Dans l'actuel paysage littéraire germanophone, le paradigme de la famille comme point de départ d’une interprétation et d’une interrogation du monde continue à se maintenir avec insistance. Cela vaut pour nombre de livres qui, dans l’expectative de la commémoration des vingt ans de la chute du Mur, participent dès à présent à la remémoration littéraire de la RDA, mais pour d’autres aussi.

Points de vue sur la RDA

Depuis sa parution en septembre 2008 et l’attribution quasi immédiate du Deutscher Buchpreis 2008 en octobre dernier, la critique ne cesse d’en parler : Der Turm d’Uwe Tellkamp. Qui l’a lu, qui ne l’a pas lu, dans le train, chez le coiffeur, qui l’a aimé, qui ne l’a pas aimé – un livre qui semble mobiliser la nation entière et qui se verra décerner au cours de cette année deux prix de plus : le prix littéraire de la Fondation Konrad Adenauer ainsi que le Prix national allemand.

Cet ouvrage de 973 pages a été promu par Suhrkamp comme « le grand roman du tournant de la jeune génération ». De quoi parle-t-il ? De la RDA. En quoi se différencie-t-il des nombreux livres de fiction qui ont paru depuis une vingtaine d’années sur le même sujet ? C’est qu’il décrit les choses « telles qu’elles ont vraiment été », disent certains critiques, de même que le lecteur lambda rencontré par hasard et qui, apparemment, ne s’ennuyait pas à la lecture des longues descriptions, heureux d’y retrouver les détails anodins d’un passé qu’il avait lui-même relégué à l’oubli.

Ce qui distingue ce livre de tout ce qui a paru auparavant, c’est sa visée totalisante. Celle-ci se répercute d’abord sur le style littéraire qui se veut dans la meilleure tradition réaliste, avec un narrateur omniscient et le goût du détail, de la description. Thomas Mann est par ailleurs très tôt convoqué comme modèle à l’intérieur même du roman. Ensuite, cette visée totalisante concerne l’objet même du livre, la RDA. Alors que le noyau du récit se concentre sur un milieu très particulier et guère représentatif de la RDA – la bourgeoisie cultivée de Dresde –, le roman embrasse tout ce qui avait de près ou de loin une signification en RDA : des pratiques quotidiennes aux tabous politiques, des traditions dans les villages sorabes de la Lusace aux « villages endormis » dévastés par l’extraction de l’uranium, en passant par la fabrication des décors de Noël à Seiffen et la mort des forêts dans les Monts métallifères. Parmi ces multiples pans de la réalité est-allemande évoqués dans le roman, on trouve aussi quelques morceaux d’anthologie, par exemple quand toute une famille vêtue de manteaux aux poches bien calibrées se rend à la Foire du livre de Leipzig et développe maintes stratégies pour voler des livres aux éditeurs ouest-allemands. En dehors de l’intrigue, le roman se présente donc comme une accumulation d’informations et de matériaux. Il convoque un savoir énorme, tout ce qui s’est dit, tout ce qui s’est su sur la RDA – dans la presse, dans les arts, dans la recherche – depuis la chute du Mur et jusqu’aux productions les plus récentes (des passages entiers sur le « Paradiesvogelbar » à Dresde semblent être directement tirés du film « Der Rote Kakadu »). Visée totalisante finalement qui est annoncée dès le sous-titre – « Geschichte aus einem versunkenem Land » (« Histoire d’un pays disparu »). Il n’y a pas « une » histoire qui est racontée dans le roman, mais une multitude, alors qu’elles sont à l’avance subsumées sous le terme d’« histoire », voire d’« Histoire » dans le projet de l’auteur.

