Un prix Nobel inattendu

Certes, elle était parmi les six finalistes du Deutscher Buchpreis 2009 et, pour beaucoup, la favorite. Et, depuis quelques mois, son dernier roman, Atemschaukel (Hanser, 2009), avait des comptes rendus élogieux dans la presse. Mais lorsque la nouvelle du prix Nobel de littérature a été annoncée le 8 octobre, on a regardé deux fois pour être sûr qu'il ne s’agissait pas là d’une erreur, tellement on ne s’y attendait pas. Herta Müller elle-même avait du mal à s’exprimer ce jour-là, il lui fallut du temps pour comprendre que la prestigieuse distinction lui était réservée et elle a mis en avant qu’il ne s’agissait pas de sa personne, mais de ses livres. Le jury a souligné le style concis avec lequel l’auteure, faisant partie de la minorité allemande du Banat en Roumanie et émigrée en RFA en 1987, dissèque la dictature, la violence et les atrocités. Pour Angela Merkel, c’est un merveilleux signal que vingt ans après la chute du Mur, le prix va à une auteure dont « toute l’œuvre était alimentée par l’expérience d’une vie qui parle de la dictature, de la répression, des peurs, mais aussi d’un incroyable courage. »

Avec son roman Atemschaukel, Herta Müller aborde un sujet peu connu jusqu’à ce jour : la déportation des Allemands de Roumanie âgés de 17 à 45 ans dans des camps de travail soviétiques à la fin de la Seconde guerre mondiale. Ce projet d’écriture lui vient de sa propre histoire familiale, sa mère ayant passé cinq ans de sa vie dans un tel camp, sans véritablement parler de ses expériences après son retour. L’auteure fait des entretiens avec d’anciens déportés et entame un travail en commun avec le poète Oskar Pastior, également un ancien déporté. A l’origine, Atemschaukel aurait dû être écrit à deux. Après la mort de Pastior en 2006, Herta Müller reprend le travail toute seule en se basant sur les notes laissées par son ami et collègue. Ainsi, le protagoniste du roman, écrit à la première personne, est un jeune homme de dix-sept ans qui est déporté dans un camp de travail. Contrairement à son entourage angoissé, il est impatient et presque content de partir vers l’inconnu. La plus grande partie du roman raconte la vie au camp, l’épuisement, la faim, la déshumanisation. Pour l’auteure, il s’agissait de comprendre, ou du moins de poser la question de ce que le travail signifie dès lors qu’on y est forcé, comment on se perçoit soi-même dans un tel état. Le début du roman séduit par son langage simple et clair, qui dégage une grande force poétique. Mais, plus on avance dans le texte et donc vers la description du quotidien du camp, plus le langage fleurit avec ses comparaisons et métaphores : la pelle du cœur (Herzschaufel), l’ange de la faim (Hungerengel), le pain propre et le pain de la joue (Eigenbrot und Wangenbrot). On trouve des énoncés comme « Chaque cuiller de soupe est un baiser de tôle ». Sur les 250 pages environ qui décrivent la vie au camp, ces images finissent par être lassantes. Elles ne servent pas le sujet, détournent l’attention de ce qui pourtant devait être au centre : la souffrance humaine. Dans la mesure où le roman est écrit à la première personne et qu’il parle d’un camp (du Goulag), on le compare forcément avec les grands témoignages. Et l’on constate que les livres de Primo Levi, d’Imre Kertész ou de Varlam Chalamov laissent autrement des traces. Alors que les images voulues fortes et insistantes de Herta Müller s’effacent vite.

Dans une critique assez virulente, parue au mois d’août dans Die Zeit, Iris Radisch s’en est prise au caractère artificiel, « parfumé », de ce style et a insisté sur le décalage entre un langage quasi-expressionniste, qui date d’avant l’expérience du Goulag, et cette expérience après laquelle on ne peut plus écrire pareil. Selon elle, il s’agit d’un impossible témoignage de seconde main. Le débat a ensuite porté sur la question de savoir si quelqu’un qui n’a pas soi-même vécu ces expériences peut en témoigner, écrire sur elles. Pourtant, la question ne se pose pas en ces termes-là. La transmission des expériences totalitaires du XXe siècle ne s’arrête pas avec les témoins, les générations suivantes ont depuis longtemps pris le relais, ne citons pour exemple que le W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Mais ce qui est en jeu, c’est effectivement la forme littéraire choisie, le point de vue, le langage, la capacité à transmettre et à faire comprendre l’extrême violence d’expériences vécues par d’autres.

