Chronique littéraire et culturelle

Tout le monde en parle, nous l'avons lu ! Le dernier roman de Daniel Kehlmann, jeune auteur d’une trentaine d’années, fait parler de lui depuis sa sortie en septembre 2005 et ses 450.000 exemplaires vendus. Die Vermessung der Welt (" L’arpentage du monde ") fait irruption dans la littérature contemporaine en exposant, sur fond de fiction, un sujet inhabituel : les grandes découvertes scientifiques du mathématicien et astronome Carl Friedrich Gauß et du naturaliste et explorateur Alexander von Humboldt au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle. La rencontre des deux hommes célèbres lors du Congrès des naturalistes allemands en 1828 sert d’embrayage à un récit qui croise avec beaucoup d’humour des bribes de leurs biographies si contraires. Le " Prince des mathématiciens ", issu d’une famille modeste, déteste voyager et fait ses plus grandes découvertes dans l’ombre douce et banale de son foyer grandissant, alors que l’aisé Alexander von Humboldt va d’expédition en expédition et parcourt l’Amérique avec son compagnon Aimé Bonpland. Après deux chapitres consacrés à l’enfance de chacun, le récit avance au pas des découvertes et des années en se consacrant alternativement à l’un ou l’autre des deux grands hommes jusqu’à ce que leurs missions et leurs vies se croisent de nouveau à la fin. Kehlmann ne prétendant pas à l’exactitude historique, n’étale pas un savoir précis. Qu’on ne s’attende pas à un roman historique ou à un ouvrage de vulgarisation de la science. Celui qui veut en savoir plus doit aller chercher des éclaircissements ailleurs. L’auteur insiste sur l’importance de la part fictionnelle – " Au service de la vérité, il fallait que je manipule ici et là l’exactitude " – pour capter l’esprit de l’époque : une époque où tout est en herbe et possible, où l’esprit des Lumières va à l’encontre du cloisonnement des sciences, où l’on doit être visionnaire pour, à l’exemple de Gauß, ne pas se noyer dans les insuffisances du présent. L’esprit doit faire face au climat répressif d’une Prusse qui s’est particulièrement engagée dans la persécution des " démagogues ". Ainsi, Eugen, un des fils de Gauß, qui l’accompagne en 1828 à Berlin, est incarcéré après avoir été arrêté dans une réunion clandestine apparemment présidée par Friedrich Jahn, et il n’a pu être libéré que grâce à l’intervention des frères Humboldt. Le récit de Kehlmann recourt fréquemment au discours indirect, donnant ainsi une certaine noblesse à la légèreté du style et se distinguant du ton souvent désinvolte d’autres jeunes auteurs. Le texte est par ailleurs porté par un humour pince-sans-rire et une certaine autodérision du narrateur. Humboldt déteste raconter, il ne connaît pas d’histoires, mais donne toutefois une version prosaïque, digne d’un morceau d’anthologie, du " plus beau poème allemand " dont les mutilations cachent à peine le " Chant nocturne du voyageur " de Goethe : " Au dessus de touts les sommets c’est calme, on ne ressent pas le vent dans les arbres, les oiseaux sont tranquilles aussi, et bientôt on sera mort. "

