Livres sur la littérature et l'art

Ursula Welsch/Dorothee Pfeiffer, Lou Andreas-Salomé, Eine Bild-Biographie, Reclam-Leipzig, 2006, 200 p.

Un ouvrage du genre « Bild-monographie », avec plus d’images que de textes, issus pour la plupart de son Lebensrückblick, édité en 1951 seulement. Un nom célèbre, pour une existence riche en contacts (1861- 1937) : Lou pour Lolja, Andreas par son mari, Salomé par son père, général du tsar. En sept chapitres, nous suivons son itinéraire européen : Saint-Pétersbourg, Zurich, Rome, Berlin, Paris, Vienne, Göttingen où elle mourut. Elle eut plus d’admirateurs que d’amants, le plus connu étant Rilke. Elle fut (avec Malwida von Meysenbug) une des plus illustres « féministes », grâce à ses études à Zurich (seule université, à l’époque, accessible aux femmes), son rôle dans des cercles philosophiques (avec Nietzsche) et dans la « vulgarisation » des acquis de la psychanalyse (elle fut l’élève de Freud et exerça le métier de son maître). Une biographie lui fut consacrée en 1988 par U. Welsch. Ce livre l’illustre avec bonheur.

Bloch, eine Bildmonographie, édité par le Ernst-Bloch-Zentrum, Suhrkamp, Francfort, 2007, 217 p.

Ce livre ne pourra pas servir d’introduction à la pensée et à l’œuvre du grand philosophe du 20e siècle que fut Ernst Bloch (1885-1977). Mais il accompagnera avec réussite toute (re)lecture des textes et articles de Bloch, réunis dans l’édition de ses Gesammelte Werke chez Suhrkamp (quatorze volumes). Il y eut plus d’une « carrière » dans la longue vie de cet homme singulier, né sous l’empire wilhelminien à Ludwigshafen et mort finalement en RFA, à Tübingen. Un grand nombre de photos et de témoignages restituent le climat de ces différentes phases combatives de l’histoire de l’Allemagne, où il fut un acteur de premier plan. On y retrouve Mannheim, Munich, Berlin, Heidelberg, puis Zurich, Prague et New York. On y rencontre Lukacs, Max Weber, Klemperer, Adorno, Benjamin, Kracauer, Kurt Weill et Brecht. On s’intéressera plus particulièrement à sa période de près de dix ans en RDA, où il fut professeur de philosophie à l’université de Leipzig, en même temps que le germaniste Hans Mayer. Il y fut « mis à la retraite d’office » en 1957… après avoir été honoré d’une « croix du mérite en argent ». Il ne rentra pas en RDA avec la construction du Mur, reprit ses activités pédagogiques à Tübingen et accompagna les mouvements étudiants en 1968. Sur ses dernières photos, il figure avec Rudi Dutschke, Günter Grass et Wolf Biermann. Cette biographie illustrée de « l’homme à la pipe » figurera avec bonheur aux côtés des autres livres sur la « Kulturgeschichte » d’une Allemagne divisée par essence.

Rainer Stamm, « Ein kurzes intensives Fest », Paula Modersohn-Becker, Eine Biographie, Reclam,Stuttgart, 2007, 259 p.

Cette publication vient à son heure pour rappeler la vie et l’œuvre d’une figure peu connue en France : la grande femme-peintre du groupe dit de Worpswede. La ville de Brême lui consacre cette année une exposition méritée : « Paula in Paris – von Cézanne bis Picasso ». Une vie brève (1876-1907), avec une naissance à Dresde, un séjour à Berlin, son union avec le peintre Otto Modersohn, sa vie au sein du groupe d’artistes de Worpswede, de fréquents voyages à Paris. Elle y a connu Rilke, Rodin et les créateurs de la peinture moderne de Cézanne à Picasso. Ses œuvres (portraits, natures mortes, paysages) portent la marque de ces rencontres, mais avec une grande originalité dans le dessin et le contraste des couleurs. Seize reproductions (surtout du musée de Brême) en témoignent.

Hiltrud Häntzschel, Marieluise Fleißer, Eine Biographie, Insel, Francfort, 2007, 411 p.