A ce titre, les passages les plus forts chez Herta Müller sont l’avant et l’après, la naïveté du jeune homme avant le départ au camp, le désenchantement du retour, l’énorme solitude ressentie au sein de sa famille, la difficile réintégration à la vie. Vers la fin du roman, on est toutefois invité à revoir son jugement sur les pages consacrées au camp. On se dit que, quelque part, peut-être, la critique du style est injuste, voire injustifiée, sans toutefois en être complètement convaincu. Dans un des derniers chapitres, l’auteure livre comme une explication métalittéraire de ce qu’on vient de lire, laissant apparaître ces pages sur la vie au camp sous une lumière différente, en reliant cette écriture débordante au travail de remémoration du témoin-protagoniste, à une interrogation sur la perception de ses souvenirs. Pour assumer ses expériences traumatiques, le protagoniste commence à écrire, d’abord une seule phrase qu’il raye, réécrit, raye de nouveau. Puis d’autres souvenirs se dégagent dans un processus d’écriture quasi-obsessionnel : « Au lieu de mentionner la phrase de ma grand-mère, JE SAIS QUE TU REVIENDRAS, […] j’ai décrit sur des pages entières, comme un triomphe, le pain propre et le pain de joue. […] En parlant de l’ange de la faim, je me suis emballé, comme s’il m’avait uniquement sauvé la vie, et non pas torturé. […] C’était le grand fiasco intérieur : désormais relâché, j’étais irrévocablement seul et pour moi-même un faux témoin. » A chacun de juger et de ressentir soi-même si la transmission de cette expérience se fait…


Du côté des expositions I

Il y a trois ans, en 2006, deux expositions traitant du thème de la fuite et des expulsions des Allemands des anciens territoires de l’Est se faisaient face au centre de Berlin, « Flucht, Vertreibung, Integration » au Deutsches Historisches Museum et « Erzwungene Wege » au Kronprinzenpalais. La seconde, portant plus largement sur les expulsions et déplacements de populations au XXe siècle, a été organisée par le Zentrum gegen Vertreibungen (fondation issue du Bund der Vertriebenen) et a déclenché une polémique pour savoir s’il était légitime d’intégrer l’histoire des expulsés allemands dans une histoire plus large des expulsions au XXe siècle, ou s’il n’y avait pas là une tentative de relativiser l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette année, en 2009, le scénario d’un face à face s’est répété, bien que le thème des deux expositions ne soit pas exactement le même. Alors que le DHM présentait un retour sur les relations complexes et souvent conflictuelles entre Allemands et Polonais à l’occasion du 70e anniversaire de l’invasion de la Pologne en 1939 (« Deutsche und Polen. Abgründe und Hoffnungen »), le Zentrum gegen Vertreibungen proposait un panorama de la « vie allemande en Europe centrale et orientale » sous le titre quelque peu ambigu de « Die Gerufenen » (« Ceux qui ont été appelés »), couvrant donc en partie aussi les relations germano-polonaises. Le concept et les partis pris des deux expositions ne pourraient être plus divergents.

D’un côté, une exposition très complète où le thème principal – l’invasion, la guerre, l’occupation et les exactions nationales-socialistes – s’accompagne d’une mise en perspective historique. Celle-ci va du premier partage de la Pologne en 1772 aux relations actuelles entre les deux pays en passant par l’après-guerre, marquée par la redéfinition des frontières, la question des expulsés allemands et polonais et les rapports de la Pologne aux deux États allemands. De même que son catalogue[1] s’ouvre sur la fameuse photo de Willy Brandt s’agenouillant devant le mémorial du ghetto de Varsovie, l’exposition ne laisse pas de doute sur la responsabilité de l’Allemagne dans les aléas de l’histoire polonaise. Pas de doute non plus sur les mouvements de résistance que la colonisation allemande, le plus souvent sans considération pour les populations locales, a provoqués, que ce soit lors de l’annexion de larges territoires par la Prusse ou, plus tard, après le traité de Versailles, à l’occasion du plébiscite sur l’appartenance de la Silésie, pour ne citer que quelques exemples.