La relation conflictuelle, chez les Gauß, entre père et fils est une des actions secondaires du roman. En cela, Kehlmann touche un sujet particulièrement présent dans la littérature actuelle qui constitue le nerf du roman Am Seil (" À la corde ") de Thomas Lang , heureux gagnant du prix Ingeborg Bachmann en 2005. C’est la rencontre, après dix ans d’absence de contacts, entre un père, ancien professeur d’anglais et de sport condamné par sa maladie à vivre en maison de retraite, et son fils quinquagénaire, célèbre animateur de télé discrédité par le harcèlement sexuel envers une collaboratrice et la mort de sa très jeune copine lors d’un accident de voiture. Au-delà de leurs différences et différends, Bert et Gert sont conscients de leur état de déchéance qu’ils se renvoient l’un à l’autre comme dans un miroir. Le père autrefois vigoureux et dynamique n’est plus physiquement qu’une ruine et le fils, depuis toujours frappé par le dédain du père, n’est pas mieux loti, suite à sa faillite professionnelle et personnelle. Rapidement on comprend que la volonté de suicide unit père et fils. La méfiance constituant le seul vecteur de leur rapport, ni l’un ni l’autre n’ose se confier, alors qu’ils le souhaitent en secret. Thomas Lang fait progresser son récit en introduisant une tension entre lenteur et vitesse. Dans la maison de retraite tout fonctionne au ralenti ; la prise de contact des deux hommes s’étend sur une demi-heure et une dizaine de phrases insignifiantes. La vitesse, image ici de la destruction, vient troubler cette tranquillité épaisse et lourde, portée par de longues descriptions. L’accident de voiture de Gert est à la fois évoqué par les souvenirs du père et du fils et réactualisé dans la deuxième partie du récit. Bert avait acheté le même modèle que la voiture accidentée de son fils et lui demande de le conduire à l’ancienne ferme de la famille. La vitesse excessive réussit à les égayer, alors qu’ils s’approchent de l’apothéose de leur vie : dans la grange de la ferme, Bert veut réaliser son projet de suicide, il a besoin du fils qui lui-même ne tient plus à la vie. Gert arrive à hisser son père invalide sur les poutres de la charpente du toit et le rejoint, tous deux se retrouvent attachés ensemble par une corde – référence au titre – jusqu’à ce qu’un dernier " Viens, père " interrompt le récit en laissant la fin ouverte. C’est pour ce dernier chapitre, conçu comme récit indépendant, que Thomas Lang a obtenu le prix Bachmann et ce n’est qu’ensuite qu’il a rajouté les cinq premiers chapitres pour en faire un roman. La différence se ressent surtout dans le style qui, à la fin, est plus travaillé et plus cohérent. Car si on ne peut dénier à ce roman un certain suspense, on cherchera en vain " l’extraordinaire perfection de la langue " qu’on a voulu y voir. La perspective choisie est celle des personnages, et le langage est celui de leur discours quotidien : familier, banal, produisant des comparaisons maladroites (les sourcils d’une femme ressemblent à des " entrées d’un tunnel à deux galeries ", les feuilles des plantes de la maison de retraite sont " grandes comme une pizza familiale "). Si ce style familier et parlé – parsemé par des onomatopées dignes des bandes dessinées – est voulu pour respecter la perspective de deux personnages ordinaires, le plaisir de la lecture s’en trouve limité. On pourrait attendre d’une œuvre littéraire plus que de suivre seulement la réalité en adoptant le discours non distancié et non esthétisé qui s’y produit. Et si nombre de phrases et expressions arrivent au lecteur comme pour choquer, ce geste qui se veut sans doute avant-gardiste – le " Carré blanc sur fond blanc " et quelques citations de Malévitch traversent le texte et invitent à une lecture au second degré – reste noyé dans la relative insignifiance des propos.

