En conséquence de la fin de la Guerre froide et l'unification allemande en 1990, la constellation géopolitique européenne et les paramètres de l’ordre mondial ont été profondément bouleversés. Durant les deux décennies qui viennent de s’écouler, l’implication croissante de la République fédérale d’Allemagne, appelée par ses partenaires à jouer sur la scène internationale un rôle proportionnel à son nouveau statut, en a fait un acteur aujourd’hui incontournable, dans le cadre de l’ONU, de l’OTAN et de l’UE. L’intervention de la Bundeswehr sur les théâtres d’opérations extérieures, qui aurait provoqué certaines irritations à l’étranger il y a vingt ans, n’est plus l’objet de débats qu’à l’intérieur du pays. Au point que la participation croissante à des opérations de maintien puis de rétablissement de la paix laisserait penser que la question de la singularité de la politique étrangère allemande est devenue obsolète ou encore que la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne unie ne semble plus empreinte des handicaps politiques générés par son passé expansionniste et belliqueux. Les débats que la tragédie en Afghanistan a suscités ont montré que la réalité était différente, en même temps qu’ils justifient la pertinence de la problématique que nous avons traitée au cours d’un colloque intitulé Sortie de la singularité - Retour à la normalité, qui a eu lieu à l’Institut Goethe de Lyon les 12 et 13 novembre 2009.

Deux décennies après la réunion des deux Allemagne et dix ans après la première participation de la Bundeswehr à une opération de rétablissement de la paix, nous avons souhaité tirer un bilan des étapes diplomatiques et militaires franchies par les gouvernements Kohl, Schröder et Merkel et qui ont conduit à ce que l’Allemagne unie puisse, du moins en apparence, pratiquer une diplomatie « décomplexée », caractéristique d’une « nation adulte » - pour reprendre les expressions employées par Gerhard Schröder il y a une dizaine d’années. Au vu du titre du colloque, le lecteur allemand songera sans doute au premier coup d’œil à une énième provocation française. L’objectif de cette rencontre n’était ni de stigmatiser une fois de plus la singularité diplomatique et militaire de l’Allemagne unie ni au contraire de l’accuser de vouloir sublimer les complexes passés par l’affirmation arrogante de la puissance retrouvée. Nous avons surtout voulu apporter aux lecteurs français des éléments de réponse sur la complexité des questions diplomatiques et militaires de l’autre côté du Rhin. Nous nous sommes interrogés sur les moyens qui ont permis à l’Allemagne de gommer progressivement certains déficits et d’accroître la capacité de la Bundeswehr à répondre aux défis de sécurité collective à l’échelle mondiale. Néanmoins, la tragédie de l’Afghanistan, auxquelles les contributions présentées ci-après font largement référence, atteste toute la complexité de la problématique : si, de prime abord, les responsables politiques semblent vouloir répondre pleinement à la responsabilité politique accrue du pays sur la scène internationale, on constate, à y regarder de plus près, la persistance de la culture de retenue et une incompréhension entre pouvoirs publics et opinion : les sondages réalisés récemment montrent que 70% des Allemands se approuveraient sans réserve un retrait immédiat d’Afghanistan.

Les communications présentées au cours du colloque ont aussi permis de tirer un bilan des deux décennies de pratique allemande de la diplomatie et des interventions militaires internationales, et de la confronter au miroir de l’opinion publique. La première partie du colloque a permis de tirer un bilan du processus de normalisation de la politique étrangère. Par une analyse rétrospective des principes juridiques énoncés par le « Traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne », la communication inaugurale de Jérôme Vaillant a mis en lumière les difficultés intrinsèquement liées au nouveau statut international de l’Allemagne unie sur la scène internationale jusqu’au jugement du Tribunal fédéral constitutionnel du 12 juillet 1994 qui condamna l’interprétation restrictive de la Loi fondamentale et mit un terme, du moins juridiquement, aux querelles internes portant sur la compatibilité constitutionnelle des interventions de la Bundeswehr « out of area ». Après être revenue sur les contraintes politiques qui ont conduit à la « militarisation accrue » de la politique de sécurité allemande au cours des années 1990, Florence Gauzy passe en revue les différentes étapes de l’adaptation de l’outil militaire avant d’analyser la pratique allemande de l’intervention extérieure. Cette approche complète la problématique traitée par Frank Stengel qui analyse les débats et la rhétorique employés par le gouvernement Schröder/Fischer (1998-2005) pour légitimer auprès de l’opinion publique la prise de responsabilité croissante sur la scène internationale sur le plan militaire. Cette contribution montre bien à quel point le gouvernement rouge-vert a dû passer en force en construisant de toute pièce un discours qui permette d’introduire de nouvelles habitudes en matière de politique étrangère et de sécurité. L’analyse du rôle de l’Allemagne sur la scène européenne durant la décennie qui vient de s’écouler complète le bilan des « années Kohl ». Outre la contribution indéniable de la diplomatie comme de l’armée allemandes à la mise en place progressive d’une politique européenne de sécurité et de défense, Andreas Marchetti examine le « rôle particulier » d’une « Allemagne tiraillée » entre la crainte d’être marginalisée sur la scène européenne par le tandem franco-britannique en matière de sécurité et de défense et la persistance du malaise ressenti par la classe politique allemande dès lors qu’il s’agit d’interventions extérieures. Pour contourner ces tiraillements et résoudre la contradiction entre les attentes extérieures et les nécessités intérieures, la République de Bonn/Berlin s’est engagée sans réserve dans les opérations humanitaires, puis de maintien de la paix des Nations unies. Alors qu’elle a longtemps été perçue en France comme une volonté de pratiquer à nouveau une politique de puissance, la revendication du gouvernement fédéral d’un siège permanent au conseil de sécurité - formulée en 2004 à la suite d’un long débat interne et d’un investissement politique, matériel, financier et en personnel conséquent - visait avant tout à légitimer le retour de l’Allemagne unie sur la scène mondiale et à compenser les déficits politiques hérités d’une histoire sans doute beaucoup plus présente qu’on a tendance à le penser. C’est justement cet aspect que mettent en relief Isabelle Maras et Sybille Reinke de Buitrago d’une part, et Ulrich Pfeil, d’autre part, en confrontant respectivement les pratiques politiques de l’Allemagne unie en matière de sécurité et de défense et la politique mémorielle au regard de l’opinion publique.

Ce colloque, organisé par l’Université de Jean Monnet de Saint-Etienne, n’aurait pu avoir lieu sans le soutien financier de la Fondation Friedrich Ebert, à laquelle nous souhaitons exprimer ici nos plus vifs remerciements. A titre personnel, nous souhaitons témoigner notre sincère gratitude à Ulrich Pfeil pour son soutien inconditionnel au projet dès sa genèse, ainsi que Jérôme Vaillant pour l’intérêt qu’il a témoigné, non seulement pour la thématique lors de sa participation à notre rencontre, mais aussi à la publication des actes.