvaille qui serait un « authentique ready-made, avec des retouches minimes ». Grünbein dénonce un débat littéraire où les critères entre intertextualité, plagiat, citation et pastiche sont mal définis. L’affaire Hegemann a eu un dernier rebondissement à la mi-mars. Trois jours avant la remise du prix littéraire du Salon du livre de Leipzig, pour lequel Axolotl roadkill avait été nominé, l’Association des écrivains publie la « Déclaration de Leipzig pour la protection de la propriété intellectuelle ». Elle dénonce l’attitude laxiste de la « jeune génération » face au fait de « copier sans l’autorisation et la mention de l’auteur » et la soupçonne de « non-connaissance de la valeur du travail créatif ». Parmi les premiers signataires les plus connus : Günter Grass, Günter Kunert, Sibylle Lewitscharoff, Erich Loest et Christa Wolf. Cette réaction virulente qui, de toute évidence, avait pour but d’éviter l’attribution du prix à Helene Hegemann, a été reçue avec un avis partagé. Uwe Wittstock se demande si Christa Wolf qui, dans les premières phrases de Kindheitsmuster, reprend William Faulkner sans le citer et le remercier, n’est pas une « pionnière de l’esthétique du 'copy & past’ ? », soulevant une fois de plus la question de la justesse du débat. Un débat qui fait avant tout apparaître un clivage à la fois générationnel – la stigmatisation d’une nouvelle génération d’auteurs soi-disant « ignorante » des « vraies » lois de la création – et culturel, entre la « haute culture » et une « culture de masse » qui se développe avec rapidité grâce à internet et ses nombreux blogs. Ce n’est pas un hasard que ce soit un blogueur qui ait remarqué les similitudes entre Airen et Hegemann, et non pas un des grands critiques renommés des pages littéraires. L’autorisation au plagiat serait-elle réservée aux « grands auteurs » ? Chez Gero von Wilpert on lit que ce ne sont que les petits esprits qui font du plagiat, voulant se faire une réputation avec les productions intellectuelles des autres. En revanche, les « grands » font des emprunts à d’autres en les incluant dans une vision du monde déjà bien construite, ce qui serait tout à fait légitime. C’est à peu près l’argumentation de l’auteure qui ne se compte pas parmi les petits esprits. Helene Hegemann n’a pas eu le prix littéraire de Leipzig. Tant mieux. Car le problème essentiel n’est pas tant le plagiat que l’immédiate surévaluation du livre et la promotion médiatique d’un nouveau « Fräuleinwunder » de plus en plus jeune.

Enfances et adolescences dans le pays du miracle économique

Avec Roman unserer Kindheit (Rowohlt, 2010, 446 p.), c’est finalement Georg Klein qui a remporté le prix du Salon du livre de Leipzig décerné le 18 mars. Et c’est un choix heureux. C’est le quatrième roman d’un auteur connu également pour ses récits et qui fait parler de lui depuis une dizaine d’années, depuis la sortie de son roman d’espionnage Libidissi en 1998, et la réception du prix Ingeborg Bachmann en 2000. Roman unserer Kindheit raconte l’histoire d’une bande de copains dans une cité récemment construite dans une ville ouest-allemande, dans les années 1960. Ils ont entre huit et onze ans, s’appellent Tête de loup, Renifleur, Michi-Amerlo, Sibylle la chic, Jumeaux amusants et Frère aîné. Avec leurs parents, ils occupent des appartements modernes dans des blocs d’immeubles aux couleurs pastel. C’est l’époque des premiers postes de télévision et de tout un confort désormais accessible aux classes moyennes. Les enfants passent leur temps ensemble, à la recherche de petites et grandes aventures : l’impatience devant le contenu insoupçonné d’une pochette surprise, un album de collection arrivé par la poste qui recèle l’histoire d’un tueur d’ours ou les passionnants récits imaginés par le Frère aîné. Le défi du grand hêtre dur à monter et les rencontres avec les Huhlenhäusler qui leur font peur, ces gens du voyage yéniches qui ont toujours la même grande soupe à l’odeur d’ail sur le feu. La lisière dans la forêt avec un canapé abandonné qui change de place tous les jours. Ou encore l’homme Kiki avec son impressionnante collection de perruches. Mais là déjà, une certaine inquiétude commence à s’installer. Avec son parler à peine compréhensible, l’homme Kiki annonce la mort d’un des enfants de la cité. Alors que le malheur avait déjà commencé. Le premier jour des grandes vacances, le Frère aîné se blesse grièvement le talon dans un accident de vélo et son seul moyen de locomotion deviendra le double landau de ses frères cadets. Dès le début le lecteur apprend d’ailleurs de la part d’un narrateur encore mal défini que ce malheur ne restera pas le seul.

