Cet ouvrage important de 420 pages, réalisé avec le soutien de l'Institut historique allemand de Paris, présente les résultats d’un colloque qui s’est tenu les 10 et 11 mai 2007 dans les locaux de ce même Institut. Le colloque fut le point d’orgue d’une série de rencontres en ateliers dont les séances se sont tenues de 2004 à 2007. Il comble une bonne partie du manque de références quant à l’étude récente des relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne des 140 dernières années. Alors que la production historiographique comparant les relations culturelles et politiques reste importante, souvent liée à des commémorations de grands moments de l’amitié franco-allemande ou des césures historiques majeures, les relations économiques entre les deux pays-moteurs de la construction européenne n’ont pas été étudiées avec la même intensité. Et pourtant, c’est sur le plan économique que l’apport des deux pays à la construction européenne a été, et l’est toujours (comme le prouve la crise actuelle de l’espace euro), le plus fondamental. C’est la construction européenne qui a permis aux relations économiques entre les deux pays de s’épanouir, des relations, qui ne datent pas seulement des premières heures de l’Europe actuelle, mais qui plongent leurs racines dans près de 140 ans d’histoire commune. L’ouvrage présenté ici en est le témoin. Cette histoire, bien qu’aussi mouvementée et remplie de césures et de ruptures que celle des relations politiques et culturelles, est l’histoire de deux pays géographiquement, démographiquement, intellectuellement et économiquement plutôt proches (voire la figure 1, p. 273, qui montre l’évolution quasi-identique du PIB par habitant de 1900 à 2005), deux pays donc qui étaient, et qui sont toujours quasi naturellement faits pour se rencontrer et pour exploiter dans une étroite entente leurs multiples potentiels et complémentarités. L’ouvrage, avec ses 18 contributions (introduction et conclusion incluses), parvient à éclairer par l’analyse approfondie et subtile bon nombre de ces configurations historiques où les relations économiques oscillent sans cesse entre concurrence, collaboration et coopération, relations qui sont le plus souvent ou encouragées ou entravées par la sphère politique. Ce qui montre que le poids politique, jusqu’à nos jours, ne saurait être ignoré dans ce champ d’investigation.

L’ouvrage aborde les 140 dernières années d’histoire économique commune de façon chronologique. Quatre contributions se penchent sur la période qui part de la construction du deuxième Reich allemand et qui se termine par la grande déflagration de 1914-18. Boris Barth montre que la haute finance a su, jusqu’au déclenchement du conflit, garder une relative indépendance par rapport aux priorités politiques. Cet « âge d’or » de l’allocation du capital qui cherche à s’investir dans les activités les plus rentables en Europe même mais aussi dans l’Empire ottoman, en Chine, en Égypte, en Amérique latine et ailleurs, se fonde aussi sur une certaine coopération entre banques françaises et allemandes. Mylène Natar-Mihout éclaire la simultanéité, non exempte de rivalités, des investissements allemands et français en Pologne et leur apport commun à l’industrialisation durable de ce pays, l’un des fondements du succès économique actuel du partenaire polonais dans l’Union européenne. Uwe Kühl se penche sur la question de l’électrification des deux pays. Si en Allemagne, le système des régies municipales (et donc un certain « socialisme » municipal) reste dominant, il ne parvient pas à s’enraciner en France, malgré une interpénétration industrielle et commerciale relativement forte dans le domaine électrotechnique. Une coopération sur les marchés tiers se dessine même, contrariée toutefois par le déclenchement de la Grande Guerre. Il en va tout autrement dans la chimie organique où la domination allemande est très forte au début du 20ème siècle (85% du marché mondial). Les entreprises allemandes investissent beaucoup en France afin d’y produire et de commercialiser les produits jalousement protégés par les innombrables brevets. La contribution d’Erik Langlinay prouve que le protectionnisme scientifique était un moyen pour préserver la suprématie de la chimie allemande. Cette politique pousse les entreprises françaises à se tourner vers la pharmacie industrielle, non sans succès car plus tard, Hoechst sera reprise par Rhône-Poulenc pour former le géant Aventis, lui-même repris ensuite par Sanofi (au détriment de Novartis) par la volonté du gouvernement Raffarin.