Il n’existait pas, jusqu’à présent, de biographie de Marieluise Fleißer (1901-1974), alors que son œuvre (théâtre, récits, essais) avait fait l’objet de nombreuses études, avant et après la publication de ses Gesammelte Werke (4 volumes, Suhrkamp, éditée par Günther Rühle, 1972, complétée en 1992). En dix chapitres précis et documentés, l’auteure évoque le destin et l’entourage de celle qui fut découverte et protégée par Brecht, avant d’être abandonnée, puis soumise à l’interdiction d’écrire par le régime nazi et reléguée dans l’oubli par la RFA, avant sa redécouverte par Fassbinder et Kroetz au début des années soixante-dix (reprise de ses « pièces d’Ingolstadt », Pioniere et Fegefeuer). Tous les éléments d’une bonne biographie sont ici réunis (correspondance, iconographie, échos de l’époque). Une riche moisson pour germanistes et gens de théâtre. A (re)signaler : la publication par les Presses universitaires du Mirail de la pièce dense et émouvante de Kerstin Specht, Marieluise, créée en allemand à Toulouse, en 2005, par J.-P. Confais.

Du côté des traductions

Bertolt Brecht, Manuel pour habitants des villes, poèmes, L’Arche, Paris, 2006, 180 p.

Il s’agit en fait d’une anthologie de cent poèmes de Brecht, portant le titre d’un volume publié en 1927. Les poèmes ici rassemblés ont été écrits entre 1916 et 1956, la plupart ayant été traduits dans l’édition déjà ancienne des Poèmes publiée par L’Arche, en 9 volumes, à partir de 1968. Une grande part est faite aux poèmes du « jeune Brecht » (tendance expressionniste manifeste), mais la suite chronologique inclut aussi les poèmes de l’exil et de la présence de Brecht en RDA (tendance politique, évidente ou cryptée). A côté des grands classiques (Questions d’un ouvrier qui lit) on trouvera des textes plus intimes sur les amours de Brecht. Livre très utile pour rappeler que Brecht fut à l’origine « Lyriker » et le resta jusqu’à sa mort (Dans la chambre de La Charité).

Bertolt Brecht, L’Uppercut et autres récits sportifs, L’Arche, Paris, 2006, 157 p.

Là aussi, une anthologie de vingt-huit textes courts, écrits vers la fin des années vingt, quand Brecht s’adonnait à la « nouvelle objectivité » et fréquentait des boxeurs, comme le célèbre Samson Körner. Partant du sport, Brecht en arrive vite à parler de théâtre, de son théâtre et des spectateurs qu’il souhaite attirer, ainsi que des comédiens « sportifs » qu’il désire. Par là, il livre les ressorts de sa dramaturgie (à l’époque : Dans la jungle des villes, Un homme est un homme, Mahagonny). Ce recueil comporte quelques inédits en langue française.

Georg Büchner, Léonce et Léna, texte français de Bruno Bayen, 2007, 75 p.

Ce n’est pas la première traduction de la célèbre comédie désenchantée de Büchner. D’autres plumes célèbres s’y sont essayées (Marthe Robert, Jean-Louis Besson). Bruno Bayen fait partie des traducteurs-metteurs en scène, on lui doit aussi des textes français de Lukas Bärfuss, Fassbinder et Handke. Cette édition nouvelle et maniable rendra des services dans les classes où le théâtre est au programme.

Livres sur l’histoire et la civilisation

Gunnat Hinck, Eliten in Ostdeutschland, Ch. Links, Berlin, 2007, 214 p.

Le Ch. Links Verlag de Berlin s’est taillé une place particulière dans l’étude du passé et du présent de la RDA/Allemagne de l’Est. Ce livre présente une quinzaine d’interviews/ biographies de personnalités en position d’influer sur la vie politique, au sens large, des « nouveaux Länder ». On y trouve des « natifs » de la RDA et des « occiden- taux » venus aider les cinq Länder de cette entité devenue malgré elle cet « Est de l’Allemagne » victime d’une double hémorragie des élites, suscitée par l’épuration de l’après-1945 et celle de l’après-1989. L’auteur est journaliste et politologue, il interroge, puis commente les dépositions de députés, de ministres, de juges, d’industriels, de maires, de collègues journalistes sur l’esprit du temps qui prévaut à l’est de l’Elbe. Son introduction mesure les incertitudes qui pèsent sur le destin des quelque seize millions de « Bundesbürger » déstabilisés par les quarante années du régime SED et les bientôt vingt ans de transplantation du régime « économie sociale de marché ». Rien ne vaut ce vécu authentique, narré le plus souvent à la troisième personne, pour comprendre la complexité de la situation. Le tout se lit avec plaisir et joie d’apprendre.

