Le vieil homme et ses frasques : les deux derniers romans de Martin Walser

Il rebute ou fascine. On peut voir en lui un styliste audacieux, grisant, parfois négligent, un polémiste brillant qui va au devant du scandale, un bavard impénitent qui se gargarise de mots. On peut retenir de son œuvre protéiforme la critique acerbe de la République fédérale de ses premiers romans, Ehen in Philippsburg (1957) et Halbzeit (1960), apprécier l'engagement militant des années 70, s’indigner de ses prises de position récentes au sujet de la culpabilité allemande, contester le personnage ombrageux - on se rappelle la mise à mort de Marcel Reich-Ranicki dans Tod eines Kritikers (2002) qui lui valut d’être taxé d’antisémitisme (cf. aussi AA, No 178, l’article de N. Colin) -, critiquer sa soif de reconnaissance, son égocentrisme, son érotomanie comme l’ont dit certains ou plutôt certaines. A près de 80 ans, Martin Walser est incontestablement l’un des grands noms de la littérature allemande contemporaine. Inlassablement productif et toujours provocant, comme l’attestent ses deux derniers romans, Der Augenblick der Liebe, paru en 2004, et Angstblüte, sorti au cours de l’été 2006. Deux livres qui parlent de l’amour, du sexe, du vieillissement et de l’appétit de vivre.

Il y a des instants qui foudroient. Gottlieb Zürn, (les lecteurs de Walser l’ont déjà rencontré dans Im Schwanenhaus (1980) et Jagd (1988), marié, la soixantaine bien entamée, s’est retiré des affaires en confiant à sa femme Anna la gestion de son agence immobilière. Lui-même s’occupe en dilettante de philosophie. Un jour, il reçoit dans sa villa du lac de Constance la visite de Beate, étudiante chercheuse en philosophie dans une université américaine. Une visite à des fins scientifiques car Beate s’est entichée d’un philosophe français du dix-huitième siècle, Julien Offray de La Mettrie, penseur matérialiste et athée, sur lequel Gottlieb a publié dans un passé lointain deux malheureux articles. Lui-même pourrait être le grand-père de Beate, et pourtant cette jeune personne à la vitalité impudente, à la bouche goulue " comme celle du nourrisson qui vient de quitter le sein de sa mère ", instaure d’emblée avec lui un dialogue lourd de tension érotique: " il n’y a rien qui ne puisse être puni ", lance -t’elle à son interlocuteur, qui lui rétorque: " oui, mais l’air résonne de possibilités ". L’énorme fleur de tournesol offerte par Beate, tellement envahissante qu’il a fallu la placer sur la terrasse de la villa, signale de manière cocasse le caractère incongru de la situation. Après le départ de Beate, Anna, qui a assisté sans mot dire à la scène, se contente de la commenter en épouse blasée: " Inutile de t’en faire. Quarante ans vous séparent. Là, vraiment, tu peux laisser tomber ", dit-elle à son époux. La voix de la sagesse.

Mais Gottlieb est tout sauf sage. Avec sa tenue affriolante, son regard " massivement bleu " et ses allures provocantes, Beate le confronte brutalement à la léthargie dans laquelle il s’est enlisé. Le désir s’empare de lui avec une force élémentaire. Lui-même voit dans la différence d’âge l’occasion d’un défi qui l’électrise. Exit l’épouse encombrante, Gottlieb va jusqu’à jouer avec l’idée qu’elle pourrait frôler la noyade lors d’une de ces parties de voile que le couple affectionne. Plus rien n’existe que cette fille qui a fait irruption dans sa vie avec cette étrange fleur de tournesol, ce " cœur sombre entouré de flammes jaunes ", figure de la vie et de ses mystères insondables.