De l’autre côté, lorsqu’on traverse Unter den Linden pour pénétrer dans l’exposition « Die Gerufenen », une autre vision de l’histoire se présente. Dès l’entrée, les panneaux vert clair parsemés de couleurs vives et chaleureuses invitent le spectateur à regarder le passé avec les yeux tournés vers l’avenir, et les formes arrondies des murs de l’exposition suggèrent une harmonie qui va de pair avec la symbolique de l’espoir. Grâce à des objets bien concrets (une barque, par exemple), on est immédiatement transposé dans l’univers d’Allemands qui, dès le Moyen-âge et pour des raisons différentes (pauvreté, surpeuplement, impôts, foi religieuse), ont choisi de s’exiler vers les contrées orientales. On apprend que nombre d’entre eux avaient été « recrutés » pour s’installer sur de nouvelles terres ; un panneau nous explique que l’empereur Joseph II « a participé au premier partage de la Pologne, acquérant ainsi la Galicie qu’il fit peupler d’Allemands[2] ». Rien de plus naturel. L’étrange absence de signes de contestation ou de confrontation entre colonisés et colonisateurs surprend le visiteur. Dans le panneau sur la Transylvanie, on apprend que les colons étaient censés « sécuriser » les frontières orientales de la Hongrie. Contre qui, contre quoi ? Pas de réponse.

De région en région, l’exposition revisite les différentes colonies allemandes d’Europe centrale et orientale, de la Moravie à la Bessarabie, en passant par les pays baltes, les Carpates, le Danube et la Galicie. Son principal souci, c’est de montrer les apports culturels en matière de travail, d’artisanat et d’éducation que les Allemands ont légués à ces territoires. Sans violence aucune, sans gêner personne. Ou, comme l’exprime Erika Steinbach : il s’agit de montrer que les Allemands n’ont pas eu recours à la violence pour s’installer dans ces territoires, ils ont été « appelés, recrutés, attirés ». Il est évidemment difficile de croire à cette vision idyllique de l’histoire, et ni les précieux objets artisanaux, ni la Grande Outarde et le mouton empaillés, ni les photos de bonheur familial – version vacances sur la Mer noire dans les années 1920 – n’arrivent à dissiper le sentiment qu’on est en train, ici, de réécrire l’histoire sous le signe de la bienveillance germanique. D’en présenter une version édulcorée. Quand on approche des panneaux sur la Bucovine, et sur Czernowitz en particulier, on cherche immédiatement le nom de Paul Celan. Ce dernier a certes droit à une petite mention, mais les écrivains considérés comme représentatifs, ayant droit à une photo, sont Karl Emil Franzos, Joseph Roth et Rose Ausländer. Un certain regard nostalgique donc sur cette ville, qui éclipse celui qui, comme personne d’autre après-guerre, inscrit la mémoire de la Shoah dans ses poèmes. En effet, le propos de l’exposition n’est pas là.

Pour celui qui n’aurait toujours pas compris, un coup d’œil dans le livre d’or se révèle fort éclairant. On y trouve beaucoup d’éloges de l’exposition et de Madame Steinbach qui, comme personne d’autre, est censée « faire face aux mensonges de l’histoire ». Ou cet autre visiteur qui se demande « quand est-ce qu’arrivera la réparation et la restitution des terres volées ?? Qu’en disent les expulseurs/voleurs ? » De telles réactions laissent perplexes, elles montrent que le public privilégié du « Zentrum gegen Vertreibungen » se compose toujours des « Ewiggestrigen » (« ceux qui sont éternellement d’hier »), pour reprendre une expression de Günter Grass. Et que cette exposition, avec son manque de contextualisation et son regard rétrospectif prometteur d’un avenir aux couleurs de l’espoir, n’a rien d’innocent. Elle falsifie l’histoire en construisant un nouveau mythe de l’âge d’or germanique à l’Est.