Georg Klein est un maître du roman noir et du fantastique. Dès les premières pages, on entre dans un monde dont la paix n’est qu’apparente. Des petits indices, des effets d’annonce, des prédictions et des suppositions plongent le lecteur dans un univers énigmatique. Derrière les enfances sereines au pays du miracle économique guette quelque chose d’une inquiétante étrangeté. Apparaît d’abord un camion de déménagement qui amène un homme inconnu. Sous sa grande capuche, son visage est à peine perceptible, à la place du nez on voit un morceau de gaze blanc. Les enfants l’appellent « l’homme sans visage ». Sibylle la chic avait osé frapper à sa porte et elle a aperçu le plan de la cité, gravé dans la table de cuisine en bois. L’étranger déambule dans le quartier, rôde autour du terrain de jeu des enfants, les observe dans leurs cachettes. Apparaissent ensuite le « Fehlharmoniker », un accordéoniste quasiment aveugle qui ne fait sortir que des sons discordants de son instrument, et le commandant Silber, amputé du bas des deux jambes. Avec des jumelles, il observe, lui aussi, les jeux des enfants. Les trois hommes se connaissent, ils sont les survivants de l’équipage d’un tank qui a explosé lors des combats de la dernière guerre. Depuis, « l’homme sans visage » ressent les pulsations, les champs de force des autres combattants… Derrière les visages des enfants innocents sourdent les traumatismes de la guerre. La blessure du Frère aîné qui a du mal à cicatriser est comme le prolongement des corps stigmatisés de ces trois invalides. La plaie ne guérit pas, comme pour rappeler que derrière le bien-être d’une nouvelle vie en prospérité la jeune génération est liée à celle des parents par le passé dont personne ne veut parler, dont le silence, dans ce livre, est présent comme une menace. Car les trois invalides qui se retrouvent dans cette ville semblent poursuivre un terrible plan. Et cela juste au moment où les enfants pénètrent dans la cave et les souterrains labyrinthiques d’une vieille auberge abandonnée, à la recherche de la petite sœur de Sibylle qui avait appelé au secours. Nous n’en dirons pas plus, il faut lire ce roman d’une construction très fine où tout devient signe. Et dont le récit est porté par un narrateur, ou plutôt une narratrice bien particulière. Elle a à la fois une « vue panoramique » des choses, alors que sa « maison est sans fenêtre », elle parle aux personnages et les guide, elle fait advenir les événements par la force de ses « yeux globuleux ». Une minuscule narratrice qui, une fois de plus, semble relever de l’univers du fantastique, mais qui n’est personne d’autre que la petite sœur en gestation du Frère aîné, conduisant le récit à partir du ventre de sa mère et qui, elle aussi, subit sa part de malheur.