Après une série d’échanges épistolaires et de conversations téléphoniques où Beate et Gottlieb stimulent à grands frais leur désir réciproque, Gottlieb arrive en Californie, où il est invité à participer à un colloque sur La Mettrie. Décidé à " se laisser doucement aller aux agréables impulsions de la nature ", comme le recommande non plus La Mettrie, mais Rousseau dont il a fait sa lecture de voyage. Puis vient la minute de vérité. La rencontre tellement attendue jette une lumière cruelle et comique sur son incapacité, alors qu’il s’est soigneusement préparé mentalement et physiquement, à réagir de manière adéquate aux comportements relâchés et aux attentes précises de son impétueuse partenaire. Une autre blessure l’attend lorsque le fameux colloque tourne au fiasco. Victime d’une soudaine extinction de voix, il doit assister à la lecture de son texte par Beate qui le remplace au pied levé et recueille les applaudissements fournis du public. Après quoi, il est violemment pris à parti par le professeur américain organisateur du colloque pour avoir soi-disant tenté, lui intellectuel allemand, de laver le peuple allemand de toute culpabilité en s’abritant derrière La Mettrie (allusion transparente au scandale provoqué par le discours de Walser à Francfort en 1998). Un beau jour, Gottlieb se réveille - réplique piquante du moment-choc où Beate l’avait fait sortir de " l’anesthésie " de la vie conjugale - et découvre avec des yeux étonnés, lui, Gottlieb Zürn, bourgeois aisé, la chambre d’étudiante sommairement meublée de Beate, où la différence d’âge se fait de plus en plus sensible et où la cohabitation frôle le grotesque. Anna, sortie du placard où son aimable époux l’avait remisée, se voit soudain parée de toutes les vertus; face aux séquelles de son extinction de voix, Gottlieb repense avec émotion à ses dons de naturopathe… Il plante là la gamine et court, ou plutôt il vole retrouver sa compagne de toujours.

Ultime revirement dans ce va-et-vient pathétique et douteux: après quelques semaines de retrouvailles conjugales, Gottlieb a des remords. Conscient d’être " passé à côté de la vie " et de cette fille " démesurée ", il cherche, en vain, à renouer avec Beate qui a entre-temps épousé l’universitaire teigneux. Une nouvelle pulsion de vie qu’il explique ainsi: " Moins la vie te va bien, et plus tu t’en empares avec violence. C’est la loi. La loi de la vie ". On pourra ne pas trop s’attarder sur les citations philosophiques fastidieuses dont Walser a truffé son livre pour étayer sa philosophie de l’instant, mais il parle bien, avec intelligence, humour et distance, de la vieillesse, de ses bouleversements psychiques et de l’urgence de vivre qui lui est associée.

Angstblüte, au regard duquel Der Augenblick der Liebe fait figure de modeste galop d’essai, traite le même sujet de façon plus sulfureuse encore tout en l’insérant dans un cadre plus ample. Martin Walser déploie ici toutes les facettes de son immense talent. Le protagoniste Karl von Kahn, marié, septuagénaire, ancien employé de banque, a monté sa propre affaire. Conseiller en placements boursiers auprès de personnes âgées et fortunées, il jongle avec son argent et celui des autres pour le faire fructifier. Sa capacité d’entrer en résonance avec les moindres fluctuations du marché, ses dons de psychologue et sa passion du risque en ont fait un virtuose de la spéculation. Spéculer, ou plutôt " parier ", comme le disent les Anglais en usant d’un terme plus sportif. Une activité qu’il pratique avec enthousiasme et dont il parle en termes poétiques, lyriques, quasi-mystiques : " Le marché est un système nerveux ", explique-t-il à ses clients, les dépôts qu’il lui ont confiés font partie de son propre système nerveux, à charge pour lui de prévenir les catastrophes en les déplaçant intuitivement là où il faut: " Karl avait le sentiment que lorsque le danger était proche, il ne pouvait plus faire d’erreur. Il avait peut-être un instinct animal. Monter toujours plus haut et accélérer, c’était là la formule de son énergie. Parfois, il avait presque l’impression de planer ". La spéculation ou la vie, le risque à l’état pur. Investir pour se sentir vivre pleinement. Poussé par une force intérieure qui le pousse en avant, Karl obéit à cet instinct jusqu’à connaître cette griserie qui potentialise la vie. Le livre renferme quantité de pages inspirées sur cette passion du risque, de la spéculation vécue comme une drogue, et sur l’audace qui n’est rien d’autre, reconnaît Karl, que la face cachée de la peur : "Tu suis ton instinct, un instinct aiguisé par l’expérience. Chaque danger fait jaillir de toi un comportement à suivre. La peur ne te paralyse pas. Tu as peur. Bien sûr, tu as peur. Tu as toujours eu peur. La peur aiguise tes sensations. La peur, telle une fleur, s’épanouit en toi, elle dégage un parfum, un parfum que tu respires comme une drogue ".