Du côté des expositions II

Évidemment, la RDA s’est invitée cette année dans les musées. Une exposition particulièrement remarquable s’est tenue cet été à Berlin à l’Akademie der Künste. « Übergangsgesellschaft. Porträts und Szenen 1980-1990 » reprend le titre d’une pièce de Volker Braun écrite dans les années 1980 et qui livrait une vision de fin du monde particulièrement compromettante pour la « sozialistische Menschengemeinschaft ». L’exposition proposée par l’AdK, conçue par le critique d’art Matthias Flügge et le cinéaste Thomas Heise, montre des photographies et des films d’artistes de RDA qui s’attachent à scruter le quotidien dans toute son étendue. Cet art de la photographie documentaire laisse peu de doutes sur l’état réel de cette « société en transition » qui, en l’espace de dix ans, n’allait plus exister, sans toutefois disparaître vraiment, comme le remarque Matthias Flügge. Il y a beaucoup de portraits dans cette exposition. De chacun des visages se dégage un sérieux presque insupportable. Ce sont des visages désillusionnés, désabusés – à l’image d’une époque en stagnation – que ce soit la jeunesse punk révoltée captée par l’objectif de Sven Marquardt ou ces femmes d’une usine de nettoyage à sec à Leipzig, prises par Frank Gaudlitz, qui sont rentrées à l’usine très jeunes, parfois à 14, parfois à 16 ans, et qui, photographiées à 40, ressemblent à des vieilles femmes. Il y a le visage marqué, bousculé, traqué de Wolfgang Hilbig dans une sorte de no man’s land dans les environs de sa ville natale Meuselwitz. Ou encore le film documentaire sur un mariage célébré en 1984 à Berlin d’où se dégage une tristesse sans fond. Une « Standesbeamte » fait entrer un couple dans une grande salle vide, sur fond de musique de Bach. Elle évoque solennellement l’importance du mariage pour la société socialiste, pas la moindre ébauche d’un sourire sur les visages du couple. Images d’un quotidien qui mettent le visiteur spectateur mal à l’aise, lui coupent le souffle, le replongent dans un univers dont il a, depuis longtemps, mis le souvenir à distance.

Si l’individu est au centre de cette exposition, d’autres proposent des images à présent ancrées dans la mémoire collective. Ainsi, le DHM avait exposé des photos sur « Das Jahr 1989. Bilder einer Zeitenwende », en remontant également aux années « de plomb » 1980, pour se concentrer ensuite sur des images de l’année 1989, trop connues et trop inscrites déjà dans les mémoires pour pouvoir évoquer autre chose que des clichés. Une autre exposition, organisée par la Robert-Havemann-Gesellschaft, avait pour objet la « Friedliche Revolution 1989/1990 ». Très didactique dans sa présentation, avec des grands panneaux explicatifs remontant jusqu’à la construction du Mur, mais plus centrée sur les mouvements d’opposition, cette exposition a largement bénéficié de sa situation sur l’Alexanderplatz, le lieu même de la grande manifestation du 4 novembre 1989. Car l’emplacement en plein air s’est révélé très propice à la communication. Les visiteurs, passant souvent par hasard, ont commencé à se raconter leurs histoires, à donner leur vision de ce « tournant » de l’histoire, ou ont écouté celles des autres. Ainsi, devant des panneaux qui fixent l’histoire et qui ont tendance à la figer, une remémoration vivante des événements d’il y a vingt ans a pu avoir lieu.

« La nuit où le Mur est tombé » ou l’Histoire sens dessus dessous

Quel rapport entre une invasion de coccinelles sur la Baltique et un cheval blanc dans un cours d’italien ? Entre un jeune homme en mal d’amour et la gare de Bochum, un vieil agenda et la cantine de la Volksbühne, une doctorante en littérature à Munich et une stagiaire du Deutsches Theater en voyage à Cuba, le train de nuit Berlin-Vienne et un marchand de voitures entre Köln et Neuss, le Y2K et le putsch militaire en Turquie ? Rien, évidemment. Sauf qu’il s’agit là de bribes de vies, de points de départs multiples qui vont se rejoindre dans la réponse à une question somme toute banale, posée à un certain nombre d’écrivains : quels sont vos souvenirs du 9 novembre 1989 ? Réponses que l’on trouve réunies dans l’anthologie Die Nacht, in der die Mauer fiel. Schriftsteller erzählen vom 9. November 1989 dirigée par Renatus Deckert (Suhrkamp, 2009). Ce qui pouvait d’abord paraître quelque peu ennuyeux, tellement on a entendu parler de ce « 9 novembre 1989 » – et pourquoi encore en demander des nouvelles aux écrivains ? – s’est avéré être une lecture plaisante et intéressante grâce à la multitude des points de vue, tant de génération que d’origine : Allemands de l’Est et de l’Ouest, mais aussi Autrichiens comme Robert Menasse ou Turcs comme Ermine Sevgi Özdamar. Avec ce livre aussi, on assiste à une remémoration vivante de l’Histoire qui, ne se limitant pas à décrire une nuit historique rétrospectivement importante, permet des pérégrinations autobiographiques et des réflexions éclairantes sur les ratages dans la vie. Comme par exemple d’être passé à côté de ce fameux 9 novembre. Chose finalement assez courante et rassurante, si jamais « vous y étiez » et n’aviez rien remarqué non plus !

