Les premiers mois de l'année 2010 ont été marqués par une curieuse ambiance politique, faite de dissensions au sein de la coalition gouvernementale sur pratiquement tous les sujets économiques et sociaux, de soulagement face au décollage, certes timide, mais avec une nette remontée des exportations, de l'économie allemande après la crise financière et d'attentisme face aux élections régionales en Rhénanie du Nord-Westphalie le 9 mai. En attendant cette échéance qui risque de peser sur l'orientation de la politique au niveau national, aucun des sujets qui fâchent n'est réellement abordé au sein de la coalition au pouvoir, de peur de mettre en péril les chances de son parti respectif. Si certains sujets, tels que la décision de la Cour constitutionnelle infirmant le mode de calcul des allocations versées aux chômeurs de longue durée, communément appelées Hartz IV ou les licenciements pour faute mineure ont soulevé les passions, d'autres sujets sociaux sont plus réjouissants, comme la féminisation de l'encadrement dans certaines grandes entreprises ou l'harmonie inédite qui a présidé au récent accord dans l'industrie allemande.

Féminisation de l'encadrement chez Deutsche Telekom

Sans vouloir imiter la Norvège et les Pays Bas qui figurent parmi les premiers pays européens à avoir introduit un quota de femmes dans leurs conseils d'administration, les entreprises allemandes semblent vouloir bouger pour mettre un terme à la présence quasi exclusivement masculine dans l'encadrement allemand. D'après une étude récente de l'Institut allemand pour la recherche économique (Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, DIW), seuls 2,5% des membres du directoire dans les 200 plus grandes entreprises allemandes étaient des femmes en 2009. Un résultat particulièrement faible en comparaison internationale, car selon un sondage du World Economic Forum dans 600 entreprises de 20 pays, le taux allemand n'atteint que la moitié de la moyenne des autres pays.

Deutsche Telekom, le numéro un européen des télécommunications, est le premier grand groupe allemand parmi les trente entreprises cotées au DAX à vouloir faire bouger les lignes. Le 15 mars 2010, il a annoncé sa décision de mettre en place un quota de femmes au sein de son encadrement. Actuellement, le comité directeur et le conseil d'administration de Deutsche Telekom sont exclusivement constitués d'hommes ; le taux de femmes parmi les cadres dirigeants tourne autour de 12%, à peine supérieur aux 10% affichés par la France. Le groupe souhaite atteindre un taux de 30% de femmes parmi les cadres moyens et supérieurs d'ici 2015. Pour y parvenir, il souhaite élaborer un programme en coopération avec l'association pour la promotion des femmes dans les conseils d'administration (Verein zur Förderung von Frauen in Aufsichtsräten, Fidar), qui prendrait en considération une meilleure conciliation entre famille et activité professionnelle. Il s'agirait notamment de promouvoir le congé parental, le travail à temps partiel pour les cadres et les systèmes de garde d'enfants.

Thomas Sattelberger, membre du comité directeur en charge des questions du personnel, avait annoncé dès son arrivée chez Deutsche Telekom en 2007 que la promotion de femmes à des postes de responsabilité était une de ses priorités. Pour lui, trois raison plaident en faveur d'un plus grand nombre de femmes dans l'encadrement : premièrement, il estime que l'égalité des chances est une question de fairness et de moralité ; puis, la promotion de femmes est une nécessité en termes de gestion du personnel dans un contexte de raréfaction croissante de talents ; puis, la présence de femmes capables au sein du management accroît la qualité des solutions aux problèmes. Plusieurs études internationales ont en effet montré que les sociétés ayant un taux élevé de femmes cadres affichent de meilleurs résultats. L'instrument utilisé, l'introduction de quotas, reste toutefois controversé. Si un nombre croissant d'entreprises, notamment parmi les plus grandes, affichent leur volonté de féminiser l'encadrement, aucune n'a jusqu'à présent suivi l'exemple de Deutsche Telekom.

Si la ministre de la Famille, Kristina Schröder (CDU), n'exclut pas l'introduction de quotas « en dernier recours », Berlin ne souhaite pas les imposer pour l'instant. L'exemple de la Norvège donne toutefois à réfléchir : le quota de 40% de femmes dans les conseils d'administration imposé par le gouvernement aux entreprises norvégiennes en 2008 a été très rapidement atteint : il est de 42% en 2010, ce qui montre que l'introduction de quotas peut effectivement servir d'accélérateur. La Confédération des syndicats allemands DBG s'est prononcé en faveur de l'introduction d'une loi analogue en Allemagne, mais l'écho que cette proposition a rencontré reste jusqu'à présent plutôt réservé.

