Au cours des vingt dernières années, l'historiographie de la guerre et de l’après-1918 a connu un renouvellement profond dont l’équipe internationale de l’Historial de Péronne est aujourd’hui encore, le fer de lance. Après le long primat de l’histoire militaire, diplomatique et sociale, le glissement des centres d’intérêt vers une histoire culturelle riche de nombreux apports théoriques a permis de restituer une vision dynamique et stratifiée des logiques à l’œuvre dans les périodes de guerre et de sortie de guerre. Cette reviviscence historiographique a particulièrement profité à l’axe franco-allemand donnant lieu à des ouvrages fondateurs tels celui de Jean-Jacques Becker et de Gerd Krumeich publié à l’occasion du 90ème anniversaire de l’armistice. Consacrée aux années courant de la fin des hostilités à l’arrivée des Nazis au pouvoir, l’étude de Nicolas Beaupré en est le prolongement direct. Elle témoigne par ailleurs de l’émergence de nouvelles générations d’historiens, réellement binationaux et plus attentifs à des réalités qui, dans des configurations antérieures, étaient difficiles à percevoir. Traduit par Gaby Sonnabend – historienne connue pour sa biographie de Pierre Viénot –, ce volume est le huitième d’une série de onze ouvrages couvrant l’histoire des relations franco-allemandes du Bas Moyen Age à nos jours. On ne peut que se réjouir de l’ampleur de cette initiative lancée en 2005 par l’Institut Historique Allemand et éditée par la Wissenschaftliche Buchgesellschaft. Les volumes, somme toute plutôt compacts (280 pages en moyenne), sont accompagnés d’une bibliographie comprenant près de 1000 titres classés par thèmes ! Leur intérêt est donc tant scientifique que bibliographique pour le chercheur souhaitant prolonger la réflexion.

L’ouvrage de Nicolas Beaupré est divisé en deux parties de longueur sensiblement identique. Composée de six chapitres organisés de manière chronologique, la première partie (« Überblick ») s’attache à donner une vision comparée de la manière dont les deux pays sont sortis de la guerre (p. 19-67), ont envisagé une politique de réconciliation aux dimensions européennes (p. 68-92) avant d’être entraînés dans un cercle vicieux cumulatif favorable à la montée des idéologies (p. 93-103). Dans le sillage des réflexions développées ces dernières années par les chercheurs travaillant sur les démobilisations politiques et culturelles, Nicolas Beaupré est particulièrement attentif à l’après-1918, période capitale en ce qu’elle détermina la nature et la qualité de la « paix » qui s’instaura à partir de 1924 (p. 68-92). Son étude nous aide à comprendre pourquoi cette « paix » fut si difficile à établir dans les faits, viciée qu’elle était par Versailles, les expériences d’occupation dans l’Allemagne des marges et la prégnance des conflictualités héritées de la guerre. Ceci amène ensuite l’auteur à interroger de manière convaincante les fondements de la rupture que représenta le (finalement) très fragile apaisement locarnien.

La deuxième partie de l’ouvrage (« Fragen und Perspektiven ») feuillette quelques épisodes de l’histoire des relations franco-allemandes selon la méthode du « penser par cas » définie par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel. Raisonnant à partir de 8 configurations singulières, Nicolas Beaupré réfléchit à la façon dont les sociétés françaises et allemandes ont donné un sens à la guerre et réinvesti la mémoire de celle-ci, notamment pendant les périodes d’occupation (ou considérées comme telles). C’est peut-être là que l’ouvrage est le plus novateur. Le chapitre consacré aux « territoires à plébiscite » (« Die Mandatsgebiete : Besatzung und französische Einflussnahme auf deutschem Gebiet », p. 155-164) mérite à ce titre de retenir notre attention. Celui-ci est en partie consacré à l’analyse du cas de la haute Silésie (p. 159-164), une province placée sous mandat de la SDN et dont l’histoire, longtemps rejetée à la périphérie de la recherche franco-allemande, constitue pourtant une des clefs permettant de comprendre la brutalité de l’affrontement qui mit aux prises occupants et occupés dans la Ruhr. La perte de 30% du territoire silésien et d’une grande partie de ses mines suite à un plébiscite âprement mené (mars 1921) rendit l’Allemagne encore plus dépendante des richesses situées dans sa marge ouest (p. 163-164). Dans ce contexte, la mainmise française (et belge) sur « le carreau des mines » de la Ruhr (Raymond Poincaré) ne pouvait qu’aboutir à un affrontement direct, le climax mais aussi l’épilogue de cette poursuite de la guerre après la guerre. Malgré une traduction parfois trop proche du texte original – ainsi que l’a déjà relevé Gerd Krumeich –, l’ouvrage de Nicolas Beaupré n’en demeure pas moins un instrument de première main, utile pour la synthèse qu’il propose, incontournable pour les perspectives qu’il ouvre.
- Landry CHARRIER -

Jean-Jacques Becker/Gerd Krumeich, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande, Paris, Tallandier, 2008.

Gaby Sonnabend, Pierre Viénot (1897-1944). Ein Intellektueller in der Politik, München, Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2005.

Jean-Claude Passeron/Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l'EHESS, 2005.

Gerd Krumeich, « Feind und Trauma. Ein deutsch-französischer Vergleich der Zwischenkriegszeit », Süddeutsche Zeitung (2. 12.2009) .