Et si ce 9 novembre 1989 n’était pas la date essentielle dont il fallait se souvenir ? Erich Loest, dans son dernier roman Löwenstadt (Steidl, 2009), la contourne avec élégance. Car tout est encore une question de point de vue, et Loest, comme toujours, adopte résolument celui de sa ville natale Leipzig. Et là-bas, on se souvient plutôt du 9 octobre 1989, comme le confirme Ingo Schulze dans un beau texte paru récemment dans Die Zeit[3]. Le 9 octobre, premier lundi après les festivités du 40e anniversaire de la RDA, où des manifestations dans de nombreuses villes furent violemment réprimées. Avec la reprise de la désormais traditionnelle « manifestation du lundi » à Leipzig, qui rassembla ce jour-là 70 000 personnes, ce fut un jour décisif car l’on ne savait pas encore comment le pouvoir allait réagir et s’il y aura un bain de sang à la Chinoise.

Après Nikolaikirche (1995), consacré à cet événement, Erich Loest y revient à la fin de son dernier roman, Löwenstadt. Celui-ci embrasse presque deux cents ans d’histoire allemande à travers le regard et l’imagination de son héros et narrateur Fredi Linden, ancien maître artificier et gardien du fameux Völkerschlachtdenkmal à Leipzig, érigé en 1913 pour commémorer le centenaire de la victoire sur les troupes napoléoniennes. Fredi Linden est lui-même né en 1913 et, outre sa longue vie, il a le don de voir l’Histoire de façon très large. On lui reproche d’avoir voulu faire sauter le monument qu’il était censé garder. Interné en psychiatrie pendant six ans, il dialogue avec son médecin et lui fait part de sa personnalité multiple, condensée dans ses prénoms Carl Friedrich Fürchtegott Vojciech Felix Alfred. Car Fredi se met à la place de ses ancêtres réels ou imaginaires, il leur donne sa voix et retrace ainsi à la première personne la vie de ceux que l’Histoire a tendance à oublier : du jeune soldat Carl Friedrich qui laisse sa vie dans les guerres napoléoniennes à son propre père Felix, ouvrier sur le chantier du monument.

Cette histoire vous dit-elle quelque chose ? En effet, Löwenstadt est la version « revue et augmentée » du roman Völkerschlachtdenkmal que Loest a publié en 1984. L’histoire, qui s’est terminée au début des années 1980, est désormais prolongée jusqu’au présent le plus proche, on a même droit à quelques commentaires sur les élections fédérales en 2009. L’auteur a ajouté six chapitres qui commencent avec le 75e anniversaire du personnage principal en 1988 et se terminent dans le présent, en plein récit, sur une phase interrompue… De la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, Loest nous livre, avec le regard aigu qui est le sien, le panorama d’une époque mouvementée : des premiers signes de protestation à Leipzig à la grande manifestation du 9 octobre 1989, de la réunification aux enjeux du présent avec une description acerbe du recyclage d’anciens fonctionnaires du SED dans la gauche actuelle. Les pages les plus saisissantes continuent à se situer toutefois dans les premiers deux tiers du roman : le brassage des différentes couches de l’histoire et la saga du Völkerschlachtdenkmal, mais aussi l’histoire de la Paulinerkirche, l’église de l’Université rasée en 1968 que Felix, le père de Fredi, a sauvé des flammes pendant la guerre en y laissant sa vie. L’entrelacement entre grande histoire et histoire individuelle est plus prenant ici, alors que vers la fin de son récit, le vieux narrateur a tendance à se perdre dans le verbiage…


