Contrairement à l'Italie ou à la France, les périodes fastes de l’histoire du cinéma allemand sont toujours plus marquées par des acteurs que par des réalisateurs, à l’exception peut-être des années 1970. A la manière dont Asta Nielsen signala en 1910 l’entrée de l’Allemagne dans l’ère du cinéma moderne en s’érigeant comme sa figure de proue, une nouvelle génération de comédiens est devenue familière à un public européen, mais aussi américain : Daniel Brühl, né à Barcelone et héros planétaire de " Good bye Lenin ", Julia Jentsch remarquée pour les Oscars par la densité qu’elle donne à Sophie Scholl ou Moritz Bleibtreu, interprète polyvalent de " Cours, Lola, cours ! ", " Head on " ou " Les particules élémentaires " crèvent l’écran. Mais contrairement à leurs prédécesseurs, ils n’ont nullement envie de s’exiler pour faire carrière, choisissant d’enrichir au contraire le cinéma allemand de leur cosmopolitisme. Ils sont les symboles de l’actuelle flamboyance du septième art outre-Rhin. Depuis quelques années en effet, la critique, notamment française, a retrouvé un certain charme au vent de modernité venu d’outre-Rhin, de sorte que les " Cahiers du cinéma " ont consacré un numéro spécial à ce phénomène en février dernier. L’inspiration et la vivacité du cinéma allemand ne cessent d’intriguer et de susciter la curiosité et l’admiration de la presse spécialisée dans nombre de pays voisins.

Il faut dire que les cinéastes allemands surprennent toujours. L’histoire du cinéma d’outre-Rhin suit une courbe sinusoïdale ponctuée de phases brillantes et de périodes plus creuses. Deux moments ont contribué, en plus de notre contemporanéité immédiate, à établir sa réputation. Ils correspondent à des instants où, contrairement au cinéma américain hollywoodien réfugié aux marges du réel décliné en multiples genres, le septième art germanique s’interroge sur la réalité sociale telle qu’elle se donne en représentation dans toute sa complexité. Le cinéma des années 1920 (F. W. Murnau, Fritz Lang, G. W. Pabst ou Max Ophuls) fut ainsi directement en prise avec la crise de l’entre-deux-guerres, suscitant chez Siegfried Kracauer l’impression intime de voir dans le septième art le reflet du " monologue intérieure des classes moyennes " . A son tour, le cinéma des années 1970 (Alexander Kluge, R. W. Fassbinder, Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Jean-Marie Straub ou Rudolf Thome) posa la question du rapport de la société allemande à son passé après le long étourdissement amnésique que constitua le miracle économique. Ce cinéma fit le bonheur des cinéphiles du monde entier, mais plus particulièrement de ceux de France et des Etats-Unis. Certains réalisateurs, à la manière de Wim Wenders, choisirent d’ailleurs de prolonger leur carrière outre-Atlantique sous des cieux prétendument plus cléments. La " nouvelle vague " actuelle s’inscrit quant à elle dans l’espace qui va de la fin du court vingtième siècle avec la chute du mur de Berlin aux tâtonnements du nouveau siècle dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001 et des remises en question qu’ils suscitent pour l’ensemble des sociétés occidentales. Ce renouveau prend d’ailleurs place dans une mutation plus large des sociétés européennes qui, chacune à leur tour, ont réagi cinématographiquement aux bouleversements auxquels elles étaient confrontées : comment en effet ne pas penser, en fréquentant le cinéma allemand d’aujourd’hui, à Ken Loach et à sa critique de la société anglaise mise à mal par le thatchérisme ou encore à Pedro Almod_var et à ses émules fêtant avec jubilation la sortie de la société espagnole du pesant carcan franquiste ?

Si la fréquentation des salles obscures est toujours aussi moribonde, puisque les Allemands ne s’y rendent en moyenne que deux fois par an, le contenu de ce qui attire le public a en revanche changé. En effet, les réalisateurs nationaux réveillent l’intérêt des spectateurs. Durant ces dernières années, la production cinématographique allemande a atteint environ 20% de part de marché, faisant plus que doubler son audience par rapport aux films à gros budget venus de Hollywood. En 2004, six films ont atteint plus d’un million de spectateurs et le nombre de films à petits budgets ayant recueilli plus de 100.000 spectateurs a également augmenté. La qualité des oeuvres présentées est indéniable : ainsi " Good bye Lenin " et " Head on " ont successivement gagné le prix du film européen. Après plusieurs années d’absence au festival de Cannes, " The Edukators " a été le premier film à renouer avec la tradition. Il ne faut pas non plus omettre la nomination pour les oscars de " La chute " et de " Die Geschichte des weinenden Kamels ". Cette renaissance s’est faite sur fond de prise de conscience du malaise de la profession. En 1999 est entrée en vigueur en Allemagne une loi pour la promotion du cinéma. Une agence ad hoc a été créée afin d’éviter les délais trop longs pour le financement des projets. Les chaînes privées ont alloué jusqu’en 2003 environ 5,5 millions d’euros à cette institution pour favoriser le tournage de films en échange de leur diffusion plus rapide à la télévision. En outre, la fin de la décennie 90 est marquée par la multiplication de la construction de salles multiplex dans le cadre de la rénovation urbaine engendrée par la réunification. Entre 1994 et 1998, leur nombre a augmenté de 20%, entraînant une hausse des entrées de 10% sur la même période. Mais les films allemands n’avaient à l’époque qu’une part de marché de 10 à 15%, le reste étant largement occupé par les productions à grand spectacle venues d’outre-Atlantique. Après des années de vaches maigres, il a fallu attendre la sortie de " Cours, Lola, cours ! " de Tom Tykwer pour deviner les prémices du mouvement aujourd’hui fortement ancré dans le paysage médiatique européen. Le cinéma a une responsabilité sociale, celle de témoigner de destins vrais ou inventés. Il en recolle les éclats pour leur donner sens. Il attire les regards sur des lieux oubliés et sur les gens qui y vivent. Il informe sur la disparition de paysages et rend visibles les échanges, ceux des réfugiés de tous ordres, des marchandises, de l’information et de l’argent ; il montre également l’errance des habitants des grandes villes. Si la découverte des œuvres contemporaines ne se résume pas au choc visuel qu’elles provoquent, à leur aspect esthétique ou simplement au bonheur d’en être les spectateurs, c’est bien parce que le nouveau cinéma allemand affiche de nouveau un rapport politique à la réalité.