L’action se passe de nos jours dans la société huppée de Munich et s’organise autour de personnalités people qui partagent la même passion du risque, du succès et de l’argent. Diego, amateur de sentences et lié à Karl par une étroite amitié, a fait sien le mot d’esprit de Voltaire: " le superflu, chose très nécessaire ". Marchand de tableaux et d’antiquités à la réputation internationale, il court le monde à la recherche de chefs-d’œuvre convoités, pour les besoins de sa clientèle et aussi pour lui-même, afin de meubler la petite folie wagnérienne qu’il a acquise sur les berges de l’Isar et dont il est si fier. S’enrichir, tel est le credo des deux hommes pour qui l’argent est un moyen de satisfaire une passion, la spéculation envisagée comme un sport de haut niveau pour l’un, l’amour des belles choses pour l’autre et le besoin de les posséder. La (seconde) femme de Diego, la célèbre Gundi, bat des records d’audience hebdomadaires sur le petit écran avec son émission live " Zu Gast bei Gundi ", un show sophistiqué dont elle fait à chaque fois un événement. Une performance de funambule, un échange audacieux de questions/réponses destiné à cerner la personnalité d’un invité qui accepte de se prêter au jeu. Plus discrète que Gundi, Helen, la femme de Karl, dirige un cabinet de thérapie de couple, un métier qu’elle exerce avec passion, une passion encore accrue lorsque ses chances de succès semblent minces. Karl et Helen ont fait connaissance lors d’une partie de tennis. Lorsqu’ils se sont mariés (un second mariage là aussi), Karl est venu vivre chez Helen où il a réussi à conquérir un espace pour lui seul, une pièce située sous les combles qui lui sert de bureau et où, lorsque le besoin s’en fait sentir, il se met à distance de la vie conjugale. Helen est une femme sensible, intelligente, affectueuse, attentionnée. Tous deux vivent en bonne harmonie, y compris sur le plan sexuel, leurs métiers sont complémentaires.

Pour le septuagénaire Karl von Kahn pourtant, la chasse au bonheur ne connaît pas de limites. Lorsqu’il rencontre Joni Jetter, la trentaine, une obscure starlette engagée par un certain Theo Strabanzer, producteur miteux devenu son amant, pour tourner dans un film qui promet d’être un navet, ses sens sont bouleversés. Du déjà vu. Des mèches blondissimes savamment ébouriffées - Karl entrevoit de manière fugace l’image d’Helen toujours sagement coiffée -, un léger morceau d’étoffe diaphane négligemment noué autour des hanches, et surtout des seins offerts, triomphants, à portée de main. Lors du repas qui les réunit tous les trois au restaurant de l’hôtel Kronprinz, tenu par l’un des clients de Karl et bien côté dans le Gault et Millaut, Joni jette de manière on ne peut plus explicite son dévolu sur Karl, en présence du producteur imbibé. Le lendemain matin, le téléphone sonne: " J’ai envie de te lécher les couilles " s’entend dire Karl qui garde son sang-froid. Il s’agit d’assurer. S’engage alors un échange verbal, un match de ping-pong où chaque partenaire rivalise d’audace. L’affaire est conclue. Joni, impérieuse, fixe le rendez-vous le soir même à l’hôtel Kronprinz. Karl dispose là d’une suite somptueuse qui lui permet de s’offrir de temps en temps et en toute discrétion des plaisirs extra- conjugaux. Karl est subjugué, un peu inquiet quand même en pensant à l’attaque de l’échange téléphonique: " Allait-il pouvoir encore apprendre ce langage ? Une langue étrangère sans aucun doute, belle comme toutes les langues étrangères ". Eh bien, oui, Karl apprend hardiment la langue en question. Bien décidé à posséder cette créature de rêve aussi tentante qu’un fruit mûr. A mesure qu’il avance en âge, Karl von Kahn revendique toujours plus âprement sa liberté et le droit d’ignorer la morale. "Il ne voulait plus rien se reprocher, ni ce qu’il faisait, ni ce qu’il ne faisait pas Il voulait enfin être tel qu’il était et non tel qu’il devait être. Pour ce qui est de l’appétit sexuel, c’est de toutes façons vrai, il s’exerce tout simplement, la mort, l’amitié, les tragédies, tout cela ne compte pas ". Une force qui réclame son dû, envers et contre tout.

