Avec cet ouvrage, Philippe Baudouin éclaire un aspect méconnu de l'œuvre de Walter Benjamin, sa collaboration avec les radios de Berlin et de Francfort, qu'il met en rapport avec sa réflexion théorique sur l'œuvre d'art. Pour mieux cerner la pratique de W. Benjamin, Ph. Baudouin commence par présenter les productions artistiques et les réflexions esthétiques à l'époque de la République de Weimar. Depuis les dadaïstes et les représentants de la Nouvelle Objectivité, les artistes intègrent dans leurs œuvres les avancées de la technique et bientôt le cinéma. Ils sont aussi nombreux à considérer comme impossible la séparation entre art et politique. Avec le Bauhaus, Walter Gropius propose un nouveau modèle de pédagogie. Erwin Piscator et Bertolt Brecht mettent l'accent sur la naissance d'une pensée critique. C'est d'ailleurs en s'inspirant des réflexions de Brecht sur le théâtre épique que Benjamin va déterminer la fonction qu'il assigne à la radio : un moyen d'intervenir dans l'actualité, un véritable outil de communication populaire.


On dispose aujourd'hui de quatre-vingt-dix émissions (conférences et entretiens littéraires) réalisées par Benjamin entre 1929 et 1933, mais ses archives ayant été confisquées en 1940 à Paris par les nazis et rapatriées en RDA par les Soviétiques, il se peut qu'il y en ait eu davantage. En revanche, il n'a rédigé aucun essai philosophique sur la radio. C'est à la photographie et au cinéma qu'il consacre son essai "L'auteur comme producteur" (1934), où il insiste sur le changement radical de la réception de l'art depuis l'apparition de ces nouveaux médias. Puis, dans son essai "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique" (rédigé entre 1935 et 1939), il prolonge cette réflexion en insistant sur l'apparition des moyens démocratiques d'accès du public à l'œuvre d'art. En revanche, dans "Entretien avec Ernst Schoen" (1929), il utilise la forme de l'interview pour livrer sa réflexion sur des pièces à composante musicale et montrer son intérêt pour la vulgarisation à la radio. Dans ses "Réflexions sur la radio" (1930), il déplore que la radio allemande – contrairement à celle d'Union soviétique – ne soit pas encore parvenue à mieux intégrer ses auditeurs.


Benjamin a conçu des émissions très diverses. Les "Pièces radiophoniques" (Hörspiele) sont au nombre de cinq et font intervenir la musique électroacoustique et la poésie sonore. Les "Modèles radiophoniques" (Hörmodelle) proposent des solutions aux questions des auditeurs sur les problèmes de la vie quotidienne. C'est au trente-neuf émissions d'un nouveau genre, destinées aux enfants, que Ph. Baudouin consacre tout un chapitre. Il ne s'agit pas que de contes, mais aussi de pièces de théâtre et d'émissions pédagogiques, le tout publié sous le titre Lumières pour enfants (Aufklärung für Kinder). Benjamin considère, en effet, que "l'art de raconter est en train de se perdre", la narration se voyant progressivement confinée dans la littérature. Benjamin présente "La Prohibition américaine", transpose les enfants à Marseille, à Naples, sur les bords du Mississippi ou à Pompéi avec ses récits d'escroqueries, de catastrophes, de brigands et de sorcières. "Un gamin berlinois" fait intervenir – sans aucune nostalgie – les souvenirs de Benjamin et anticipe sur certains aspects du futur Passagen-Werk : "S'égarer dans une ville comme on s'égare dans une forêt demande toute une éducation", affirmait-il. Il s'attache toujours à éveiller la curiosité de ses auditeurs en leur proposant de multiples expérimentations.
L'ouvrage de Ph. Baudouin comprend également en annexe une utile bibliographie et la traduction en français de plusieurs textes de Benjamin, dont les "Réflexions sur la radio". On y trouve aussi un CD ("Chahut autour de Benjamin") comprenant des pièces radiophoniques, une bonne initiative...

Anne-Marie CORBIN

Marc Beghin e. a., Heimat. La petite patrie dans les pays de langue allemande, actes
du 40e congrès de l'AGES, Chroniques allemandes, revue du CERAAC n° 13/2009.

Les actes du 40e colloque de l'AGES (Grenoble 2007) ont été édités par Marc Beghin, Ursula Bernard, Christian Eggers, François Genton, Sophie Lorrain, Herta Luise Ott et Gaëlle Vassogne. Ils rassemblent une quarantaine de contributions toutes consacrées à la définition et à l'illustration du concept de Heimat. Il s'y ajoute quelques témoignages et souvenirs. Les contributions sont présentées de manière thématique en six chapitres. Le premier traite de l'évolution du concept politique de Heimat au cours de l'histoire des pays de langue allemande. Comme le souligne Alfred Grosser dans l'un des discours introductifs, c'est une notion dangereuse dans la mesure où elle était parfois assimilable à celle de patrie et exploitée à des fins de propagande. Les deux chapitres suivants donnent de multiples exemples de son utilisation dans les œuvres littéraires en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Autriche et en Europe centrale. Le quatrième chapitre évoque la perte de la "petite patrie", qu'il s'agisse d'un exil intérieur ou d'un exil réel pour tous ceux qui durent quitter leur terre natale à l'époque nazie, par exemple, pour fuir des persécutions politiques. S'ils trouvèrent une nouvelle terre d'accueil, ils eurent souvent beaucoup de mal à y prendre racine, étant menacés de destruction identitaire. Ce phénomène était très lié au problème de la langue, un aspect développé dans le cinquième chapitre qui insiste également sur l'usage des dialectes et l'instrumentalisation de la langue par le pouvoir au XIXe siècle en vue d'asseoir le pouvoir de l'Etat-nation. Le dernier chapitre est consacré à la place qu'occupe cette thématique dans les chansons et le cinéma, d'autres moyens de discours sur la Heimat, lecture parfois nostalgique, parfois très critique pour la société contemporaine. La qualité de cet ouvrage repose sur la variété des champs abordés. C'est aussi une bonne illustration des rapports entre littérature, civilisation et linguistique dans la germanistique française.


Anne-Marie CORBIN