Dossier dirigé par Jacques Poumet, publié avec le soutien
du centre de recherche Langues et Cultures Européennes de l'Université Lyon 2,
la participation de l'École Normale Supérieure de Lyon,
et le concours de la Région Rhône-Alpes et du Département du Rhône

La fin de la division de l'Allemagne et l'unification réalisée en 1990 marquent la fin de la période de l'après-guerre. Le nouveau statut international de l'Allemagne auquel les « Quatre » souscrivent avec un empressement divers met fin à quarante années de statut juridiquement provisoire reposant sur les accords et les désaccords entre les vainqueurs de 1945. L'effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide font disparaître le cadre international dans lequel avait prospéré la division allemande et mettent un terme aux affrontements militaires et idéologiques qui ont prolongé la période d'après guerre. Cette nouvelle donne a des conséquences sur la façon de considérer l'histoire des deux États allemands pendant la période de la division. Avant 1990, l'intégration durable des deux Allemagnes dans deux blocs antagonistes conduisait à traiter leur histoire principalement comme deux histoires divergentes dont les déterminations se trouvaient en dehors du contexte interallemand. Vingt ans après l'unification la perspective s'est déplacée, et, avec le recul du temps, les interdépendances entre les histoires des deux États allemands prennent une importance nouvelle. L'idée d'une histoire intégrée des deux États allemands fait son chemin, mais les contours et les limites d'une telle démarche sont encore loin de faire l'unanimité.

« L'histoire parallèle asymétriquement entrelacée » que l'historien Christoph Klessmann appelle de ses vœux implique en particulier la reconnaissance du fait que l'influence de la République fédérale sur les évolutions en RDA a été plus marquée et est plus facile à saisir que l'influence inverse. La référence implicite ou explicite à l'autre État allemand a eu dans la conscience publique, jusque dans la dernière décennie, une importance plus grande en RDA qu'en République fédérale. Les sources rendues accessibles en grand nombre par la disparition de l'État-Parti et les études fondées sur l'expérience vécue de la population montrent qu'en dépit des dénégations officielles la République Fédérale a eu une importance centrale sur les évolutions en RDA. Cela ne concerne pas seulement les problèmes frontaliers, mais des domaines aussi différents que les relations économiques, les relations avec les Églises et l'utilisation de l'antifascisme comme un instrument de légitimation du pouvoir.

Les contributions de ce dossier montrent que la politique officielle de démarcation menée par la RDA n'a pas empêché les interactions dans des domaines essentiels: politique étrangère et politique intérieure, stratégie économique et mesures à caractère social, idéologie et propagande, mouvements artistiques et littéraires. Dans de dernier secteur, les phénomènes d'érosion des années 1980 permettent certaines formes de communication interallemande alors que l'idée même de nation culturelle allemande reste un sujet tabou en RDA.

La RDA des années 1980 parvient à une certaine forme de consécration internationale, mais dans le même temps elle est confrontée à des évolutions qui la fragilisent ou qui la minent : nouvelles marges d'autonomie reconnues par l'Union Soviétique aux pays satellites, déclin économique et endettement massif, établissement durable d'une nébuleuse contestataire. Fermée aux courants de réformes qui se répandent dans les pays voisins du bloc de l'est, la RDA est incapable d'enrayer chez elle la perte confiance qui se répand à tous les niveaux de la population, y compris dans les rangs du SED. L'incapacité du régime à résoudre les problèmes existentiels est sensible dans de nombreux domaines et se manifeste de façon visible dans la dégradation de l'environnement et le délabrement des quartiers anciens. Ce climat alimente une vague d'émigration en République Fédérale qui s'amplifie d'année en année, tant l'immobilisme du pouvoir fait douter de la possibilité d'un changement à brève échéance.

Malgré le regain de tension est-ouest des années 1980, les deux États allemands se sont efforcé de préserver les relations entre Bonn et Berlin-est. Ulrich Pfeil rappelle que si la visite de Helmut Schmidt en RDA (1981) et celle d'Erich Honecker à Bonn ( (1987) ont manifesté de façon spectaculaire le maintien de ces relations, elles ont apporté peu de changements concrets. Tout contact de H. Schmidt avec la population a été empêché lors de sa visite en RDA, et les efforts de Bonn pour obtenir une amélioration des contacts entre les deux populations ont été suivis de peu d'effets. Pour la population de RDA, l'espoir de voir s'élargir de façon significative les possibilités de voyages à l'ouest a été déçu, ce qui a contribué à alimenter le mécontentement et la frustration.

Les mouvements pacifistes dans les deux États allemands ont eu un déclencheur commun, la double résolution de l'OTAN. Mais Hélène Miard-Delacroix souligne que la structuration du courant pacifiste a été très différente à l'est et à l'ouest du fait de l'accès très inégal à l'expression publique, ce qui a limité les possibilités d'influence mutuelle. Entre le mouvement de masse du pacifisme à l'ouest et la mouvance des groupuscules qui revendiquaient en RDA un autre pacifisme que celui que l'État s'attribuait, les contacts ont été réels mais difficiles, les formes d'action peu interchangeables, les interférences parfois contre productives dans le contexte de défiance vis à vis des influences politiques venant de l'autre côté. L'objectif commun a réuni ponctuellement des personnalités contestataires de l'est et de l'ouest, mais les réseaux pacifistes de RDA, souvent liés aux Églises qui avaient leurs propres initiatives dans ce domaine, se sont développés de façon autonome, malgré une certaine visibilité à l'ouest.