De quoi ce roman parle-t-il alors ? Juste quelques éléments qui ne prétendent pas à résumer mille pages de livre. Au centre du récit se trouvent les différentes branches d’une famille installée à Dresde dans les années 1980 (le temps de la narration va de 1982 à 1989). Les principaux protagonistes sur lesquels le narrateur se focalise sont Christian Hoffmann, au début lycéen, son père Richard Hoffmann, chirurgien dans un grand hôpital de Dresde, et Meno Rohde, lecteur dans une petite maison d’édition, oncle de Christian et frère de sa mère Anne. Ils vivent dans un quartier résidentiel de Dresde sur les collines de l’Elbe qui, avant la guerre, fut un lieu de villégiature pourvu de grandes villas et de sanatoriums – le lecteur y reconnaît sans difficulté le quartier du « Weißer Hirsch ». Les familles habitent les villas désormais délabrées et non entretenues autour de la Turmstraße, rue centrale du quartier, qui donne le nom à ses riverains (die « Türmer »). Et avec ce nom, un habitus bien particulier. Car les familles Hoffmann et Rohde se définissent comme faisant partie de la bourgeoisie cultivée, ils réclament la différence là où la volonté politique en RDA vise une égalité uniformisante, ils cultivent la tradition, aiment les antiquités et l’art, font de la musique en famille. Cette « Turmgesellschaft » à la Wilhelm Meister où le « savoir est un trésor » et où la famille, le domaine privé, devient un noyau de résistance contre l’emprise permanente de l’idéologie, tente de se créer un espace de repli, un refuge où la culture joue un rôle essentiel. C’est par la description de ce milieu d’une bourgeoisie cultivée qui a bel et bien existé en RDA que le roman de Tellkamp innove. Certains historiens le voient même comme le « témoin » d’une époque et demandent que cette partie de la société est-allemande soit à l’avenir mieux étudiée par les sociologues et historiens¹. Et en effet, le roman de Tellkamp se lit comme un argument arrivé sur le tard contre certaines thèses sur l’état de la société est-allemande en cours dans les années 1990 : il confirme la permanence des traditions contre l’idée d’une dédifférenciation de la société, comme elle a par exemple été décrite par Sigrid Meuschel.

Mais le roman ne se limite pas à la description de ce milieu et permet ainsi un panorama très vaste de cette époque : Christian évolue d’abord dans le milieu scolaire, entre ensuite à l’armée pour finir en prison et dans le milieu de la production. Son père Richard est médecin, son oncle Meno travaille dans l’édition – tous ces milieux font donc également partie de l’univers romanesque. C’est par l’intermédiaire de Meno que se font par ailleurs les liens avec la nomenclature qui réside à « Ostrom », lieu absolument opposé au « Turm », un quartier coupé du reste de la ville, surveillé par l’armée et auquel on n’accède qu’avec un laissez-passer. Meno Rohde a gardé le contact avec le pouvoir, car avec son frère Ulrich et sa sœur Anne, ils sont les enfants de fonctionnaires du KPD exilés à Moscou. Leur mère, une communiste convaincue dont les actuels habitants d’Ostrom se souviennent avec estime, y est victime de la répression stalinienne. Ce n’est que tardivement que les enfants apprennent que leur père lui-même avait dénoncé sa femme. À Ostrom, Meno côtoie l’écrivain Georg Altberg (« der Alte vom Berg ») dont il veut éditer un manuscrit, le dramaturge Eschschloraque, l’historien et économiste Jochen Londoner, le physicien Arbogast à qui appartient un grand institut de recherche, et Barsano, premier secrétaire du Parti. Derrière ces personnages, on reconnait aisément des personnalités réelles : Franz Fühmann, Peter Hacks, Jürgen Kuczynski, Manfred von Ardenne et Hans Modrow. Leurs vies ont été fictionnalisées pour permettre cette concentration d’intellectuels proches du pouvoir à Ostrom, parfois elles n’ont que peu à voir avec les personnes réelles, mais ces personnages construits sur fond réel ouvrent de leur côté une fenêtre sur les différents milieux intellectuels en RDA. De même, Tellkamp reconstitue parfois des événements en les déplaçant dans le temps, tel le tribunal de l’Union des écrivains contre Stephan Heym et d’autres en 1979, décalé ici dans les années 1980. Uwe Tellkamp, né en 1968, a travaillé à ce roman depuis une vingtaine d’années. Fils d’un médecin, médecin lui-même, il faisait partie de cette bourgeoisie cultivée de Dresde dont il donne ici la radiographie. C’est ce qui explique peut-être le caractère quelque peu rétrograde de son entreprise dont une première conséquence est l’écriture réaliste et la tentative du maintien de la perspective omnisciente, quelque peu anachroniques aujourd’hui. Le principal milieu social décrit dans le roman défend des valeurs qui se situent entre Goethe et Thomas Mann, la conception de la culture et du « savoir » y est très traditionnelle, le regard des « Türmer » est dirigé vers Weimar, lit-on.

