Emmanuel SUARD *
Un entretien réalisé par Jean-Louis Georget

" Goût français, goût allemand "

Jean-Louis Georget : Comment est organisée la programmation d'Arte ?

Emmanuel Suard : Les offres émanent de trois entités différentes : Arte France, Arte Allemagne et Arte GEIE. Cette dernière produit 20% des programmes et possède une équipe binationale d’information. C’est notamment elle qui produit Arte info, le journal de la culture, seize soirées thématiques dont des programmes en co-production avec la télévision polonaise, TVE ou RTBF. Les autres programmes sont apportés à 40% par Arte France, à 40% par Arte Allemagne.
Du côté français, les programmes sont traités par la commission parisienne des programmes. Elle sélectionne environ un dixième des projets présentés. Ces projets passent ensuite en conférence des programmes, où sont réunies deux personnalités d’Arte France, deux autres d’Arte Allemagne et quatre d’ARTE GEIE. Le travail de sélection est donc fait en amont.

J.-L. G. : Qu’élimine-t-on d’emblée ?

E. S. : Certains sujets sont immédiatement éliminés. Ainsi la plupart des portraits franco-français ou germano-allemands passent relativement mal dans l’autre pays. On se concentre sur des personnalités fortes, même s’il faut constater que des personnages comme Pierre Mendès France ou même le chancelier Ludwig Erhard sont relativement mal connus de part et d’autre du Rhin. Même une émission sur Konrad Adenauer, le premier chancelier de l’Allemagne d’après-guerre, n’a pas fait une forte audience. Mais elle a eu malgré tout un succès d’estime. Cela relève plus de la méconnaissance que du manque d’intérêt à proprement parler.
Il en va de même pour le traitement d’un aspect thématique propre à un environnement national. Nous avons ainsi incité Serge Moati à faire évoluer un projet comme celui de sur l’histoire des médias à un niveau franco allemand (Les ondes parallèles). Il faut constamment veiller à ce que connaît l’autre public : les invités français évoquant les " Dossiers de l’écran " ou " Cinq colonnes à la Une " traitent de sujets qui ne sont pas présupposés être connus en Allemagne. Des genres plus universels tels que l’histoire ou la fiction sont parfois aussi difficiles à faire passer lorsqu’ils touchent à des différences culturelles fondamentales : un documentaire sur le football est par exemple plus facile à aborder dans les deux pays qu’un reportage sur l’apprentissage d’un jeune rugbyman, sport totalement inconnu en Allemagne.

J.-L. G. : En va-t-il de même pour les fictions ?

E. S. : Il faut dire aussi que dans ce domaine, il y a un certain déséquilibre entre la France et l’Allemagne : en effet, les fictions allemandes passent plus et mieux à la télévision française que l’inverse. Leur écriture est plus simple, ce sont souvent des fictions policières. Les fictions françaises portent sur des sujets souvent plus intimistes, comme le récent " Frappes interdites " de Bernard Malaterre avec l’acteur Stomy Bugsy sur la vie d’un boxeur international dans un quartier huppé de la capitale. Pour appréhender ce film, il faut que le téléspectateur allemand connaisse l’arrière-plan des formes de ségrégation urbaine en France.
D’autres fictions passent mieux la frontière, même si elles concernent plus spécialement la France et ne font pas partie du patrimoine allemand, comme la bête du Gévaudan. Et pas de problème de frontière évidemment pour l’universel Robinson Crusoë. En revanche, un sujet sur les guerres de religion (la Paix de Saint-Germain) est plus difficile pour les allemands.
En documentaire, les sujets qui passent mieux la frontière sont ceux qui portent sur une histoire récente commune comme celle de la Deuxième Guerre mondiale. Il y a aussi des thèmes plus universels touchant paradoxalement la culture américaine commune aux deux pays. Des documentaires sur la famille Kennedy ou le complexe militaro-industriel font florès des deux côtés du Rhin. Les sujets de société tels que les documentaires de " la vie en face " sur la maternité ou les maisons de retraite sont propres à faire l’unanimité en matière de programmation, malgré les différences récurrentes sur les deux rives du Rhin.

J.-L. G. : La géographie culturelle joue-t-elle ici également un rôle ?

E. S. : Les pays restent naturellement marqués aujourd’hui par leurs aires d’influence culturelle. L’Afrique noire reste une terra incognita pour un large public allemand. Il faut donc la présenter sous un angle transversal : des sujets comme le SIDA, la faim, les équilibres géopolitiques, notamment en Afrique du Nord. A l’inverse, la Turquie est très mal connue en France alors que son entrée dans l’Union constituait le point d’orgue du débat allemand, plus mesuré qu’en France. En revanche, la question arménienne est mieux connue sur cette rive du Rhin. Le colonialisme également, qui a fait débat ces derniers temps, peut susciter des relations différentes de part et d’autre de la frontière. Ainsi un reportage sur les lusophones du Mozambique a suscité un réel intérêt en Allemagne. Le Mozambique bordait l’empire colonial allemand sur sa frontière sud.
Pour l’Europe de l’Est, différentes visions du monde s’opposent aussi : l’ex-Europe de l’Est représente pour les Allemands les marches de la Russie. Mais la Pologne parvient à concerner les Français, lorsque des sujets transversaux sont abordés, comme le montrent les audiences obtenues par des reportages sur l’agriculture. Par contre, des documentaires sur la Mazurie ou les Hauts Tatras constituent les limites de l’intérêt du public français pour l’Europe de l’Est. Trop loin, trop inconnu.