Les choix économiques faits par la RDA ont été dictés à la fois par les contraintes de son système économique et par le voisinage de la République Fédérale. André Steiner montre que, pour s'assurer de la loyauté de la population, la RDA a dû lui procurer un niveau de consommation dont l'unique référence était la République fédérale, ce qui a rapidement excédé ses capacités de production. L'endettement qui en a résulté, symbolisé par les deux crédits de 1 milliard de D-Mark octroyés par la République fédérale, a conduit la RDA à des décisions stratégiques - production ruineuse de processeurs informatiques- et commerciales - réduction des importations- qui ont aggravé avec le temps la situation de l'offre. La RDA ne sortira jamais de ce cercle vicieux et sera impuissante à empêcher que le D-Mark ne prenne une place croissante comme « seconde monnaie » officieuse sur le marché intérieur.

L'image officielle de la République fédérale comme ennemi a été forgée dès la fondation de la RDA et a connu une évolution que retrace Monika Gibas. Inséparable des proclamations des années 1950 sur l'unité de la nation, la visée éliminatoire de cette image de l'autre État a été nécessaire à la RDA pour justifier sa propre existence au plus fort de la guerre froide. Avec les progrès de la détente, cette image de l'ennemi n'est pas révisée sur le fond, mais fait l'objet d'une propagande moins agressive. La Stasi , quant à elle , cultive dans ses directives et ses documents internes la conception classique de l'ennemi de l'ouest, mais le discours officiel est atténué, la notion d'ennemi fait place à celle d'adversaire, voire passagèrement à celle de concurrent. Le regain de tension entre les blocs au début des années 1980 ravive l'image de l'ennemi lorsque l'éducation militaire précoce est introduite dans les écoles. Mais l'approfondissement des contacts interallemands est de plus en plus difficile à concilier avec la répression du mouvement pour la paix, et la population n'est plus réceptive aux images d'une République Fédérale menaçante.

Les courants musicaux relevant à l'ouest d'une culture spécifique de l'adolescence et de la jeunesse on tous pénétré en RDA où ils ont fait des adeptes, en particulier grâce aux médias de la République Fédérale. Michael Rauhut fait remarquer que ces phénomènes transplantés en RDA y ont connu un infléchissement notable. Les phénomènes de groupe, les comportements et les modes vestimentaires (gothics, punks, heavy metal, blues) ont été plus qu'à l'ouest l'affirmation d'une altérité protestataire en butte à l'hostilité, voire aux réactions agressives des autorités envers toute forme de réseau autonome. Ces courants ont recruté en RDA dans des couches de population plus populaires qu'à l'ouest et n'y ont pas connu l'érosion qu'engendre une commercialisation à l'occidentale. Dans la seconde moitié des années 1980, la politique culturelle officielle a fini par faire une place à certains de ces courants, leur ôtant ainsi l'att rait de l'interdit sur lequel reposait pour une part leur vogue.

Dans le domaine des arts plastiques, Jacques Poumet constate que la politique de démarcation et l'appareil institutionnel chargé de promouvoir une culture spécifique de la RDA n'ont pas pu empêcher les contacts avec les courants artistiques de l'Ouest. Des échanges ont eu lieu à différents niveaux et des correspondances se sont dégagées. Après les débats très vifs des années 1990 où s'est affirmée une vision souvent dévalorisante des arts de RDA, les approches actuelles mettent en avant les rapports qui ont existé, spécialement dans les années 1980, entre les productions artistiques des deux parties de l'Allemagne. Les parallélismes témoignent soit d'influences directes, soit d'évolutions concomitantes, et le travail pictural sur le poids du passé nazi est un lieu de rencontre particulièrement important. Les formes d'expression qui brisent le cadre des genres traditionnels doivent cependant en grande partie se cantonner dans une marginalité dont les membres sont réceptifs aux courants occidentaux, et qui seront concernés au premier chef par la vague de départs à l'Ouest des années 1980.

Dans les années1980, l'existence de formes de circulation particulières entre les œuvres littéraires et les auteurs des deux Allemagnes prend une importance nouvelle qu'analyse Anne Lemonnier-Lemieux. L'exode massif d'écrivains de RDA après l'affaire Biermann donne naissance à une littérature de RDA « hors les murs » qui reste pour une part centrée sur l'objet RDA et constitue un défi pour les écrivains qui ont renoncé à émigrer ou qui retardent le moment de le faire. La désorientation de la politique culturelle de RDA dans les années 1980 permet aux écrivains de profiter de certaines failles tout en les exposant à des réactions imprévisibles. Plus que les contacts personnels entre les écrivains de l'est et de l'ouest, c'est la naissance d'un embryon de littérature interallemande qui exerce en RDA un effet déstabilisant : Les influences peuvent désormais s'exercer à double sens, et les productions majeures des écrivains de RDA peuvent faire référence à l'ouest. Peu préparées à cette situation, les autorités naviguent à vue et seront incapables d'empêcher la fronde générale du dernier congrès des écrivains deux ans avant l'effondrement du régime.

Le 7 octobre 1989, un parti social-démocrate se crée en RDA. Étienne Dubslaff s'interroge sur les rapports de ce nouveau parti avec son pendant ouest-allemand. En elle-même, la fondation d'un parti social-démocrate en RDA dénonce la prétention du SED à incarner à lui seul l'ensemble du mouvement ouvrier. Pour autant, le nouveau parti reste attaché dans un premier temps à l'existence de deux États allemands. Adoptant un sigle (SDP) différent de celui du SPD de l'Ouest, le parti social-démocrate de RDA marque sa volonté de se distinguer de son homologue occidental. Il existe néanmoins une nette parenté dans la composition des élites des deux partis, et la définition que le SDP donne de lui-même est proche de celle du Volkspartei que le SPD est devenu après le congrès de Bad Godesberg. Les similitudes l'emportent bientôt sur les tentatives de construire une identité propre du parti social-démocrate issu de la RDA, et la fusion des deux partis intervient quelques jours avant l'unification.