Si ce roman peut tout à fait séduire le lecteur à plein de niveaux, le projet de l’auteur dans son ensemble peut toutefois laisser perplexe par son regard conservateur et élitiste. Que la bourgeoisie cultivée de RDA fût un îlot de la résistance contre l’emprise de l’État, certes. Mais elle n’était pas le seul. D’autres couches sociales se sont également créé leurs marges et espaces de liberté, même si cela passait par des « valeurs » moins nobles comme le jardin ouvrier ou la télévision (de l’Ouest). Ce qui manque par ailleurs à ce panorama assez complet de la RDA, c’est quelque chose qui lui était pourtant propre : la perspective ouvrière. Le milieu ouvrier n’apparaît quasiment pas, il est relégué à la marge. Ce n’est pas un problème en soi que l’auteur se concentre finalement sur son propre milieu. Cette lacune pose problème compte tenu du regard totalisant auquel ce roman aspire. La visée totalisante, encore. Celle-ci est par ailleurs peu favorable à la construction des personnages, à la présentation de leur psychologie qui s’efface trop derrière le flux d’informations que le récit véhicule. Les protagonistes restent étonnamment intangibles, uniquement esquissés pour le rôle qu’ils sont censés représenter à l’intérieur de la société est-allemande. Le roman s’arrête brusquement, avec la chute du Mur en 1989. Comme les protagonistes étaient plutôt tournés vers le passé, on ne se demande même pas s’ils peuvent vivre la disparition de la RDA autrement que par l’enthousiasme. L’épanouissement après 1989, l’intégration sans heurts dans l’Allemagne unifiée, est tout à fait prévisible. Or, d’autres perspectives sur cette époque sont possibles.

« Was weiß diese Zeit von einer anderen. » – « Cette époque, qu’est-ce qu’elle en sait d’une autre. » C’est avec ce constat, cette certitude qui n’est plus une interrogation, que s’ouvre le deuxième roman de Julia Schoch, Mit der Geschwindigkeit des Sommers (Piper, 2009). Comme dans les récits rassemblés dans Der Körper des Salamanders (2001), l’auteure scrute par la fiction les effets de la disparition de la RDA sur les individus, elle s’interroge sur cette rupture dans la vie des gens provoquée par l’Histoire. Alors que Der Turm d’Uwe Tellkamp se termine avec la chute du Mur qui apparaît comme ultime conséquence d’une évolution désastreuse qui avait commencé avec la fondation de la RDA, Julia Schoch opte pour un point de vue différent, inhabituel. La chute du Mur ne donne pas lieu à un nouveau départ, mais c’est le début d’une fin, la fin d’une vie.