Alors que Georg Klein plonge l’univers de l’enfance dans une ambigüité qui devient la ressource d’un roman noir au dénouement étonnant, Ulla Hahn écrit avec Aufbruch (DVA, 2009, 587 p.) un roman de formation à teneur autobiographique qui porte sur une adolescence à cette même époque des années 1960. Huit ans après la parution de Das verborgene Wort (2001), l’auteure reprend le parcours de sa protagoniste Hildegard Palm, une adolescente en rupture avec son milieu d’origine dans un village de Rhénanie. Fille d’un ouvrier non qualifié, Hildegard a très tôt le goût des mots, de la littérature et des belles phrases. Ce qui fait qu’elle se trouve en permanence confrontée à l’incompréhension de sa famille, aux yeux de laquelle l’avenir d’une jeune fille se limite au fait d’être mère et de s’occuper de sa famille. Grâce au soutien de quelques professeurs et du curé du village, Hilla interrompt l’apprentissage auquel son père l’a contrainte et passe un examen pour rejoindre le lycée, une voie qui ne lui était pas destinée. Aufbruch commence en 1963, au moment où, à dix-sept ans, Hilla entre au lycée, et il se termine avec son déménagement à Cologne environ trois ans plus tard, où elle poursuivra des études de germanistique. Sur les presque six cents pages qui couvrent cette période et qui ne sont pas exemptes de certaines longueurs, l’auteure nous fait découvrir l’univers de Hilla à partir de la perspective du personnage. Pour réussir au lycée, il faut travailler dur, ne pas se laisser distraire. Hilla travaille dans un petit cagibi en bois à l’extérieur de la maison. Elle excelle en latin qui devient la langue de conversation avec son frère cadet et qui évince le dialecte local, d’ailleurs très présent dans le livre, dans la bouche des parents, des tantes, de la grand-mère. Avec son frère, Hilla partage l’amour des cailloux du Rhin qui sont comme un leitmotiv du roman. Leur grand-père leur avait raconté l’histoire d’une pierre aux pouvoirs magiques dans le ciel qui, une fois tombé sur terre, a éclaté en mille morceaux, les Buchsteine, les pierres-livres. Celui qui les trouve sera aimé de tous. Depuis, Hilla et son frère ont inventé les pierres qui rient, les pierres en colère, c’est comme un code secret entre eux. Pour Hilla, la littérature devient essentielle. Auprès d’un libraire dont elle est une des clientes les plus fidèles, elle rencontre un jeune homme d’un milieu aisé qui lui fait découvrir – sans la convaincre – la haute cuisine et l’art moderne, elle noue une première relation tout en veillant à maintenir intacte le seul « capital » qu’elle possède, comme dit sa mère, sa virginité. Puis la vie de Hilla bascule. Après une soirée des jeunesses catholiques, elle est victime d’un viol en rentrant chez elle. Elle en garde le secret devant sa famille, l’enferme, l’enkyste en elle, et tente difficilement de revivre. Car Hilla perd également ce qui lui était le plus cher, le goût de la littérature, elle ne peut plus lire les « belles lettres » dont les contenus lui sont devenus suspects. De même qu’elle ne pourra plus croire en Dieu. La description de ce processus de désenchantement, de perte de la littérature comme « planche de salut », comme le formule Ulla Hahn dans un entretien, fait partie des moments les plus forts du roman.

Mais Aufbruch veut également être un document des années 1960. Les nouveaux modes de vie – l’ouverture d’un supermarché dans le village, la fascination qu’exerce le catalogue Quelle sur les femmes du voisinage – y ont aussi bien leur place que l’arrivée des Gastarbeiter ou encore le contexte politique de ces années-là, la télévision permettant de suivre les funérailles de Kennedy en direct. De même qu’on pouvait y regarder les procès d’Auschwitz à Francfort. Un professeur engagé demande aux lycéens d’interroger leurs familles sur leur comportement pendant le Troisième Reich : « Demandez, demandez à vos parents, à votre famille, à tous ceux que vous connaissez, ce qu’il en était des concitoyens juifs au Troisième Reich, et notez les réponses. » Hilla apprend que sa grand-mère avait caché un juif, mais d’autres personnes qu’elle tente d’interroger donnent des réponses plutôt évasives. C’est un sujet dont on ne parle pas. Et suite aux plaintes de certains parents, le professeur en question se voit obligé d’interrompre les investigations. Autrement que Georg Klein, l’auteure thématise le silence de la génération des parents sur le Troisième Reich.

Exil à Shanghai et retour désenchanté

Avec son remarquable roman Shanghai fern von wo (Jung und Jung, 2008, 500 p.), couronné par le prix littéraire Joseph Breitbach en 2009, Ursula Krechel aborde un sujet peu habituel dans le paysage littéraire allemand. Alors que de nombreux auteurs s’intéressent depuis quelques années à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en choisissant la perspective des « bourreaux » et qu’on assiste à une victimisation des Allemands dans le discours public, plus rares sont ceux qui donnent une voix aux premières victimes du national-socialisme : les juifs. Dans son roman, Ursula Krechel s’intéresse au destin des juifs allemands et autrichiens qui n’avaient plus qu’une seule et dernière porte de sortie d’une Europe sous l’emprise du national-socialisme : les bateaux en direction de Shanghai, seule ville qui grâce à son statut international accueillait les réfugiés sans visa. Entre 1938 et 1941, environ dix-huit mille juifs arrivaient à Shanghai, rencontrant sur place des conditions de vie extrêmes qui allaient s’empirer avec la mise en place du ghetto de Hongkew par les Japonais début 1943, sur l’ordre des nationaux-socialistes.

