Avec un certain retard par rapport à d'autres pays, l’Allemagne commence à s’intéresser à la protection des non-fumeurs. Mais, comme pour toute décision à prendre par la grande coalition – un des meilleurs exemples étant la réforme de la santé, voir ci-dessous –, la mise en œuvre d’une interdiction totale ou partielle de fumer dans les lieux publics risquait d’être laborieuse. La querelle fumeurs contre non-fumeurs en a apporté la preuve. Le gouvernement avait commencé par mettre en place un groupe de travail chargé de l’élaboration d’un projet de protection des non-fumeurs. Celui-ci a émis des propositions allant loin dans l’interdiction de fumer dans les lieux publics, trop loin, de l’avis du ministre de l’Economie, Michael Glos, qui aurait préféré s’en tenir à une obligation librement consentie (freiwillige Selbstverpflichtung), notamment de la part des restaurateurs. Bien qu’il n’ait pas été le seul à soutenir cette solution, le gouvernement s’est rangé derrière l’avis du groupe de travail qui donnait la priorité à la protection des non-fumeurs. Il a élaboré un compromis qui, sans aller jusqu’à interdire le tabac dans tous les lieux publics, suivait assez fidèlement les recommandations des experts. Le projet prévoyait l’interdiction totale de fumer dans tous les bâtiments et transports publics, les hôpitaux et les écoles. Cette interdiction devait s’appliquer également aux restaurants, mais de façon partielle seulement, car il aurait été possible de continuer à fumer dans des salles annexes qui ne communiquent pas avec la salle principale. L’interdiction ne devait pas s’appliquer, pas encore du moins, aux bistrots, aux bars et aux tentes qui servent de débit de bière, telles que celles de l’Oktoberfest à Munich Le projet prévoyait parallèlement que la vente de tabac serait interdite aux moins de 18 ans, contre 16 ans aujourd’hui.

Bien que les nouvelles dispositions soient moins contraignantes que celles adoptées par d’autres pays, notamment l’Irlande, l’Ecosse et l’Italie, les protestations ont afflué. Moins de la part des producteurs allemands de tabac, majoritairement situés dans le Land de Brandebourg, qui ne produisent que partiellement pour le marché allemand, que de la part des fabricants de cigarettes, dont la puissante association VDC (Verband der Cigarettenindustrie) s’est livrée à un lobbying tous azimuts, soutenue par les professionnels de la restauration qui craignaient une chute de leur chiffre d’affaires. Un autre groupe qui se sentait lésé est celui des propriétaires de distributeurs de cigarettes. D’une part, ils ne se voyaient pas maintenir des distributeurs dans les locaux tels que les restaurants, où l’interdiction serait effective ; d’autre part, ils étaient très mécontents des tergiversations du gouvernement, ou des gouvernements successifs ; les distributeurs viennent d’être équipés de lecteurs de cartes à puce pour que les jeunes de moins de 16 ans ne puissent plus, à partir du 1er janvier 2007, y acheter des cigarettes – et maintenant, ils se voyaient sous la menace d’une interdiction de vendre des cigarettes aux moins de 18 ans, rendant du coup caduque une bonne partie des distributeurs.

Mais voilà, la prise de décision dans une grande coalition est très difficile. La loi anti-tabac est morte avant d’être née. Le gouvernement l’a en effet retirée à la demande de Wolfgang Schäuble, ministre de l’Intérieur, et de Brigitte Zypries, ministre de la Justice. Invoquant la Constitution, ils estiment que l’Etat fédéral, en imposant une loi nationale sur la protection des fumeurs, empiète sur les prérogatives des Länder. Les Länder, quant à eux, sont loin d’avoir tous la même vision des choses : la Bavière, par exemple, soutient une interdiction totale, alors que la Sarre refuse de légiférer. Le gouvernement a botté en touche : s’étant ainsi opportunément débarrassé d’un sujet qui fâche, le gouvernement envisage désormais de concevoir une loi anti-tabac " light " qui ne s’appliquerait qu’aux seuls bâtiment fédéraux. Les non-fumeurs allemands ne verront pas de sitôt une réglementation nationale telle qu’elle existe pourtant dans de nombreux pays européens, dont la France, où la loi anti-tabac entre en vigueur le 1er février 2007. Fin février, on s’orientait pourtant vers un compromis négocié par les Länder, les Länder de Rhénanie du Nord – Westphalie et de Basse-Saxe menaçant cependant de préserver quelques exceptions pour les restaurateurs.