Au début, il y a la nouvelle que la sœur de la narratrice s’est suicidée à New York. Cette dernière tente alors de comprendre l’acte inattendu, elle remonte dans le temps pour revisiter la vie de sa sœur, ainsi que la sienne, de leur dernière conversation téléphonique jusqu’à l’enfance. Les deux sœurs, filles d’un officier de l’armée est-allemande, grandissent dans une ville de garnison près de la frontière polonaise, une « ville neuve » uniquement construite pour l’armée, « image archétype de l’avenir », une ville qui n’a aucun rapport avec les gens qui s’y s’installent, eux-mêmes dénués – à l’opposé des personnages de Tellkamp – de toute sorte d’attaches matérielles : « Pas d’héritage, pas de propriété. » La vie se passe au fil des ans dans une sorte d’immobilité, ponctuée seulement par les activités militaires de la ville. Et cette image d’immobilité s’est transposée sur la sœur de la narratrice qui apparaît toujours égale à elle-même, toujours dans le même cadre, jusqu’au jour de sa mort. La sœur fait un apprentissage comme étalagiste, elle se marie au printemps 1989, attend son premier enfant. Lorsque le Mur tombe, cela ne semble pas l’affecter plus : « La Révolution est arrivée dans sa vie comme un orage inattendu que l’on regarde de chez soi, en sécurité. » Son mari opticien récupère le magasin familial, elle n’a pas grand-chose à faire et s’occupe de sa maison, de ses deux enfants. Une vie qui n’est pas plus mouvementée que celle d’avant. Alors que beaucoup de femmes qui avaient vécu dans les casernes avec leurs maris officiers en profitent autrement du tournant politique. Elles quittent leurs maris pour toujours, « comme si le cours de l’histoire leur avait soudain donné un argument pour une vie propre ».

Ce qui changera la vie de la sœur, ce qui « l’a sauvée alors qu’elle était coincée dans sa nouvelle vie », c’est le coup de fil inattendu d’un ancien amant, quelques années après la chute du Mur. Elle l’appelle « le soldat », puisqu’à l’époque où elle l’a connu, adolescente, il faisait son service militaire dans la ville. Le fait de revoir ce « soldat » dans sa nouvelle vie lui donne soudain le désir de se « replonger dans une époque qu’on avait complètement laissé derrière soi ». Ils reprennent leur relation amoureuse, mais lors de leurs rencontres, ils ne s’intéressent pas au présent : « Lorsqu’il était avec elle, ils se promenaient seulement en arrière vers le même espace. Le seul qui existe pour eux deux et qui existerait pour eux à tout jamais. Des excursions dans le passé. »

Peu à peu, la sœur est gagnée par la conviction que sa vie aurait pu être différente si la RDA existait encore : « Puisque l’histoire de cet État ne s’est pas terminée, puisqu’elle a été interrompue comme une heure de classe bloquée, insupportable, il était possible de s’imaginer un autre passé qui aurait eu lieu si cette heure de classe, cette expérience avait continué. » Tout d’un coup, la sœur s’intéressait à tout ce qui touchait à la RDA, elle allait à la « recherche de traces » et « se voyait elle-même dans tout cela ». Elle ne comprenait pas qu’on puisse s’intéresser aux vieux édifices d’une « époque morte », restaurés après la chute du Mur, qui n’avaient « rien à voir avec elle », « alors que ce qui était encore tout proche, ce qui en restait, disparaissait sans qu’on y prête attention ». Elle était persuadée que dans l’autre État, « une autre vie aurait été à sa disposition », elle « se sentait en bonnes mains, dans cette version non expérimentée », elle développait une « grammaire des possibilités ». Jusqu’au jour où elle décide de se séparer du « soldat ». Elle en informe la sœur au téléphone, lui dit que cette décision s’est emparée d’elle « avec la vitesse de l’été ». Et elle décide de faire un voyage, pour la première fois de sa vie. Un voyage à New York, pour y mourir.

Dans ce court roman très dense, Julia Schoch livre l’histoire d’un deuil, et d’une perte. L’auteure opte pour un point de vue qui refuse d’interpréter la RDA uniquement à partir de sa fin, elle tient compte des ambitions et possibilités qui lui étaient inhérentes, répercutées ici par un individu qui a des difficultés à s’adapter aux nouvelles données sociales et politiques. Schoch retrace finement cette perte d’un contexte et d’un cadre de vie dont on ne se rend pas compte immédiatement, car au début, chacun essaye de s’adapter au mieux, de faire avec. Mais le sentiment d’une perte, le sentiment d’une vie « volée » peut survenir des années plus tard, et il ne se laisse pas décrire par l’« ostalgie » souvent convoquée à cet égard. Schoch rappelle avec insistance que les gens ont été marqués par leur vie d’avant et que ces marques ne se laissent pas tout simplement effacer.

