Actes de la journée d'étude du 12 juin 2009, Université Lyon 2

Dossier dirigé par Anne-Marie Pailhès et Jacques Poumet,

publié avec le soutien du centre de recherches Langues et cultures européennes de l’Université Lyon 2 et le concours de la Région Rhône-Alpes.

L’Allemagne fête cette année avec faste le vingtième anniversaire de la « révolution pacifique » qui a entraîné la disparition de la RDA en 1990. Il est cependant communément admis que les lendemains qui chantent, promis en 1989 et 1990 par le chancelier Kohl, se font aujourd’hui attendre en Allemagne de l’Est. Vingt ans plus tard, les observateurs notent qu’il existe encore dans tous les domaines de notables différences entre les deux parties du pays réunifié. Ces différences, dont le gouvernement fédéral a évidemment dû tenir compte au cours des années 1990, n’ont cependant pas abouti à la reconnaissance de besoins spécifiques autres que financiers ni à la reconnaissance symbolique d’une particularité. Ainsi, le gouvernement ne s’est jamais doté d’un ministère d’Etat pour l’Allemagne de l’Est, il s’est simplement adjoint depuis 2002 (gouvernement Schröder) un « Chargé de mission pour les nouveaux Länder » rattaché au ministère des Transports, emploi successivement occupé par trois hommes politiques du SPD, Rolf Schwanitz, Manfred Stolpe et Wolfgang Tiefensee jusqu’en 2009. Après le changement de gouvernement de fin 2009, certaines voix se sont élevées pour réclamer la suppression de cette fonction. Dans le même esprit, en 1997, la RFA a cessé de publier des statistiques séparées sur l’Est et l’Ouest du pays. Cette disposition a rendu plus malaisé le travail du chercheur qui, lorsqu’il veut disposer d’outils de comparaison Est/Ouest, doit les produire lui-même à partir des statistiques régionales. On peut se demander si ce signal officiel, en 1997, ne traduisait pas un désir de normalisation trop hâtif, anticipant sur une réalité qui n’est toujours pas, quant à elle, unifiée et homogène. Force est cependant de constater, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, que la plupart des indicateurs concernant l’Allemagne de l’Est sont au rouge. Le récent atlas de la pauvreté en Allemagne, publié en mai 2009, pointe les inégalités sociales et financières qui existent au détriment des Allemands de l’Est, en raison de la situation économique et démographique. La carte des plus grandes fortunes d’Allemagne, publiée chaque année par la presse, montre que l’Allemagne de l’Est est un désert en la matière – cet indice populaire et spectaculaire renvoie aussi à la différence de patrimoine et de revenu des citoyens de l’Est et de ceux de l’Ouest. Le résultat des dernières élections fédérales du 27 septembre 2009 va dans le même sens : il est frappant de constater que la carte des régions comptant plus de 25 % d’abstentionnistes suit exactement le tracé de la frontière de l’ancienne RDA. Par ailleurs, le territoire de l’ex-RDA est la région la plus « rouge » d’Allemagne en raison des résultats du parti Die Linke en général et du SPD dans le Brandebourg. Les Allemands de l’Est continuent d’avoir des comportements électoraux, religieux, culturels différents de ceux de leurs congénères.

La liste des exemples de cette inégalité pourrait être longue, et le dossier qui suit en propose des analyses détaillées en certains domaines. Mais point ne suffit d’exposer les faits et de constater ces différences, même si le simple fait de les nommer est aujourd’hui parfois assimilé à un désir de jouer les trouble-fête, dans un contexte de commémoration qui continue d’être en grande partie marqué par l’analyse de la « dictature ». Ce dossier a pour objectif de présenter un bilan actuel de ces différences qui perdurent au quotidien entre Allemands et portent encore la trace de deux systèmes politiques et sociaux antagonistes.

Jörg Roesler rappelle les décisions économiques prises en 1990 et montre leurs conséquences actuelles sur la situation économique particulière des « nouveaux Länder ». Wolfgang Weiss analyse en détail les problèmes démographiques. Il revient sur l’évolution parallèle de la démographie dans les deux Allemagne pour y trouver des explications à la situation actuelle. Ses travaux, inédits en France, éclairent pour la première fois le phénomène de l’émigration sélective des jeunes femmes qualifiées vers l’Ouest et montrent clairement l’influence à moyen terme des politiques d’Etat sur le comportement démographique. Il souligne le rôle de « laboratoire » joué par les nouveaux Länder en ce domaine. Et si l’évolution est-allemande était à l’image de ce qui se produira à moyen terme dans toute l’Allemagne, voire dans les pays industrialisés ? François Danckaert présente le phénomène de l’extrême droite à l’Est à partir d’une analyse très précise des données électorales et statistiques. Il remet en question le bien-fondé d’une explication de la place de l’extrême droite par un « héritage » de la RDA plutôt que par le contexte économique, social et politique

Daniela Dahn retrace les étapes de l’élimination progressive de la culture est-allemande. Comme dans son dernier ouvrage Wehe dem Sieger! Ohne Osten kein Westen (2009), elle inverse la vision habituelle d’une Allemagne de l’Est qui serait à la charge de l’ex-RFA pour souligner la perte intellectuelle et culturelle subie par l’Allemagne toute entière. Elisa Goudin-Steinmann envisage les conceptions de la culture à l’Ouest et à l’Est dans une perspective comparatiste et souligne la difficulté d’aborder des phénomènes qui ne font plus, eux non plus, l’objet d’aucune statistique séparée. Sylvie Le Grand-Ticchi se penche sur la situation actuelle des paroisses à l’Est. Après avoir évoqué les bouleversements généraux du paysage religieux en ex-RDA depuis l’unification allemande, elle illustre par des exemples concrets les stratégies mises en œuvre par les paroisses dans un contexte de désaffection et de pénurie. Enfin, Jean Mortier donne son interprétation du phénomène souvent évoqué de l’Ostalgie, caractérisée par des attitudes identitaires spécifiques des habitants de l’Est ; il s’interroge sur la pertinence de cette notion en 2009 et sur l’origine des comportements qui lui sont associés. Quelle place les Allemands de l’Est ont-ils aujourd’hui dans l’Allemagne unifiée ?

Ces contributions essaient d’apporter des éléments de réponse à la question de la normalisation de l’Allemagne de l’Est. Nombre d’observateurs pensaient qu’il suffirait d’une génération pour effacer les différences essentielles : vingt ans plus tard, l’écart semble s’être encore creusé. Comment alors interpréter la persistance de noyaux de résistance à la normalisation ?