J.-L. G. : Le cinéma allemand des dernières années a connu un renouveau sans précédent depuis les années 70. Il a été avant tout tiré par des films phares dont le premier a sans doute été " Cours, Lola, cours ! ".

E. S. : " Good bye Lenin " a en effet succédé à " Cours Lola, cours ! " en terme d’audience. En octobre 2001, ce film avait connu une audience forte en Allemagne avec 6,2% de part de marché, ce qui constitue le record de la chaîne. La première diffusion avait été de 2,7% de part de marché en France, la rediffusion de 5,2%.
" Good bye Lenin " a été en chiffres bruts en téléspectateurs notre meilleure audience de tous les temps. Le film a été vu par 1.675.000 de téléspectateurs en Allemagne, c’est le record. " Cours, Lola, cours " avait attiré 1.608.000 téléspectateurs. C’était un peu plus fort en parts de marché, mais il y avait moins de téléspectateurs devant la télévision. Quand on compare les deux films en France, on s’aperçoit également que " Good bye Lenin " a fait un bien meilleur résultat que " Lola " : 1,1 million de téléspectateurs contre 602 000 pour " Lola ". En Allemagne, c’était attendu. C’était la première diffusion en clair. Il y avait eu des diffusions payantes, mais Arte en tant que co-producteur avait le droit de faire la première diffusion non payante. Nous savions qu’en France " Good bye Lenin " avait été un succès en salle, mais dans une moindre mesure puisqu’il avait fait environ 600.000/700.000 entrées, ce qui est bien, sans être énorme. Nous étions satisfaits, mais nous pensions que ça aurait pu être mieux. Nous avons longtemps réfléchi sur la version à diffuser. Nous hésitions entre la version originale et la version française, débat immanent et récurrent pour la chaîne. Il est d’ailleurs transitoire et sera bientôt obsolète : dans quelques années maintenant, le téléspectateur aura la possibilité de choisir sa langue grâce à la télécommande de la télévision numérique terrestre. Ceci dit, un film ayant eu un tel succès en France aurait certainement pu passer dans la version française pour drainer un public encore plus large. Nous diffusons les deux versions d’ores et déjà sur la chaîne numérique. C’est un film qui est sorti majoritairement en version originale en France et qui a été regardé de cette façon dans les salles. Il aurait été dommage de priver les téléspectateurs qui l’avaient vu en version originale du plaisir de le redécouvrir dans la même configuration. Nous l’avons donc diffusé en VO. Cependant, si " Good bye Lenin " avait été un succès immense en Allemagne tout en étant un échec en France, nous aurions fait un choix différent, à savoir celui de le diffuser en version française pour en faciliter l’accès. Quand on écarte le cinéma hollywoodien classique que l’on retrouve en version originale sur notre chaîne, c’est vrai que c’est une question toujours sous-jacente pour les cinématographies scandinave, russe ou japonaise, voire pour les films espagnols et italiens, c’est-à-dire pour toutes les langues qui sont malheureusement moins connues que l’anglais. Elle se pose d’autant plus quand les films ne sont pas connus. Nous pouvons nous permettre de passer Fellini en version originale. Nous avons récemment diffusé sur Arte un joli film italien d’Alessandro D’Alatri " Au cas où " en version originale. Je me demande si nous n’aurions pas mieux fait de le passer en version française. Il n’était pas connu en France et nous ne lui avons pas rendu service en le diffusant en version originale car beaucoup de gens se sont dit : " Ce n’est pas pour moi ". Si les téléspectateurs avaient pu le découvrir en version française, ils seraient peut-être allés plus loin dans le film. Les metteurs en scène qui font partie d’un patrimoine cinématographique, comme Tarkowski ou Kurosawa, passent en version originale.

Le succès de " Good bye Lenin " est néanmoins intéressant car il a marqué un certain renouveau du cinéma allemand, et ceci dans une catégorie qui a une dimension de comédie assez populaire.

Je serai curieux de voir quel sera le sort de " Sophie Scholl, les derniers jours ". C’est un film qui aura certainement moins de succès que " Good bye Lenin " malgré son triomphe en Allemagne, mais je suis quand même curieux de voir comment ça se passera. On a diffusé aussi dans un genre plus cinéphilique " Head on " de Fatih Akin qui a obtenu un Ours d’or à Berlin. Il a eu un succès d’estime, mais bien réel en France vers la fin de l’année. Je pense que pour " Sophie Scholl ", les distributeurs ont butté sur le fait que le film était très allemand. Le renouveau du cinéma allemand n’est pas à ce point massif qu’il conduise les distributeurs à faire un pari risqué. C’est dommage d’ailleurs, parce que le pari qu’ils feraient là serait sans doute moins hasardeux que celui qu’ils font avec un certain nombre de films français. Même si le thème de " Sophie Scholl " est universel, c’est un film où tout se passe en Allemagne, où la résistance est allemande. Ce thème a été depuis largement abordé, mais reste confiné à un cercle restreint de spécialistes.

