Les hésitations allemandes face à la mise sur pied d'un plan d’aide européen en faveur de la Grèce et les critiques formulées par de hauts responsables allemands à l’égard de la politique économique et budgétaire de ce pays ont fait apparaître de profondes divergences entre la majorité des pays de la zone euro et l’Allemagne accompagnée des Pays-Bas. Ces deux pays présentent, crise ou non, d’énormes excédents dans leurs comptes des payements courants tandis que les autres pays sont, dans le même temps, affligés de déficits plus ou moins importants. Autrement dit : des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas sont considérés comme compétitifs, car capable de vendre à l’étranger plus qu’ils n’importent de l’étranger. L’Allemagne reproche donc aux autres pays de ne pas avoir fait l’effort de se restructurer à temps pour accroître leur propre compétitivité, visiblement défaillante.

La crise de confiance apparaît au grand jour en ce moment précis, parce que les pouvoirs publics des pays déficitaires se voient obligés de combattre la crise actuelle par un endettement accru et massif alors que les deux pays toujours excédentaires au niveau de leurs comptes courants présentent des budgets publics, certes déficitaires, mais somme toute dans des limites plus « raisonnables ». L’Allemagne accuse donc les pays menacés par la faillite d’Etat de ne pas avoir fait l’effort d’assainir leurs comptes publics lorsqu’il était encore temps (avant la crise) pour engranger suffisamment de « munitions » afin de pouvoir combattre la crise maintenant, sans mettre en danger leur crédibilité financière. Bref, il suffirait, selon l’Allemagne, que chaque pays fasse ses « devoirs » de son coté, sur les deux plans, pour que les choses puissent rentrer dans l’ordre.

Mais que se passerait-il, si tous les pays de la zone euro prenaient comme exemple la politique menée par l’Allemagne depuis la crise engendrée dans ce pays par une politique de réunification passablement « populaire ». La « générosité » avec laquelle l’ancienne R.F.A. avait intégré dans son modèle économique 17 millions d’Allemands de l’ex-R.D.A. provoqua l’envolée des déficits publics et baissa brusquement, via une demande privée stimulée artificiellement, l’excédent traditionnel des comptes extérieurs du pays. Depuis le milieu des années 1990, l’Allemagne cherche à restaurer sa compétitivité et ses équilibres budgétaires par deux approches : depuis 15 ans, les salaires augmentent moins vite que chez la plupart de ses partenaires de la zone euro, de l’Union européenne et des Etats-Unis ; l’introduction d’importantes réformes dans le domaine social (législation « Hartz ») à partir de 2004, l’adoption de la TVA sociale et le report de l’âge légal de la retraite de 65 à 67 ans en 2007, une forme d’écotaxe en 1999 (le produit de cette taxe permet de consolider les cotisations sociales). Ces deux approches ont eu comme effet de stimuler, par la maîtrise des coûts salariaux et des charges sociales, les exportations (et avec elles les excédents extérieurs) et ont permis, grâce à la croissance retrouvée en 2005, d’assainir les budgets publics. Le revers de la médaille de cette politique de compétitivité a été, et reste toujours, une demande intérieure beaucoup moins dynamique qu’ailleurs.

Si tous les pays déficitaires imitaient en pleine crise la politique allemande la conséquence en serait le recul relatif, comme dans cas allemand, de la demande intérieure des pays concernés. Ce recul, non compensé par l’intervention d’un Etat obligé d’assainir ses comptes (cette exigence est actuellement adressée par la Commission européenne à la Grèce, mais aussi à l’Espagne, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne), ne pourrait que provoquer une baisse supplémentaire de la croissance dans ces pays et une crise économique endémique aux conséquences politiques imprévisibles. Le seul espoir pour ces pays de se refaire une santé résiderait, comme pour le cas allemand sommairement exposé plus haut, dans l’accroissement rapide de leur compétitivité et, par conséquence, de leurs exportations. Mais il-y-a pourtant un frein à cette stratégie : plus des deux tiers des échanges extérieurs des pays ont lieu en Europe même, dans l’Union et la zone euro. Qui seraient alors les acheteurs des productions compétitives ? Comme l’Allemagne, le reste de l’Europe, n’aurait que compétitivité et exportations en tête, et les portemonnaies relativement vides. Cette situation empêcherait l’écoulement, en Europe même, d’une grande partie des marchandises et services produits grâce à la compétitivité collective retrouvée. La zone euro, dans son ensemble, serait donc contrainte d’expédier une part toujours croissante de son P.I.B. au-delà des frontières de l’Europe. Pour finir comme la Chine, avec des excédents européens gigantesques et de plus en plus insupportables pour le reste du monde.