Un troisième regard sur la RDA, encore différent des deux premiers, est celui, documentaire et entièrement autobiographique, de Susanne Schädlich dans Immer wieder Dezember (Droemer, 2009). Son sous-titre, « L’Ouest, la Stasi, l’oncle et moi », annonce une confrontation au passé et à la famille. En décembre 1977, à l’âge de douze ans, Susanne Schädlich quitte la RDA avec ses parents et sa sœur. Son père, l’écrivain Hans Joachim Schädlich, n’est pas publié en RDA. Après avoir signé la pétition en faveur de Wolf Biermann en 1976, il perd son travail à l’Académie des Sciences. En août 1977, il publie le recueil Versuchte Nähe (Tentative d’approche) en RFA chez Rowohlt, ensuite Schädlich demande à quitter la RDA. En même temps, le Ministère pour la Sécurité de l’État tente d’instruire un procès contre lui à cause des « relations hostiles à l’État » qu’il entretient avec l’écrivain Uwe Johnson. Grâce à ses contacts avec des auteurs comme Günter Grass, Uwe Johnson, Nicolas Born ou Max Frisch, grâce à la renommée qu’il commence à avoir à l’Ouest, la Stasi abandonne l’idée de le poursuivre. Par la médiation de Günter Gaus, la famille est finalement autorisée à quitter la RDA en décembre 1977.

Dans son livre, Susanne Schädlich cherche à comprendre l’influence de l’histoire sur sa personne, elle effectue un retour sur le passé pour mieux comprendre ce qu’elle est devenue : « Il s’agit de points cardinaux par exemple. Du mot OÙ. Comme sur une boussole. Où est ma place, d’où je viens ? […] Ce qui m’importe, c’est ce qui a été et comment cela a été. Avant et après. Qu’est-ce que tout cela a fait de moi, de nous ? Vivre dans deux systèmes, d’abord en RDA, ensuite en République fédérale. Comment comprendre tout cela ? » Ainsi, l’auteure livre le descriptif de sa vie à l’Ouest, avec les difficultés d’adaptation, les nombreux déménagements entre Hambourg et Berlin-Ouest qui la déracinent à chaque fois de son nouvel environnement. Puis, il y a la lente désintégration de la famille, le père souffrant de dépressions liées à sa nouvelle vie. De nombreuses pages dévoilent aussi une partie de l’histoire littéraire vécue de près : les rencontres non officielles entre des écrivains des deux pays initiées par Günter Grass au début des années 1970 et auxquelles Hans Joachim Schädlich participait régulièrement, l’affaire Biermann, les amitiés entre auteurs. Presque vingt ans après les souvenirs autobiographiques de Klaus Schlesinger dans Fliegender Wechsel (1990), Susanne Schädlich fait parler une génération qui jusque-là est restée dans le silence, la génération des enfants de ceux qui sont partis en RFA et qui, trop jeunes, suivaient leurs parents sans avoir le choix. Une génération qui se sentait comme des « Halbmensch », « une moitié en RDA, l’autre en République fédérale ». Après la publication de Zonenkinder de Jana Hensel, on a souvent parlé de la génération de ceux qui étaient adolescents à la chute du Mur et dont l’identité était clivée entre l’Est et l’Ouest. On a oublié de parler de ceux qui avaient fait cette expérience quinze ans plus tôt.