J.-L. G. : A la première de " Sophie Scholl " , les représentants d’Arte soulignaient que le sujet était brûlant. Une première tentative avait été faite par Michael Verhoeven sur ce même sujet dans son film " La rose blanche " mais avait reçu un accueil réservé de la part du gouvernement allemand, soucieux que l’on sorte de l’assimilation entre Allemagne et passé nazi.
E. S. : On est sorti de la période où tout rappel à la période nazie était plus ou moins interdit. Le film " La chute " avec Bruno Ganz a joué de ce point de vue un rôle de catharsis. On n’est plus dans cette logique de culpabilité.

J.-L. G. : Le festival de Berlin a été cette année très médiatisé par les journaux français, notamment dans Le Monde et Libération. Comment interprétez-vous cela ?

E. S. : Pour Libération, ce n’est pas nouveau. Il a toujours bien couvert le festival de Berlin. Mais pour le reste de la presse, le festival reconquiert ses lettres de noblesse. On avait d’ailleurs un critique du Monde dans les émissions d’Arte, Jacques Mandelbaum. Ces dernières années, il y a eu des Ours d’or qui ont réuni la critique et le succès public. Cela a contribué à ce que le festival ait plus d’audience du côté français.

J.-L. G. : Cela surprend un peu les Allemands. Ils voient bien apparaître une nouvelle génération, mais ils ne franchissent pas le pas jusqu’à parler de renouveau du cinéma allemand. Il y a une différence de ressenti de part et d’autre du Rhin. Cela se manifeste-t-il aussi chez Arte ?

E. S. : Non, car nous sommes un média de masse et nous n’avons pas la même approche que les critiques qui se concentrent sur le cinéma d’auteur. Nous diffusons bien sûr ce type de cinéma, mais pas en totalité : il ne passera pas systématiquement chez nous. Ce que nous apprécions, c’est que ce cinéma soit tiré par des locomotives, ce qui n’était pas le cas dans la décennie 90 et a fortiori dans la décennie 80. Quand on regarde ce qu’on est capable de passer comme cinéma sur Arte, qui ait une chance de marquer les Français, on va rediffuser à l’automne " Lili Marleen " de Rainer Werner Fassbinder. Nous savons que ça va marcher. En revanche la diffusion de Wim Wenders a été un échec. C’est très subjectif, mais c’est un cinéma qui par son côté formel, son rythme et son attachement à des questions sur l’avenir de l’image est forcément très daté, car elles correspondent à un état des technologies. Le film " Jusqu’au bout du monde " de 1991, qui a suivi l’excellent " Les ailes du désir ", a particulièrement vieilli.

J.-L. G. : Les jeunes metteurs en scène allemands ne se reconnaissent pas dans les metteurs en scène des années 70.

E. S. : Les auteurs de la génération des années 70 restent des figures de proue en France. Wim Wenders, quelle que soit par ailleurs la qualité de son travail, reste un point fort dans le paysage cinématographique français. Il en va de même pour Fassbinder, à en juger par le succès plus que respectable de films comme " Tous les hommes s’appellent Ali " ou encore " Lili Marleen ". Il y a Fassbinder, Wenders, mais il ne faut pas oublier non plus Völker Schlöndorff.

J-L. G. : Ce dernier a du mal à être distribué aujourd’hui. Comment peut-on expliquer cela, parce qu’en France, cette génération continue à bénéficier d’une certaine aura ?

E. S. : Wim Wenders a fait ses derniers films aux Etats-Unis. C’est plutôt une garantie pour les distributeurs. Puis il y a un casting qui impressionne. Je ne suis naturellement pas à leur place, mais c’est vrai que la France a une situation particulière. Il y a une vitalité des jeunes auteurs et des premiers films, même des seconds films et en même temps peut-être une difficulté à financer des films d’auteurs confirmés comme Jacques Rivette ou Eric Rohmer. Ils ont eu des difficultés à trouver une chaîne pour financer leurs derniers films. Volker Schlöndorff est sans doute dans ce cas.

J.-L. G. : Quelle aide peut apporter dans ce cas une chaîne comme Arte ?

E. S. : En termes de distribution, simplement une aide pour la mise en réseau. Arte n’a pas de structure propre de distribution, elle ne peut pas décider elle-même.
J.-L. G. : Mais quand Arte dit que Volker Schlöndorff doit être distribué, c’est audible ?

E. S. : Ce qui est audible n’est pas toujours entendu.

J.-L. G. : Certains films ont-ils particulièrement retenu votre attention au festival de Berlin ?

E. S. : J’y suis simplement passé hélas. Je suis un peu en bout de ligne en ce qui concerne la programmation. Je n’ai pas eu le temps d’y passer beaucoup de temps. Je n’ai pas vu de film qui m’ait vraiment marqué dans le peu de temps imparti. Je crois que le film couronné " Grbavica " de Jasmila Zbanic est un bon film. J’ai l’impression que la qualité du film européen est bonne, même s’il n’y a pas d’innovation formelle remarquable. Le film " The road to Guantanamo " a été assez apprécié, mais il n’était pas si innovant que cela au plan formel par rapport à la cinématographie de Michael Winterbottom et Mat Whitecross. Nous étions quant à nous très contents car nous étions très présents. Nous avions beaucoup de films en compétition.