Le dernier roman de Kathrin Schmidt, Seebachs schwarze Katzen (" Les chats noirs de Seebach ") , est également focalisé sur une difficile relation entre père et fils. Ici, on entre en plein dans une fiction digne du réalisme magique et soutenue par une langue d’une autre épaisseur, une langue d’une densité et d’une poésie rares aujourd’hui, qui toutefois ne renie pas le rapport au réel. Dès le début, Schmidt introduit une métaphore, la personnification du Temps – la vieille et grasse rombière Temps (" die Fettvettel Zeit ") – qui non seulement fait tourner la roue de l’Histoire, mais qui trône également au-dessus du récit pour tenir ensemble la multitude de fils qui se tissent entre le passé et le présent. Depuis la brusque mort de sa femme Lou il y a trois ans, Bert Willer élève seul son fils David, un adolescent renfermé. Pendant les vacances d’été, il veut le surprendre avec un voyage à Ténériffe. Mais la veille du départ, David découvre dans l’appartement des documents compromettants insinuant la collaboration de son père avec la Stasi. Le voyage commence avec des doutes qui se confirment lorsqu’il découvre dans le dossier secrètement emporté un mémoire du capitaine Bert Willer sur les mesures de désintégration psychologique visant l’opposition politique. David décide non sans difficulté d’interroger son père, mais avant qu’il puisse poser la première question, son père se dérobe dans une folle course, et lorsqu’il le rattrape enfin et le confronte à ce qu’il sait, celui-ci ne répond pas, il l’inhibe par des accolades trop paternelles. Au retour des vacances, le père n’a toujours pas réagi aux accusations du fils qui, de son côté, tombe dans le silence. Dans ce roman aux multiples perspectives, le lecteur reste moins dans le noir que David. Dès le début, on accompagne l’ambitieux jeune homme Bert Willer qui, à vingt ans, se marie avec Lou Kummer, un nom qui prendra toute sa signification par la suite. Le lendemain du mariage – on est en 1980 – Bert laisse Lou seule, sans explications, pour se rendre dans un appartement à Berlin-Marzahn où il change de vêtements, de parfum et d’identité. On comprend vite qu’il mène une double, voire triple vie en tant que " Roméo " de la Stasi, censé observer et désintégrer ses amantes à l’Est et dénicher des informations secrètes à l’Ouest. Sa première victime était Bejla, aussi blonde que sa femme était rousse (détail-clé dans le roman), qui devait lui permettre de s’infiltrer dans un cercle d’oppositionnels de Iéna. Après la chute du Mur, Bejla et Lou font connaissance. Suite à un aveu partiel de Bert concernant son activité d’espion à l’étranger, Lou a pris ses distances et commencé des études de psychologie. Lors d’un stage, elle rencontre la psychologue Bejla et lui montre des photos de famille. Celle-ci reconnaît son amant et révèle la troisième vie de Bert Willer. Bejla commence à souffrir d’une schizophrénie paranoïde et en meurt " comme le chat noir de Seebach ", mais la relation qu’avaient entretenue les deux femmes aura des conséquences au-delà de sa mort …

Le roman de Kathrin Schmidt maintient le lecteur en suspense jusqu’à la fin, la gravité du sujet est entrecoupée par des scènes magiques et surréalistes, comme ces passages décrits dans la perspective de Lou, une chienne errante cette fois, recueillie à Ténériffe par David et dans laquelle il n’est pas le seul à reconnaître les traits de sa mère. On a reproché à Kathrin Schmidt de ne pas prendre assez de distances par rapport au personnage principal au niveau de la configuration narrative, de le respecter autant que les autres sans juger, sans commenter et sans opposer victimes et bourreaux (Die Zeit). Le roman se passe très bien de ce didactisme et après coup, Bert Willer ne risque pas d’être aperçu comme le sympathique quadragénaire qui a du mal à gérer sa vie après la mort de sa femme. Si sa collaboration avec la Stasi a été forcée – il est tombé dans un piège lorsqu’il n’a pas voulu trahir un ami pendant qu’il était à l’armée – il exerce ensuite son métier sans scrupules, sans hésitations, sans remords. L’incapacité, après la chute du Mur, de prendre véritablement conscience de ses actions et la lâcheté vis-à-vis de son fils en font tout sauf un personnage respectable.

Dans un autre genre artistique, le cinéma, on trouve également représenté le personnage d’un collaborateur de la Stasi, un haut responsable cette fois. L’activité désastreuse de la Stasi fait l’objet d’un film très remarqué à sa sortie en mars 2006 : Das Leben der Anderen (" La vie des autres ") de Florian Henckel von Donnersmarck . Ce premier long métrage du jeune réalisateur né en 1973, primé en 2005 avec le Prix du film de la Bavière et nommé pour le Prix du film allemand, a été accueilli comme le premier long-métrage qui se confronte de façon sérieuse, sans comédie ni folklore, à la vie dans un État répressif, où le système d’observation de ses citoyens prend des dimensions hypertrophiées. Comme le roman de Kathrin Schmidt, ce film entièrement fictionnel se déroule dans les années 1980 ; il met en scène l’observation d’un auteur dramatique, Georg Dreyman, décrit par un lieutenant comme " quasiment notre seul auteur qui n’écrit rien de suspect et qui est quand même lu à l’Ouest " et de sa compagne, actrice de théâtre. L’observation est ordonnée non pour des raisons politiques, mais parce que cette dernière a commencé une affaire avec un ministre qui veut se débarrasser de son rival. L’appartement du couple est doté de micros et le capitaine Gerd Wiesler (joué par Ulrich Mühe) s’installe dans le grenier d’où il mène ses observations. Après le suicide d’un ami metteur en scène, interdit d’exercer, Georg Dreyman sort de sa réserve et écrit un article dénonciateur pour la presse ouest-allemande. On le soupçonne d’en être l’auteur, mais on ne peut rien lui reprocher. Car entre temps, Gerd Wiesler, fonctionnaire consciencieux qui brille dans les interrogatoires et transmet son savoir à la relève, se trouve personnellement affecté par la vie et les idées de ceux qu’il surveille. Les conversations et les opinions de ce milieu artistique le transforment et le rapprochent du monde dissident, de façon à protéger Dreyman et d’éliminer lui-même les preuves qui pourraient lui être fatales. Selon l’acteur Ulrich Mühe, dans un entretien accordé au Spiegel, l’art, grâce à son pouvoir subversif, transforme le technocrate en homme, il est confronté à des pensées qui lui étaient auparavant inconnues, à une liberté qui lui était étrangère.