Le soir venu, Karl, arrivé en métro, voit débouler Joni dans un mini-cabriolet BMW rouge pétant, détail prévisible auquel lui, l’homme des prévisions, n’a pourtant pas pensé. Tous deux prennent possession de la suite du Kronprinz mise à leur disposition et se retrouvent rapidement en tenue légère (Karl a pris soin de s’enfiler sous les draps sans être vu). On fait d’abord connaissance, chacun se présente. Joni, très " nature ", raconte comment elle a quitté la Ruhr où elle est née pour atterrir à Munich en espérant bien faire carrière dans le cinéma. L’imprudente énumère sans états d’âme et sur un rythme haletant son passé, ses amants successifs et la série de désillusions qui ont fait de la petite oie de province un peu grassouillette qu’elle était à quinze ans la starlette sans complexes qui débarque dans la vie de Karl pour lui soutirer les deux millions d’euros dont Strabanzer a besoin pour boucler son projet. (La chose a été évoquée lors du fameux dîner à trois, Karl l’a enregistrée avec quelque défiance). " Je t’admire " commente Karl, une phrase que les personnages masculins de Martin Walser distribuent indifféremment à leurs femmes ou maîtresses, l’essentiel étant de ne pas faire de jalouses (dieu merci, on ne me sert pas la même chose, se prend à penser Karl von Kahn, dans un léger accès de cynisme). Karl, lui, évoque longuement la capitalisation des intérêts qui fait son quotidien: c’est la version sublimée de l’argent, un moyen d’atteindre le divin, explique-t-il avec exaltation à Joni qui finit par s’endormir. Le lendemain matin, on passe aux choses sérieuses. Karl ne s’en tire pas trop mal. Joni le stimule avec des mots crus que Karl répète avec application et l’on assiste à une étonnante performance verbale à la fois lyrique et pornographique (Joni aime parler en vers et elle écrit des poèmes.) Tous deux sortent émus et repus de cet accouplement hors du commun. Joni déclare avoir connu son premier orgasme…

Les meilleures choses ont une fin. Tandis que Joni file sur Berlin pour le tournage du film, Karl rentre au bercail, un rien penaud et ne trouve rien de mieux que de proposer à Helen, au nom de la morale, pense-t-il (!), de faire l’amour avec lui, comme ça, de but en blanc, sans tenir compte des rites en usage dans leur couple. Helen s’exécute, absente: " Ce fut un coït grotesque, jusqu’au bout il resta grave, violent et seul. Quand tout fut fini, il la remercia afin de le lui faire sentir ". Face à ce qu’elle avait bien ressenti comme une détresse, Helen " lui avait pour ainsi dire donné une consultation de soutien ". Cette solidarité, déjà bien molle, ne va pas durer. Karl se retrouve doublement floué. Joni le quitte après avoir empoché l’argent qui fera d’elle, espère-t-elle, la grande star du moment. Elle n’est pas récompensée lors de la Berlinale, mais sa photo inonde la presse à sensation. Karl von Kahn reçoit une lettre de son successeur, un certain Arthur Dreist au nom prédestiné, auquel Joni fait croire qu’il lui a fait découvrir l’orgasme… Helen, qui s’est étonnée une fois de ce que Karl, pourtant comblé par ses talents de fine cuisinière, se gave de poulet à l’extérieur (la pauvre ne croit pas si bien dire), finit, ayant eu vent de l’histoire avec Joni, par le planter là. Un jour où Karl l’aperçoit devant la joaillerie où ils ont acheté leurs alliances, elle le gifle vigoureusement, Karl tend l’autre joue. Une scène qui illustre le point de vue paradoxal que défend Karl von Kahn dans sa lettre à Helen qui clôt le roman: on peut être coupable sans se sentir coupable - où l’on retrouve, transposées dans la sphère privée, les thèses récemment défendues par l’auteur à propos de la shoah). Il est vieux, soit, ridicule, soit, mais il revendique encore et toujours le droit d’aimer comme à vingt ans : " Il est certes plus près que jamais de la mort, mais il n’est pas plus éloigné de la vie qu’il y a trente ans. La vie continue d’être cette chose dont on n’est jamais rassasié ". On retrouve ici l’incroyable vitalité du Walser de trente ans qui ambitionnait dans ses journaux, récemment publiés sous le titre Leben und Schreiben, d’" engloutir le monde comme on engloutirait tout un champ de fraisiers ".