Ensuite, Sylvain Schirmann se penche sur l’évolution du commerce franco-allemand entre la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale. Il montre comment ce commerce est progressivement soumis aux intérêts de l’Allemagne nazie qui prépare activement le conflit à venir. Il conclut : « Les relations commerciales entre les deux pays sont au même titre que les relations politiques une illustration de la faiblesse française » (p. 143). Les adeptes de la politique de l’apaisement auraient donc dû lire plus en détail les statistiques du commerce extérieur franco-allemand pour se faire une idée plus claire des intentions de Hitler. Denis Brunn étudie l’action des entreprises allemandes en Lorraine avant et après la seconde guerre mondiale. Il explique comment certaines des PME allemandes qui avaient été présentes en Lorraine à la suite de la guerre de 1870/71 retrouvent le chemin vers cette région, un effort vite ruiné par le nouvel affrontement qui se prépare. Le rétablissement de la démocratie en Allemagne de l’Ouest et la naissante amitié franco-allemande ouvre une nouvelle fois les portes à l’implantation de PME allemandes en Lorraine mosellane et « forment ensuite le contingent le plus nombreux parmi les entreprises étrangères en Lorraine » (167).

Sont présentées ensuite quatre contributions qui se penchent plus particulièrement sur les Années Noires et l’immédiat Après-guerre. L’époque de l’Occupation 1940-44 est étudiée par Fabian Lemmes à partir des relations entre entreprises des deux pays dans le secteur du bâtiment. Il conclut que la collaboration notoire dans ce secteur n’a pas été le fait de contraintes directes et généralisées, mais était plutôt due à « la réglementation et d’une combinaison d’incitations financières et de mesures coercitives au coup par coup » (p. 199), créant un certain « contexte » favorable aux collaborations. Marcel Boldorf élargit ensuite la question de la collaboration à l’ensemble des « contacts économiques » et à leur évolution au fil des années. Hervé Joly revient au comportement des entreprises des deux pays dans la chimie organique, à partir des années 1920 jusqu’aux années 1950. La politique économique de la France en zone occupée depuis 1945 est présentée par Martial Libera qui en analyse toutes les contradictions et révisions successives.

Mark Spoerer parvient sur 20 pages à analyser les sources et du Miracle économique allemand et de la Planification à la française. Il montre l’importance, dans les deux pays, des forces de rattrapage alimentées à la fois par l’effort de reconstruction mais aussi par le retour à l’économie de marché, à l’ouverture au marché mondial et au libre-échange - sans oublier le développement des social capabilities, essentiellement dues au niveau des connaissances techniques et scientifiques. Ce sont elles, qui permettaient de suivre le pays-leader, les Etats-Unis, à condition d’avoir auparavant requis un fort niveau d’indépendance et de liberté, facteurs de prospérité inaccessibles à la fois pour les pays du Bloc communistes et les dictatures de l’Europe du Sud. Laurent Warlouzet s’intéresse à la question des efforts de l’institutionnalisation des relations industrielles bilatérales et constate l’échec relatif des deux tentatives, le Bureau industriel franco-allemand et le Comité franco-allemand de coopération économique et industrielle. Sans résultats tangibles, l’institutionnalisation des relations industrielles fera place au lobbying patronal bilatéral. Claus W. Schäfer se penche sur les relations économiques plus récentes « à l’ère de la mondialisation » et en analyse les liaisons parfois « compliquées ». Ulrich Pfeil ramène le lecteur à un chapitre largement occulté des relations bilatérales, les rapports économiques que la France a entretenus avec la RDA sous l’œil suspicieux de la RFA.

Le livre est complété par deux analyses monétaires et financières : Dimitri Grygowski retrace l’attitude et la coopération des deux pays faces aux turbulences monétaires qui ont entravé les relations économiques durant deux décennies, jusqu’au moment où les deux pays proposent à l’Europe une issue viable dans le cadre du SME de 1978, précurseur de l’euro ; Hubert Bonin revient à la thématique du début de livre, les relations financières et bancaires. Si l’on devait faire un reproche à l’ouvrage, ce serait celui d’une assez forte spécialisation des nombreuses contributions et l’absence de l’intégration de celles-ci dans une vue d’ensemble, une histoire intégrée des relations économiques franco-allemande dont un certain nombre de « pierres de taille / Bausteine » est pourtant bien réuni ici. Mais l’introduction et la conclusion donnent un aperçu intéressant d’une histoire bilatérale compliquée et riche en facettes, dont l’ouvrage présente bon nombre d’aspects essentiels.