Les minima sociaux en débat

La loi Hartz IV, devenu synonyme de pauvreté et d'exclusion, est à nouveau en débat en Allemagne. Entrée en vigueur au 1er janvier 2005, cette pièce maîtresse des réformes de l'Agenda 2010 du Chancelier Schröder qui a fusionné l'assistance chômage et l'aide sociale, concerne actuellement un Allemand sur onze. Plus de 6 millions de bénéficiaires de cette nouvelle allocation, essentiellement des chômeurs de longue durée et leurs familles, vivent avec un versement qui atteint 359 € par mois plus le loyer et le chauffage pour un célibataire auquel s'ajoutent 323 € pour le conjoint et un montant allant de 215 à 287 € par enfant, calculé en fonction de l'âge. L'alignement de l'assistance chômage sur l'aide sociale ayant réduit leur niveau de vie, de nombreux bénéficiaires de Hartz IV ont porté plainte devant les tribunaux, des plaintes qui sont parvenues jusqu'aux juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

Les pères de la réforme souhaitaient avant tout éviter de favoriser l'assistanat au détriment de la reprise d'un emploi, conformément au fameux slogan Fördern und fordern (promouvoir et exiger). Contrairement au mode de calcul en vigueur auparavant qui proposait une somme forfaitaire accompagnée de la possibilité d'obtenir des compléments financiers pour des dépenses extraordinaires, la nouvelle méthode repose sur une évaluation très précise des besoins, des besoins d'un adulte. C'est ce qu'ont notamment souligné les plaignants auprès de la Cour constitutionnelle qui s'estiment lésés dans le décompte de leurs ressources. Ils posent notamment la question de savoir pourquoi l'allocation perçue pour chaque enfant est établie sur la base du barème appliqué aux adultes - 60, 70 ou 80% du taux selon l'âge -, au lieu de prendre en considération les besoins propres des enfants : des couches-culottes pour les bébés et des cartables pour les écoliers, p. ex. ; de même, les loisirs des enfants ne sont pas prévus dans le décompte. Au-delà du barème appliqué à chaque dépense, la question posée aux juges de la Cour constitutionnel est de portée plus générale : comment définir les besoins d'une personne, mineure ou majeure ? Est-ce suffisant de ne tenir compte que des besoins physiques, ou faut-il aussi y inclure les besoins sociaux, et ce jusqu'à quel point ? Les allocataires de Hartz IV, notamment les enfants pauvres, dont le nombre s'est accru plus rapidement en Allemagne qu'ailleurs en Europe, souffrent du manque de contacts sociaux. Mais les frais d'abonnement à un club sportif, pour ne citer que cet exemple, ne sont pas prévus dans le barème de Hartz IV.

Comme prévu, l'arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 9 février 2010 invalide le mode de calcul de l'allocation Hartz IV (ALG II), estimant qu'il viole le droit à un minimum vital digne, garanti par la Loi fondamentale. Au-delà de la garantie de la survie physique, il doit assurer à chaque personne qui se trouve dans la nécessité les conditions matérielles indispensables à son existence physique et à un minimum de participation à la vie sociale, culturelle et politique. La Cour enjoint l'Etat de modifier ces dispositions avant le 31 décembre 2010, sans toutefois dire expressément qu'il faille relever les taux. Le gouvernement n'avait toutefois pas attendu l'arrêt de la Cour constitutionnelle pour agir. Plusieurs modifications du dispositif sont intervenues pour amortir les effets les plus durs de la loi. Auparavant, les bénéficiaires devaient puiser d'abord dans leur patrimoine avant de pouvoir se voir accorder l'allocation Hartz IV. Au début de l'année 2010, le gouvernement Merkel a assoupli cette mesure, triplant le montant de leurs économies protégées (de 250 à 750 euros par année de vie, c'est-à-dire 37 500 euros pour un chômeur de 50 ans) dans lesquelles les chômeurs en fin de droits n'ont pas à puiser avant de pouvoir bénéficier de l'allocation.