Mais pourquoi l’auteure revient-elle maintenant sur cet épisode de sa vie ? Ce retour sur le passé est aussi la conséquence directe d’une trahison. En effet, en 1992 la famille apprend que Karlheinz, le frère de Hans Joachim Schädlich, a travaillé pour la Stasi et qu’il a joué un rôle essentiel dans l’observation de la famille. En 2007, Karlheinz Schädlich se suicide dans un lieu public. La presse en rend amplement compte tout en présentant l’ex-indicateur de la Stasi sous un jour positif : « Je le voyais s’approcher de moi comme un héros, la pipe dans la bouche, souriant, sympathique. » Pour l’auteure, « les démons du passé sont de retour », elle est de nouveau impliquée dans une histoire qu’elle a voulu garder à distance. C’est alors qu’elle décide de s’y confronter, de consulter les dossiers de la Stasi, d’interroger les témoins de l’époque, pour « donner une chronologie » à ses souvenirs afin qu’ils « forment un ensemble et qu’ils ne restent pas fragmentaires ». Tout au long de ce livre qui est à la fois investigation, introspection et réflexion, et qui de plus témoigne d’une distance critique par rapport aux archives de la police (tout ce que l’auteure trouve dans les dossiers de la Stasi ne correspond pas à la vérité), on voit se dessiner concrètement les conséquences d’un système de surveillance qui vise à la « désintégration » des personnes ciblées et qui réussit à infiltrer la famille même. Souvent prise de doutes sur l’utilité de ce travail de recherche et sur le fait de rendre publique une histoire qui, au fond, ne concerne que sa propre famille, Susanne Schädlich remarque : « Toutes ces histoires doivent être racontées. Pour qu’on reste impliqué. Pour que le point final ne soit pas mis. » Pour qu’on se souvienne aussi qu’il y a bien une différence entre victimes et bourreaux, différence qui tend à disparaître dans notre culture actuelle, et non seulement dans le cas de la Stasi.

Voyages au nom du père

Le paradigme de la famille se décline volontiers à travers la confrontation au père. Dans son dernier roman Apostoloff (Suhrkamp, 2009), distingué au mois de mars par le Prix du Salon du livre de Leipzig (Preis der Leipziger Buchmesse), Sibylle Lewitscharoff livre une version à la fois humoristique et distanciée. Installées dans une petite voiture conduite par un certain Rumen Apostoloff, la narratrice et sa sœur aînée sont en train de faire le tour de la Bulgarie. Du fond de son siège arrière qui lui donne le privilège d’un excellent point d’observation, la narratrice fait des commentaires désobligeants sur le pays qu’ils sont en train de traverser, sur les dégâts du communisme et du postcommunisme, sur une société qui, à ses yeux, est en complète déchéance. Au fil des pages, le lecteur s’aperçoit que ces propos outrageux sont directement liés à l’histoire familiale des deux femmes, nées dans les années 1950 d’un père bulgare et d’une mère allemande. Arrivé à Stuttgart à la fin de la guerre avec d’autres compagnons bulgares, le père s’y marie en 1945 et s’installe comme gynécologue. A quarante-trois ans, il se suicide alors que ses enfants sont des jeunes adolescentes.

Ce n’est pas la première fois qu’elles sont en Bulgarie, mais la raison de l’actuel voyage des deux sœurs désormais âgées d’une cinquantaine d’années, est toute particulière. Tabakoff, l’un des compatriotes de la petite communauté bulgare de Stuttgart, a un projet quelque peu surprenant : transférer en Bulgarie les dépouilles mortelles de dix-neuf de ses anciens compagnons. Cela non pas à cause d’un patriotisme découvert sur le tard, mais dans un but tout à fait intéressé. Engagé dans une entreprise qui prétend avoir découvert de nouvelles méthodes pour désintégrer les cadavres humains, Tabakoff souhaite que les restes des compatriotes servent de cobayes. À coups d’importantes sommes d’argent, il réussit à convaincre les familles et organise un transfert en grande pompe. Un cortège de limousines abritant dépouilles, familles et amis traverse l’Europe de Stuttgart à Sofia. C’est là que les deux sœurs décident de prolonger leur voyage, accompagné par Apostoloff, fils des voisins de leurs grands-parents. Trente-neuf ans après la mort du père, ce voyage déclenche une remémoration de l’enfance et la tentative de comprendre qui était ce père qui, tel le fantôme de Hamlet, hante la narratrice : « un ténébreux qui assombrissait les cœurs de ses enfants », « une personnalité complètement barbouillée », « intérieurement bousillée ». Le ton, détaché, est annoncé ; tout le livre et la structure circulaire du récit tournent autour de ce père absent, à la fois méprisé et énigmatique, et tentent d’exorciser le sentiment d’appartenir à une « machine familiale secrète qui produit sans cesse du malheur ». Cet « antiroman familial » a séduit le jury de Leipzig, attentif également à sa dimension historique, « entre l’inventaire accablant des ruines du postcommunisme et les rencontres exaltantes avec les couches plus anciennes de l’histoire, avant tout les anges et les popes et les églises. » En effet, une touche éthérée caractérise ce roman, entre les apparitions fantomatiques du père et les anges qui se détachent des vieilles icônes découvertes dans l’obscurité des églises. Mais il ne faut pas se méprendre sur cette dimension angélique, faussement consolatrice, d’un récit plein de verve et conduit avec beaucoup d’humour, frôlant souvent le grotesque. Qui se termine d’ailleurs sur ces paroles peu orthodoxes : « Ce n’est pas l’amour, pensé-je, qui arrive à tenir en respect les morts, mais seulement une haine soignée avec bonté. »

