Jacques-Pierre Gougeon a lancé un débat sur « l'Allemagne puissance » qui a provoqué des réactions au sein-même de la rédaction d’Allemagne d’aujourd’hui, en particulier de la part de Stephan Martens et de Hans Stark, mais aussi d’Hélène Miard-Delacroix. Aussi a-t-il semblé nécessaire de tenter une clarification des positions en présence qui, tantôt, ne semblent pas si éloignées les unes des autres, tantôt paraissent pourtant bien s’opposer sur des questions qui ne sont pas de détail. J’ai posé cinq questions laissant chacun libres d’y répondre séparément ou en bloc, de mettre l’accent sur tel ou tel aspect des choses. Mené pour l’essentiel avant le mois de juin, ce débat ne prend pas en compte l’affaiblissement de la position allemande qui a suivi en Europe la crise grecque et la crise de l’Euro, sans parler de la décomposition tragique qui semble frapper, depuis sa constitution, la nouvelle coalition gouvernementale CDU/CSU-FDP conduite par la chancelière, au point que Der Spiegel titrait la page de couverture de son numéro 24, daté du 14 juin 2010 : « Aufhören », un appel évident à mettre un terme aux querelles de la coalition gouvernementale, voire à la coalition elle-même – sans que le magazine de Hambourg croie à une dissolution rapide de celle-ci. Pourtant, cette crise intervient à un moment où l’Allemagne semble frappée par une manie de la démission ou pour le moins du désengagement : démission du ministre-président Roland Koch, le fer de lance de l’aile conservatrice des Chrétiens-démocrates, qui, faute de trouver à Berlin un mandat à sa taille, préfère s’investir dans le privé, démission étonnante du Président fédéral qui prend les critiques de ses prises de position pour le moins maladroites sur l’Afghanistan et le combat des pirates au large de la Corne de l’Afrique comme une atteinte à la dignité de sa fonction. Il pouvait rétablir des propos prononcés avec trop de hâte – puisque il est clair que la politique étrangère n’est pas conduite par lui et que l’Allemagne n’est pas prête à faire la guerre pour défendre les exportations allemandes dans le monde – et rester en fonction. Sa démission provoque pourtant un bel imbroglio au point que le candidat chrétien-démocrate, Christian Wulff, actuel ministre-président de Basse-Saxe, doute de la victoire face au candidat présenté par le SPD et les Verts, le plutôt conservateur Joachim Gauck, ancien directeur des archives de la Stasi, capable de prendre des voix parmi les grands électeurs libéraux et peut-être même chrétiens-démocrates. Cela ne serait qu’un avatar de la vie politique allemande si cette incertitude n’était pas révélatrice d’un malaise plus profond de la société allemande et des élites politiques : après tout, Joachim Gauck ne serait-il pas le symbole apprécié d’une grande coalition qui ne dit pas son nom, dont les électeurs allemands disent ne pas vouloir et que beaucoup semblent pourtant regretter ? La puissance allemande semble, quelques mois après les élections législatives de septembre 2009, affaiblie et incapable de prétendre au leadership, quand bien même on lui reprocherait de vouloir imposer sans nuances son modèle à l’Europe.


Voici les cinq questions posées :

1. Tout le monde s'accorde à dire que l'Allemagne a tous les atouts et atours d'une puissance, mais n'est-ce pas là une approche triviale des choses qui comporterait le danger de mettre en avant le phénomène de puissance qui, associé à l'Allemagne, ne peut que provoquer un rejet dans la mesure où la puissance, découplée des objectifs poursuivis et des qualificatifs auxquels on s'attendrait - puissance européenne moyenne par exemple, comme ne cesse de le répéter Egon Bahr - semble induire que l'Allemagne existerait aujourd'hui d'abord dans sa relation à la puissance. Puissance au même titre que la France, la Grande-Bretagne, etc.., ne conviendrait-il pas d'abord de s'interroger sur les questions suivantes: En tant que quelle puissance l'Allemagne se perçoit-elle ou se définit-elle: une puissance centrale en Europe? Une puissance moyenne dans le monde? Une grande puissance? Quel usage entend-elle faire de sa puissance? Quels objectifs de politique étrangère poursuit-elle?

2. L'Allemagne a-t-elle abandonné la politique de retenue qui la caractérisait pendant la guerre froide? Pourquoi pratiquait-elle cette politique de retenue?

3. L'Allemagne est-elle devenue une puissance normale? Ne pourrait-on pas davantage parler d'une "normalité singulière" (J. Vaillant) non par goût du paradoxe mais pour tenir compte du fait que l'Allemagne continue d'avoir un statut militaire singulier (traité 2+4) et que le passé continue d'être une composante essentielle de sa politique étrangère, ce que l'on peut voir encore dans sa décision de participer en 2006 aux opérations de contrôle des côtes libanaises mais pas de la frontière terrestre entre le Liban et Israël pour ne pas faire courir le risque de confronter la Bundeswehr à d'éventuelles délicates rencontres avec des soldats israéliens ?

4. L'Allemagne est-elle devenue une puissance de médiation civile consciente de sa force et de sa valeur, pour reprendre la formule de Wichard Woyke? Une façon d'associer la retenue dans sa politique de retour sur la scène internationale?

5. Ou bien l'Allemagne est-elle déjà en train d'abandonner ce rôle de puissance civile qui cherche à se faire entendre pour demander plus clairement à être écoutée sur la scène internationale? Finalement, quels sont les objectifs que poursuit la politique étrangère de l'Allemagne vingt ans après son unification?