Bien que la Cour n'ait pas expressément exigé un relèvement de l'allocation, son arrêt devrait avoir des conséquences importantes. Il devrait probablement conduire à alourdir le fardeau des dépenses sociales supporté par l'Etat, car tous s'attendent à un relèvement de l'allocation chômage de longue durée. L'Agence fédérale pour l'Emploi avance le chiffre de 420 € par mois pour un célibataire au lieu des 359 versés actuellement. Une telle mesure risquerait non seulement d'accroître considérablement la charge financière de l'Etat, mais aussi d'augmenter le nombre de bénéficiaires de deux millions. Au-delà de cet aspect financier, se pose aussi la question de l'écart entre le salaire de travail et celui de substitution qu'il convient de conserver. Si certains, tels que le ministre-président du Land de Hesse, Roland Koch, réclament l'introduction du travail obligatoire pour les allocataires de Hartz IV, d'autres s'interrogent sur la nécessité d'introduire un salaire minimum général afin de maintenir le principe que l'emploi doit payer plus que le non-emploi. En attendant une refonte du mode de calcul de l'allocation chômage de longue durée, le ministère du Travail a établi un catalogue de besoins sortant de l'ordinaire dont le financement pourrait être assuré par l'Etat.

Polémique sur les licenciements pour faute mineure

Depuis quelques mois, des licenciements pour faute mineure (Bagatellkündigungen) suscitent l'indignation de l'opinion publique. En février 2009, un tribunal avait confirmé le licenciement d'une caissière de supermarché à Berlin après trente ans d'ancienneté, pour avoir encaissé à son profit deux bons de retour de consigne pour des bouteilles oubliés par des clients, d'une valeur de 1,30 € ; en juillet, une secrétaire avait été contrainte de quitter son poste après avoir mangé une boulette de viande lors d'une réception avec des clients ; au mois d'octobre, un juge a confirmé le renvoi d'une aide-soignante de 58 ans employée dans une maison de retraite pour avoir emporté les restes du repas d'un patient. Selon ses dires, elle devait participer à une formation le soir même sur son lieu de travail, ce qui l'empêchait de rentrer dîner ; par ailleurs, les raviolis incriminés étaient de toute manière destinés à la poubelle. On pourrait continuer longuement cette liste de licenciements pour délits mineurs, tel le cas de ce conducteur de bus dans la ville thuringeoise d'Ilmenau, licencié pour avoir emporté dans son bus un rouleau de papier toilette appartenait à sa société, ou celui de l'ouvrier qui a chargé son téléphone portable à la prise de son entreprise - dommage pour l'employeur : 0,014 centimes d'euro.

Les licenciements pour faute mineure ne datent pas d'hier. La Cour fédérale du travail, dans une décision de fond de l'année 1984, a jugé que le vol ou le détournement de propriété d'une l'entreprise par un salarié justifie son licenciement sans préavis. La valeur de l'objet volé n'entre pas en considération. Ces licenciements secs connaissent toutefois un retentissement particulier en ces temps de crises, où le côté prétexte des causes de bon nombre de ces licenciements est ressenti avec une acuité particulière. Aussi ridicules que ces cas puissent paraître, pour les salariés concernés, ils sonnent souvent le glas de leur carrière. Souvent âgés de plus de quarante ou de cinquante ans, ils sont trop jeunes pour partir à la retraite et trop vieux pour se réinsérer. Il ne leur reste que les allocations Hartz IV pour assurer leur quotidien.

Les Bagatellkündigungen ont refait la une des journaux à la fin de l'année 2009, lorsque Ingrid Schmidt, la présidente de la Cour fédérale du travail a légitimé les licenciements sans préavis estimant « qu'il n'y a pas de délits mineurs » et que le comportement de ces salariés témoigne d'un « manque de bonnes manières ». Elle a admis ouvertement qu'en réalité, il ne s'agissait pas de rouleaux de papier toilette ou de ravioli. Les licenciements pour délits mineurs ne sont souvent qu'un prétexte pour se débarrasser d'un salarié qui « ne participe pas suffisamment à l'intérêt de l'entreprise ». Si le salarié licencié porte plainte devant le tribunal du travail, il faut qu'il prouve que l'employeur a une raison autre que celle avancée pour se séparer de lui, ce qui est très difficile, alors que pour l'employeur, il suffit d'un « soupçon fondé » pour justifier le licenciement.

La décision de la présidente de la Cour fédérale du travail a donné lieu à de violentes réactions, dressant les politiques de droite et de gauche les uns contre les autres et opposant les ténors politiques aux représentants des professions juridiques. Le parti social-démocrate (SPD) notamment, ne souhaite pas laisser passer cette occasion pour se profiler comme soutien des salariés. Le 9 février 2010, les groupes parlementaires social-démocrate et Die Linke ont présenté, chacun de son côté, une proposition de loi pour modifier la loi sur la protection contre les licenciements pour faute mineure. Les deux partis proposent que tout licenciement pour délit mineur qui porte sur des objets de faible valeur économique soit précédé en règle générale (SPD) ou toujours (Die Linke) par un avertissement. Die Linke souhaite aller plus loin et faire supprimer le licenciement basé sur le soupçon développé par la jurisprudence, et ce de façon générale, et non seulement pour des délits mineurs.