Avec Harzreise(Weissbooks, 2008), Dorothea Dieckmann entreprend un voyage d’un tout autre genre. Après la mort de son père, elle hérite d’un petit tableau représentant un « paysage allemand » autour de 1933, peint par le paysagiste Alfred Loges. Une lointaine connaissance de la famille l’avait donné au père trois ans avant sa mort. Le tableau représente un paysage somme toute banal, avec au centre un grand hêtre, au premier plan un chemin délimité par une barrière, débouchant sur une chaussée qui se perd au loin, avec au fond une petite colline. Intriguée par ce tableau représentant le pays d’enfance de son père qu’elle n’a jamais vu, intriguée par la banalité du tableau, la narratrice décide de suivre les traces du père. Elle entreprend un voyage à l’Est, de l’autre côté de l’ancienne frontière entre les deux Allemagnes, dans ce village au nom prometteur de « petite patrie », Heimburg, situé dans le Harz, non loin de Quedlinburg et Halberstadt. Avec Juri, son nouveau compagnon, elle retrouve l’ancienne propriété des grands-parents où le père a passé son enfance et sa jeunesse, mais « il n’y avait pas de traces, et les souvenirs appartenaient à d’autres ». Faute d’avoir trouvé des traces tangibles, susceptibles de parler du passé du père et de révéler les supposés secrets du tableau, la narratrice se penche de nouveau sur celui-ci une fois rentrée chez elle : « Dans ma chambre, je suis assise face à lui. Parle, dis-je, parle ! » L’accès au tableau ne réussit pas plus par la description détaillée que la narratrice en livre. Guidée par quelques vieilles notes du père, elle comprend que ce tableau, et notamment la représentation de la barrière, avait fait remonter en lui quelques « images de bonheur » de sa plus jeune enfance. L’imagination de la fille tente alors de combler les lacunes de ce qu’aurait pu être le passé : le destin de la famille sous le Troisième Reich, le père-enfant qui tente, grâce à une santé fragile, de se soustraire à l’emprise des organisations nazies, la grand-mère qui « produit » des enfants pour le Führer, qui fonde l’organisation locale des femmes nazies et qui pousse le pédiatre juif de la famille à s’exiler. L’évocation du passé, réel, imaginé, se fait de façon non linéaire, les multiples strates du passé s’entrelacent comme les destins des différentes générations de la famille.

Dans ce récit autobiographique aux réminiscences littéraires de Heine à Goethe, Dorothea Dieckmann réussit d’extraire de son histoire familiale, d’un récit de vie privée, le portrait d’une époque. Une histoire individuelle, concentrée dans un tableau anodin de paysage allemand, devient représentative de l’histoire collective. Car les paysages paisibles autour de Heimburg côtoient aussi bien Magdeburg et Halberstadt détruites par les bombes que les antennes des camps nazis, ou encore les camps soviétiques où le grand-père passera dix ans après-guerre. C’est aussi le récit d’une fille qui fait le deuil de son père au rythme de sa quête et qui tente de ne pas laisser se briser le cercle de la transmission que redoutait le père dans son journal : « […] car où finira ce tableau quand je mourrai et que ces souvenirs s’effacent ? » Mais la transmission ne peut se concevoir comme figée, il lui faut du jeu et de la distance. Ainsi, la narratrice, retournée une deuxième fois sur les lieux, finit son enquête par la recherche d’un « lieu de passage où image et espace, passé et présent, morts et vivants peuvent se rencontrer », un lieu où « l’un et l’autre se rencontrent, se réunissent et se séparent – une barrière, un portail, un seuil. »