Helga Schultz, Hans-Jürgen Wagener (éd.), Die DDR im Rückblick, Politik, Wirtschaft, Gesellschaft, Kultur, Ch. Links, Berlin, 2007, 336 p.

Le sous-titre de ce recueil de quatorze articles reprend celui de notre revue. Ses auteurs sont professeurs à l’Europa-Universität Viadrina, de Francfort/Oder, ou au Potsdamer Zentrum für zeithistorische Forschung (un peu l’équivalent de celui de Munich). Le temps est sans doute venu d’un « regard rétrospectif » et objectif sur la DDR, près de vingt ans après sa disparition. Il ne s’agit pas d’une histoire au sens strict, mais chaque sujet est bien traité de façon chronologique. Quelques exemples : le pouvoir, les Eglises, la Stasi, l’économie planifiée, la société rurale, l’art soumis à une vision du monde. C’est la meilleure synthèse des travaux entrepris après la chute du Mur.

Elle sera utile pour chacun des spécialistes concernés et pour l’enseignement de la civilisation allemande. Bibliographies et illustrations sont à la hauteur.

Berlin, Die Zwanziger jahre, Kunst und Kultur, 1918-1933, DTV, Munich, 2007, 400 p.

Voici un livre sur les fameuses « années folles » où Berlin fut vraiment une « Weltstadt ». Il devrait connaître un grand succès à cause de la richesse de son iconographie : pas une page qui ne soit illustrée d’une photo, d’un portrait, d’une reproduction. La culture est prise ici au sens large, puisqu’elle englobe tout autant la publicité, le design, la mode que l’architecture, le cinéma, la peinture, le théâtre et la danse. La conception des chapitres n’est pourtant pas générique, mais historique (textes de Rainer Metzger). Dix chapitres suivent le cours du temps, avec une introduction sur « Die Stadt als Parvenü », et une conclusion sur la capitale du Reich devenue le centre de l’horreur nazie. Les grands courants esthétiques servent de fil conducteur : l’expressionnisme, le dadaïsme, le vérisme, la « nouvelle objectivité ». La plupart des photos (souvent au format de deux pages) sont peu connues, puisées dans les riches fonds des éditeurs, théâtres, agences, etc. Un seul exemple : le passage du zeppelin au-dessus de la Porte de Brandebourg, avec son avenue couverte de voitures. Une quinzaine de pages de « courtes biographies », suivies d’un index, permettent de retrouver facilement tel ou tel protagoniste de la vie politique et culturelle. Un livre passionnant, à feuilleter ou à scruter, le seul qui, jusqu’ici, donne l’impression de faire revivre cette époque dans une ville fabuleuse, qui en verra bien d’autres.

Comptes rendus

Béatrice Angrand, en collaboration avec Aurélie Marx, L’Allemagne, Le cavalier Bleu (Paris, 2006).

Comment faire tenir en 124 pages les idées reçues sur l’Allemagne et leurs correctifs – tel est le programme de ce petit ouvrage à offrir à des amis qui voudraient découvrir le pays, sa culture et son histoire rapidement ou à d’autres qui voudraient mettre à l’épreuve leurs propres préjugés. Le livre se découpe en trois grands chapitres, avec un propos introductif et une conclusion. Les trois grands thèmes abordés sont l’histoire, l’économie, la société. Chaque chapitre est subdivisé en sous-chapitres qui ont pour sujet des idées reçues sur l’Allemagne comme par exemple : les Allemands aiment l’ordre ; les Allemands ne sont pas raffinés ; l’allemand n’est pas une langue attractive, etc. ... On pourra regretter certaines coquilles histori- ques, on s’attardera plus sur le message des auteures, Béatrice Angrand, conseillère pour les relations franco-allemandes chez ARTE, et Aurélie Marx, normalienne, agrégée d’allemand. Elles insistent sur l’importance du couple franco-allemand, de la « Deutsch- Französische Freundschaft » en Europe, laquelle doit passer par l’« ardente obligation » d’une « connaissance bienveillante ». Vaste et intéressant programme en effet.

– Martine BENOIT –

Birgit Dahlke, Jünglinge der Moderne. Jugendkult und Männlichkeit in der Literatur um 1900 Köln, Böhlau Verlag, 2006, 273 p.