L'initiative des partis de gauche est diversement salué. Le public approuve, estimant qu'il n'est pas normal qu'on licencie quelqu'un pour une faute vénielle, alors qu'on donne un bonus à un manager qui mène son entreprise à la faillite. Le parti chrétien-démocrate (CDU), pour sa part, la qualifie d'« actionnisme » , et la présidente de la Cour fédérale du travail s'y oppose publiquement en estimant que « de nouvelles lois devraient résoudre les problèmes et non pas les créer ». Les professions juridiques, plus nuancées, sont également contre l'introduction d'une procédure d'avertissement, mais surtout dans les cas de vols d'argent, peu importe la somme dérobée. Pour les cas de vol de nourriture, la situation mériterait, selon eux, d'être clarifiée. Une loi contre les licenciements pour délits mineurs ne leur paraît pas nécessaire en l'état des choses, la jurisprudence donnant suffisamment de marge de manœuvre aux tribunaux du travail.

Harmonie patronale et syndicale inédite dans l'industrie allemande

Si les regards des Allemands sont braqués sur la Rhénanie du Nord-Westphalie, ce n'est pas seulement en raison des élections régionales du 9 mai. En tant que Land le plus peuplé, au poids économique considérable, la Rhénanie du Nord-Westphalie sert aussi souvent de région pilote pour la conclusion de conventions collectives entre le patronat et les syndicats. C'était encore le cas au mois de février où ce Land, avec celui du Bade-Wurtemberg, était le théâtre des négociations avancées entre le syndicat IG Metall et son partenaire patronal Gesamtmetall. Après des discussions marathon de 13 heures, un accord a été conclu le 18 février qui satisfait les deux parties, et ce, sans grève et sans manifestations. Le président du syndicat IG Metall, Berthold Huber, et son homologue au patronat, Martin Kannegiesser, se sont félicités d'un accord qui, tenant compte de la crise, prévoit un partage équitable des sacrifices.

Dans ce secteur très touché par la crise - l'année 2009, année noire, a vu un recul des commandes de près de 40% -, le syndicat IG Metall, une première dans son histoire, est entré dans les négociations sans présenter d'exigences chiffrées concernant les augmentations salariales. Sa priorité portait sur le maintien de l'emploi dans ce Land qui compte 700 000 salariés dans le secteur de la métallurgie, un souci qui est au cœur de l'accord conclu. Le chômage partiel, la mesure phare de l'année 2009, qui avait permis de freiner considérablement l'accroissement du chômage, sera prolongé selon les besoins des entreprises. Le temps de travail pourra être réduit jusqu'à 28 heures par semaine, mais le manque à gagner pour les ouvriers sera partiellement compensé. L'aspect augmentation des salaires n'est pas oublié pour autant, même s'il reste secondaire comparé aux mesures de garantie d'emploi. L'accord précédent terminé au mois d'avril 2010 avait stipulé encore 4,2% d'augmentation sur 18 mois assortie d'un versement unique. La nouvelle convention prévoit un versement unique de 320 € pour l'année 2010 et une augmentation de 2,7% au 1er avril 2011. L'accord négocié en Rhénanie du Nord-Westphalie, qui court jusqu'en avril 2012, sera progressivement appliqué à toutes les entreprises du secteur qui compte 3,4 millions de salariés dans toute l'Allemagne. Les partenaires sociaux, unis dans le souci de préserver l'emploi, espèrent qu'il les aidera à sortir ensemble de la crise.

Certaines grandes entreprises n'ont pas attendu cet accord pour agir dans le même sens. Ainsi, le constructeur automobile Volkswagen, qui s'était retiré de l'association patronale Gesamtmetall, s'est entendu avec ses salariés sur une garantie de l'emploi jusqu'en 2014 en échange d'un accroissement de la productivité. Précurseur dans le domaine de la flexibilité du temps de travail, avec la fameuse semaine de 28 heures introduite par Peter Hartz, le père des lois Hartz actuellement en débat, VW a souvent su innover dans ce domaine. Si la gestion judicieuse des relations sociales, dont cet accord est une illustration, a permis de limiter la montée du chômage, qui a plafonné à 8,2% en février 2010, elle a néanmoins un inconvénient : elle ne favorise pas la consommation. Mais, contrairement à la plupart des pays européens, dont la France, l'Allemagne préfère suivre la voie de la modération salariale pour maintenir sa compétitivité, ce qui lui a manifestement réussi ces dernières années.


Brigitte.Lestrade@u-cergy.fr