J.-L. G. : Arte est une télévision de l’offre : quelle est son originalité dans ce domaine ?

E. S. : C’est un aspect très important. C’est d’autant plus important que la tendance naturelle de la télévision est d’éviter la difficulté. Nous nous donnons comme cahier des charges et comme pression constante d’être et de rester le plus accessible possible en matière de programme, depuis l’habillage des titres jusque dans leur conception. On s’aperçoit vite du résultat parce que nous sommes une chaîne européenne, que nous avons plusieurs publics. A certains moments, on voit que ce qui constitue des évidences pour un public n’en sont pas obligatoirement pour un autre. En France, certaines choses que l’on croyait acquises ne le sont pas, des éléments historiques, des constructions sociales ou des facettes du système éducatif. Ce sont des choses qu’il faut rappeler, qu’il ne faut pas hésiter à évoquer tout en gardant suffisamment de liberté afin que les auteurs puissent produire des œuvres à la fois élégantes et appropriées.

J.-L. G. : Arte comme chaîne européenne : est-ce une évidence pour tous, de la part des téléspectateurs comme de la part des gens qui travaillent à l’intérieur d’Arte?

E. S. : Vous avez raison. L’Europe n’intéresse qu’une minorité de téléspectateurs. La thématique européenne dans son ensemble et les équilibres politiques de l’Europe sont presque complètement absents des autres chaînes, de sorte qu’Arte se retrouve en position de quasi-monopole sur le terrain européen, ce qui est anormal. De plus, les plateaux sont souvent orientés selon une problématique francophone ou germanophone, même si les représentants des deux pays sont présents lors des débats. Il y a encore une perception spécifique par les téléspectateurs : le téléspectateur allemand considère Arte comme une chaîne française et le téléspectateur français comme une chaîne allemande. C’est un fait. Ca nous choque toujours quand on a le résultat des études mais c’est ainsi. Cela ne concerne pas toute la grille et reste variable en fonction des téléspectateurs : pourtant, dès qu’un Allemand parle dans une émission en étant traduit en français, ceux qui la regardent ont forcément cette impression là. Pour l’information également, l’alternance entre un journaliste français et un journaliste allemand procure cette sensation. C’est moins vrai pour les documentaires et pour les films évidemment. Pour la fiction, on essaye d’alterner mais il suffit d’une programmation où l’on a deux ou trois fictions allemandes le vendredi pour que cette impression ressurgisse parce qu’elle est très emblématique, ce qui est un peu injuste parce que sur ce plan de la fiction, d’autres chaînes sont aussi allemandes que nous. Elles passent des séries allemandes l’après-midi puisque c’est ce qui marche.

Il y a ensuite les configurations internes. Nous souhaitons être européens parce que nous voulons diffuser dans l’Europe entière, que nous sommes regardés avec une audience significative ailleurs qu’en Allemagne et qu’en France, notamment en Suisse, en Belgique et en Autriche, et puis aussi maintenant en Afrique du Nord.

J.-L. G. : Et vous avez des partenaires espagnols aussi ?

E. S. : nous travaillons avec des partenaires espagnols, des partenaires belges, nous essayons d’essaimer dans toute l’Europe d’une manière adaptée. Ce qui est clair, c’est qu’on ne pourra pas faire une chaîne généraliste qui soit la même partout en Europe, parce que les différences sont trop grandes. C’est l’essence même de l’Europe.

J.-L. G. : Mais ça va dans le sens des chaînes généralistes dont l’avenir est incertain.

E. S. : Là je serai plus prudent, car il y a ce que permet la technique et puis ce que veulent les gens. La technique permettra que chacun reste chez soi le soir, la télévision et internet étant devenus une seule et même chose pour les gens ayant le câble ou le haut débit. On pourra tout recevoir par satellite, tout recevoir sur son ordinateur personnel. Mais il existe des différences d’attitude dans l’appropriation de l’image : devant la télévision, le téléspectateur prend ses aises dans son canapé alors que devant son ordinateur, il se retrouve dans une posture de travail avec son clavier. Ce n’est pas du tout la même chose. Dans le second cas, il y a une attitude active de la personne qui, en revenant de son travail, fait, organise et choisit.