Le roman de Walser est souvent drôle. Comme dans Der Augenblick der Liebe, la différence d’âge entre les deux partenaires est source de comique. Karl von Kahn, amoureux transi en proie à une jalousie morbide, fouille sans retenue dans le passé de sa partenaire qu’il harcèle de questions, au grand étonnement de celle-ci, peu habituée à ce qu’on lui manifeste autant d’intérêt. Karl n’est pas tendre avec ses congénères, dont il est pourtant solidaire. Il connaît comme eux les misères et la décrépitude de l’âge, mais ne partage pas leur résignation, leurs comportements grégaires et souvent hébétés. C’est un homme riche et puissant, mais avec des failles et des doutes, une personnalité complexe, comme celle de son auteur. Socialement fragile parce que sa notoriété en fait un personnage exposé, une proie pour les intrigants, les envieux, incompris aussi, même par sa femme Helen, qui voit en lui un homme qui fait de l’argent (" ein Geldmensch "), sans plus, alors que ce qui compte à ses yeux, ce n’est pas l’argent, mais la pratique abstraite de la multiplication de l’argent. Fasciné par son personnage, Walser dépeint avec son acuité et son ironie coutumières le monde de la spéculation boursière et retrace avec gourmandise ces réussites spectaculaires.

Derrière le masque social, il y a le doute et la solitude: " Tu es un solitaire, Du bist ein Solitär ", lui dit d’emblée la fine mouche de Joni. Les octogénaires qui reçoivent tous les vendredis les bulletins de Karl célébrant leur " invulnérabilité " (financière, s’entend) ne savent pas que cet optimisme claironnant est conquis sur un fond de scepticisme et de désespoir. Il n’y a pas les perdants d’un côté, les gagnants de l’autre : " Le temps lui manquait, et il n’avait pas obtenu ce qu’il avait voulu obtenir " constate Karl. C’est un homme sensible qui ressent douloureusement la trahison, pour une vulgaire affaire d’argent, de son ami Diego, et le suicide de son frère Erewein, de dix ans son aîné, relativise le succès des autres. Un suicide qui met fin à une vie " marquée par l’échec " : un propos très dur d’Helen à l’égard de ce frère hanté par le souvenir de ce jour de mai 1945 où, à peine âgé de vingt ans, il a tué - réflexe de survie - trois soldats russes pour échapper à la captivité. L’échec ou l’ombre du succès, comme le mensonge est l’ombre de la vérité aux yeux de Karl, lecteur de Montaigne. Ce nouveau roman, dans lequel Martin Walser, homme de la profusion, travaille une fois de plus sans filet et jongle avec les paradoxes, est décidément un grand cru.