Principalement connue pour ses travaux sur la littérature de RDA, et notamment les auteures non-officielles des années 1980, Birgit Dahlke se consacre dans sa thèse d’habilitation à la littérature du « fin de siècle » et plus particulièrement à l’alliance entre « culte de la jeunesse » et masculinité à cette époque. Le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs trompeur, à moins d’entendre par littérature, de prime abord, un ensemble beaucoup plus vaste que les belles-lettres. En effet, dans une approche culturaliste reflétant l’actuel « cultural turn » des études germaniques en Allemagne, Dahlke élargit son corpus audelà de la « littérature » pour tenir compte aussi bien des discours pédagogiques et psychologiques que des œuvres de la philosophie culturelle ou des études sur la sociologie de la jeunesse de l’époque. Le texte littéraire devient une source de l’histoire culturelle parmi d’autres. Et pour cause : selon l’auteure, l’extrême valorisation de la jeunesse (masculine et bourgeoise) suite à la modernisation de la société, et la crise de l’identité masculine liée à l’émancipation de la femme qui se fait sentir parallèlement, ne peuvent s’expliquer qu’en recourant aux textes littéraires qui en font leurs sujets. Les différents discours se chevauchent, s’entrecroisent ou entrent en conflit ; texte et contexte entrent dans un « rapport dynamique » et font apparaître toutes les dimensions de la tension entre « espérance » et « conscience de crise » qui caractérise le discours sur la jeunesse du « fin de siècle ».

Le cadre théorique pour les deux concepts clé de l’ouvrage, « masculinité » et « jeunesse », provient d’une part des théories sur la masculinité circulant depuis les années 1970 – en cela Dahlke reste fidèle aux approches « gender » qui ont marqué ses travaux antérieurs. D’autre part, en ce qui concerne le concept de « jeunesse », Dahlke le considère comme un « symbole agrégé » (aggregiertes Symbol), concept forgé dans un contexte idéologiquement très marqué par le philosophe cybernéticien est-allemand Georg Klaus dans son ouvrage « Sprache der Politik » (1971) et récemment réintroduit dans le débat littéraire par Dieter Schlenstedt. Sans pouvoir discuter la pertinence de ce concept et son emprunt à un ouvrage fortement marqué, il est intéressant de voir qu’il y a depuis quelque temps comme une volonté de la part de chercheurs est-allemands d’introduire et de faire valoir dans le discours scientifique actuel des concepts et notions forgés à l’époque de la RDA.

Revenons au contenu du livre. Dans une première partie, Dahlke fait le tour des débats de l’époque concernant la « jeunesse », en passe de devenir un véritable mythe. Entre catégorie esthétique et vecteur de la critique culturelle contre la tradition, l’ancien et les pères, la « jeunesse » devient la « signature » d’une époque en changement où les techniques médicales du rajeunissement côtoient des mouvements comme la réforme de l’existence (Lebensreform), Wandervogel ou le nudisme, donnant tous une première importance à la « jeunesse ». Outre le fait de passer en revue l’histoire du concept de jeunesse et de s’intéresser à l’histoire sociale, l’auteure se consacre au discours de la psychologie sur le danger de l’adolescence (Stanley Hall), au (non)traitement de l’adolescence dans la psychanalyse (Freud) et aux conceptions androgynes de la jeunesse.

Les analyses de la deuxième partie se consacrent principalement à la littérature. D’abord, Dahlke cerne la « rhétorique de l’épuisement et de la fatigue » telle que l’on peut l’apercevoir dans le roman de l’adolescence. Les jeunes protagonistes échouent dans des situations de crise, reflétant les peurs de la modernisation et l’expérience de la rupture propre à l’époque. Parmi les auteurs étudiés, on trouve aussi bien Max Halbe, Emil Strauß et Friedrich Huch que Hesse, Wedekind, Musil et Mann. Une autre analyse littéraire est consacrée à Stefan George et son cercle ainsi qu’à Rudolf Borchardt. Alors que la littérature relaye le thème de l’épuisement et de la fatigue, on peut apercevoir comme un contre-mouvement dans l’art nouveau, notamment avec l’artiste Fidus qui réagit par un « pathos de l’éveil » et un culte de la lumière. D’autres sous-chapitres éclairent les ruptures dans la narration généalogique, lorsque la position du père n’est plus qu’une lacune, ou encore la crise de la « narration paternaliste », le caractère « efféminé » de la narration s’exprimant par la perte de l’unité et par la dissolution de la perspective centrale. Sont convoqués les exemples d’Arthur Schnitzler et de Robert Walser. Que les topoï jusque-là évoqués d’une jeunesse fatiguée, en crise et en rupture avec les pères concernent principalement les couches aisées de la société devient particulièrement visible lorsque Dahlke se penche sur la littérature ouvrière (Hans Marchwitza, Willi Münzenberg). Ici, les conditions sociales sont telles que la généalogie et l’expérience sont encore porteurs de sens et même nécessaires pour la survie au quotidien. Il n’y a pas de place pour le conflit entre pères et fils et l’expérience propre de la jeunesse est d’abord d’être ouvrière, et ensuite jeune.