Le consommateur est dans ce cas lorsqu’on choisit de regarder un DVD plutôt que la télévision. Une petite anecdote montre cependant que le comportement actif n’est pas universel. Il existe des statistiques sur le nombre de DVD achetés qui ne sont jamais regardés, c’est impressionnant. Vous achetez un DVD pour le mettre comme un livre de la Pléiade dans votre bibliothèque. Vous ne le regardez jamais. Vous êtes content d’avoir Alfred Hitchcock, François Truffaut ou Andrei Tarkowski dans votre médiathèque. Ce n’est pas simplement ornemental, ça rassure. On a ce fond de patrimoine culturel chez soi, on est satisfait. Quand on est fatigué, on n’a parfois pas envie d’avoir une attitude extrêmement énergique qui consiste à choisir et qui consiste à se faire son propre programme. Je suis donc persuadé qu’il existe encore un avenir pour les chaînes généralistes dont le métier est simplement de mettre en forme et d’éditer des programmes pour les proposer dans une certaine programmation. Certes leur poids va diminuer. C’est d’autant plus clair que les techniques donnent à ceux qui souffraient de cette passivité les moyens de faire autrement, que ce soit avec des formats de stockage comme le DVD ou des formats de flux comme la télévision à la carte. Nous nous y préparons aussi, nous faisons un cycle de vidéos à la demande. Mais il y aura la place pour l’un et l’autre. Contrairement au téléspectateur allemand, qui a 54 ans, fait partie des catégories socioprofessionnelles plutôt privilégiées et est plutôt urbain, on constate que le téléspectateur français a un âge moyen de 58 ans. La moitié de ceux qui ont plus de 58 ans est sans doute moins passionnée de technologie que les plus jeunes et se cantonne, à quelques exceptions près, dans une attitude plus passive. L’attitude de consommation de la télévision va naturellement se diversifier mais il restera toujours une forme de consommation passive qui impliquera le choix d’une chaîne. Choisir une chaîne est d’ailleurs déjà une première étape. Il existe une typologie des comportements devant la télévision. L’attitude la plus passive qui soit est d’allumer TF1 toute la journée : on allume la télévision le matin pour la quitter le soir ; c’est en quelque sorte le niveau zéro. Le niveau suivant consiste à zapper. Le stade ultérieur est de présélectionner sur sa télécommande les chaînes favorites. Le dernier niveau est de choisir sur le journal les programmes à voir ; c’est un stade relativement conscient du comportement type du téléspectateur. Ensuite, on quitte le domaine de la télévision généraliste pour aller vers les chaînes à la carte.

J.-L. G. : Le fait de diversifier les programmes grâce à l’amélioration des techniques va plutôt dans le sens de l’européanisation d’Arte.

E. S. : Oui, ça facilitera l’atteinte de cet objectif. Ensuite, il y a naturellement la dichotomie entre technique et architecture juridique et financière. C’est assez complexe car, même dans le cadre du DVD, on reste dans une architecture nationale de droits. Vous avez le droit de faire des DVD sur un territoire donné et vous achetez ces droits pour ce ou ces territoires. Il en va de même pour la vidéo à la demande. Arte a les moyens d’acheter les droits pour les territoires francophone et germanophone. Si on veut aller au-delà, en l’occurrence les acheter dans d’autres langues, ça coûte naturellement beaucoup plus cher. Il y aura toujours cette limite là par rapport à ce que permet la technique et elle est importante. Cela veut dire que quand on discute avec l’Espagne à propos d’une chaîne culturelle espagnole, nous faisons comprendre aux Espagnols que c’est à eux d’acheter les droits de diffusion du programme d’Arte en Espagne. On a un droit de diffusion sur le satellite, mais qui se limite à l’allemand et au français. On ne paye pas très cher au producteur puisque ce dernier sait qu’il a toujours la possibilité de vendre à la télévision espagnole le programme qui a été diffusé sur Arte pour une utilisation en espagnol. Si le gouvernement espagnol décide de créer une chaîne culturelle Arte en élargissant par conséquent le partenariat européen, il faudra que ce même gouvernement paye aux producteurs les droits, paye également aux producteurs la traduction en espagnol. ARTE seule n’a tout simplement pas les moyens de le faire.

J.-L. G. : On comprend alors mieux l’image d’Arte perçue comme une chaîne franco-allemande si on passe de l’aspect créatif à une logique juridique ou financière.

E. S. : C’est cela. Arte coûte déjà 350 millions d’euros pour des droits déjà larges : nous payons en effet l’exploitation des droits pour la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et l’Autriche. Pour le reste, à savoir la Pologne, l’Italie, l’Espagne, la somme est finalement très symbolique pour un programme satellite qui reste assez virtuel parce qu’on sait que très peu de gens vont regarder les programmes en allemand et en français au-delà de l’aire culturelle précitée. Ce qui est essentiel pour les distributeurs, c’est d’avoir la capacité de vendre le même programme dans d’autres pays comme par exemple l’Italie. C’est n’est pas parce qu’Arte l’a passé déjà une fois dans d’autres langues qu’il a perdu de sa valeur et de sa pertinence. Mais si nous diffusions les mêmes programmes en Italie ou en Grèce dans les langues vernaculaires, le producteur aurait naturellement plus de difficulté à revendre ce programme parce qu’il serait déjà passé sur Arte. Le coût en serait considérablement plus élevé.

J.-L. G. : Malgré la différence de public que vous avez de part et d’autre du Rhin, y-a-t-il des succès communs ?