Depuis de longues années, Ursula Krechel a rassemblé de la documentation sur ce sujet. Elle a consulté des témoignages écrits et des documents d’histoire orale, des travaux d’historiens, elle a fait des recherches dans de nombreuses archives, surtout à la Wiener Library de Londres qui, juste après 1945, avait demandé aux émigrés de témoigner de leurs expériences. Dans les années 1990, elle a composé deux pièces radiophoniques à partir de ce matériau, avant de se consacrer à l’écriture du roman. L’enjeu principal face à ce qui pourrait se rapprocher de l’écriture documentaire était, selon l’auteure, le choix de la perspective narrative : « Une trop grande proximité aurait pu avoir un effet d’identification, je n’avais pas de raison pour cela, une trop grande distance aurait donné une impression de froideur, d’historicité, pour cela, l’empathie avec les survivants de Shanghai était trop grande. » Le résultat est une écriture polyphonique où les biographies de personnes réellement existantes sont fictionnalisées, où des témoignages et des souvenirs réels se croisent avec des éléments imaginés par le narrateur qui, par ses commentaires, crée la distance nécessaire pour contourner le pathos.

Parmi les personnages qu’on rencontre, il y a Franziska Tausig et son mari qui émigrent de Vienne, après avoir envoyé en Angleterre leur fils Otto, le futur acteur et metteur en scène. Alors que la vie de son mari, ancien avocat hongrois et désemparé face à la nouvelle situation, se brise, Franziska Tausig réussit à survivre en tant que pâtissière, grâce à son talent de faire des strudels aux pommes. On rencontre également l’historien d’art Lothar Brieger, connu pour ses ouvrages sur la peinture de genre. À 60 ans, il quitte Berlin pour Shanghai, sa femme allemande ne le suivra pas. Il entre en contact avec Walter Benjamin installé à Paris, sans jamais recevoir de réponse de celui qui lui-même ne survivra pas à son exil. Brieger aurait eu une relation avec l’ex-femme de Benjamin, les deux hommes se seraient rencontrés dans la pension que celle-ci entretenait à San Remo après 1933. On rencontre Günther et Genia Nobel, un couple de communistes qui essayent de mettre en place un réseau du Parti et doivent surmonter leurs doutes concernant l’attitude de l’Union soviétique pendant la guerre. Après la guerre, le couple choisira de s’installer en RDA où Günther Nobel deviendra fonctionnaire et diplomate. Et on rencontre le libraire Ludwig Lazarus, qui faisait partie d’un réseau de résistance à Berlin et qui, après la prison de Moabit et les camps de Dachau et Buchenwald, se retrouve à Shanghai. Lazarus est au cœur de ce roman, c’est le chroniqueur de cette communauté d’exilés, l’historien du ghetto et de sa dissolution tardive. Le témoignage de Lazarus avait été enregistré sur des bandes magnétiques, c’est lui qui se souvient des destins des autres émigrés. C’est grâce à lui que toutes ces différentes vies se croisent. Pour le narrateur, cette bande magnétique retrouvée était « une voix ressuscitée, une voix maintenue en vie, un heureux hasard de l’archive. » Mais c’est avec Lazarus, personnage et narrateur des événements à la fois, que l’auteure problématise également la perspective narrative : « Je suis un bon narrateur, disait Lazarus. Il le disait sur un ton autoritaire et ironique à la fois. Il voulait qu’on le croie. Ou du moins, avoir l’impression qu’on le croit. Il ne se croyait pas tout à fait lui-même. Au fond de lui-même, il avait peur d’être un mauvais narrateur ou un bon passeur sous silence. Il racontait ce qui se trouvait dans les marges, et les marges s’étendaient de plus en plus. » Avant que le lecteur comprenne que Lazarus est un témoin qui a vraiment vécu, que ses récits avaient été enregistrés par la Wiener Library, il est présenté dans le roman comme un narrateur non fiable, ce qui crée une distance par rapport au récit. Ce n’est que plus tard qu’on s’aperçoit que cette catégorie est en elle-même peu adaptée au témoignage et aux souvenirs qui sont, par définition, susceptibles d’erreurs.