Menaces sur la réforme de la santé

Le système de santé allemand coûte trop cher et il est inefficace. Avec des dépenses se montant à 10,9% du PIB en 2004, plus que tous les pays européens comparables (France : 10,5%, ce qui est aussi très élevé) et des performances se situant au mieux à une petite moyenne européenne, le gouvernement Merkel avait assigné une priorité haute à la réforme du système de santé prévu dans son programme gouvernemental. L’objectif principal était l’abaissement des coûts de la sécurité sociale pour mettre un frein à l’augmentation continue des cotisations à l’assurance-maladie qui plombent les finances des entreprises et pèsent sur l’emploi. Un des piliers de la réforme, voire le plus important, fut l’idée de créer une prime forfaitaire par assuré qui permettrait de découpler les coûts de la santé des coûts de l’emploi. En outre, les recettes et les dépenses étant plus facilement identifiables, le nouveau système devait permettre l’accroissement de la concurrence entre les diverses caisses d’assurances.

Après de multiples négociations entre les partenaires de la grande coalition est né le Fonds santé (Gesundheitsfonds) que les Allemands continueront à alimenter selon le niveau de leur revenu, comme par le passé, mais le Fonds est censé calculer à partir des cotisations différenciées une prime forfaitaire unique par assuré qui sera transférée aux caisses d’assurance. Or l’idée initiale, déjà amputée du principe d’une cotisation forfaitaire, risque de ne pas voir le jour en raison de l’opposition de certains Länder. Suite à une étude de l’Institut de l’analyse de micro-données de Kiel (Institut für Mikrodaten-Analyse) rendue publique en décembre 2006, il semblerait que l’introduction du Fonds de santé, initialement prévue pour janvier 2008, risque de conduire à des transferts financiers très importants de certains Länder de l’ouest vers les Länder plus pauvres, notamment ceux de l’Est. L’Institut chiffre à 3,84 milliards d’euros par an les transferts qui devraient s’opérer dans le cadre du Fonds de santé. Les pays donateurs seraient le Bade-Wurtemberg (1,61 milliard _), la Bavière (1,04) la Hesse (0,7), la Basse-Saxe (0,34) et Hambourg (0,14). Les onze autres Länder seraient tous bénéficiaires de ce transfert, notamment la Saxe, qui recevrait 1,31 milliard d’euros à elle toute seule.

Cette perspective, inacceptable pour les Länder concernés, notamment le Bade-Wurtemberg et la Bavière, qui sont déjà les plus gros contributeurs dans le cadre de la péréquation financière régionale, risque de sonner le glas du Fonds de santé, et partant, de la réforme de santé dont c’était la pièce maîtresse. Les manœuvres ont déjà commencé : la date de mise en vigueur du Fonds prévue pour le début de l’année 2008 a été repoussée à janvier 2009, car en 2008, Roland Koch et Edmund Stoiber souhaitent défendre leur majorité absolue au Parlement de leur Land ; mais, en 2009, c’est Angela Merkel qui devra entrer en lice pour conquérir une majorité plus confortable au Bundestag. Il est peu probable qu’elle veuille alourdir son bilan par une mesure si véhémentement combattue par certains de ses barons les plus puissants. Entre-temps, la ministre de la Santé, Ulla Schmidt, a commandité une contre-expertise des coûts du Fonds santé pour désamorcer la fronde des ministre-présidents chrétiens-démocrates et pour tenter de sauver une réforme considérée comme un pilier de la politique de la grande coalition. Signe des difficultés à trouver un compromis porteur mais aussi de l’esprit de décision de la chancelière qui ne pouvait souffrir un échec dans ce domaine, le 2 février, le Bundestag a adopté une ultime version par 378 voix contre celles de l’opposition mais aussi de 23 députés chrétiens-démocrates et de 20 députés sociaux-démocrates.