La littérature autrichienne et l’art du récit

Le lauréat du prix Büchner 2009, décerné fin octobre à Darmstadt, s’appelle Walter Kappacher. Ce Salzbourgeois de soixante-dix ans était jusque-là très peu connu, alors qu’il publie depuis la fin des années 1960. Selon le jury de la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, Kappacher s’est fait remarquer grâce à sa « prose discrète, musicale, d’une mélancolie impitoyable, toujours triste, jamais désolante » et qui « instruit le lecteur sur soi-même ». « Réaliste poétique de nos jours », Kappacher « renoue avec la grande tradition du récit » et crée un « remous de silence » (« Sog der Stille »). Cette qualification prend tout son sens à la lecture du dernier livre de l’auteur : Der Fliegenpalast (Residenz Verlag, 2009). Dans ce récit composé de petits tableaux succincts, Kappacher nous emmène à Bad Fusch, une petite station thermale dans le Hohe Tauern, à la rencontre d’un homme d’une cinquantaine d’années qui, on le comprend dès les premières lignes, est en souffrance avec soi-même et en souffrance avec le monde. Il se sent trahi par ses souvenirs, ne reconnaissant plus le lieu où il a passé ses vacances et sa jeunesse, au tournant du siècle. Le ton est annoncé et l’atmosphère quelque peu oppressante ne quittera plus le lecteur. Cet homme désenchanté n’est autre qu’Hugo von Hofmannsthal. Avec un style insistant qui suit les pensées et les émotions d’un être bouleversé, Kappacher nous révèle l’intérieur de cet homme à la santé fragile qui se trouve en pleine crise existentielle et en pleine crise d’écriture. On le suit dans ses déambulations à travers le village et dans les alentours, en particulier dans la forêt où il lui arrive de se perdre et de s’évanouir, on le suit dans sa chambre où l’inspiration ne vient pas, on pénètre dans ses pensées et ses rêves où domine la nostalgie des lieux et d’un ailleurs où il ne se trouve pas et où il pourrait, peut-être, mieux travailler. On observe le personnage pris par des doutes, conscient que les projets entamés et jamais aboutis dépassent à présent les œuvres déjà accomplies, on le voit ordonner et réordonner les esquisses des écritures en cours, alors qu’il se souvient avec nostalgie des jours de sa jeunesse où les poèmes jaillissaient tout seul de son imagination. On l’écoute dialoguer avec ses critiques, se défendre contre le reproche de n’être qu’un épigone.

Mais cette introspection n’est pas coupée d’une réflexion sur le monde, elle y est même fortement liée. Car la crise existentielle est une conséquence de la Grande guerre pour laquelle l’auteur s’était d’abord enthousiasmé : « D’une certaine manière, moi aussi, j’ai été enseveli, pendant les dernières années de la guerre. A l’intérieur de moi-même des choses sont ensevelies, et je n’y ai plus accès… ». Cette guerre a été la rupture décisive entre l’auteur et son époque, désormais il n’y a plus que du décalage. Et c’est avec lucidité et étonnement à la fois qu’Hofmannsthal observe le monde autour de lui, l’inflation et la crise (on est en 1924), l’antisémitisme montant, le danger qu’incarne Hitler. Avec ce petit livre au titre énigmatique et symbolique – les mouches qui se posent sur les fenêtres du jardin d’hiver de l’hôtel où le personnage de Hofmannsthal enfant était descendu avec ses parents – Walter Kappacher réussit à capter l’ambiance de toute une époque, dans un langage saisissant.