Une première conclusion s’impose donc : si l’Allemagne est actuellement en mesure d’appliquer son modèle économique, c’est qu’elle peut (pouvait ?) compter, premièrement, sur la capacité d’absorption des pays partenaires en Europe et, deuxièmement, sur le fait qu’elle peut (pouvait ?) cacher ses excédents nationaux dans un océan européen de déficits extérieurs fournis par ses partenaires. Autrement dit : les excédents allemands sont supportables pour le reste du monde parce qu’ils sont « compensés » par les déficits des partenaires européens. Pourtant, l’élément monétaire et la force de l’euro auraient tôt provoqué une sévère correction de la stratégie de compétitivité préconisée par l’Allemagne aux Européens. Car l’Europe n’est pas comparable à la Chine qui extrait artificiellement sa monnaie nationale des marchés monétaires. Fluctuant librement, le renminbi ou yuan gagnerait rapidement en valeur ce qui réduirait autant les excédents chinois que la croissance de ce pays, qui, on l’aura compris, se réalise actuellement en partie sur le dos des partenaires mondiaux. L’euro n’étant pas comparable à la monnaie chinoise, sa valeur s’envolerait dès la première apparition de forts excédents de la zone euro réalisés par tous avec les recettes allemandes. Une deuxième conclusion fait apparaître que la situation actuelle profite à l’Allemagne également sur le plan monétaire, car avec des comptes extérieurs de la zone euro à l’équilibre ou en léger déficit, la tension à la hausse de l’euro est moins sensible. En réalité, l’euro est actuellement sous-évalué si l’on prend en compte, de façon isolée, la compétitivité allemande. Les excédents allemands actuels sont donc aussi, partiellement au moins, le résultat d’une valeur moyenne de l’euro issue du manque de compétitivité de nombreux partenaires de l’Allemagne.

Faut-il donc ne rien faire, laisser les choses en l’état ? Ce n’est pas envisageable non plus, car il ne serait pas soutenable à terme de laisser s’accumuler ici les dettes et là les excédents. Pour revenir à la raison et dépasser les accusations stériles et pénalisantes pour tous, il conviendrait à mon avis de revenir encore une fois aux sources théoriques de la monnaie unique, pour la sauver. Le prix-Nobel Robert A. Mundell les a élaboré au milieu des années 1960 dans un article sur les espaces monétaires optimaux. Il prévoyait alors qu’une zone monétaire, pour rester viable et produire des effets bénéfiques pour tous, nécessiterait, en plus de la libre circulation des capitaux, une mobilité importante de la force de travail ou une flexibilité des salaires vers le bas ou une péréquation financière entre les régions qui composent la zone. Le mieux, pensait-il, serait l’application de l’ensemble de ces moyens d’ajustement. Pour la zone euro, les pères du traité de Maastricht ont évincé la péréquation financière, c'est-à-dire la solidarité budgétaire entre Etats-membres. La mobilité des salariés restera toujours très marginale en raison des frontières linguistiques. Il ne reste donc que la flexibilité des salaires vers le bas, c'est-à-dire la recherche de la compétitivité sur le dos des salariés. Cela reviendrait à valider les exigences allemandes actuelles par rapport à ses partenaires. Mais en même temps, nous avons vu plus haut que ce chemin était bloqué également ou, du moins, semées de fortes embuches.

La seule véritable issue serait donc : inventer un mécanisme de consultations permettant d’ajuster de façon détaillée, équilibrée et contraignante les politiques économiques, monétaires, budgétaires et fiscales – une nouvelle gouvernance économique européenne, non un gouvernement européen. Bâtir une vraie communauté d’intérêts. Une telle gouvernance permettrait de trouver des compromis sur la base d’un donnant-donnant ou d’un jeu à sommes positives. Les positions unilatérales, ce bref exposé le démontre, sont logiquement vouées à l’échec. Cette position a été défendue depuis toujours par la France. Il me semble que c’est la raison même.