Du nouveau dans la politique familiale en 2007

Le Bundesrat ayant lui aussi donné le feu vert à la nouvelle loi sur l’allocation et le congé familiaux (Bundeseltern- und Elternzeitgesetz), rien ne s’oppose plus à l’introduction de la nouvelle réglementation. Le vieillissement accéléré de la société allemande avec son cortège de problèmes annoncés – financement des retraites et des dépenses de santé, recul du dynamisme économique, etc. – a en effet conduit le gouvernement à accorder une place plus importante à la politique familiale que par le passé. C’est pourquoi il a décidé d’introduire une nouvelle réglementation du congé parental pour les parents d’enfants nés à partir du 1er janvier 2007. Le niveau de cette prestation qui se substitue à l’ancienne allocation dépend des revenus des parents, mais elle est nettement plus généreuse que l’allocation éducation versée auparavant, 25.200 _ au maximum au lieu de 7.200 _ sur l’année. Versée pendant 12 mois après la naissance de l’enfant, l’allocation atteint au moins 300 _, même si les parents, avant la naissance de l’enfant, n’ont perçu aucun revenu de leur travail. Si le parent qui s’occupe de l’enfant renonce à son emploi pour s’occuper du bébé, l’allocation se monte à 67 % du revenu mensuel net atteint en moyenne pendant l’année qui précède la naissance de l’enfant jusqu’à un montant maximal de 1800 _. L’allocation est compatible avec un emploi à temps partiel ne dépassant pas 30 heures par semaine. Sachant qu’habituellement c’est la mère qui accepte de se retirer de son emploi pour s’occuper de l’enfant nouveau-né, la ministre de la Famille, Ursula von der Leyen, a instauré le versement de deux mensualités supplémentaires si le père de l’enfant accepte de s’en occuper aussi pendant ce laps de temps.

En raison du battage médiatique autour de cette réforme et de la bonne information du public qui en résulte, un problème médical est apparu à la fin de l’année 2006 : selon la date de naissance de l’enfant, avant ou après le 31 décembre, la mère va bénéficier de l’allocation éducation de 7.200 _, ou de la nouvelle allocation du congé parental qui est plus de trois fois plus généreuse. En conséquence, de futures mères souhaitaient retarder la naissance de leur bébé pour qu’il vienne au monde en 2007 et non en 2006, avec des risques de santé pour le nouveau-né dont elles ne mesurent pas toujours les conséquences…

En annonçant cette mesure, le gouvernement a souligné sa volonté de contribuer à une meilleure conciliation entre famille et profession. Encourager les salariés à se retirer du marché du travail pour s’occuper des enfants ne semble pas être la meilleure manière d’y parvenir, comme le montrent les exemples français et scandinaves où un taux d’activité féminin soutenu se conjugue avec un niveau de fécondité nettement plus élevé. La grande coalition est plus convaincante avec une autre mesure en faveur des familles, destinée cette fois à améliorer la prise en charge des enfants de moins de trois ans, domaine où l’Allemagne, notamment les Länder de l’Ouest, est notoirement sous-équipée. Elle propose de subventionner les communes, habituellement en charge des crèches, à hauteur de 1,5 milliard d’euros par an pour améliorer l’offre de prise en charge des tout petits. Elle propose également la mise à disposition de 4 milliards d’euros par an pour améliorer l’offre d’écoles ouvertes toute la journée – au lieu d’une ouverture pendant la seule matinée, ce qui est encore la règle actuellement – afin d’encourager les mères à prendre ou reprendre un emploi.

Une autre initiative, lancée par le gouvernement en 2006, concerne la création de " maisons intergénérationnelles ". Le deuxième appel d’offres qui commence en 2007 vise le choix de 439 maisons, une par circonscription, qui obtiendra 40.000 _ de subvention par an pendant cinq ans. Vu le faible niveau de la subvention, le programme ne porte que sur des projets déjà existants. Servant au départ de jardin d’enfant ou de maison de retraite, ces maisons intergénérationnelles, pour être soutenues, doivent satisfaire aux trois fonctions souhaitées par l’Etat : garder des enfants, proposer des ateliers pour les seniors et servir de café-rencontre. Les activités proposées sont gratuites – contrairement aux jardins d’enfants habituels qui sont payants – parce que le personnel d’encadrement est ou bénévole ou payé sur la base d’un mini-job (400 _ par mois). Sans vouloir se substituer aux écoles maternelles ou aux maisons de retraite, ces nouveaux lieux d’échanges devraient permettre aux jeunes et aux moins jeunes de garder le contact avec les autres générations.