Le roman d’Ursula Krechel est plus qu’une reconstitution fictionnalisée des destins des « petites gens » de l’exil, plus qu’une réflexion sur les aléas de la mémoire. Une large partie de la fin est consacrée à l’expérience de déracinement des exilés, au pénible retour, à leur difficulté de savoir où aller, quel pays choisir entre les États-Unis, la Palestine, puis Israël ou l’Allemagne : « Les réfugiés portaient un passé en eux qui ne trouvait plus aucun lieu. » Et pour les rares exilés qui optent pour l’Allemagne, le retour est plus qu’humiliant. Lothar Brieger, à qui on a proposé une chaire à Berlin, ne survit pas à son voyage de retour dans des conditions extrêmement fatigantes et indignes. Ludwig Lazarus hésite longtemps avant de revenir, il préfère rester quelques années à Shanghai pour ne pas rentrer les mains vides. Il ruine sa santé physique et psychologique dans les rouages d’un système administratif qui ne veut pas lui reconnaître les réparations qui lui sont dues. Ces pages qui rappellent le difficile retour des réfugiés juifs en République fédérale et les humiliations qu’ils ont dû continuer à vivre pour avoir une reconnaissance en tant que victimes du national-socialisme incitent à reconsidérer de façon critique le discours sur l’exemplaire « confrontation au passé » de l’Allemagne qui s’accentue avec les années qui passent.

Une chronique familiale hors du commun

Avec Haltet euer Herz bereit (Blessing, 2009, 272 p.), Maxim Leo s’inscrit dans la lignée des jeunes auteurs est-allemands qui, depuis presque une dizaine d’années, tentent de se réapproprier l’histoire qu’ils ont vécue en RDA par la fiction, l’autofiction, les mémoires et les souvenirs. Né en 1970 dans une famille qui, à elle seule, était comme une « petite RDA », Maxim Leo, journaliste à la Berliner Zeitung, opte pour une approche qui lie l’investigation historiographique au sein de sa famille aux souvenirs personnels qu’il a de la RDA. Le livre retrace la vie de trois générations, mettant au centre les deux grands-pères, les parents et les expériences de l’auteur lui-même. Le personnage clé de la famille, son héros, était le grand-père maternel de Maxim, Gerhard Leo. Né en 1923 dans une famille bourgeoise juive, il prend le chemin de l’exil à l’âge de dix ans. Son père Wilhelm, un avocat reconnu persécuté par les nazis, s’installe avec sa famille à Paris où il s’occupe d’une petite librairie franco-allemande. Avec l’Occupation, son père et ses sœurs sont internés dans des camps français. Lui-même, mineur, quitte Paris en juin 1940. C’est alors qu’un sentiment d’insécurité s’empare de lui, et la conscience « qu’il n’y a plus aucun endroit préservé pour lui, que personne ne peut le protéger ». Il « doit prendre son destin en main ». Cette expérience du déracinement, ce sentiment d’être nulle part chez soi sera une des raisons pour lesquelles Gerhard Leo optera plus tard pour la RDA. En 1940, il survit grâce à des petits boulots avant de rejoindre, à l’âge de dix-sept ans, les réseaux de la Résistance. Il se fait arrêter et torturer par la Gestapo et, par un heureux hasard, libérer par des partisans. C’est alors qu’il devient membre du parti communiste qui représente pour lui une « communauté de destin, une famille ». Son adhésion n’est pas le fruit de véritables choix idéologiques, mais « de l’expérience, du sentiment, de l’amitié ». Aucun doute sur la doctrine communiste ne sera suffisamment fort pour contrecarrer la reconnaissance et la joie ressenties à sa libération par les partisans. Après la guerre, Gerhard Leo s’installe à Düsseldorf avant de rejoindre Berlin-Est. Il y travaille comme journaliste au Neues Deutschland, le journal du SED, sera correspondant à Paris. En tant que héros résistant, il sert la légitimation antifasciste de la RDA. Tout en se trouvant lui-même dans le collimateur du pouvoir au début des années 1950, à l’époque des purges staliniennes, où des rapports secrets soulignent son origine juive et bourgeoise ainsi que son exil dans un pays occidental. L’autre grand-père, paternel, en est l’exact opposé. Fier d’appartenir à une famille de résistants juifs, Maxim Leo ne découvre que tardivement son grand-père Werner, autrefois un nazi convaincu. Werner aussi opte pour la RDA, mais non pas pour y trouver un pays libéré des nazis comme Gerhard, mais pour y avoir une deuxième chance. Reconnaissant envers cet État qui lui a permis une ascension sociale et le « rachat » de son passé, il devient le « prototype du citoyen socialiste ».