Dans sa dernière partie, Dahlke expose les différents discours qui réagissent avec des « stratégies de virilisation » (Ermannungsstrategien) aux phénomènes de déstabilisation liés à la modernité, c’est-à-dire la perte de la masculinité et la féminisation. Rentrent ici en compte l’œuvre d’Otto Weininger, à la fois misogyne et antisémite, et les écrits de Hans Blüher, responsable de l’idéologie du mouvement Wandervogel, une communauté masculine où un Führer charismatique remplace la fonction du père et dont sont issus dès 1915 les milices des « Freikorps ». D’autres études concernent les topoï de la masculinité et de la guerre (chez Rilke, Hans Breuer – « Zupfgeigenhansel » – et Walter Flex), ou encore celui de l’aventurier (Georg Simmel, Fridtjof Nansen). Deux chapitres sont consacrés à Siegfried Bernfeld, futur théoricien de l’éducation antiautoritaire, et à Walter Benjamin dont on connaît l’engagement dans la « Jugendkultur-bewegung ». L’étude de Birgit Dahlke, innovatrice par le croisement interdisciplinaire de deux concepts clé du « fin de siècle », « jeunesse » et « masculinité », est d’une très grande richesse aussi bien intellectuelle que documentaire. Non seulement l’auteure suit les discours de l’époque dans les moindres détails, mais elle mentionne et commente également l’abondante littérature critique sur le(s) sujet(s). C’est là que parfois l’on perd de vue les thèses centrales du livre qui, vu l’ampleur du corpus, aurait gagné à établir des liens supplémentaires entre les différents sujets traités.

– Carola HÄHNEL-MESNARD –

Theodor LESSING. – Nachtkritiken – Kleine Schriften 1906-1907. Hrsg. Von Rainer Marwedel, Göttingen (Wallstein) 2006, 620 p.

En 1990 Rainer Marwedel s’est vu décerner le prix Carl von Ossietzky, la ville de Oldenburg désirant saluer ainsi l’engagement et les recherches de ce spécialiste en Sciences Politiques et Sociales concernant Theodor Lessing. De cet auteur inclassable, publiciste, essayiste, professeur de philosophie, écrivain, psychologue, on ne retient désormais que le seul titre d’un livre, Der jüdische Selbsthass, paru en 1930, et la terrible fin, l’assassinat dès le 30 août 1933 dans le refuge de Marienbad par des hommes de mains des nazis. Rainer Marwedel nous propose avec cet ouvrage composé essentiellement de critiques théâtrales une facette méconnue de Theodor Lessing – mais on retrouve le même ton intransigeant et la même plume acérée que dans les articles et essais regroupés par Rainer Marwedel en 1986 sous le titre Ich warf eine Flaschenpost ins Eismeer der Geschichte – Essays und Feuilletons (Luchterhand, Darmstatd). On prendra plaisir à lire de nombreux développements sur Carla Mann, sur son frère Heinrich aussi, sur Hugo von Hofmannsthal. Des pièces de Goethe, Schiller, Lessing ou Hebbel sont présentées, de Grillparzer, Sudermann, Ibsen ou Wilde aussi. On lira des lignes courageuses dévoilant l’engagement entier de Theodor Lessing dans le combat pour l’émancipation des femmes et son engagement sceptique dans le mouvement des Landerziehungsheime. Il est à espérer que ce recueil annonce la publication plus systématique de l’œuvre de Theodor Lessing et qu’un projet fédérateur pour une édition complète voie enfin le jour.