La tragédie d’Emsdetten et la remise en question des jeux violents sur ordinateur

Le lundi 20 novembre 2006, un ancien élève du collège Geschwister-Scholl-Realschule à Emsdetten, petite ville de Rhénanie-du-Nord/Westphalie, a blessé cinq personnes à l’extérieur et à l’intérieur de l’établissement avant de se donner la mort. Très lourdement armé, il avait probablement prévu de procéder à un carnage tel que celui perpétré en 2002 à Erfurt, où un élève a tué 16 personnes de son école, ou celui de la Columbine High School in Littleton, USA, une catastrophe d’une ampleur équivalente. Le jeune homme, réputé pour être un solitaire, avait longuement planifié l’attentat. Il l’avait même, semble-t-il, annoncé sur Internet. Si ce fait divers, qui aurait pu se terminer de façon plus tragique qu’il ne l’a été, a suscité un telle émotion auprès de la population, c’est qu’il relance, quatre ans après la tuerie d’Erfurt, la polémique autour des jeux violents sur ordinateur. L’ancien élève du collège d’Emsdetten était en effet réputé pour avoir été accro aux jeux meurtriers qualifiés de Killerspiele, tel que notamment le jeu Counterstrike.

Dans la foulée de cette fusillade, de nombreuses personnalités politiques, notamment de la CDU mais aussi du SPD, ont appelé à prendre des mesures énergiques. Les propositions vont de modifications de la loi sur la protection de la jeunesse – les limites d’âge, par exemple, pour acheter certains jeux – à l’interdiction pure et simple de la vente de " Killerspiele " et l’introduction de filtres pour contrer la diffusion de ce type de jeux sur Internet. L’opinion publique soutient clairement cette position. Un récent sondage publié dans l’hebdomadaire Der Spiegel (48/2006), donne 69 % de réponses positives à la question : " Est-ce que des jeux sur ordinateur ou vidéo qui glorifient la violence devraient être interdits ? " Les débats animés suscités par cette affaire sur des forums Internet font néanmoins état de positions plus nuancées et soulèvent un certain nombre de questions : comment un élève a-t-il pu se procurer autant d’armes meurtrières ? Comment se fait-il que personne dans son école ne se soit aperçu de ses tendances destructrices ? A ce propos, il a été souligné que l’Allemagne est en queue de peloton des pays de l’OCDE pour le nombre de psychologues dans les établissements scolaires.

L’association USK (Unterhaltungssoftware Selbstkontrolle), émanation des producteurs de jeux vidéo chargée de surveiller la conformité de leurs logiciels aux règlements existants, souligne pour sa part que son action est étroitement contrôlée par les pouvoirs publics, les représentants des Eglises et des médias. L’USK estime que la protection de la jeunesse allemande est d’un niveau plus élevé que dans la plupart des autres pays européens, avec, notamment, des limites d’âge plus élevés pour la vente de jeux vidéo.

Au-delà de l’appel à l’interdiction de jeux violents, qui paraît de toute manière difficile à réaliser, ce débat est le signe d’une inquiétude réelle de la société face au phénomène des mondes virtuels dans lesquels se réfugient de plus en plus d’élèves mal à l’aise dans leur école où le risque d’être victime d’actions de mobbing s’accroît. Dans une société de plus en plus complexe, de plus en plus compétitive, la tentation est grande de se créer un monde virtuel qu’on domine, où on est une espèce de maître au-dessus des lois et des usages. Wolfgang Schäuble, ministre de l’Intérieur, qui n’est pas en faveur d’une interdiction des jeux violents, estime que les parents devraient regarder de plus près ce que font leurs enfants devant l’ordinateur. Mais seront-ils capables de reprendre la main dans un domaine investi par les enfants ?

- Brigitte LESTRADE -
Brigitte.Lestrade@u-cergy.fr