Le Bauhaus fête ses 90 ans

Un des grands événements culturels de cette année, c’est l’anniversaire des quatre-vingt-dix ans de la fondation du Bauhaus en 1919 dont les premières années en Thuringe sont actuellement commémorées par des expositions à Weimar, Erfurt, Jena et Apolda. À partir du mois de juillet, une grande exposition « Modell Bauhaus » aura lieu au Gropius-Bau à Berlin et sera ensuite montrée à New York. C’est à Weimar que le « Staatliches Bauhaus Weimar » fut fondé en avril 1919, en fusionnant deux écoles déjà existantes de beaux arts et d’arts appliqués sous la direction de Walter Gropius. C’est la ville de Weimar, haut lieu du tourisme culturel, qui essaye actuellement d’en faire un événement de première importance, avec des expositions parsemées dans toute la ville : les beaux-arts avec des œuvres de Feininger à Kandinsky en passant par Klee et Itten au musée national Goethe, le design et le travail issu des différents ateliers au Neues Museum, l’art de la scène, du jeu et de la fête au musée Schiller et l’architecture au Haus am Horn, première réalisation architecturale d’une maison modèle du Bauhaus. L’exposition rend compte de l’ampleur des différentes activités liées au Bauhaus, elle est en outre conçue de façon à dévoiler les liens entre le premier Bauhaus et l’héritage de l’époque classique de Weimar, notamment dans le domaine de l’architecture. La ville de Weimar a par ailleurs profité de cette commémoration pour annoncer le projet de construction d’un nouveau musée consacré au Bauhaus qui remplacerait l’ancien.

Par ailleurs, un peu partout dans la ville, jusque dans les vitrines des magasins ou dans les menus des restaurants, on se réclame de l’« esprit Bauhaus ». Toute la ville semble vouloir prouver que « Weimar n’était pas seulement un éphémère prologue au mythe du Bauhaus, mais sa véritable origine et en aucun cas contingente », comme on peut le lire dans le catalogue qui accompagne les différentes expositions². Weimar a toujours réussi à s’approprier les grands noms et les grands événements de l’histoire intellectuelle et culturelle pour créer et maintenir son propre mythe. Or, certains commentateurs ne manquent pas de souligner que le rapport de Weimar à la modernité a toujours été équivoque³. Au début du XXe siècle, les efforts d’Harry Graf Kessler ou de Henry van de Velde en faveur d’un art et d’une architecture modernes ont échoué face à l’hostilité de la ville. Suite aux pressions de la droite, le Bauhaus a dû fermer en 1925 et s’installer à Dessau. Dès 1926, Weimar a accueilli les dignitaires nazis qui ont utilisé à leur manière la renommée de la ville. Cette dimension ambiguë dans le rapport à la modernité manque en effet dans les commémorations actuelles.

Notes

1 Ruth Wunnicke, « Uwe Tellkamp « Der Turm ».
Eine literarische Quelle für bürgerliche Lebenswelten in der DDR », in: zeitgeschichte-online, März 2009,
URL: http://zeitgeschichte-online.de/portals/_rainbow/documents/pdf/Tellkamp%20(FIN).pdf

2 Das Bauhaus kommt aus Weimar. Sous la direction de Ute Ackermann et Ulrike Bestgen, Berlin, Munich, Deutscher Kunstverlag, 2009, p. 10.

3 Ronald Berg, « Einst vertrieben, heute umworben », TAZ, 27 mars 2009.