E. S. : Lorsque je prends la liste des films qui ont bien marché, il y a des choses qui ne surprennent pas : on trouve des classiques tels que " Sissi face à son destin " (6,2% d’audience en France, 3,57% en Allemagne), " Le bateau " de Wolfgang Petersen (6,6% d’audience en France, 2,19% en Allemagne). Les films anglo-saxons comme " La main au collet " (8,9% d’audience en France, 2,85% en Allemagne), " Little big man " (11,2% en France, 2,55 en Allemagne), " Out of Africa " (13,5% en France, 2,63% en Allemagne), " Jeremiah Johnson " (12,7% en France, 2,51% en Allemagne), " Apocalypse now " (5,9% en France, 2,28% en Allemagne) ont naturellement bien marché. Toute la cinématographie américaine joue comme un dénominateur commun de part et d’autre du Rhin.
" Pauline à la plage " d’Eric Rohmer n’a pas si mal marché en Allemagne (1,28% d’audience en Allemagne). Ce sont des choses heureusement surprenantes : outre " Pauline à la plage ", " Sous le sable " de François Ozon a très bien marché en France et en Allemagne (respectivement 9,1% et 1,74%). C’est souvent un cinéma français dont on sous-estime le caractère connu en Allemagne, et ce de façon un peu paradoxale à toutes les époques. " Belle de jour " a été un succès dans les deux pays (7,6% en France, 2,63% en Allemagne), " Jour de fête " a été un film qui sans avoir été un énorme succès en Allemagne, n’a pas été un échec (9,1 % en France, 1,08% en Allemagne). Faire plus français que ce film là, c’est quand même difficile.

J.-L. G. : Le succès du film d’Ozon s’explique assez facilement…

E. S. : Il a bien marché au cinéma, et il a fait 9% de parts de marché en France. C’est un film très accessible. Puis il y a eu des films récents qui ont eu un grand succès : " Delicatessen " en 1997 a bien marché en Allemagne (7,6% de part de marché en France, 1,14 en Allemagne). " La sirène du Mississipi " (7,5 % de parts de marché en France, 1,14 en Allemagne) " Max et les ferrailleurs " (7,8 de part de marché en France, 1,19 en Allemagne), sans être des grands succès, n’ont pas si mal fonctionné en Allemagne ; Bunuel, ça fonctionne bien (" Cet obscur objet du désir " a fait 5,9% de parts de marché en France, 1,18% en Allemagne). C’est plus étonnant qu’un certain cinéma comme " Adieu poulet ", " Vénus beauté ", " Le salaire de la peur " ou " Mélodie en sous-sol " ait été beaucoup diffusé sur les chaînes allemandes et dise donc quelque chose au téléspectateur allemand, tout en relevant d’un réel classicisme français. " Casque d’or " a moins bien marché.

J.-L. G. : Vous programmez " Pauline à la plage " et vous vous apercevez que ça marche. Comment réagissez-vous ?

E. S. : Il y a un certain nombre de surprises effectivement. On en tire les conséquences : nous programmerons en 2007 la série des contes de Rohmer. Mais que " Lili Marleen " ait aussi bien réussi en France m’a étonné. " Lili Marleen " a fait 7,8 % et 7% de part de marché lors des deux diffusions en 2002 et 2004.

J.-L. G. : La confusion avec le mythe de Marleen Dietrich ?

E. S. : C’est possible. Pourtant tous les films avec Marlène Dietrich n’ont pas la même résonance. A l’inverse, il y a des choses qui ne fonctionnent pas si bien, par exemple " La Belle et la Bête " de Jean Cocteau qui a plutôt été un échec en Allemagne. Dans les films récents, " L’effrontée " qui a bien marché en France a peu marché en Allemagne (6,1 % en France, 1,01 en Allemagne). Il n’y a pas de recette miracle malheureusement.

On est très content quand on peut renouveler les succès comme le film d’Ozon effectivement. On essaye donc d’avoir des films français récents qui sont capables de faire ça. Je vous donne un autre exemple. On va diffuser cet été probablement le film avec Antoine de Caunes " L’homme est une femme comme les autres ". Je me dis que c’est un film qui peut typiquement marcher en Allemagne parce que la thématique est assez universelle. Ca se passe dans la communauté juive et ce n’est pas très différent de " Alles auf Zucker " de Dani Levy. C’est un film assez intimiste, à la fois drôle et accessible. Nous l’avons programmé fin mai, mais nous nous sommes aperçu qu’il n’y avait pas de version allemande. Nous n’avons pas réussi à la faire à temps pour la diffuser à la presse. Nous avons donc reculé le passage du film même si ça affaiblit un peu la programmation de mai en France. Nous voulons donner une chance particulière à ce film en Allemagne. C’est ce type d’exemple sur lequel on se dit qu’on peut réussir. Il y en a d’autres dans lesquels on ne placera pas les mêmes espoirs. " Kennedy et moi " par exemple avec Jean-Pierre Bacri n’a certainement pas le même potentiel. C’est un film qui n’a pas le même statut, qui n’est pas sorti en Allemagne.

J.-L. G. : Le film de de Caunes s’inscrit dans une veine de la comédie allemande…

E. S. : Oui, sans doute.

J.-L. G. : Est-ce que vous vous êtes déjà dit en tant que directeur de la programmation : on ne peut pas diffuser cela avec la meilleure volonté du monde parce que ça ne va pas être compris en Allemagne ou en France ?

E. S. : Je peux vous parler d’un thème qui a suscité une discussion considérable dans la chaîne parce qu’on voulait diffuser des images assez dures dans une de nos émissions Thema portant sur la chirurgie esthétique. Il y avait un documentaire britannique qui filmait sans doute d’une manière trop complaisante des hommes en train de se faire épiler. La diffusion de ces images assez crues avait choqué beaucoup de personnes dans la chaîne. Le rapport au corps non pas dans son aspect érotique, mais dans son rapport avec la nudité est plus direct en Allemagne qu’en France. On va plus au sauna en Allemagne. Il n’ y a pas le même rapport à la pudeur. Les Anglais sont plus proches de nous que les Allemands sur ce plan. Ca fait partie des choses auxquelles il faut faire attention. Le documentaire sur l’histoire du naturisme apparaît comme allant de soi en Allemagne alors qu’il apparaît comme assez racoleur en France. Le sujet fait simplement partie d’une histoire de la vie quotidienne en Allemagne.