Malgré ses indéniables qualités, ce film était absent de la Berlinale en février 2006. Dans la section " Panorama ", un autre film sur la RDA a été présenté : Der Rote Kakadu (" Le Cacatoès rouge ") de Dominik Graf . L’action se déroule à Dresde, au printemps 1961, quelques mois avant la construction du Mur. C’est une histoire d’amour sur fond de rock ’n’ roll, de trahison, de conflit avec les autorités qui essaie de capter l’ambiance dans laquelle vivaient les jeunes à l’époque. Un jeune homme, Siggi, vient travailler à Dresde où il tombe amoureux de Luise, une jeune poète dont les textes ne sont pas publiés. Luise et son mari fréquentent le légendaire bar " Le Cacatoès rouge ", haut lieu de la musique occidentale où ils introduisent Siggi. Pendant l’été, les tensions montent, le bar est fermé, le mari de Luise, arrêté et, face à la probabilité de la fermeture des frontières, les jeunes sont confrontés à la décision de partir ou de rester . Dans la section " Forum ", les spectateurs ont pu voir avec Und wenn sie nicht gestorben sind... (" Et s’ils ne sont pas morts… ") de Barbara et Winfried Junge probablement l’avant-dernière partie de la série documentaire Die Kinder von Golzow, la plus importante documentation cinématographique de longue durée au monde : 19 films en 33 heures sur une période de 45 ans. Le projet initial, inspiré par le réalisateur Karl Gass, devait tenir sur une durée de dix ans et faire le portrait d’une nouvelle génération née et grandissant dans une société socialiste. Un premier documentaire de treize minutes tourné en 1961 observait la première rentrée d’une classe à Golzow dans l’Oderbruch, région frontalière de la Pologne. Le nouvel épisode de presque cinq heures, tourné jusqu’en 2005, suit le destin de cinq personnages " secondaires " de la série, deux d’entre eux ont interrompu le projet craignant trop la médiatisation, pour les trois autres, la rupture que constitue la chute du Mur devient essentielle. En somme, un projet passionnant qui revisite l’histoire allemande récente et ses irruptions dans la vie d’une classe d’âge.

Carola HÄHNEL-MESNARD

1 -Daniel Kehlmann, Die Vermessung der Welt, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 2005, 302 p.
2 - Thomas Lang, Am Seil, C.H.Beck, Munich, 2006, 174 p.
3 - Kathrin Schmidt, Seebachs schwarze Katzen, Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 2005, 286 p.
4 - Das Leben der Anderen, réalisation : Florian Henckel von Donnersmarck, Allemagne 2005, 137 min.
5 - Der Rote Kakadu, réalisation : Dominik Graf, Allemagne 2006, 128 min.
6 - La Bundeszentrale für politische Bildung met à disposition un DVD avec des extraits du film et des supports pédagogiques, elle lui a consacré un de ses cahiers dans la collection Filmhefte.
7 - Und wenn sie nicht gestorben sind... Die Kinder von Golzow. Das Ende der unendlichen Geschichte, réalisation : Barbara et Winfried Junge, Allemagne 2006, 278 min.