– Martine BENOIT –

Christoph Peters, Une chambre au paradis, (trad. de l’allemand par Elisabeth Landes), Paris (Sabine Wespieser Editeur) 2007, 365 p. (titre original allemand : Ein Zimmer im Haus des Krieges, BTB Verlag 2006)

Ce roman comprend deux parties différentes par l’écriture et la perspective du récit, mais qui se complètent. La première relate du point de vue de Jochen « Abdallah » Sawatzky une tentative d’attentat contre le temple de Louxor en Egypte, un attentat islamiste qui doit provoquer le renouveau spirituel de l’Egypte en détruisant un site païen qui attire essentiellement des touristes occidentaux. L’histoire récente connaît quelques exemples iconoclastes de ce genre qui visent la religion des autres en même temps qu’un secteur essentiel de l’économie des pays émergents, le tourisme. Jochen est un ancien drogué converti à l’islam dans lequel il a trouvé le réconfort qui lui manquait dans une société allemande matérialiste, individualiste, hédoniste et incapable de transcendance. Ecrit comme un morceau de caméra subjective, cette première partie essaie de faire comprendre l’exaltation du guerrier et son fanatisme religieux, mais aussi ses craintes de l’échec et ses peurs viscérales pendant le combat, sa désillusion face à l’échec, mais aussi sa réaction de fierté face à la prison. C’est assez bien réussi. La seconde partie, de loin la plus longue, retrace sur le double mode des rapports d’ambassade et de la relation des entretiens entre le terroriste emprisonné et l’ambassadeur d’Allemagne au Caire qui se charge luimême du dossier, un face à face étonnant qui se déroule sur le mode de la compréhension sympathique et critique entre les deux protagonistes. Point n’eût été besoin que ce soit l’ambassadeur lui-même qui rende visite au prisonnier malmené dans le quartier de haute sécurité par des policiers égyptiens encagoulés, un conseiller aurait fait l’affaire, c’eût même été plus crédible. Mais pour que le récit prenne tout son sens, il fallait qu’il y ait ce face à face. L’ambassadeur Claus Cismar est un ancien soixante-huitard que la détermination de Jochen « Abdallah » confronte à sa propre évolution : face à lui, il a le sentiment d’avoir perdu la foi qui l’animait du temps de la contestation étudiante au profit de sa carrière. Même s’il ne l’approuve pas, il éprouve de la sympathie pour le prisonnier, il est même subjugué au point d’en devenir malade. Mais l’engagement de l’ambassadeur n’interrompt pas la marche de l’histoire : Jochen « Abdallah » est condamné à mort et exécuté par pendaison, le gouvernement égyptien n’a pas souhaité, même pour un Allemand, dévié de sa lutte contre l’intégrisme qui menace la stabilité politique du pays. Pourtant, l’ambassadeur muté a droit, en fin de récit, à quelques remarques assassines de la part de son successeur par intérim qui relève qu’il aurait sans doute été possible d’empêcher cette exécution si l’Ambassade avait respecté les règles habituelles de la diplomatie : le comportement de l’ambassadeur a irrité le côté égyptien et interdit au côté allemand de construire une ligne de défense plus solide ! C’est bien là l’ironie de l’histoire : l’exsoixante- huitard Claus Cismar, par manque de professionnalisme et engagement trop personnel, exhausse objectivement le vœu de Jochen « Abdallah » d’accéder à la chambre qui l’attend au paradis quand l’ambassadeur Cismar avait mission de lui éviter la pendaison.

En racontant l’histoire d’une conversion et d’un examen de conscience, C. Peters, en grand connaisseur de l’Egypte et de l’islam, cherche à faire comprendre les ressorts de l’illumination religieuse et à montrer que, si entre l'intégrisme islamiste et « Mai 68 » il n’y a pas de réelle commune mesure, dans un cas comme dans l’autre il y avait au moins recherche d’un idéal. Dans un cas comme dans l’autre également, l’idéal se heurte à la réalité et à la trahison. Ce roman est une réflexion critique sur la légitimité de la violence, sur les différentes formes que celle-ci peut prendre – il renoue ici, sans le trancher, avec le débat mené par le mouvement étudiant allemand des années 60 sur la violence contre les choses et la violence contre les personnes – et sur le confort moral des sociétés occidentales qui ne se soucient pas réellement de comprendre les ressorts de la violence et ses origines sociales et idéologiques. Un roman, très bien traduit par E. Landes, qui, bien qu’il donne à l’occasion dans l’imagerie d’Epinal, prête à réfléchir hors des schémas préconçus.

– Jérôme VAILLANT –