Résumé

Jusqu'à la fin des années 1960 en France, la danse classique est le seul style chorégraphique à bénéficier de subventions publiques. L'aide de l’État est surtout dirigée vers le Ballet de l’Opéra de Paris, et les troupes rattachées aux maisons d’opéra de province sont principalement financées par les municipalités. À cette époque, les aspirations au changement exprimées par les mouvements sociaux de mai 1968 sont aussi très vives dans le milieu de la danse où se multiplient les démarches innovatrices. Menées tantôt par des artistes dissidents du monde académique, tantôt par des militants de longue date, ces expériences artistiques d’une grande diversité sont rassemblées d’abord sous les termes de danse moderne, puis, progressivement à partir des années 1970, sous ceux de danse contemporaine.

Ce nouveau style chorégraphique, qui prend son origine dans des allers-retours entre l’Europe et l’Amérique, à la charnière du xixe et du xxe siècle, revendique une véritable altérité par rapport à la technique classique. Dans l’entre-deux-guerres, il se développe principalement en Allemagne et aux États-Unis, formant deux voies distinctes mais reliées par de multiples échanges artistiques. Les danseurs modernes français qui œuvrent pour la reconnaissance de cette forme d’art dans les années 1950 et 1960 transmettent principalement l’héritage de la danse d’expression portée en Allemagne, dans la première moitié du xxe siècle, par des personnalités artistiques de premier plan : Rudolf Laban, Mary Wigman et Kurt Joos, notamment. Ils ont tous rencontré, dans leurs années de formation, des artistes et pédagogues issus du mouvement de la danse moderne allemande.

Parmi ces précurseurs, Françoise et Dominique Dupuy jouent un rôle clé dans la promotion de la danse moderne. Ils forment un couple et se sont connus alors qu’ils étaient interprètes dans la compagnie de Jean Weidt, danseur allemand communiste qui avait fui le nazisme et émigré en France, dans les années 1930. Weidt est très proche des milieux du théâtre parisien, il entretient notamment des relations amicales avec Roger Blin et Jean-Louis Barrault et répète dans un studio mis à sa disposition par Charles Dullin au Théâtre Sarah-Bernardt. En 1947, il remporte le Concours international de Copenhague, organisé par les Archives internationales de la danse, avec une pièce intitulée La Cellule qui est ovationnée par le public et considérée comme un chef-d’œuvre par des critiques scandinaves.

Dans leur parcours de cette époque, Françoise et Dominique Dupuy croisent également d’autres danseurs, notamment trois disciples de Mary Wigman – Jérôme Andrews, Jacqueline Robinson et Karin Waehner – qui forment, en 1953, la troupe des « Compagnons de la danse ». Robinson et Waehner, une danseuse d’origine allemande qui a suivi la totalité du cursus de l’école de Wigman (trois ans), se sont rencontrées en Suisse où cette dernière donne régulièrement des stages. Le parcours de Jérôme Andrews est différent. Né aux États-Unis, Il a été formé par les maîtres de la modern dance, mais aussi par Hanya Holm, qui dirige l’école Wigman aux États-Unis. Il remporte de grands succès comme interprète, notamment dans le music-hall à New York, Londres et Paris, dans les années 1940. La suite de sa carrière se déroule principalement en Europe et surtout en France. Au début des années 1950, il suit l’enseignement de Wigman elle-même, qu’il n’avait approché qu’indirectement jusqu’alors.

 

La présente contribution a pour principal objectif de montrer l’importance et les modalités de l’influence directe ou indirecte exercée par les artistes chorégraphiques allemands sur la jeune danse moderne française. Cette démonstration d’appuiera à la fois sur des sources orales (entretiens avec des artistes) et sur l’exploitation de fonds d’archives déposées à la Bibliothèque nationale de France (notamment ceux de Jacqueline Robinson et de Françoise et Dominique Dupuy).