J.-L. G. : On ne dit pas forcément non sur ces sujets…

E. S. : Mais il faut dans ce cas les entourer de précautions… On essaye de faire attention à la programmation. Il y a également un lexique compliqué à utiliser quant on touche à la deuxième guerre mondiale. Il y a parfois des polémiques non pas exacerbées, mais pas forcément éteintes. Quand on parle des camps de concentration, il n’y a aujourd’hui plus de problème. Par contre, certains documentaristes allemands essayent d’aller titiller là où ça fait mal, c'est-à-dire sur la complicité de l’Etat français, de la police française dans la déportation des Juifs. Parfois, on a des soucis dans la manière dont les films sont faits plus que dans la décision de les programmer. Il faut aussi comprendre qu’on ne peut pas toujours employer les mêmes termes sur les deux rives du Rhin.

Plus généralement, les visions du monde des deux partenaires sont quelque peu différentes. Il y a une sensibilité plus permanente sur la question des droits de l’homme du côté allemand. On insiste sur l’égalité hommes-femmes, sur les droits de l’homme. Parfois, les propositions du côté allemand sont trop régionales. Il faut qu’elles concernent l’Allemagne tout entière. Les quatre décisionnaires de la programmation n’arbitrent jamais au détriment des intérêts vitaux de la chaîne.
Il y a aussi une question de protection de la jeunesse. On ne diffuse pas la même chose à midi que le soir. Il y a des différences entre la France et l’Allemagne : si les enfants sont à l’école en France l’après-midi, ce n’est pas le cas en Allemagne. Cela nous impose une vigilance encore plus accrue que sur d’autres chaînes sur ce qu’on passe. Les vacances ne sont pas les mêmes. En France, il faut être plus vigilant les veilles de vacances car on sait que les enfants vont regarder plus tard la télévision. On doit essayer de penser à cela à chaque fois. Quand on va dans le détail de la classification des films, en Allemagne ça s’appelle le FSK , elles sont différentes et parfois très datées. On va diffuser un western spaghetti qui était interdit aux moins de 18 ans en Allemagne en salle. Ca ne méritait pas tant d’opprobre.

J.-L. G. : Et le thème de la religion ?

E. S. : Les Eglises interviennent plus à la télévision qu’en France. En France, on ne les voit pratiquement que dans les émissions chrétiennes de France télévision le dimanche matin. En France, la question de la laïcité est centrale. On se positionne en faveur de ou contre les Eglises et la religion. Cela se cantonne d’ailleurs souvent à deux ou trois moments forts dont l’exemple le plus typique est la matinée du dimanche sur France 2. En Allemagne, l’élection du cardinal Ratzinger à la papauté a focalisé les regards sur l’Eglise. Ce n’est pas d’ailleurs toujours positif. Ainsi va-t-on bientôt diffuser sur Arte un documentaire sur la première année du pontificat de Benoît XVI qui sera plus critique qu’un premier portrait qui manquait peut être de recul. En Allemagne, le débat est plus ouvert et plus public qu’en France. Cela tient bien sûr à la présence et à la position des Eglises protestantes : elles confèrent à la discussion œcuménique une teinte différente. La religion n’est pas un tabou et fait l’objet de controverses variées. Naturellement s’ajoutent à cela les différences régionales. Ce qui semble scandaleux pour un Bavarois ne le sera pas pour un Allemand du Nord. On peut toutefois penser que l’irruption de l’Islam dans le paysage religieux des deux pays risque de changer la donne. En effet, le sujet permet de rebattre les cartes.

J.-L. G. : Vous avez parlé de la situation assez vivante et paradoxale du cinéma français : les jeunes auteurs y trouvent leur place, alors que des auteurs confirmés comme Rohmer ou Rivette ont plus de mal à faire financer leurs nouveaux films. Comment suivre et donner leur place à des auteurs qui ont rencontré une première fois leur public avec succès ?

E. S. : Arte est naturellement soucieuse dans ses coproductions de suivre des auteurs qui émergent pour leur second ou troisième film. C’est le cas pour Pepe Danquart ou Daniel Levy. Mais nous nous engageons aussi sur des projets plus risqués. Cependant, le budget d’Arte pour les coproductions est limité. Il ne peut que servir d’appoint et de complément à l’engagement des grosses chaînes. Du côté français, il y a un problème particulier depuis que Canal + s’est largement désengagé de son rôle de coproducteur majeur du cinéma d’auteur français pour s’investir dans des films de niveau plus élevé. La pression sur Arte s’est accrue pour financer des metteurs en scène comme Jacques Rivette ou Eric Rohmer. Or ce n’est pas possible à moyens constants. En ce qui concerne la coproduction des films allemands et français, Arte a tenu ses engagements, mais dans une relation plus tendue avec les producteurs qui attendent beaucoup de la chaîne.