Thomas Stangl est un autre écrivain autrichien qui s’est fait remarquer cette année. Si les deux auteurs ne sont pas comparables, il y a toutefois une proximité dans la perspective interne par laquelle on approche les personnages et l’intimité qui s’en dégage. Was kommt (Droschl, 2009) est le troisième roman de Thomas Stangl, né en 1966. Le livre a été sélectionné pour la « longlist » du Deutscher Buchpreis 2009, mais n’a pas été retenu parmi les six finalistes. Pourtant, nous avons à faire à un auteur qui convainc par un sujet captivant et un style très élaboré, lesquels demandent d’ailleurs une attention soutenue de la part du lecteur et sont loin de le mettre en sécurité. Dans ce roman, Thomas Stangl croise et superpose la vie de deux adolescents viennois, à quarante ans d’intervalle : celle d’Emilia Degen qui a dix-sept ans en 1937, et celle d’Andreas Bingen que l’on rencontre en 1977. Leurs vies n’ont que peu de choses en commun, à part qu’ils habitent tous les deux chez leur grand-mère (le père d’Emilia s’est remarié, Andreas est orphelin) et qu’ils vivent leur adolescence dans l’interrogation de leur corps et du monde, qu’ils la vivent difficilement, douloureusement. L’adolescence apparaît ici dans toute sa fragilité, comme un moment charnière où il suffit de peu pour faire basculer une vie. Celle d’Emilia recouvre tout son sens avec la rencontre de Georg, juif communiste et membre d’un petit réseau de résistance. Elle se politise, lit Marx, commence à percevoir la réalité sociale et politique autour d’elle. Avec Georg, Emilia s’épanouit pendant « le seul été de sa vie ». Et puis, l’adolescence s’arrête brusquement, la vie s’arrête, avec la déportation de Georg et de sa famille à Dachau, elle ne le reverra plus jamais. Andreas est régulièrement l’objet des moqueries de ses camarades de classe. Tout ce qu’il dit semble déplacé. Dans le monde politisé des années 1970, il ne trouve pas de sens et se réfugie dans les livres de science fiction. Sans réfléchir, il répète les propos antisémites de sa grand-mère à propos de Kreisky. Il pense au suicide, il a des fantasmes de violence dignes des scènes les plus crues de Michael Haneke. Lorsque sa grand-mère, haïe et aimée en même temps, meurt subitement, il perd tous ses repères et se transforme en psychopathe.

Deux adolescences, deux vies qui ne pourraient être plus différentes, et que l’auteur réussit à faire communiquer par un tissage subtil de motifs, de lieux, de façon à ce qu’on pense parfois que les deux se rencontrent, que les frontières entre les deux vies deviennent perméables, qu’on n’est plus tout à fait sûr de savoir quelle vie on est en train de suivre, d’autant plus que les personnages évoluent, vieillissent. La fin, notamment, reste ouverte, c’est comme si Emilia et Andreas se rencontraient au bord du Danube, comme si leurs personnages ne devenaient qu’un avant de s’effacer. Le roman de Thomas Stangl est aussi un roman sur les images, sur la perception, sur les sens qu’il mobilise finement, afin de déstabiliser le lecteur. La critique littéraire l’inscrit dans la filiation d’E.T.A. Hoffmann, dans celle du roman d’épouvante romantique avec ses revenants et ses doubles. Et c’est un roman qui déploie toute une réflexion sur l’écriture de l’histoire, sur les souvenirs aussi, qui sont au cœur du récit. Le titre, « Was kommt », reprend la conception de l’histoire telle qu’elle est transmise à Emilia par son professeur d’histoire, Doktor Steinitz, qui prendra le chemin de l’exil : « L’histoire, cela ne veut pas dire que tout est fini et terminé, l’histoire, cela veut dire que cela va encore arriver. » On retrouve ici l’idée benjaminienne que chaque époque à laquelle s’intéresse l’historien n’est que la préhistoire de l’époque qui le préoccupe, que passé et présent s’éclairent mutuellement. Et, à l’instar de Benjamin qui demande de « brosser l’histoire à rebrousse-poil », à contresens de ce qui est communément élevé au rang d’histoire, le Doktor Steinitz explique que l’histoire est toujours écrite par les dominants et invite ses élèves à « lire aussi ce qui n’est pas dit ». C’est donc aussi à la lumière d’une telle réflexion sur l’histoire que peuvent se comprendre le croisement des destins et la correspondance entre les personnages. Un roman très dense qui permet différents niveaux de lecture et procure une lecture enrichissante.

[1] Burkhard Asmuss, Bernd Ulrich (éds.), Deutsche und Polen. Abgründe und Hoffnungen, Dresden, Sandstein Verlag, 2009, 272 p.

[2] Zentrum gegen Vertreibungen (éds.), Die Gerufenen. Deutsches Leben in Mittel- und Osteuropa, Potsdam, Brandenburgische Universitätsdruckerei und Verlagsgesellschaft mbH, 2009, p. 11.

[3] Ingo Schulze, « Als wir aus dem Schatten traten. Der 9. Oktober war der Tag, der alles veränderte », Die Zeit, 8 octobre 2009.