Une autre configuration d’attachement à la RDA émerge avec la génération suivante. Annette Leo, la fille de Gerhard et mère de l’auteur, adhère très jeune au parti et ne prendra ses distances par rapport à la RDA que beaucoup plus tard. La dépendance qu’elle ressent par rapport à cet État s’explique par son identification avec le destin de ses parents persécutés. Ce n’est que lorsqu’elle s’intéresse au destin de son grand-père maternel Dagobert Lubinski, un journaliste communiste juif à Düsseldorf, exclu du KPD et fondateur d’un mouvement dissident, qu’elle réussit à fuir « la prison de la loyauté » qui la liait à la RDA. Loyauté qu’a dû subir son mari Wolf Leo, le père de l’auteur, un artiste rebelle qui n’a rien à voir avec les idéaux socialistes de sa belle-famille. La troisième génération, celle de Maxim Leo, ne se laisse plus convaincre par l’attachement à un État qui est surtout ressenti comme un obstacle au développement personnel. Invité par son grand-père Gerhard à faire un voyage en France en 1988 sur les traces du passé de ce héros résistant, le petit-fils y goûte avant tout la liberté et le bien-être occidental et ne comprend pas pourquoi les amis français du grand-père font l’éloge de la RDA. À son retour, il n’a plus qu’une seule envie : partir à l’Ouest.

Cette chronique familiale de Maxim Leo est une lecture précieuse pour comprendre la complexité des comportements qui ont conduit certains à adhérer sans faille à la RDA, d’autres à la rejeter, et comment ces ruptures traversent les familles mêmes. Il aide à comprendre ce que Martin Sabrow avait appelé les « forces d’attache » (Bindungskräfte) qui pouvaient lier différentes générations d’Allemands de l’Est à cet État. Une lecture obligée pour quiconque voudra comprendre la RDA de l’intérieur.

Essen et la Ruhr – capitale européenne de la culture

Cette année, Essen et avec elle toute la région de la Ruhr, figure parmi les villes européennes de la culture, aux côtés de Pésc en Hongrie et d’Istanbul. Chaque année, ce titre permet aux villes sélectionnées de profiter des subventions européennes pour réaliser des projets culturels d’envergure. Pour Essen et la région de la Ruhr, l’enjeu est de taille, car il ne s’agit de rien de moins que de transformer une région industrielle touchée par la désindustrialisation et le chômage en un pôle de culture capable de maintenir son pouvoir d’attraction au-delà de cette année particulière. « Le changement par la culture – la culture grâce au changement » (« Wandel durch Kultur – Kultur durch Wandel »), telle est la devise de la région. Avec son réseau de 53 villes et ses cinq millions d’habitants, la Ruhr est la troisième agglomération d’Europe. Le déclin de l’industrie du charbon et de l’acier demande en effet une réorientation économique où la culture pourrait jouer un rôle important, défiant les sceptiques qui pensent que ce n’est pas la bonne région pour réaliser des projets culturels prestigieux. Plus que dans d’autres capitales culturelles, les thèmes sont choisis en fonction d’une interrogation sur l’héritage et l’identité de la région et le rôle qu’elle pourra jouer dans l’Europe à venir.

La région profite tout d’abord de l’existence des monuments industriels qui maintiennent la mémoire de l’exploration minière et qui témoignent du changement structurel. En vue des manifestations de l’année 2010, le nouveau Musée de la Ruhr à Essen a été inauguré en 2008 dans un endroit très particulier, l’ancienne houillère Zeche Zollverein, un monument du fonctionnalisme industriel construit au tournant des années 1920/1930. Le bâtiment, réaménagé par l’architecte Rem Koolhaas présente l’histoire de l’industrie du charbon dans un environnement qui reprend les symboles même de cette industrie, l’ombre et la lumière, en incluant les médias d’exposition les plus modernes. Le grand escalier du musée, avec sa main-courante lumineuse, figure l’écoulement de l’acier, alors qu’un fond sonore adapté rappelle le fonctionnement de la mine. Dans l’optique de changer l’image quelque peu sombre d’une région minière et de se projeter dans le 21e siècle, la ville de Unna a créé un Centre de l’art lumineux international où a lieu cette année la première biennale mondiale d’art lumineux, avec les installations d’espaces de lumières d’artistes mondialement connus. Ce ne sont que deux exemples d’un réaménagement culturel de la région qui perdureront au-delà des nombreuses activités qui animeront la région tout au long de cette année.