De la faune berlinoise à la faune du désert :
Der längste Tag des Jahres de Tanja Dückers

Nous sommes en juin, il fait chaud à Berlin, une chaleur caniculaire comme partout en Europe cette année-là. Bennie et Nana, un jeune couple sans le sou, rénovent un appartement dans lequel ils viennent d’emménager lorsque le téléphone sonne: le père du garçon vient de mourir subitement. Ainsi commence le dernier livre de Tanja Dückers, Der längste Tag des Jahres. La romancière suit à travers différents flash-back les réactions que cette nouvelle provoque chez les cinq enfants du défunt, deux filles et trois garçons aux parcours différents évoqués tour à tour dans les cinq chapitres du livre. C’est, depuis les années d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, l’histoire d’une famille allemande dominée par la figure du père. Ce personnage curieux, autoritaire, vital et introverti, est fasciné par le désert, une passion qu’il a nourrie quotidiennement pendant les longues années où il a tenu un commerce d’animaux du désert: reptiles sournois à la taille impressionnante, caméléons, lézards divers, insectes géants,
une faune inquiétante qui envahit la demeure familiale, occupant le patriarche de manière exclusive jusqu’à ce que la boutique périclite.

Née à Berlin-Ouest en 1968, Tanja Dückers n’est plus une débutante. Elle apparaît sur la scène berlinoise à la fin des années 90, comme l’une des représentantes de ce fameux " literarisches Fräuleinwunder " où l’on voyait de jeunes femmes conquérantes partir sans complexes à l’assaut du marché du livre dans la nouvelle capitale en pleine effervescence. C’est du reste à Berlin que se déroulait Spielzone, le premier roman qu’elle publie en 1999. On y découvrait un Berlin underground caricatural, peuplé d’adolescentes narcissiques en quête de sexe, de marginaux exhibitionnistes et paumés, d’individus excentriques. Une faune bigarrée pour ne pas dire criarde, qu’on nous montrait déambulant à travers les lieux branchés du Prenzlauerberg dans une succession de scènes lassantes et convenues.

Les choses n’en sont pas tout-à-fait restées là.. Le Fräuleinwunder a pris quelques rides et la narratrice et mûri entre temps. Der längste Tag des Jahres traite d’un sujet plus original que ce premier roman pubertaire. Tanja Dückers aime les ambiances glauques. A travers les souvenirs qui affluent chez les cinq protagonistes, elle a su rendre sensible l’atmosphère oppressante dans laquelle ils ont grandi en Bavière, confinés dans la petite ville étriquée de Fürstenfeldbrück. La mère, inexistante, reléguée à la cuisine, le père envahissant, intarisssable quand il y va de son tic, occupant tout l’espace de la maison aménagée en serre tropicale, son bureau, froid, " masculin ", avec pour uniques décorations une vue du désert dominée par la tête d’un énorme serpent lové dans le sable et tout à côté, la photo du grand-père à l’allure impérieuse. Un militaire en tenue tropicale dont on apprend plus tard qu’il est mort au cours de l’expédition de Rommel en Afrique

Cette saga familiale sur fond d’histoire allemande prolonge- y aurait-t-il là un filon à exploiter ?- le précédent livre de Tanja Dückers, Himmelskörper, paru en 2004. Tournant le dos à ses débuts turbulents, la narratrice formait le projet d’évoquer le passé allemand de façon distanciée au nom de " sa génération ", celle des petits-enfants soucieux de comprendre et non plus d’accuser. L’héroïne du livre, la météorologue Freia, attend un enfant. Prise du besoin de réfléchir sur sa propre histoire, elle en vient à faire la lumière sur un secret de famille. C’est grâce aux liens étroits qu’ils entretenaient avec le parti nazi que ses grands-parents fuyant Königsberg ont pu monter à bord d’un démineur de la marine nazie Ils embarquaient sinon sur le Wilhelm Gustloff où ils auraient péri avec des milliers d’autres fugitifs (cet épisode de l’histoire allemande avait déjà été traité par Grass dans Im Krebsgang (2002)).Tanja Dückers n’a pas toujours les moyens de ses ambitions. On lui a reproché le style négligé et la psychologie sommaire de son livre, ainsi que sa manière superficielle d’aborder le sujet.