Il existe chez Arte deux politiques concernant la production de films. En France tout d’abord, la chaîne apporte des fonds pour environ vingt films par an. On peut citer un certain nombre de succès de ces dernières années : " Le promeneur du champ de mars " de Robert Guédiguian, " Rachida " de Yamina Bachir-Chouikh ou " Manderley " de Lars von Trier. La France et l’Allemagne financent conjointement nombre de films comme ceux d’Emir Kusturica. Du côté allemand, les maisons de production dépendant de la ZDF ou de ARD apportent également des fonds en coproduction. Elles ont une marge de manoeuvre réelle. Plutôt que l’exception culturelle préconisée par les Français, les Allemands préfèrent souligner la diversité culturelle prônée par l’UNESCO. Le résultat revient néanmoins au même puisque les œuvres ainsi produites sont destinées à un public limité.

J.-L. G. : En m’entretenant avec de nombreux acteurs du monde du cinéma, j’ai souvent entendu de façon un peu caricaturale que le cinéma français était bon parce que la télévision était médiocre et que le contraire valait en Allemagne. Qu’en pensez-vous personnellement en tant que directeur de la programmation ?

E. S. : En excluant Arte, France 5 et 3Sat pour l’Allemagne, qui sont des cas particuliers, on peut simplement dire que la ZDF et l’ARD ont peut-être des programmes plus exigeants pour le grand public que les chaînes télévisées françaises. Le cadre est plus favorable en Allemagne pour passer, comme l’a fait la ZDF, un opéra comme La Traviata en prime time. Les chaînes publiques ont un effet d’entraînement sur l’ensemble des programmes. Ceci dit, il ne faut pas non plus dénigrer la France dans ce domaine. Les chaînes publiques y tentent par exemple d’introduire la politique dans la fiction, autrefois apanage des Anglo-saxons et des Allemands. On a pu voir un " de Gaulle " ou " Le promeneur du Champ de Mars ". Arte qui n’est nullement soumis aux contraintes publicitaires pose quand même la question de son audience. La danse, l’opéra ou les concerts n’ont que peu de public. Mais dans tous les domaines où elle est présente, Arte souhaite rencontrer son public. Elle aimerait faire monter son audience à 10% en gardant la même créativité et la même qualité de création. Mais le contexte est concurrentiel et la chaîne dépense un million d’euros supplémentaires pour ce faire. En moyenne, Arte fait 3,5% d’audience en France, 0,7% en Allemagne. La moyenne par case est de 1%, mais 2% d’audience en France est un mauvais résultat.

Même s’il existe des vases communicants, il reste malgré tout une différence de qualité ; les chaînes allemandes, à l’instar de leur information, focalisent plus sur l’international que les médias français. Il faut insister aussi sur le fait que les chaînes allemandes disposent de plus de moyens et s’exposent donc plus vis-à-vis de la concurrence. La télévision publique est en effet en concurrence frontale avec le service privé et dépense beaucoup d’argent, comme on l’a vu pour les droits de retransmission du football. Elle est d’ailleurs en conflit avec la commission européenne. La concurrence en France se fait entre TF1, Canal + et M6, mais pas avec France 2. Le modèle à suivre est d’ailleurs plutôt celui de la BBC qui fait de tout. Le choix du cinéma en prime time grâce aux coproductions a plus de difficultés à passer aujourd’hui.

France 3 fait en prime time plus le pari de la fiction télévisuelle que celui du cinéma. La télévision payante induira une autre logique qui n’est pas celle de l’audience. Cette logique de flux s’apparentera plus à celle du DVD patrimonial. Canal + a passé un J. Rivette il y a peu de temps. Cela peut susciter des réabonnements car cela rassure les gens de savoir, même sans le voir, qu’ils pourront avoir accès à J. Rivette. Pour TF1 ou France 2, tout dépend de la publicité. Ils ne passeront pas Rivette, sauf événement exceptionnel. Canal + a plus de liberté de programmation, y compris pour les courts métrages, les documentaires et les films d’auteurs.

J.-L. G. : Vous m’aviez parlé des réticences de certains responsables français quant à la diffusion de films allemands à la télévision. Avez-vous connaissance de pareilles réactions en Allemagne ?

E. S. : En France, quelques réticences sont apparues au départ lorsque les responsables ont pris conscience qu’Arte était une chaîne qui passait en même temps en France et en Allemagne. Les actionnaires étaient sceptiques : pourquoi y mettre de l’argent ? Ils ne voyaient pas l’intérêt de la coproduction. En outre, il y avait des doutes quant à la possibilité de faire réellement une chaîne internationale. Lorsque Arte a pris la place de la 5, il y a aussi eu des remous. Les milieux autorisés pensaient que le fait de fonder une chaîne qui n’aurait été qu’un lieu de transition et de médiation du débat franco-allemand pouvait agir de façon répulsive. Mais entre-temps, les esprits ont évolué. La perception de l’information sur Arte passe par exemple très bien. L’information apporte réellement une vision franco-allemande de la chaîne et engrange de ce fait un réel capital de sympathie. L’influence allemande sur le format éditorial est perçue positivement par rapport à la personnalisation des journaux français. En Allemagne, cette façon de faire l’information est banale mais Arte ouvre d’autres fenêtres culturelles.

J.-L. G. : Je vous remercie pour cet entretien.