Ce dossier s’attache donc aux jalons posés pour son renouveau. Ils ne sont pas seulement d’ordre formel, mais aussi d’ordre économique et technique. Loin d’avoir fréquenté, à la manière de leurs aînés, les salles obscures de cinéclubs pour se former et appréhender l’histoire du cinéma, notamment allemand et américain, les jeunes réalisateurs ont grandi dans un monde où l’image, vecteur principal de la communication, est désacralisée. Elle s’est en outre démultipliée du fait des nouveaux supports désormais disponibles. Les nouveaux réalisateurs parlent de leur attachement aux multiples sollicitations visuelles qu’ils ont pu connaître tout au long de leur formation plus que des influences reçues de leurs prédécesseurs. On a parfois l’impression que les considérations formelles, à la façon de ce qui se fait parfois dans le domaine de l’art contemporain, ont pris le pas sur toute mise en perspective diachronique des nouveaux metteurs en scène dans l’histoire de leur discipline. Ce numéro tente par conséquent de circonscrire les tenants et les aboutissants de l’industrie cinématographique allemande au tournant de ce siècle. Il s’attache dans un premier temps à mettre en exergue les acteurs incontournables du fonctionnement de ce cinéma allemand. Ainsi en va-t-il du rôle de la télévision, si injustement décriée par certains puristes, dans la production et la diffusion des œuvres cinématographiques. Emmanuel Suard, directeur de la programmation d’Arte, met en exergue les particularités des goûts des publics allemand et français de la chaîne européenne et souligne les mutations techniques fondamentales qui concerneront le téléspectateur dans les années à venir. Le jeune réalisateur Thomas Durchschlag, auteur du très prometteur premier film " Allein ", donne son point de vue sur le jeune cinéma auquel il contribue en tant qu’acteur majeur. Quant à Elke Brand, elle met en lumière le travail des agences de scénaristes, intermédiaires plus incontournables sur l’autre rive du Rhin qu’en France. Enfin, Uta Schwarz montre combien les enjeux économiques régionaux du cinéma engendrent chez les décideurs une réflexion sur la manière dont doivent être formés les acteurs principaux de son développement et sur la façon de les retenir sur place. On voit se dessiner au travers de ces différentes contributions un paysage multipolaire où se distinguent quatre grands axes ayant une vocation propre : Munich, Hambourg, Berlin et Cologne. Dans un second temps, les auteurs de ce dossier s’attachent à mettre en valeur les caractéristiques de la mutation esthétique du cinéma allemand pendant ces dernières décennies. Monika Bellan en trace un panorama assez exhaustif, décrivant les différentes étapes de sa renaissance depuis la création de la revue " Revolver " à Munich jusqu’aux grands succès récents. Valérie Carré met en valeur les liens qui existent entre la génération des années 70 et la " nouvelle vague " allemande, montrant la rupture de cette dernière avec la culpabilité issue d’un passé dont la génération des années 70 symbolisait le contrepoint contestataire. Les articles de Claire Kaiser-Guérin et de Guillaume Robin examinent en détail deux des succès les plus éclatants de ces dernières années : l’inévitable " Good bye Lenin " d’une part, dont Claire Kaiser-Guérin souligne à travers le prisme original de la voix off l’aspect subversif et pourtant très paradigmatique ; " La chute " d’autre part que Guillaume Robin appréhende à travers les débats controversés que l’œuvre a pu susciter et qui soulignent la différence d’approche entre la génération des jeunes réalisateurs et leurs prédécesseurs.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ce cahier ouvre des pistes qui pourront sans doute être complétées dans un prochain avenir. Il souhaite simplement éveiller un intérêt pour un phénomène qui est sans doute l’un des plus marquants et des plus significatifs des bouleversements de la société allemande au tournant de ce siècle.