Der längste Tag des Jahres marque un progrès par rapport au roman qui l’a précédé. Certes, T. Dückers n’a pas complètement rompu avec la naïveté de ses débuts. Elle ne cache pas son faible pour tout ce qui est " chic ", les gens " intéressants ", artistes, comédiens, galeristes, ceux qui pensent et qui créent, jette un regard condescendant sur les gens " normaux " besogneux, obligés- quelle horreur- de se rendre au bureau dès 9 heures, se gausse des seniors forcément bedonnants et hargneux, autant de clichés qui agacent. Mais elle laisse habilement planer autour de cet étrange père de famille un mystère évoqué dans les questions que se posent les enfants devenus adultes: pourquoi cette inquiétante monomanie, cette fuite, cette régression dans un univers hors du temps, pourquoi, alors que d’autres, dans sa génération, se politisaient, protestaient contre la guerre au Vietnam, préférait-il le cadre rassurant du Heimatverband local ? Pourquoi esquivait-il toute question ayant trait à la guerre et au passé allemand ? Et qu’en est-il de la disparition inexpliquée, à l’âge de vingt ans, du benjamin de la famille, Thomas, le fils chéri du père que celui-ci avait inlassablement nourri de ses fantasmes ?

Ces interrogations génèrent un suspense qui trouve sa solution dans le chapitre final où réapparaît le fils disparu. Celui-ci, après quelques errances, devient ingénieur à New Mexiko, qu’il quitte pour atterrir en plein désert de Californie où il se fixe avec femme et enfant, non loin d’un terrain militaire où s’entraînaient les soldats américains qu’on envoyait de battre en Afrique contre Rommel.. Une issue qui renoue avec le premier chapitre du roman où la thématique du désert occupait le premier plan. Avec une puissance de suggestion qui tranche sur la platitude des chapitres qui précédent, T. Dückers introduit le lecteur dans un univers étrange, saisissant, un monde fantasmagorique. Installé dans un mobil-home au centre d’un cimetière d’avions, Thomas, devenu membre des Sun people. - tout ceci est précisément documenté,- passe ses journées à fixer le paysage de fin du monde qu’il a sous les yeux, aux côtés de Sami, son " fils du désert " âgé se sept ans … reproduction ironique de la situation qu’il a connue enfant sur les genoux de son père, un père dont il avait voulu fuir l’emprise à vingt ans, à moins que ce ne soit l’emprise du père qui ait fini par le pousser vers le désert.

T. Dückers ne manque pas d’idées. Ce dernier chapitre très dense aurait à lui seul fait un bon livre. A travers cette thématique du désert, le rapport au passé nazi de la troisième génération est traité ici avec subtilité. La "mélancolie du désert " que savoure le fils avec un plaisir narcissique reproduit la " German Weltflucht " du père obnubilé par ses reptiles. L’apathie d’une vie allemande marquée par l’histoire. Ayant appris le décès du père, Thomas téléphone longuement à son frère Bennie- un retour habile au début du roman. Et se surprend pour finir à lancer à son fils médusé qui ne parle qu’anglais cette phrase que les enfants allemands s’amusent à répéter: " Fischers Fritze fischt frische Fische… ". Une manière plaisante de renouer malgré lui avec ses racines et d’ aborder peut-être enfin avec quelque légéreté, à travers cette réminiscence anodine, un passé encombrant qu’il a fallu à tout prix gommer. Peut-être, car lorsque le fils questionne son père pour en savoir plus sur cette phrase aux sonorités étranges, le père lui répond : " Je ne sais pas ".

- Chantal SIMONIN -

Références bibliographiques

Walser, Martin, Tod eines Kritikers, Frankfurt/Main (Suhrkamp) 2002, 220 p.
Leben und Schreiben. Tagebücher 1951-1962. Rowohlt, Reinbek b.Hamburg, 2005,666 p.
Der Augenblick der Liebe. Rowohlt Taschenbuch Verlag, Reinbeck b. Hamburg,
janvier 2006, 253 p.
Angstblüte, Rowohlt Verlag, Reinbek b. Hamburg, juillet 2006,476 p.

Dückers, Tanja, Spielzone, Berlin, Aufbau Tb. 1694,1999.
Himmelskörper, Berlin, Aufbau Tb. 2063, 2003 (Aufbau-Verlag 2000).
Der längste Tag des Jahres, Aufbau-Verlag, Berlin 2006, 211 p.